Les écritures missionnaires s’inscrivent dans le vaste ensemble des textes viatiques, rapportant des nouvelles et des expériences des pays lointains. Cependant, leur nature, leur caractérisation générique et les circonstances de leur rédaction, les constituent comme des textes singuliers. En effet, quels qu’en soient les scripteurs, le poids des règles qu’ils doivent suivre, ainsi que celui des contraintes idéologiques et politiques qui en orientent le propos, laissent toujours planer le soupçon et le doute sur la fiabilité des données qu’ils charrient. De plus, ce sont toujours des textes explicitement destinés à la publication, obéissant de ce fait à des logiques de propagande ou de construction de l’image de l’institution dont ils émanent vis-à-vis de l’extérieur. La pragmatique de l’évangélisation fait office de filtre entre le scripteur et le lecteur, entraînant très souvent le basculement de ces textes dans l’hagiographie pro domo ou dans la littérature d’édification. Dès lors que le lectorat n’est plus exactement en accord avec les valeurs religieuses des scripteurs, ces textes perdent de leur intérêt, à de très rares exceptions près. Un excellent exemple de cette trajectoire nous est donné par les fameuses Relations de la Nouvelle France (1632-1673). Les relations annuelles des missionnaires jésuites en Nouvelle-France firent l’objet d’une publication en volumes et connurent à leurs débuts un très grand succès, fondé sur la nouveauté et l’exotisme des informations. Mais peu à peu la longue litanie des succès jésuites et la constante héroïsation des missionnaires lassèrent le public et conduisirent à l’interruption pure et simple de l’entreprise d’édition. Cela signifie que le texte missionnaire repose toujours sur un délicat équilibre entre l’édification et la curiosité, un équilibre sans cesse remis en question.
Dans le cas que nous souhaitons développer dans cette étude, la question de la norme et du poids de la politique d’évangélisation sur les textes est cruciale. La figure du missionnaire jésuite José de Anchieta, qui fut le plus important scripteur des premiers temps de la mission ignatienne au Brésil, a donné lieu à deux lectures opposées. Il fut élu premier écrivain du Brésil, après l’indépendance, par l’historiographie nationale réactionnaire qui trouva dans ce personnage une occasion de réaffirmer les racines chrétiennes de la jeune nation1. La fiction d’un christianisme protecteur des indigènes, adoucissant la brutalité de la colonisation, s’incarnait parfaitement dans la personne de « l’apôtre du Brésil ». De son côté l’historiographie jésuite considéra longtemps Anchieta comme suspect et ne fit rien pour valoriser son action, comme en témoigne son procès en canonisation ouvert en 1624 et achevé récemment. La mission brésilienne dans son ensemble, parce que sa stratégie se développa de manière hétérodoxe par rapport à Rome, ne suscita l’intérêt des historiographes de l’Ordre que lors de la fondation de la seconde Compagnie au XIXe siècle. Les écrits d’Anchieta demeurèrent pour la plupart inédits, enfouis de manière éparse dans les archives portugaises et romaines jusqu’à cette date.
Pour beaucoup d’autres commentateurs de l’histoire du Brésil plus critiques quant au rôle de la Compagnie de Jésus, Anchieta fut seulement l’agent zélé et le chroniqueur patenté de la politique évangélisatrice de l’Ordre au Nouveau Monde2. Ces deux lignes interprétatives, à propos des mêmes textes, sont sous-tendues par des partis pris idéologiques, mais également, et surtout, par une évaluation différente de l’intervention de l’auteur des écrits en question. L’écrivain est un individu qui, à partir du matériau préexistant, restituerait une expérience vivante et singulière en faisant des choix qui lui appartiennent, le chroniqueur ne faisant que mettre en ordre ce même matériau en obéissant à des impératifs dictés strictement par son appartenance à une entité collective. L’écrivain fait œuvre, le chroniqueur s’inscrit, lui, dans un projet dont il n’est que l’un des rouages. L’un se contente d’appliquer la norme imposée de l’extérieur, l’autre est celui qui parvient à faire entendre sa voix ou sa modulation propre à l’intérieur de cette norme. L’évaluation de l’œuvre de José de Anchieta apparaît donc comme un cas exemplaire, entre subjectivité et obéissance, de toutes les ambiguïtés de ce qu’est un écrivain missionnaire, et de toutes les lectures potentielles de son travail3.
1. Anchieta, écrivain de la mission du brésil
Dans la mesure où le personnage est étroitement lié à une situation historique, il convient de préciser brièvement cet arrière-plan4. Le Brésil, quand arrivent les premiers jésuites en 1549, est une colonie balbutiante. Le roi João III du Portugal a décidé à partir de 1530, au vu de la crise systémique que connaît l’empire des Indes, de réorienter sa politique coloniale vers les Amériques. Le territoire a été divisé en capitaineries depuis 1532 et livré à l’entreprise privée de quelques nobles. Mais en 1549, après le constat d’échec de cette première organisation du territoire, c’est l’heure de la reprise en main par la couronne. Avec les jésuites, arrive un gouverneur général, Tomé de Sousa, chargé d’organiser la défense et l’exploitation économique du pays, fondée sur le développement de la culture de la canne à sucre. Les jésuites vont lui servir de fer de lance en direction des indigènes qui s’opposent violemment à l’installation des colons. Ils auront pour vocation d’aller à la rencontre des anthropophages et de les convertir pour les rapprocher des établissements portugais qui ont besoin de main-d’œuvre et sont à peine en état de survivre. La petite quinzaine de missionnaires présents sur place5 aura la lourde tâche d’aller au-devant d’Indiens qui vivent à la marge des petits comptoirs portugais, de vivre parmi eux afin d’en tenter l’évangélisation. Se heurtant à l’hostilité des colons auxquels ils confisquent des esclaves potentiels et à la résistance des Indiens eux-mêmes, les missionnaires vont devoir inventer un mode d’évangélisation original : les villages indiens séparés de la colonie, dont ils obtiennent la gestion auprès de la couronne, un modèle qui préfigurera celui des « réductions » paraguayennes. Dans ces villages sont rassemblés des indigènes venant souvent de tribus différentes, autour d’une église et d’une école, sous la houlette exclusive des pères. S’y ébauche l’idée de la médiation jésuite entre Amérindiens et Portugais, celui d’une socialisation de l’Indien par le travail, l’école et la prédication avant l’intégration à la colonie.
Ce Brésil est encore largement méconnu des Européens, les Portugais en défendant jalousement l’accès et surveillant la circulation des informations le concernant. Ce n’est qu’à partir de la tentative de conquête française de la France Antarctique et des deux récits d’André Thevet (1557) et de Jean de Léry (1578), précédés de peu par le livre du lansquenet allemand Hans Staden (1557) que des informations consistantes dépasseront le cadre portugais6. Cependant, alors que ces derniers textes ont pour objet les populations indigènes, les fameux anthropophages, la correspondance des jésuites demeure l’une de sources les plus extraordinaires sur le premier siècle de colonisation et le scénario d’acculturation mis en œuvre par les Portugais.
La Compagnie, créée en 1540, n’en est qu’à ses débuts et elle suit, lors de cette première phase de son existence, les routes de l’empire portugais, étendant progressivement son champ d’action vers les Indes orientales (Inde et Japon) avec François-Xavier et vers le Brésil avec le père Manuel da Nóbrega7. En effet, le souverain portugais soutient activement ce nouvel ordre qui lui offre la possibilité d’évangéliser les territoires conquis sans recourir aux franciscains et aux dominicains trop liés aux rivaux espagnols. De fait, ces calculs politiques expliquent que l’on trouve exclusivement des jésuites dans l’empire portugais et des dominicains et franciscains en Nouvelle-Espagne jusqu’en 1565, date à laquelle les jésuites seront autorisés à y entrer8. Les missionnaires dépendant financièrement et politiquement des souverains9 n’ont que très peu d’autonomie, et l’histoire des missions jésuites pendant deux siècles peut être comprise comme une lente conquête de leur liberté d’action, ce qui leur coûtera la suppression de l’ordre au milieu du XVIIIe siècle, notamment après l’expérience autarcique radicale des missions du Paraguay10. Se dessinent dès lors les grandes lignes de l’histoire missionnaire américaine qui vont encadrer les productions écrites nées de cette séquence historique. Les missionnaires ont, en effet, toujours à justifier leur action auprès des souverains dont ils dépendent, tout en veillant à conserver leur fidélité à la direction de leur ordre. La voie est étroite et cette tension marquera profondément la forme et le contenu des textes.
Les textes que nous connaissons de ces pères sont des lettres que l’ordre exigeait de leur part, tous les trois ou quatre mois, comme des rapports d’activité à usages multiples. En effet, il s’agissait à la fois de rendre compte à la hiérarchie de l’ordre de ce qui se passait, mais également de s’adresser aux autorités de tutelle (la couronne portugaise dans le cas du Brésil), et enfin de donner une large visibilité au travail entrepris afin de susciter des vocations et des appuis chez les laïcs comme chez les novices de la Compagnie. Très rapidement, les écrits missionnaires se sont scindés en genres différents afin de satisfaire tous les destinataires. Une correspondance secrète à usage interne, des lettres politiques pour les tutelles et une littérature édifiante pour la propagande vont se dissocier, encadrées par des normes strictes qui seront effectives vers 1570. Sur le terrain, chaque missionnaire écrivait ce qu’il faisait, ces rapports parvenant au provincial qui avait la charge de faire le tri et d’élaborer les différentes versions.
Ainsi tout écrit missionnaire, s’il peut feindre la spontanéité, est, au sein de l’ordre jésuite, le résultat d’une élaboration, d’une censure et d’une préparation orientées en fonction des destinataires et des objectifs politiques conjoncturels. L’efficacité de la catéchèse est une obligation puisqu’elle justifie auprès du roi la présence des ignatiens sur ses terres, mais il convient également de dénoncer les colons et de requérir l’aide du gouverneur contre eux. Ces contraintes pèsent sur le contenu de tous les écrits produits par les missionnaires et engendrent souvent des contenus attendus et répétitifs.
Le père Anchieta n’échappe pas à la règle. Il arrive en 1553 à Salvador de Bahia, à l’âge de dix-huit ans, à peine sorti d’un an de noviciat à Coimbra11. La singularité de sa trajectoire réside dans le fait qu’il va devenir très rapidement l’une des plumes les plus prolifiques de la mission brésilienne. Reconnu comme l’un des plus habiles dans cet exercice, il peut écrire en espagnol, en portugais et en latin, puis très rapidement en tupi également12. Il va, cependant, bénéficier d’une circonstance politique locale décisive. Le grand débat qui agite la Compagnie à Rome, opposant les pragmatiques, qui prônent l’adaptation aux conditions locales et le développement d’une autarcie économique, aux défenseurs du dogme qui souhaitent que les missionnaires s’en tiennent à leur vœu de pauvreté et demeurent à l’écart de la vie politique et économique, affecte également la petite mission brésilienne. Dans cette lutte interne, le provincial Manuel da Nóbrega, qui développe une vision pragmatique et audacieuse (achat d’esclaves, artisanat et agriculture, achat de terres)13, va prendre le jeune Anchieta sous son aile et en faire l’écrivain de son parti. Cette stratégie se révèlera efficace puisque Anchieta va devenir la voix « officielle » de la mission dès 1555 en rédigeant les lettres les plus importantes, et contribuera à imposer ainsi le point de vue de Nóbrega.
La production épistolaire, et son pendant historiographique, constituent le premier corpus attribué à Anchieta, celui qui est le plus directement impliqué dans la vie et la politique de la mission. Le frère écrit une vingtaine de lettres entre 1553 et 1567, puis, devenu provincial en 1577, il assurera la correspondance officielle (une trentaine de lettres) avec les autorités romaines de la Compagnie. C’est lui qui rédigera également les premiers fragments historiques et la Informação do Brasil e de suas capitanias en 158414, qui revient sur les premiers temps de la mission, à l’occasion de la venue du visiteur de la Compagnie, Christovão de Gouveia. Dans cet exercice, Anchieta doit obéir à la fois aux injonctions des autorités de l’ordre et à celle de son supérieur immédiat Manuel da Nóbrega. Ce dernier l’a envoyé très rapidement à l’extrême sud du Brésil, à São Vicente, où il compte mettre en œuvre son plan de développement missionnaire loin de Salvador de Bahia. En effet, dans la capitale, de nombreux obstacles l’empêchent d’établir le contact direct avec les indigènes dans les conditions qu’il préconise. L’évêque, d’obédience franciscaine, lui dénie toute légitimité à s’occuper des Indiens et le deuxième gouverneur général a pris fait et cause pour les colons qui combattent les pères en détournant les indigènes de la foi pour en faire des esclaves. Décidé en conséquence à quitter la colonie portugaise pour aller au-devant des indigènes, Nóbrega envoie le frère Anchieta vers les Tupis-Guaranis du sud afin de fonder des villages parmi eux, loin des autorités coloniales. C’est ainsi que naît, en 1554, São Paulo de Piratininga, la future grande métropole que nous connaissons aujourd’hui, sur le planalto paulista, loin de la côte où sont concentrés les Portugais. Anchieta va être contraint de vivre pratiquement seul au contact des Indiens et de développer une catéchèse de proximité, d’apprendre la langue et de survivre en milieu hostile. Une lettre est citée de manière récurrente à son crédit comme l’une des plus originales, la « Carta sobre as coisas naturais de São Vicente » envoyée au père général de la Compagnie, Diogo Laines, à Rome le 31 mai 1560 depuis São Vicente15. C’est une commande de Rome qui exigeait de tous les lieux de mission, pour nourrir la propagande de l’ordre, une lettre susceptible d’intéresser un large public, sur le modèle de la lettre sur le Japon de François-Xavier. Le même jour, Anchieta rédige une autre lettre contenant les informations sur la mission. Les données sont séparées pour constituer une lettre à publier et une autre concernant le gouvernement. À l’une les « choses naturelles », à l’autre l’avancement de l’évangélisation.
Cette lettre est une longue liste de toutes les singularités du Brésil, le régime des pluies, le climat, les animaux et les plantes. On remarque cependant que nous n’y trouvons que les éléments propres au pays, les animaux qui n’existent pas ailleurs, les différences de climat, les plantes originales, comme un amas de singularités sans plan d’ensemble. De plus, Anchieta nous donne systématiquement les noms indigènes et ajoute quelques anecdotes sur les usages que font les habitants de ces « choses naturelles ». Il achève par ailleurs son texte sur l’évocation des diables et des monstres, les Curupyra et Ygpupiara, les démons des forêts et des eaux, qui tyrannisent les Indiens. Au-delà de l’information sur des réalités exotiques, la lettre tient un discours relativement simple en dressant un tableau de la richesse de la création gâtée par la présence dans ce paradis du diable. En l’absence de la Révélation chrétienne, ce dernier prospère et persécute les habitants. Nous avons là les deux versants du discours jésuite ; d’une part la beauté du lieu, qui dans d’autres lettres édifiantes se déclinera sous la forme d’anecdotes sur les conversions d’enfants et de femmes, construisant le fait que ce pays est digne d’accueillir la parole de Dieu ; d’autre part les activités du démon justifient la nécessité de la protection des indigènes. Si l’on ajoute à cela l’usage constant des noms indigènes et l’omniprésence de détails qui manifestent la grande familiarité du missionnaire avec les lieux et les gens (la pêche au poison, l’usage de pierre à aiguiser, les boucliers en carapace de tatou…), nous avons bien plus qu’une description mais bien un discours qui valide à la fois l’expertise jésuite et la stratégie de proximité prônée par Nóbrega. C’est exactement le même discours que nous retrouvons dans les lettres édifiantes qui, elles, sont alimentées par des anecdotes sur la conversion.
Lues hors de tout contexte, ces lettres publiées dans les anthologies à Rome ou à Lisbonne ne permettent plus la reconstitution par les lecteurs du discours implicite et apparaissent simplement comme des descriptions de pays lointains. Ainsi sans manipuler les contenus, pour lesquels les consignes précèdent la rédaction, et en jouant simplement d’une stratégie de publication décontextualisante, la Compagnie parvient-elle à concurrencer les autres ordres missionnaires et à justifier l’excellence de son travail de terrain. Mais le texte d’Anchieta laisse entendre une modulation légèrement différente, qui va au-delà du discours général de la Compagnie. En effet, l’absence de toute remarque concernant les Portugais ou la colonie en général comme le silence sur toutes les pratiques organisées des Indiens tupis-guaranis font disparaître de la lettre tout renvoi à la société humaine. Aucune comparaison avec les animaux ou les plantes d’ailleurs comme il est coutume de faire dans les récits de voyage. Les indigènes sont insérés dans les curiosités de la nature qui, comme les serpents, les araignées et les colibris, sont des singularités de la création avec lesquelles le missionnaire doit vivre. Ni condamnés ni critiqués, ils ont simplement des caractéristiques dont il convient de prendre la mesure en les fréquentant. Il ne s’agit donc pas de faire comprendre ou de faire voir au destinataire ce qu’il ne connaît pas, mais simplement de faire état d’une situation dans laquelle le missionnaire est plongé et qu’il doit comprendre pour agir.
Cette lettre d’Anchieta est celle d’un homme qui a rompu avec le monde européen et qui est installé dans un monde devenu le sien, abolissant ainsi la distance entre lui et ce qu’il décrit. En cela il incarne parfaitement les exigences de son provincial, Manuel da Nóbrega, qui est en train d’élaborer un modèle de catéchèse par immersion loin de la médiation portugaise.
C’est le même discours que tiendra Anchieta dans les fragments historiques, lorsqu’il réécrit l’histoire de la colonie et de la mission. Nous passerons très rapidement sur ces textes qui sont de manière évidente des commandes de l’Ordre. La quinzaine de fragments et les travaux historiques laissent peu de place pour un travail d’interprétation et d’écriture. Pour une grande part factuels, ces textes ressortissent du discours officiel de la mission qui entend justifier auprès de tous son action et ses choix, en chargeant de tous les maux les colons, accusés d’entretenir les vices des Indiens, ainsi que les tribus qui continuent à vivre loin des établissements jésuites.
Nous pouvons dire de cette première partie de la production du père, la plus connue, qu’elle est entièrement asservie aux objectifs de la Compagnie, cette dernière ayant par ailleurs fait le tri en publiant ce qui était conforme et en enterrant ce qui paraissait hétérodoxe. Anchieta fut donc bien l’écrivain de la mission du Brésil, de son histoire comme de ses spécificités et il subit les aléas des reconstructions mémorielles jésuites et brésiliennes.
2. Anchieta, écrivain missionnaire
Néanmoins son œuvre ne se limite pas à l’écriture officielle puisqu’il composera également des pièces de théâtre destinées à l’évangélisation, la première grammaire de la langue tupi, une épopée en vers à la gloire du troisième gouverneur général du Brésil, le De Rebus Gestis Mendi de Sa, un long poème à la Vierge Marie, le De Beata Virgine, et une œuvre poétique essentiellement lyrique également liée à son expérience personnelle16. Il est à noter que seules la grammaire tupi et quelques lettres citées plus haut seront effectivement publiées de son vivant, la majorité de ses écrits demeurant dans les archives de la Compagnie pour n’être exhumés qu’au XIXe siècle. Nous n’avons donc pas affaire à un auteur qui rédige consciemment des ouvrages destinés à se constituer en œuvre littéraire, mais plutôt à un scripteur polygraphe qui met sa plume au service de son action.
En effet, les écrits les plus « littéraires » eux-mêmes participent, soutiennent ou commentent la situation d’évangélisation. Ainsi l’épopée versifiée en latin, le De rebus gestis Mendi de Sa, est-elle consacrée à la construction héroïque de Mem de Sá, le troisième gouverneur du Brésil qui, par son soutien indéfectible à la mission et son amitié avec Manuel da Nóbrega, assura développement et stabilité aux jésuites pour quelques décennies contre les actions hostiles des colons et des tribus insoumises. Le De Beata Virgine, un poème latin de six mille vers à la gloire de la Vierge Marie, rédigé alors que le frère était otage dans une tribu indigène, pendant que Nóbrega négociait la paix à Iperoig avec les grands chefs tupiniquins en 156417, renvoie à un haut fait de la mission. L’hagiographie du père Anchieta a même construit autour de la genèse du poème l’image du père écrivant les vers du bout de son bâton sur le sable de la plage d’Iperoig, pour les réécrire de mémoire dès son retour. C’est le rôle de médiateur entre la colonie et les Indiens, assuré ici par le jésuite incorruptible et entièrement dévoué à la vertu et à la paix qui se construit sous cette invocation à la Vierge.
La poésie lyrique sacrée elle-même, notée sur de petits carnets de manière dispersée pendant les quarante-quatre années de travail au Brésil, pour paraître plus intime et plus personnelle, est entièrement consacrée à la constitution de l’identité et du moi, l’enjeu véritable de toute entreprise de conversion. Si nous suivons l’un des critiques brésiliens les plus avisés, Alfredo Bosi18, deux constantes se dégagent de l’ensemble : l’usage récurrent des allégories et une poétique de « l’effusion ». L’usage des allégories (le diable, les anges, les vertus…) correspond, selon lui, à un travail de catéchèse acculturante qui consiste à traduire les impératifs abstraits du ciel en images concrètes et agissantes. Alfredo Bosi ajoute que « L’allégorie fut le premier instrument d’un art pour les masses, créée par les intellectuels organiques de l’acculturation »19. On comprendra que le langage poétique sert dans ce cas à émouvoir, faire rire ou effrayer afin d’exercer une pression sur le destinataire et le pousser à se soumettre humblement au Dieu chrétien. L’autre versant, celui de la représentation des affects, qui pourrait apparaître en contradiction totale avec le premier, est analysé par le critique comme une modulation différente, plus intime, renvoyant à une foi personnelle et individuelle dont il trouve l’origine dans la devotio moderna de Thomas de Kempis. La contradiction n’est cependant pas flagrante entre les deux modalités poétiques. L’ensemble de la production poétique est lyrique et se concentre sur les « motions intérieures », celles de l’autre ou celles de l’auteur20. L’allégorie, comme la pulsion affective, sont des médiations qui permettent la correspondance et l’écho entre le visible et l’invisible, en inversant simplement les polarités : du moi vers l’extérieur et de l’extérieur vers le moi. La poésie, la musique, le théâtre et de manière générale tous les langages poétiques travaillent à créer des interactions concrètes avec le Ciel, en créant les conditions d’une traduction du corps en corps mystique qui répètent l’eucharistie. Ainsi la plupart des poèmes développent-ils les figures médiatrices du Christ, de la Vierge et des martyrs en jouant sur le trouble des modalités de l’énonciation. Ainsi lorsque Anchieta dit, à l’ouverture de l’un de ses poèmes, « moi le grand tupinamba »21, il ne parle à l’évidence pas de lui mais investit le moi tupi, l’affecte d’émotions, qui sont autant d’injonctions vers le Dieu chrétien. De fait, ces poèmes sont le plus souvent des textes de circonstance, composés à l’occasion de fêtes pour être mis en musique ou récités par d’autres. L’expression lyrique mime ce qui advient, ou doit advenir, lors de la phase finale de la conversion. Anchieta utilise les quatre langues qu’il possède, les mêlant parfois dans une même pièce, afin de s’adresser à des publics spécifiques mais surtout afin de convoquer, au-delà de toutes les différences, les acteurs de la colonie pour communier. Le modèle de ce type d’action sur l’autre, sur son for intérieur, est bien sûr à chercher dans l’histoire culturelle du christianisme, mais surtout, pour le cas qui nous occupe, dans les directives données dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, que les missionnaires pratiquent assidûment. La recommandation de noter ses états d’âme, le souci dans le cadre de la méditation de recourir à des images et à des tableaux imaginaires sont de puissantes injonctions à susciter des traductions concrètes par le pouvoir de l’imagination.
Il en est de même de son théâtre constitué par la reprise et l’adaptation de la forme de l’auto, une forme très souvent utilisée et développée par le dramaturge portugais Gil Vicente (1465-1537), un auteur très prolifique et très populaire qu’Anchieta connaît bien. Ces autos sont des compositions destinées à des représentations lors de fêtes. Le plus connu et le plus élaboré, O auto da festa de São Lourenço, représenté à Niterói en 1583, qui aurait, dit-on, arrêté la pluie, reprend un épisode de la Légende dorée concernant le martyre de saint Laurent22. Dans le spectacle, Anchieta fait entrer deux diables, sous la forme de deux chefs rebelles tupiniquins, des anthropophages qui vont faire cuire l’empereur et son second, comme ces derniers ont fait brûler saint Laurent. En alternant les quatre langues susceptibles d’être comprises par toute l’assistance (le latin, le portugais, l’espagnol et le tupi), cette pièce d’évangélisation, bien qu’appuyée sur des modèles littéraires, n’en est pas moins un moment d’évangélisation. Le sujet, comme les langues et les modes d’expression, mêlent tous les univers afin de les faire converger vers la fête jésuite, qui se trouve au centre du dispositif.
Ainsi ce rapide survol des productions d’Anchieta révèle qu’indépendamment des formes originelles, empruntées au champ littéraire (l’épopée, l’auto, le sermon), elles reproduisent un schéma unique et centripète. Elles reconduisent les destinataires vers la centralité chrétienne en instruisant, émouvant ou effrayant. En cela, Anchieta applique exactement les directives du Concile de Trente sur la catéchèse par les sens et les émotions.
3. Anchieta est-il un écrivain ?
Ainsi la question de savoir si Anchieta est un écrivain au sens où nous l’entendons ne peut absolument pas recevoir de réponse à la simple lecture de son œuvre. L’ensemble de sa production est asservi aux impératifs de son action, comme un « moyen pour une fin », selon les termes employés par Ignace de Loyola. Les modèles littéraires transportés en Amérique sont distordus et réinterprétés systématiquement pour accompagner l’évangélisation, sans que l’expérimentation esthétique ne parvienne à dépasser le souci d’efficacité. À aucun moment Anchieta ne se dégage de son identité jésuite pour tenter de revendiquer un statut d’auteur. Il ne fait qu’adapter à un public qui n’a aucune formation, aucune référence savante, des formes anciennes, elles-mêmes très souvent populaires. Sa poésie sacrée n’atteint en aucun cas le niveau de sophistication de celle des poètes mystiques.
En revanche, sa position particulière dans le cadre de la mission, ainsi que l’impulsion qui lui est donnée par son mentor, le contraignent à solliciter son intériorité, à l’exposer et à l’offrir aux regards de ses interlocuteurs. La Compagnie n’est pas l’entité collective à laquelle il s’identifie pleinement, c’est à la mission et au Brésil indigène qu’il se donne progressivement, en établissant une homologie entre son corps, ses émotions, le salut des Indiens, et la mission. S’il n’est pas un écrivain, il a néanmoins fait de l’écriture le médium privilégié pour mettre en œuvre le « compelle eos intrare » de saint Paul, et en cela il dépasse largement le simple statut de chroniqueur.