Dans son travail doctoral1 consacré à l’Institut allemand dans le Paris occupé de 1940 à 1944, l’historien allemand Eckard Michels montre combien les hauts responsables des questions culturelles, à commencer par l’ambassadeur Otto Abetz et le directeur de l’Institut allemand Karl Epting, tous deux familiers de la France, étaient tiraillés entre leur fascination pour l’aura culturelle qu’avait développée la France au fil de l’Histoire, et le désir jaloux de substituer à la vocation culturelle française le « Sendungsideal » allemand, qui n’avait plus depuis longtemps suscité de désir d’imitation au sein des nations européennes. Cette volonté d’instiller l’élément germanique pour saper insidieusement (la propagande de Goebbels recommandait d’éviter, pour moultes raisons, le choc frontal idéologique) le charisme français, passait par une série d’« opérations » qui, additionnées, devaient composer une politique culturelle d’envergure : multiples manifestations avec une prédilection pour les formes propices au soft power (concerts, représentations théâtrales et projections cinématographiques, expositions itinérantes), mise en place de bibliothèques approvisionnées en volumes traduits de l’allemand, ouverture de librairies financées par Allemands ou collaborateurs (Librairie Rive Gauche à Paris et Frontbuchhandlungen dans les grandes villes de province), enfin l’« Aktion Übersetzung » (action traduction), promouvant la traduction vers le français d’œuvres germaniques sélectionnées par un Comité de traduction franco-allemand. Les mesures dans le domaine éditorial avaient été précédées par l’établissement progressif des trois fameuses listes de proscription et de promotion, Otto, Bernhard et Matthias.
Infléchir le paysage littéraire et plus largement culturel français signifiait aussi modifier la politique mémorielle française en procédant au « reclassement des valeurs », comme le voulait l’expression consacrée, et en établissant un nouveau panthéon de canons à commémorer. Ces figures canonisées étaient, comme on s’en doutera, élevées au rang d’exempla et instrumentalisées à l’envi par la doctrine nationale-socialiste. À l’établissement de ce nouveau panthéon avaient ainsi contribué deux jubilés étudiés par Claudia Albert dans son ouvrage Deutsche Klassiker im Nationalsozialismus2: les 175 ans de la naissance de Friedrich Schiller en 1934 et les 125 ans de la mort de Heinrich von Kleist en 1936. La période de l’Occupation allemande en France maintint cet habitus commémoratif : les 125 ans de la naissance de Theodor Storm furent discrètement évoqués en 1942, et le centenaire de la mort du poète souabe Friedrich Hölderlin, en 1943, aurait dû précéder, si les événements n’en avaient décidé autrement, le bicentenaire de la naissance de Herder, initiateur de la redécouverte du Volkslied dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et le centenaire de celle de Friedrich Nietzsche. Les anniversaires des sommités de l’Allemagne nouvelle – les 80 ans de Gerhart Hauptmann en 1942, par exemple – venaient parachever l’édifice mémoriel et devaient in fine coexister avec – et en vérité concurrencer – le récit historique de la communauté nationale française.
L’exaltation nationale du souvenir de Friedrich Hölderlin devait être une des clés de voûte de ce mémorial pour les générations futures mais, dans le champ français, ne laisse pas d’étonner pour deux raisons majeures : d’une part la faible accessibilité – et donc le faible potentiel de vulgarisation et d’adhésion – de l’œuvre de Hölderlin pour le grand public français, tant en termes de difficulté inhérente aux textes que du point de vue des traductions disponibles en version française ; d’autre part la volonté de Goebbels, à partir de 1942, de diffuser massivement vers la France de la littérature triviale (romans d’aventure, d’amour et polars) pour concurrencer la diffusion croissante de littérature anglo-américaine sous le manteau, éviter les stériles dissensions faisant rage entre les nazis quant à la pureté idéologique de tel ou tel auteur germanique3 et muscler pour ainsi dire une politique de traduction essentiellement centrée sur les grands classiques, donc relativement confidentielle4. En ce sens, le choix de médiatiser Hölderlin en France n’était ni consensuel, ni représentatif des nouvelles orientations de la Propaganda-Staffel, et, dans le contexte global de 1943, marqué par les défaites de l’Allemagne hitlérienne sur les fronts nord-africain et oriental, cette clé de voûte de l’édifice mémoriel se mua très rapidement en chant du cygne.
La présente contribution se fixe pour triple objectif de retracer dans ses grandes lignes les commémorations hölderliniennes françaises de 1943 (en l’état actuel des ressources disponibles sous forme numérisée5), de définir la place de la traduction dans ces célébrations et d’identifier traductions et traducteurs de Hölderlin au cours de cette même année. Notre travail laisse intacte la tâche de comparer les différentes traductions de poèmes de Hölderlin parues dans les années d’Occupation et d’analyser les choix esthétiques et sémantiques6.
1. L’« année Hölderlin » : tour d’horizon
Parler d’« année Hölderlin » – en exagérant l’importance des quelques journées de commémoration qui eurent lieu en France, à commencer par celle du mardi 8 juin 1943 – n’a rien d’évident, et certains commentateurs français de l’époque, qui ressentirent le caractère artificiel de la commémoration dans la vie culturelle française, le perçurent eux-mêmes : dans un compte rendu de Comoedia, Francis Herrel met un bémol aux discours publics en parlant de «1943, qu’on pourra appeler, du point de vue germaniste s’entend, l’‘année Hölderlin’ » (Nous soulignons)7. Les festivités et publications dans le champ français n’eurent de fait aucune commune mesure avec la profusion de célébrations de toutes sortes sur le territoire du Reich. Celles-ci pourraient être récapitulées par les quelques données suivantes, qui pointent soit vers la Propaganda-Staffel, soit vers les milieux scolaires et universitaires : la fondation de la Hölderlin-Gesellschaft, sous le patronage de Joseph Goebbels, à Tübingen, la veille de la Hölderlin-Gedenkfeier du 7 juin 1943 ; l’organisation de deux cents Hölderlin-Gedenkfeiern sur le territoire allemand, dans les municipalités, universités et Gymnasien, célébrations auxquelles il convient d’ajouter une centaine d’autres8 dans les pays alliés de l’Allemagne hitlérienne ou occupés9 ; l’impression de fascicules commémoratifs10 dans le sillage de ces célébrations ; la mise en chantier de l’anthologie du front réalisée par Friedrich Beißner (« Feldauswahl ») et tirée à quelque 100 000 exemplaires pour Noël 1943 et la diffusion d’autres anthologies11 propices, par leur format12, à la sélection et l’orientation idéologiques ; la publication d’œuvres de Hölderlin, sous forme intégrale ou anthologique, chez de multiples éditeurs (Cottasche Buchhandlung, Insel, Suhrkamp, Propyläen, Reclam, etc.) ; la (re-)publication de plusieurs ouvrages de référence dans les milieux académiques13 ; enfin, dans le domaine des « voies de la parole » (B. Wilfert-Portal), les manifestations universitaires, concertées (la conférence de Martin Heidegger à l’université de Fribourg en Brisgau) ou spontanées (Hermann August Korff, professeur à l’université de Leipzig, récitant à Stuttgart le 7 juin 1943 l’ode « Der Tod fürs Vaterland »14), les tournées de lectures15 et les représentations théâtrales, qui firent toutes deux la part belle aux poèmes et à la Mort d’Empédocle16.
La manifestation organisée à l’Institut allemand de Paris le mardi 8 juin 1943 n’eut vraisemblablement pas l’envergure que nous suggère aujourd’hui la publication qui en résulta : Friedrich Hölderlin (1770-1843) : en commémoration du centenaire de sa mort le 7 juin 1843 (Sorlot). Elle se borna à une allocution du consul général Gerlach, directeur de la section culturelle de l’Ambassade d’Allemagne, à des intermèdes musicaux par le quatuor français Loewenguth (mouvements d’un quatuor de Beethoven), à un florilège en allemand lu par Herbert Günther (un habitué des tournées de lectures dans les Instituts allemands de province en 1942-43) et à une conférence17, de Max Kommerell, professeur à l’université de Marbourg. Lorsque, rendant compte de cette manifestation, le germaniste André Meyer écrivit que « Paris p[ouvait] se glorifier d’être la seule ville, avec Tübingen, qui ait honoré le souvenir de Hölderlin, à l’occasion du centième anniversaire de sa mort, par la publication d’un mémorial », il entrait dans cette affirmation une grande part d’exagération destinée à consolider voire maintenir vivant le projet d’une collaboration intellectuelle franco-allemande mis à mal par la certitude de plus en plus nette de la déroute allemande. D’autres capitales européennes, Bruxelles ou Rome par exemple, ont-elles célébré Hölderlin en juin 1943 ? Les recherches le révèleront un jour. La sentence de Meyer laisse néanmoins transparaître l’aveu d’un échec : rares semblent avoir été de fait les villes de province à célébrer le nom inconnu de Hölderlin. La presse locale fait état d’une séance et lecture de pages de Hölderlin par Rolf-Frantz Peterson, directeur de l’Institut allemand de Dijon, le 28 juin 1943, tandis qu’Eckard Michels cite une commémoration similaire à l’Institut allemand de Besançon le 26 juin de cette même année18. Mais le public des Instituts allemands se prêtait-il à pareille célébration ? Eckard Michels note en effet que ce public se composait non d’étudiants et de professeurs, mais essentiellement de secrétaires et de commerçants qui avaient une conception utilitariste, voire opportuniste, de la fréquentation de l’institution et demeuraient au fond étrangers aux manifestations purement littéraires. Le 3 mars 1943, bien avant toute célébration, l’agrégé d’allemand André Drijard, en poste au lycée d’Aix, avait donné à la Société d’études germaniques de Marseille un cours public sur Hölderlin. Qu’en était-il de Bordeaux, dont on eût pu légitimement attendre une célébration en grande pompe ? Fait surprenant : La Petite Gironde n’évoque aucun événement, alors que la figure locale des études germaniques, le professeur Robert Pitrou, s’attacha à rappeler dans La Gerbe le mystérieux séjour du poète dans le port girondin. La participation bordelaise semble s’être bornée à deux articles du directeur de l’Institut allemand local, Arthur Schwinkowski (1908-1994), parus les 7 et 21 avril 1943 dans l’édition allemande et française de la Pariser Zeitung.
Dans le domaine théâtral, la présence de Hölderlin fut surestimée par la recherche. La représentation d’Empédocle à la Comédie-Française pour le centenaire de Hölderlin19 ne fut jamais un spectacle de l’envergure des représentations de théâtre allemand en France en 1941 ou 1942 : Empédocle fut programmé pour septembre 1943 par Jean-Louis Vaudoyer et Pierre Bertin, sous la forme d’une populaire « Matinée poétique » consacrée à la lecture de pièces difficilement représentables par un comédien.
Si les manifestations autour de Hölderlin demeurèrent clairsemées, le domaine de l’écrit fut plus étoffé et, sans prétendre à la même envergure qu’en Allemagne, témoigna du désir de diffuser dans la presse principalement une parole sur la vie et l’œuvre de Hölderlin, accessoirement des traductions de ses poèmes illustrant le discours d’escorte. On trouvera synthétisées dans l’encadré ci-dessous les différentes publications sous forme d’articles et d’ouvrages (les traductions sont mentionnées en gras) :
Articles de presse (journaux, revues)
Mars-avril 1943
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Poésie 43, n°13, mars-avr. : « Aux Parques », traduit par Maxime Alexandre.
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Journal des Débats, 13 mars : « Lectures (Hölderlin, par Maxime Alexandre) », par Mario Meunier
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Comoedia, 20 mars : « Deux poèmes de Hölderlin : Diotima et Les dieux », trad. par Guy Sonnier.
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Nouvelle Revue Française, 1er avril : « Ainsi Ménon pleurait Diotima », trad. par René Lasne.
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Pariser Zeitung, 7 avril : « Hölderlin à Bordeaux », par Arthur Schwinkowski.
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La Croix, 10 avr. : « L’actualité littéraire : Friedrich Hölderlin et Rainer Maria Rilke », par Luc Estang
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Pariser Zeitung, 21 avril : « Hölderlin in Bordeaux : Zeugnisse und Vermutungen einer Lebenswende », par Arthur Schwinkowski.
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Nouvelle Revue Française, 1er mai : « Patmos », trad. anonyme.
Juin-juillet 1943
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Panorama, 3 juin : « Le centième anniversaire de la mort de Fr. Hölderlin », par Eugène Bestaux.
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Pariser Zeitung, 5 juin : « Hölderlin, der Deutsche und Europäer », par L.C. Richter (i.e. Liselotte Richter).
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Comoedia, 5 juin : « Connaître l’Europe : Fr. Hölderlin, le poète et son destin », par Johannes Hoffmeister. « Dans mon jeune âge » et « Aux Parques », trad. par André Banuls. « La moitié de la vie », trad. par Marie-Joseph Moeglin.
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La Gerbe, 10 juin : « Un grand poète : Hölderlin », par René Lasne. « Moitié de la vie », trad. par René Lasne.
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Comoedia, 12 juin : « Connaître l’Europe : Hölderlin et le monde antique », par Johannes Hoffmeister.
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La Gerbe, 17 juin : « Présences européennes : Germanisme et hellénisme chez Fr. Hölderlin », par André Meyer. « Chant de l’Allemand », trad. par René Lasne.
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Panorama, 17 juin : « Deux poèmes de Fr. Hölderlin : Aux Parques et Le fleuve dans les chaînes », trad. de René Lasne.
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Comoedia, 19 juin : « Hyperions Schicksallied », traduit par René Lasne.
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Le Mot d’Ordre, 23 juin : « Il y a cent ans mourait Friedrich Hölderlin », par Michel Seuphor. Traduction de 4 poèmes (« Le fleuve jugulé », « Peu de science », « Les lignes de la vie », « Socrate et Alcibiade »).
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Panorama, 1er juillet : « Hölderlin ou le feu du ciel », par René Lasne.
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Révolution Nationale, 10 juillet: “Hölderlin et la Grèce”, par Christian Michelfelder.
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Journal des Débats, 17 juillet : « Hors de France : Hölderlin (pour le centième anniversaire de sa mort) », par Maurice Muret.
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La Gerbe, 29 juil. : « Hommage à Hölderlin », par René Lasne.
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Comoedia, 7 août : « Bibliothèque européenne : Hölderlin », par René Lasne.
Septembre-décembre 1943
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Pariser Zeitung, 3 sept. : « Hölderlin der Europäer », par Walter Wehe.
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Comoedia, 2 oct. : « Connaître l’Europe : la poésie allemande », « La nuit », « Âges de la vie » et « Sur la mort d’une enfant », trad. par René Lasne.
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Comoedia, 9 oct. : « Hölderlin : Poèmes / Gedichte », par Christian Michelfelder.
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Cahiers franco-allemands / Deutsch-französische Monatshefte, sept.-déc. : « Die Entdeckung Hölderlins in Frankreich », par André Fraigneau.
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La Gerbe, 9 déc. : « Hölderlin en France », par Robert Pitrou. Deutschland-Frankreich, n°5 : « Hölderlin in Frankreich », par Adolf von Grolmann.
Ouvrages
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Friedrich Hölderlin : 1770-1843, plaquette de l’Institut allemand de Paris accompagnant la cérémonie du 8 juin 1943 et annonçant la parution du livre commémoratif suivant. Contenu : « La vie de Hölderlin », par Johannes Hoffmeister ; fac-simile de « Gesang des Deutschen » ; « Chant de l’Allemand » (bilingue), trad. de Maurice Boucher ; « À l’éther » (bil.), trad. de Maurice Boucher ; « Aux Parques » (bil.), trad. de René Lasne ; « Les adieux » (bil.), trad. de Maurice Boucher ; « Ainsi qu’au jour de fête... » (bil.), trad. de René Lasne ; « Moitié de la vie » (bil.), trad. de Marie-Joseph Moeglin.
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Friedrich Hölderlin : En commémoration du centenaire de sa mort le 7 juin 1843, textes réunis et présentés sur l’initiative de l’Institut allemand par Johannes Hoffmeister et Hans Fegers pour commémorer le centième anniversaire de la mort du poète, Sorlot.
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Friedrich Hölderlin, Poèmes / Gedichte, traduction, introduction et notes par Geneviève Bianquis, éditions Montaigne.20
2. Une réception avortée
Le tableau laisse apparaître deux grands axes qui déterminent l’importation de Hölderlin en 1943 dans l’espace français : d’une part la mobilisation d’une poignée de médiateurs de presse, pour nombre d’entre eux des enseignants partisans de la Collaboration qui font passer le discours avant la traduction ; d’autre part – et cela recoupe le premier élément mentionné – l’engagement visible de représentants des milieux scolaires et universitaires, qui constituaient la véritable cible des célébrations hölderliniennes. Si des points communs sont détectables entre l’année Hölderlin telle qu’elle fut commémorée en Allemagne et son équivalente française, points communs vantés à l’envi par un germaniste tel qu’André Meyer qui ne manqua pas souligner le séjour français du poète et mettre en parallèle Norbert von Hellingrath (1888-1916) et Joseph Claverie (1881-1914), deux acteurs de la renaissance hölderlinienne dans la sphère académique, ceux-ci ne doivent pas faire oublier le fossé séparant les deux réceptions et le caractère contraint de l’importation en France. Exalter Hölderlin pour gagner le cœur du grand public français fut un choix proprement irréaliste dont on mesure la folie à la difficulté et confidentialité de sa poésie (d’aucuns taxaient le poète d’ésotérisme) et à la gageure de toute traduction de ses poèmes. En raison de la barrière de la langue et de la traduction, le degré d’appropriation des textes par les Français fut subséquemment autre que celui des Allemands – quand bien même l’allemand de Hölderlin divergeait grandement de la langue standard et ne facilitait donc pas la tâche au lecteur allemand lui-même –, et le message moral et politique instillé par les services de la propagande échappa, malgré le matraquage journalistique, à la très grande majorité des lecteurs français captivés par les défaites allemandes. Le catalogue que dresse Gerhard Kurz21 des valeurs investies par les nazis dans Hölderlin – l’héroïsme sacrificiel empédoclien illustré par les derniers vers de « La Mort pour la patrie » (eux-mêmes indéfectiblement liés au mythe de Langemarck22 puis aux Jeux Olympiques de 1936 à Berlin), la figure du génie méconnu déguisant son sage héroïsme sous l’accoutrement de la folie, le guide régénérateur de la jeunesse, détenteur de la mission sacrée du peuple allemand, l’héritier allemand de la pensée, du chant et de la race des Hellènes23 – n’avait guère de sens hors des frontières et de la communauté de destins allemands. Dans l’espace français de 1943, Hölderlin ne servait plus, politiquement parlant, qu’à mettre en évidence la bravoure de jeunes soldats allemands sacrifiés sur le front oriental et l’héroïsme humain de la civilisation germanique, en butte aux bombardements de la RAF : à la barbarie anglo-américaine étaient opposées les hautes valeurs du combat spirituel d’un Hölderlin. Ce vernis humaniste masquant l’état de guerre est bien visible dans les poèmes plus tardifs « Latrine » de Günter Eich ou encore « Europas Schande » de Günther Grass.
L’importation à toute force de Hölderlin en France illustre en vérité le virage de la politique culturelle allemande en 1943 et ses paradoxes : tandis qu’il s’était agi, de 1940 jusqu’aux premières défaites allemandes de fin 1942 et début 1943, de « détourner autant que possible la population de la politique » en faisant oublier le visage martial de l’Allemagne et de « maintenir une autonomie fictive » de la vie littéraire française24, 1943 marquait le raidissement idéologique en réaction à la désaffection, voire l’hostilité affichées de la population française vis-à-vis de la culture germanique25. Cette transition vers un conflit frontal impliquait la fin de l’autonomie fictive octroyée par l’Occupant aux Français, l’orientation de l’importation littéraire et donc la démonstration de force. Elle se manifesta, dans le domaine des traductions, par deux publications : l’Anthologie de la poésie allemande des origines à nos jours (éditions Stock) de René Lasne et Georg Rabuse, qui firent de leur propre aveu une « place d’honneur » à Hölderlin et, sortie quelques mois seulement après la commémoration du 8 juin 1943, avait pour but de séduire un public essentiellement scolaire ; et le volume du centenaire paru chez l’éditeur Sorlot, publication qui s’adressait aux milieux intellectuels universitaires.
Ce tournant de 1943 s’opérait également au niveau moral26. Si la censure allemande avait fait preuve de libéralité esthétique et morale dans les premières années de l’Occupation, ne caviardant que les idées politiques, religieuses et raciales incompatibles avec les idéologèmes nazis, la mise en avant de Hölderlin se doublait désormais d’un discours ouvertement moraliste : Hölderlin était élevé en exemplum édifiant, son héroïsme sacrificiel chaudement recommandé à la jeunesse française. Hölderlin devait ainsi, dans l’esprit de l’Occupant et des collaborationnistes français, éradiquer les valeurs de la décadence prônées par le passé (Heinrich Heine et les émigrés : les frères Mann, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig etc.) et incarner jusque dans son esthétique et sa syntaxe hellénisée l’austérité, le repli sur les origines antiques. Que Goebbels ait dans le même temps décidé d’alimenter le marché français en traductions de littérature triviale germanique ne laisse pas d’étonner : à cette dernière revenait la tâche de distraire, à Hölderlin celle de resserrer les rangs de plus en plus clairsemés des partisans d’un ordre moral sous hégémonie allemande.
3. La fonction ancillaire de la traduction
Le tableau de recensement met en lumière un autre fait, commun à la réception hölderlinienne en Allemagne et en France : le primat du discours d’escorte du médiateur et la relégation du texte (en version originale ou, en France, en traduction) au rang d’illustration du discours exégétique ou promotionnel. Tout semble fait pour que le texte de Hölderlin n’ait que très rarement d’existence indépendante (c’est le cas dans la Nouvelle Revue Française d’avril et mai, par exemple), et lorsqu’il ne s’agissait pas d’un discours introducteur, les pédagogues allemands préconisaient l’accompagnement musical27, censé empêcher les esprits de se livrer à un décryptage raisonné du sens des poèmes : l’intellect devait laisser place à un état de grâce hypnotique, à un climat musical et religieux, à une compréhension infra-sémantique.
Étape légitime de l’importation d’un auteur étranger, la traduction fut donc cantonnée à un rôle ancillaire, nécessaire pour ne pas susciter l’incompréhension et le désintérêt contre-productif d’un lectorat de lettrés. La traduction impliquait en effet le renoncement au verbe hölderlinien originel, à cette force essentiellement musicale dont parle Maurice Boucher, elle effaçait le grand mystère de la parole. Ajoutons que les médiateurs eux-mêmes soulignèrent quelquefois l’infériorité des traductions : ainsi le germaniste André Meyer jugeant « sans flamme » les versions de Henri Plard dans le volume du centenaire de Sorlot, ou Karl Epting relayant dans sa préface à l’anthologie de Lasne et Rabuse l’opinion heideggérienne selon laquelle chaque mot de « Hälfte des Lebens » serait chargé de l’univers culturel germanique et donc intraduisible dans quelque autre langue que ce soit28.
Les œuvres de Hölderlin traduites en 1943 furent relativement variées : les traducteurs rivalisèrent occasionnellement sur des poèmes de référence en proposant, dans une libre concurrence spontanée, des retraductions concomitantes (pour « Moitié de la vie », « Aux Parques » et d’autres titres) et se distinguèrent individuellement par des versions isolées de poèmes moins connus mais dictées par une envie, un tropisme (ainsi Michel Seuphor traduisant des poèmes humanistes et religieux, qui répondaient à sa veine personnaliste et à son évolution dans le sillage de Jacques Maritain). Cette réflexion première ne doit pas néanmoins faire oublier que la traduction prenait place dans un cadre référentiel orientant souvent le choix des œuvres. Les poèmes récupérés de façon fort suspecte par les nazis – « Chant de l’Allemand », « La Mort pour la patrie » – furent peu mis en vedette, seules la version française du « Chant de l’Allemand » par René Lasne flanquée de l’article « Germanisme et hellénisme chez Hölderlin » d’André Meyer dans La Gerbe et celle de la même ode par Maurice Boucher ouvrant le cycle des traductions dans l’ouvrage de Sorlot résultèrent d’une stratégie tendancieuse. En revanche, la méticuleuse sélection des pièces en traduction à communiquer au lectorat français et par conséquent certaines présences et absences témoignent de la réception désirée par l’Occupant et les collaborationnistes français : ainsi la présence, discursive plus que traductive, de La mort d’Empédocle29 pour sa thématique héroïque et sacrificielle et la mise sous le boisseau de « Germanie », incarnation de l’Allemagne désarmée, ou de Hypérion, jugé trop critique envers le peuple allemand et trop peu viril (la fascination de Hypérion pour la Grèce et l’amour pour Diotime, écrit H. Haering30, n’étaient qu’un stade de jeunesse sentimental, qu’il s’agissait de surmonter en suivant le chemin du sacrifice d’Empédocle). Il s’agissait enfin d’adapter de la façon la plus pertinente qui soit un poète exigeant (et traduit) au public français : les poèmes brefs et les plus accessibles furent réservés au discours de presse, ceux de plus d’envergure insérés dans des revues ou ouvrages à destination des milieux académiques. La réception de Hölderlin se fit enfin sur un mode plus fragmentaire. En effet, pour Gerhard Kurz, la compréhension se basait fréquemment sur quelques vers détachés du « flot continu du poème voire du flot continu de l’œuvre dans son entier », métamorphosés en « supports d’identification absolus »31 et donc manipulés selon un principe bien plus insidieux que celui de l’anthologie. Ce principe permit par exemple aux nazis (G. Schumann) comme à leurs adversaires (J. Becher) d’invoquer parfois le même poème de Hölderlin, « La Mort pour la patrie », dans leur combat respectif32.
4. Le volume du centenaire chez sorlot
Le volume de commémoration du centenaire, publié sous la direction de Hans Fegers, successeur de K. H. Bremer à la tête de la Section scientifique de l’Institut allemand parisien, et de Johannes Hoffmeister, lecteur d’allemand à la Sorbonne, manifesta la volonté de raffermir l’autorité de la philologie allemande dans un contexte d’effritement politique et de démontrer qui était encore le maître céans. Un coup d’œil au sommaire révèle que la composition de l’ouvrage venait fortement muscler le maigre programme de la commémoration parisienne du 8 juin. Le fait le plus notable fut l’absence de la conférence pondérée de Max Kommerell33 sur Hölderlin, qui céda la place à des contributions autrement idéologisées, signées par Johannes Hoffmeister et Kurt Hildebrandt34, ainsi qu’à quelques pages de Heidegger inédites en français – reproduction et traduction pour lesquelles le philosophe affirma plus tard n’avoir pas donné son accord. À destins similaires, le travail de chercheur d’un Joseph Claverie ne fut pas mis en regard de celui d’un Hellingrath, et les spécialistes français contemporains, tels Pierre Bertaux et Henri Jourdan, furent passés sous silence, en raison de leurs positions politiques ou de leur vision de Hölderlin (Bertaux véhiculait l’image d’un Hölderlin Européen que les Allemands étaient à ses yeux les moins qualifiés à comprendre) ; seul Maurice Boucher, figure d’influence à la tête de l’Institut d’études germaniques de la Sorbonne, fut impliqué dans la célébration.
Maurice Boucher mis à part, les germanistes figurant au sommaire du volume, de jeunes étudiants de 20 à 25 ans qui avaient eu pour lecteur d’Université J. Hoffmeister et décroché l’agrégation avec Hölderlin au programme, comme nous le verrons plus loin, furent les petites mains qui œuvrèrent sur les traductions laissées par leur maître Maurice Boucher ou René Lasne et Eugène Bestaux. Tous avaient travaillé sans posséder la moindre idée du sommaire final et purent légitimement se sentir dupés au bout du compte : l’ouvrage, par son caractère érudit et touffu, correspondait certes à un format académique, mais certaines contributions étaient partiales, à l’image de celle de K. Hildebrandt (qui thématisa, dans son étude sur Der Archipelagus, la bataille de Salamine, victoire des Grecs sur les Perses et donc, entre les lignes, des Allemands sur les Russes), et illustraient la transition d’une politique culturelle objective vers de la propagande directe. Comme les traductions elles-mêmes au sein du discours d’escorte, le concours des germanistes français prit ainsi une autre signification dans le cadre idéologique qui l’encadrait. Y eut-il toutefois un public pour cette publication si savante ?, s’interroge Isabelle Kalinowski35. Les débats interprétatifs autour de Hölderlin échappèrent parfaitement au public, même lettré, et le volume de Sorlot, même agrémenté de traductions, n’eut jamais la même efficace que les médiateurs de presse qui, en filtre vulgarisateur, transmettaient au public les idéologèmes les plus marquants.
5. L’anthologie de la poésie allemande
Avec vingt-cinq poèmes et fragments de Hölderlin traduits en français pour vingt-quatre poèmes de Goethe, l’agrégé de lettres classiques René Lasne36 entendait de son propre aveu « ménager une place d’honneur »37 à Hölderlin dans le premier volume de son Anthologie bilingue. Le nombre de poèmes de Hölderlin, comme l’ouvrage en soi, devait selon lui créer une puissance de choc et démontrer au lecteur français – c’est là une des antiennes que le concepteur de l’Anthologie tenait de son financeur Karl Epting – son ignorance en matière de poésie allemande ou à tout le moins l’arbitraire de ses goûts littéraires. Dans le « reclassement des valeurs », Hölderlin, que Lasne feignait de dépeindre sous les traits d’un parfait inconnu en France, était l’opposé de Heinrich Heine dont la réception avait, toujours selon le collaborationniste, donné lieu à des abus dans les décennies précédentes, notamment dans le domaine scolaire. Hölderlin avait fonction de remède : à la poésie triviale, sensualiste et décadente de Heine rétorquait une haute et pure poésie, toute d’intellect et de valeurs antiques, aux satires contre l’Allemagne répondaient les chants à la gloire de la communauté allemande et d’une Germanie idéalisée, et le Souabe catholique exaltant la nature d’un âge pré-industriel devait éliminer des mémoires le Juif exilé dans la métropole parisienne.
L’argumentation simpliste masquait d’autres stratégies : que Lasne ait tant tenu à traduire (ou faire traduire) Hölderlin, un poète antiquisant, était imputable à son propre profil professionnel ; quant à l’Institut allemand, financeur de l’Anthologie, il voyait dans ce poète une figure plus facilement récupérable qu’un Goethe ou un Rilke, trop cosmopolites et trop connus dans l’espace français : Hölderlin était peu médiatisé, voire oublié, et l’abstraction voire l’exotisme hellénique dans lesquels il maintenait les événements historiques au sein de ses poèmes contribuait à faire émerger la composante héroïque de son lyrisme davantage qu’une vérité historique irréfragable38. À mieux y regarder, l’intégration massive de la poésie de Hölderlin s’accordait également peu au projet que s’était fixé Lasne : hostile aussi bien à la prose narrative, symbole du pôle anglo-américain, qu’à la poésie concertée, représentant le byzantinisme décadent, l’agrégé entendait mettre en évidence les origines de la poésie germanique à partir de concepts herdériens : le Volkslied et la Naturpoesie. Heine, en ce sens, épousait davantage cette ligne directrice que Hölderlin. Quant à faire croire que Hölderlin était un poète qui n’avait été que rarement traduit en français, et donc méconnu, le catalogue des libraires39 infirmait l’allégation délibérément biaisée.
6. Hölderlin guide de la jeunesse
À l’heure où l’afflux de littérature triviale sur les étals français et l’exaltation du Volkslied dans les pages de l’Anthologie devaient flatter les goûts d’un public simple, Hölderlin était donc un produit d’importation à destination de happy few. Dans La Gerbe du 10 juin 1943, Lasne dénie lui-même à cette commémoration toute dimension populaire, écornant la vulgarité des « flonflons » de la propagande allemande :
Il ne sera jamais un poète populaire, et bien qu’il ait songé sans doute à donner à l’Allemagne sa Marseillaise, bien qu’il ait écrit La Mort pour la patrie, le Chant de l’Allemand et la Germanie. Il n’est point ce que nous nommons un poète national. Il lui manque pour cela les flonflons, l’aisance et une certaine vulgarité. Hölderlin a vécu sur les cimes.40
Dans une lettre écrite à Lasne peu après les commémorations de Tübingen, le germaniste Wolfdietrich Rasch, qui avait effectué en novembre 1942 une tournée de conférences sur Herder dans les Instituts allemands français, trouvait même « curieux de voir ce poète que personne ou presque n’a reconnu de son vivant à présent célébré officiellement à si grands frais. »41 (Nous traduisons) Le germaniste André Meyer préférait quant à lui cultiver l’image d’un Hölderlin mystagogue, à aborder avec un respect religieux et dont il s’agissait de préserver l’aura des atteintes du commun, notamment de traductions trop nombreuses ou trop hâtives.
À la différence du cas Rainer Maria Rilke, cette religion instaurée autour de l’idole devait toucher en premier lieu la jeunesse allemande. Celle-ci, envoyée au sacrifice sur le front de l’Est, retrouvait les mots d’ordre de leurs parents durant la Première Guerre : « Hölderlin dans le havresac », « mon fusil et mon Hölderlin »42 et « le livre dans la main du soldat vaut une cartouchière bien garnie » (déclaration de l’écrivain-soldat P.C. Ettighoffer dans sa conférence le livre allemand en guerre lors de la Semaine d’art allemand de Bordeaux en novembre 1943). En Allemagne comme en France, la Propagande comptait sur le corps enseignant, « meilleur facteur multiplicateur »43, pour acquérir les étudiants à la cause hölderlinienne et fédérer ainsi l’avenir de la nation44. Révélatrice fut de ce point de vue la mise à contribution de Maurice Boucher, professeur apprécié de ses élèves. Dans le premier numéro du Hölderlin-Jahrbuch, l’enseignant d’allemand Hermann Binder décrit d’après sa propre expérience les « hautes valeurs » incarnées par ce guide du peuple et éducateur de la jeunesse : sens du sacrifice, passage initiatique à l’âge adulte, authenticité, langue sacrée et prophétique, annonciatrice d’un nouvel ordre moral, musicalité magique du verbe, etc. L’enseignement de Hölderlin reposait sur des pédagogues d’élection, exaltés, fondant leur approche sur une communion ou plutôt une intuition musicale anti-méthodique (indépendamment de toute logique de décryptage sémantique) et plaçant leur confiance dans la « force inséminatrice » du verbe sacré. La méthode perdait toutefois de sa légitimité en présence d’une traduction qui, par son statut de traduction, plaçait le lecteur français dans une dynamique de compréhension. Quel impact l’Occupant pouvait-il dès lors attendre d’un poète aussi ardu sur la jeunesse française ? Même si les figures de Hellingrath tombé à Verdun en 1916 et de Claverie fauché dans la Meuse en 1914 furent explicitement mises en parallèle et parlaient à toute une génération de jeunes gens dont les parents avaient souffert lors du précédent conflit, les vertus du sacrifice pour la patrie touchaient en définitive davantage les jeunes résistants désireux de vaincre l’Allemagne, que les têtes brûlées s’engageant pour défendre l’Allemagne dans les rangs de la LVF.
7. Hölderlin à l’agrégation d’allemand
Hölderlin figura au programme du plus prestigieux concours professoral pour la session de 194345. L’ouvrage d’étude était le volume Gedichte : Gesamtausgabe signé d’un futur affidé de l’hitlérisme, Will Vesper, et paru en 1920 chez Reclam. Les poèmes retenus s’étendaient de 1792 à la césure bordelaise de 1802. Pour quelle raison le champ d’étude se bornait-il à la première partie de la vie de Hölderlin, excluant ce que l’on nomme conventionnellement les « poèmes de la folie » ? Des motivations philologiques prévalurent probablement, mais cet aspect de la « folie » du poète mit sans doute mal à l’aise le nouveau cabinet de l’Éducation nationale aux mains de l’ultra-collaborationniste Abel Bonnard. Il n’est pas aisé de reconnaître dans quelle mesure l’Occupant intervenait lors de la définition des programmes de concours et pouvait intégrer un nom comme celui de Hölderlin en perspective du centenaire. Le programme de la session 1944 prouve toutefois que l’on souhaitait en haut lieu se détacher des classiques questions au programme et s’attacher à des aspects plus tendancieux : outre les fragments dramatiques et les Années de voyage de Wilhelm Meister de Goethe ainsi que les poésies de Mörike figuraient Soll und Haben de Gustav Freytag et Die Judenbuche d’Annette Droste-Hülshoff, qui attiraient l’attention sur le rapport des Allemands aux Juifs (Luther agrémentait le programme d’histoire et pouvait alimenter la question), tandis que l’inscription au programme du théâtre de Gerhart Hauptmann n’était pas sans rappeler les 80 ans de l’écrivain ostentatoirement célébrés par l’Allemagne hitlérienne.
Désireux de fournir un ouvrage d’étude aux agrégatifs germanistes, l’éditeur Fernand Aubier réactiva brusquement des projets en sommeil : les poèmes de Hölderlin avaient été souvent donnés dans les concours d’enseignement des décennies précédentes, et Aubier avait, dans les débuts de sa collection bilingue germanique, pressenti de jeunes germanistes pour traduire Hölderlin, sans succès (Henri Jourdan avait par exemple renoncé aux fragments, et Pierre Litaize n’avait guère donné de nouvelles au directeur de collection Maurice Boucher). Alarmé de cette lacune traductive en novembre 1942, l’éditeur pédagogique contacta de toute urgence Geneviève Bianquis46 qui venait de livrer en quatre mois47 une version française des Hymnes à la Nuit et des Cantiques de Novalis pour la même session d’agrégation : destituée depuis 1940 de sa chaire à l’université de Dijon, l’universitaire-traductrice pourrait, selon les mots d’Aubier48, mettre à profit son loisir forcé et se charger de traduire les poésies de Hölderlin dans le délai extrêmement court49 imposé par les écrits du concours. Bianquis, qui préféra au volume de Vesper l’édition Hellingrath et mit son point d’honneur à donner également des poèmes postérieurs à 1802, releva tant bien que mal ce « tour de force »50. Deux mois après avoir accepté de traduire Hölderlin, l’universitaire, qui avait annoncé une remise de manuscrit au mois de mars 1943, confia son sentiment de frustration face à la difficulté de la langue et de l’esthétique hölderliniennes :
Les poésies de Hölderlin me donnent un mal du diable. J’ai plus d’une fois failli vous écrire que j’y renonçais. C’est une entreprise paradoxale que de vouloir faire en quelques mois une traduction qui demanderait à être longuement mûrie. Car l’obscurité et l’incohérence de la pensée (surtout dans les derniers hymnes) n’ont d’égales que l’obscurité de l’expression et l’arbitraire de la syntaxe. Donner de cela un équivalent ou un analogue en français n’est guère possible. Ma traduction sera plus une explication, une paraphrase qu’une transcription. J’ai déjà une fois traduit le tout, mais c’est à reprendre entièrement. À peine si je pourrai vous donner le ms. à Pâques, et il ne me satisfera certainement pas. De toute façon, il arrivera trop tard pour l’agrégation de cette année.51
La traduction, que précédait une volumineuse préface issue des nombreuses notes accumulées par l’universitaire au fil de son enseignement, parvint finalement à l’éditeur le 8 mai 1943. S’ensuivirent deux mois de navettes avec corrections d’auteur durant lesquels la traductrice, insatisfaite de sa version, ne ménagea pas autocritiques et amendements. L’ouvrage fut finalement imprimé le 29 août 1943 et assorti d’un avant-propos52 dans lequel Bianquis, sans fausse modestie et dans le seul souci de désamorcer des jugements injustes à son égard, évoque avec lucidité les conditions de traduction : la difficulté du texte original, l’insuffisance de ses traductions, plus précisément l’absence de recréation poétique au profit de la seule élucidation sémantique, le fréquent lissage syntaxique de la harte Fügung et de la logique primesautière de Hölderlin, enfin les délais de livraison incompatibles avec une traduction poétique digne de ce nom.
8. Les ambiguïtés du « mouvement » hölderlinien
Paru si tardivement, l’ouvrage entièrement conçu pour le programme d’agrégation ne fut plus d’aucun secours pour les candidats de la session 1943. Il sortait en revanche à point nommé pour renforcer l’engouement hölderlinien orchestré par l’Occupant et les germanistes de la Collaboration. La visibilité éditoriale et scientifique du volume d’Aubier fut d’autant plus forte que, non content de s’inscrire dans le sillage du centenaire, il constituait le titre de référence sur un marché de traductions hölderliniennes surtout marqué par les florilèges et le caractère fragmentaire, voire décontextualisé. Bianquis avait été placée d’office à la retraite fin 1940, officiellement au nom de son statut de femme fonctionnaire de plus de 50 ans (loi du 14 octobre 1940), officieusement pour ses sympathies communistes et son adhésion au Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes dans l’entre-deux-guerres. Pour cette raison, son travail sur Hölderlin n’est pas sans surprendre : non seulement la parution pouvait être perçue comme un acte d’allégeance par l’auteur choisi, mais Karl Epting attendait justement des germanistes récalcitrants qu’ils fassent œuvre de collaboration par leur ardeur traductive53. Bianquis, pourtant très prudente, ne vit manifestement aucun risque de récupération dans ce volume Poèmes / Gedichte, qui plus est doté de sa longue préface scientifique ; les échanges entre l’éditeur Aubier et sa traductrice révèlent en outre l’ignorance dans laquelle se trouvait l’universitaire dijonnaise concernant les commémorations hölderliniennes : le 7 juin, elle reçut ainsi d’un de ses correspondants parisiens54 une coupure de presse annonçant la parution du volume du centenaire chez Sorlot et, après avoir pris de plus amples renseignements auprès d’Aubier, obtint de ce dernier un exemplaire de la plaquette commémorative diffusée le 8 juin. Ses remerciements, le 11 juin, démontrent l’innocence avec laquelle elle menait à bien son travail. L’idée de contribuer à un « mouvement » hölderlinien, conjointement au volume du centenaire de Sorlot, nous apparaît aujourd’hui, avec le recul, une imprudence :
Cher Monsieur, [...] Merci pour la plaquette de l’Institut allemand. Le volume annoncé en dernière page est celui que concerne la coupure que je vous ai envoyée. Il ne va sans doute pas tarder à paraître. Joint au mien, il créera un « mouvement » hölderlinien, je suppose.55
Geneviève Bianquis avait sans doute, pour reprendre l’analyse d’Isabelle Kalinowski, « le sentiment de poursuivre [son] travail sans se laisser influencer par l’actualité politique »56, alors même que le cadre référentiel nouveau conférait à son travail une signification nouvelle. L’universitaire n’était pourtant pas la seule à réagir de la sorte, la conclusion de Michel Seuphor dans un article du journal Le Mot d’Ordre « Il y a cent ans mourait Friedrich Hölderlin » le montre bien : « Aujourd’hui, Hölderlin est universellement connu et célébré comme le plus grand lyrique allemand. Le centenaire de sa mort n’a pas passé inaperçu. »57 Au sein d’un journal marseillais accueillant en 1943 de plus en plus d’écrits de la Résistance, cette phrase traduisait la fracture qui pouvait exister entre les événements contrôlés de l’Institut allemand de Paris et la perception (étonnamment) innocente de ces événements depuis la province.
Occupant et collaborateurs trouvèrent la même ardeur et naïveté traductives que celle de G. Bianquis chez de jeunes germanistes, normaliens et souvent lauréats de l’agrégation à la session 1943. Cette jeune élite promise à l’enseignement représentait elle aussi un intéressant « facteur multiplicateur ». Trois normaliens de 22 à 24 ans furent sollicités par leur lecteur d’allemand, Johannes Hoffmeister, afin de traduire, pour le volume de Sorlot et des articles dans Comoedia et Panorama, de la littérature critique et quelques lettres et poèmes de leur auteur au programme : Marie-Joseph Moeglin (1919-2011)58, Henri Plard (1920-2004)59 et André Banuls (1921-1990)60. Dans Les études et la guerre, Stéphane Israël s’interroge sur l’implication de ces jeunes germanistes au-dessus de tout soupçon dans « un projet global de propagande intellectuelle au profit de l’Allemagne nazie » et impute leur participation à un mélange d’aveuglement, d’amour de la littérature et de docilité vis-à-vis de leur programme de concours et surtout de leur maître Maurice Boucher :
Il ne saurait s’agir d’un soutien à l’Allemagne nazie : d’origine alsacienne, Moeglin a eu à souffrir directement de l’ordre allemand ; quant à Plard, il s’est illustré à l’été 1942 en arborant dans tout Paris une étoile jaune cousue sur sa poitrine, ce qui lui a valu de passer trois mois à Drancy. Dès lors, il faut supposer que Moeglin et Plard se sont laissés séduire par la dimension intellectuelle du projet en refusant de prendre en compte ses implications politiques, selon la stratégie de « présence » que Philippe Burrin évoque à propos de certains universitaires dans son livre La France à l’heure allemande. Peut-être aussi Henri Plard a-t-il voulu remercier son professeur Maurice Boucher et le directeur de l’Institut allemand Karl Epting des démarches qu’ils ont accomplies pour obtenir sa libération de Drancy ? Quoi qu’il en soit, si nos deux germanistes n’ont pas voulu voir en 1943 la dimension politique que prenait fatalement leur participation à cet opuscule dans les circonstances de la France occupée, ils en étaient parfaitement conscients à un demi-siècle de distance : dans les entretiens qu’ils m’ont accordés, ils ont préféré ne pas mentionner ce fait de plume… dont la Bibliothèque des lettres de l’École normale a conservé un exemplaire.61
Après avoir enrôlé à sa cause de jeunes germanistes trentenaires comme André Meyer ou Pierre Velut, l’Occupant entendait impliquer des plus jeunes en les mettant à contribution dans un exercice de leur âge, la version, et leur offrant ainsi la première visibilité désirée. Le cas d’Augustin Taillé montre que le prosélytisme ne se bornait pas aux agrégés normaliens de Paris : le jeune Breton de 22 ans, ancien élève du Collège des Cordeliers de Dinan et détenteur en 1939 d’un prix d’éloquence décerné par une association catholique conservatrice, fut invité à traduire deux poèmes de Hölderlin qui accompagnèrent un article de Werner Matz (1907- ??), « Hölderlin paysagiste », publié le 6 juillet 1944 dans le périodique collaborationniste Panorama. Cette année-là, les jeunes germanistes parisiens ne désiraient manifestement plus voir leur nom associé à celui d’un poète désormais placé haut sur le baromètre de la compromission : seule une traduction de Moeglin jouxta les traductions du jeune Taillé.
9. Se compromettre en traduisant Hölderlin ?
Hölderlin, sur lequel Goebbels avait jeté son dévolu, s’était mué à partir de l’été 1943 en potentiel chef d’accusation au nom duquel seraient, le moment venu, jugés les suspects de collaboration intellectuelle. C’est en ce sens qu’il faut comprendre une série de réactions, allant du souci d’anonymat à la nécessité de se justifier.
Dans la demande de réintégration qu’elle formula à la mi-septembre 1944, Geneviève Bianquis se sentit tenue de justifier son métier de traductrice durant les années noires et notamment la présence de Hölderlin parmi ses travaux d’alors62. Maurice Boucher fit quant à lui amende honorable dans le mémorandum qu’il rédigea pour sa défense devant la Commission d’épuration et reconnut ne s’être compromis, par ignorance, qu’en participant au volume du centenaire de Sorlot :
Article dans la Festschrift du centenaire de Hölderlin. C'est la seule publication que je serais tenté de regretter, parce qu'elle a paru chez Sorlot. Mais j'avais eu l'assurance que le recueil n'aurait aucun caractère politique et les noms des collaborateurs devaient le laisser penser : Hellingrath, premier spécialiste de Hölderlin, mort au front pendant la guerre 1914-18, Michel, auteur du dernier ouvrage important sur Hölderlin, Heidegger, et Hoffmeister, successeur de Lasson à la grande édition de Hegel. [...] Comme je l'ai dit plus haut : il fallait, de temps en temps, faire quelque chose : ce fut l'article sur Hölderlin qui m'avait été demandé à plusieurs reprises. Je n'en changerais d'ailleurs pas un mot, mais j'en regrette le cadre. Pour 1944, il me fut demandé un article sur Herder (pour le bicentenaire de sa naissance). J'ai refusé.63
La nécessité de certains traducteurs de désormais taire leur nom en marge d’une traduction de Hölderlin et de se retrancher derrière la vague mais commode formule « traduit de l’allemand » était apparue très tôt en 1943. Un mois seulement après la traduction de « Ainsi Ménon pleurait Diotima » assumée par René Lasne, la Nouvelle Revue Française publiait le 1er mai 1943 une version de l’hymne « Patmos », mentionnant en appendice : « Hölderlin (traduit de l’allemand) ». L’anonymat n’était pas commandé par le contenu apolitique de « Patmos » mais bien plutôt par le nom du poète. Le brouillon manuscrit de la traduction conservé à la Bibliothèque nationale de France64 montre que le travail avait été accompli par Roger Gilbert-Lecomte et son ami Arthur Adamov. Alors que les deux poètes avaient, entre avril et novembre 1942, contribué à faire connaître des figures du Romantisme allemand, notamment Hölderlin65, au fil de six portraits dans la rubrique « Connaître l’Europe » de Comoedia (Adamov avait même évoqué Novalis sur la très allemande Radio-Paris à la mi-juin 1942), la série s’était brusquement arrêtée après l’article du 14 novembre 1942 sur Eduard Mörike. Adamov avait alors reçu une lettre de Paul Eluard lui conseillant de renoncer à collaborer avec Comoedia, cette « revue pétainiste »66. En pleine année du centenaire Hölderlin et en pleine déroute allemande, les deux poètes s’en étaient scrupuleusement tenus à la recommandation d’Eluard, s’abstenant de revendiquer la traduction d’un poète promis un mois plus tard à une récupération médiatique.
Le choix de médiatiser et canoniser Hölderlin dans l’espace français de 1943 place le chercheur devant ce qu’il pourrait nommer, en s’inspirant des réflexions d’Isabelle Kalinowski sur la réception de Hölderlin en France, une nuée d’appropriations individuelles, obéissant à des motivations différentes et poursuivant des objectifs différents. Certaines de ces appropriations suscitent la perplexité et obligent donc le chercheur à prendre congé de jugements tranchés sur la logique et l’efficience de la politique culturelle de l’Occupant comme sur le positionnement idéologique de ses multiples acteurs. Comment comprendre par exemple l’exaltation religieuse autour du nom de Hölderlin, alors même que les services de la Propagande souhaitaient désormais se tourner vers la littérature triviale et que les intellectuels collaborationnistes les plus extrémistes appelaient à cesser de se focaliser sur la traduction des auteurs classiques ? Comment comprendre le fait parfaitement surprenant de voir des entités diamétralement opposées, en l’espèce des collaborationnistes et une universitaire communiste, aspirer en l’absence de toute concertation à une unité, le « mouvement » hölderlinien, dans des desseins radicalement opposés ? Que l’on ajoute de notables récupérations – le concours des jeunes germanistes imprudents ou la traduction de L’Archipel du Résistant Jean Tardieu publiée dans l’anthologie de la Collaboration – et la complexité du paysage aura atteint son comble. Sans doute est-il donc logique de voir – comme le fait Isabelle Kalinowski – dans la réception de Hölderlin durant les années noires une juxtaposition de tentatives individuelles pour s’approprier le poète et faire valoir la légitimité de chacune de ces appropriations, au sein d’une situation de libre concurrence discursive et (re-)traductive autorisée par le sésame du nom Hölderlin67.
Ce faisceau d’appropriations aurait indéniablement pu bénéficier à la politique culturelle de l’Occupant, dans la mesure où était maintenue l’illusion d’une autonomie et d’une liberté d’expression (la présence de Bianquis eût suffi à dissiper tout soupçon d’instrumentalisation idéologique) où chacun pouvait trouver son compte : les jeunes germanistes agrégés contribuaient pour la première fois de leur carrière à une publication, l’helléniste René Lasne trouvait une matière antiquisante qui l’enchantait, et Geneviève Bianquis voyait l’occasion de concilier des besoins alimentaires, sa réputation de traductrice et son métier de pédagogue au service des étudiants et des programmes de concours. La Résistance, de surcroît, ne dénonça guère l’abus fait du nom et de l’œuvre de Hölderlin par le camp ennemi : le poète demeura absent de l’anthologie des Bannis (1944), dans laquelle Heine fut mis en lumière ; quant aux traductions très inégales de Michel Seuphor, parues dans Confluences, Poésie 42 et Le Mot d’Ordre, elles n’étaient que la réédition opportuniste de travaux parus en 1938 dans la revue catholique suisse Nova et Vetera68 et s’inscrivaient dans une mouvance exclusivement personnaliste69, non dans le combat pied à pied contre une récupération idéologique. Pour toutes ces raisons, ce faisceau d’appropriations et de lectures individuelles de Hölderlin aurait pu bénéficier à l’Occupant... s’il n’avait été précisément utopique de fonder ou refonder en France un panthéon mémoriel sur un poète si ardu et une poésie tant réfractaire à la traduction.