Selon la chercheuse Claire Bélisle (2011, p. 39), « les représentations dominantes [de la lecture] s’organisent autour de ce qu’on a pu appeler la “vraie” lecture, celle du lecteur complètement absorbé dans un texte, vivant l’expérience d’un ailleurs plus réel que “l’ici et maintenant”. Aujourd’hui – poursuit-elle – cette référence correspond rarement à ce que cherchent et vivent les lecteurs lorsqu’ils lisent dans le cadre de leurs activités quotidiennes, domestiques, personnelles ou professionnelles. »
L’institution scolaire et académique a eu en effet tendance à sacraliser la lecture linéaire et intégrale, au détriment d’autres pratiques de lecture, qui font tout autant (sinon plus) partie de notre quotidien. Car c’est un fait qu’au cours d’une même journée, les grands lecteurs alternent les régimes de lecture. Nous sommes tous dans le cas d’Yves Citton (2011, p. 6-10) qui décrit ainsi sa relation aux livres : « devant la surabondance de livres à lire et la pénurie de nos heures de veille, mon accès aux ouvrages se module le long de la gamme allant de la lecture intégrale à la lecture secondaire (en passant par les lectures fragmentaires, oubliées, résurgentes. » Il faut donc prendre acte du fait que, d’une part, nos objets de lecture peuvent être des livres intégraux comme des comptes rendus, des résumés de ces mêmes livres ; et que d’autre part, nos pratiques de lectures se font à des rythmes variables, oscillant entre une lecture intégrale cursive qui soumet l’œil à la lettre du texte et une lecture rapide, celle du survol et du balayage, donnant un aperçu d’un texte long.
Pour rendre compte de ce second phénomène, la littérature critique parle métaphoriquement de variations de « distance » et de « focale » par rapport à un texte1. Le préalable, pour saisir les mutations actuelles de la lecture et le développement de nouvelles littératies, est donc de sortir de la lecture littéraire savante comme référentiel intériorisé (Rosado, 2011, p. 90). C’est en mettant ce type de préjugés de côté qu’Yves Citton (2016) peut écrire que « pratiquer diverses formes de “lecture distante” (distant reading), loin d’être un symptôme de distraction, est bien plutôt un atout indispensable » quand il s’agit de « s’orienter face à cette constante surcharge informationnelle. » Nous nous intéresserons ici à ces opérations de condensation et de discrimination et à la lecture sélective en commençant par rendre compte des principaux apports théoriques sur la question pour présenter ensuite quelques usages innovants.
1. Les stratégies de l'activité liseuse face à la « surcharge informationnelle »
Le thème de la surabondance des livres, qui revient aujourd’hui en force avec le développement du web, n’est pas nouveau. L’historienne du livre Ann Blair montre comment des propos de cet ordre avaient envahi la République des Lettres aux XVIe et XVIIe siècles (huit millions d’imprimés étaient disponibles au XVIe siècle, c’est-à-dire plus que tous les manuscrits réalisés depuis le IVe siècle – Manguel, 1996, p. 170), mais ils prenaient alors une signification sensiblement différente. La distribution des modes de lecture se faisait en fonction de la ligne de partage qui séparait livres sacrés (à lire « religieusement », sans sauter une ligne, de manière à les méditer intérieurement sur un mode réflexif) et livres profanes, considérés au contraire comme des textes qui ne s’accordent pas entre eux, sous lesquels il ne faut pas se laisser submerger, dont il convient d’extraire le noyau essentiel (voir Blair, 2010, p. 59).
Ce topos de l’inondation livresque fait retour au XVIIIe siècle – nous apprend Henri-Jean Martin – avec l’essor de la circulation d’écrits prévus pour une lecture frivole, pour une consommation rapide, pour une approche extensive (et non plus intensive). Cet essor va de pair avec un effort éditorial pour rendre les articulations du livre plus immédiatement perceptibles (au niveau de la table des matières, de la mise en page, de la présentation des gravures dans les éditions illustrées qui se multiplient alors), toutes choses qui permettent une accélération du rythme de lecture : « Ainsi s’imposent presque partout des formes de lecture extensive qui débouchent en fin de compte sur les théories modernes de la lecture rapide » (Martin, 1987, cité par Bélisle, 2011, p. 18).
Aujourd’hui, l’impression d’une surcharge de textes disponibles a pour corollaire un discours sur la dégradation du statut symbolique du texte : il est désacralisé, dévalué à mesure qu’il devient plus banal, accessible et reproductible, et que la distinction entre document et livre se brouille2. Cette masse de documents accessibles représenterait aussi un défi pour nos facultés cognitives, d’où la recherche de techniques d’endiguement, de « stratégies intelligentes capables de susciter un oubli judicieux », selon les mots de Bertrand Gervais (2005, p. 63).
Un de ces procédés est la lecture rapide, à laquelle Michel de Certeau consacrait un éloge inattendu dès les années 1980 dans L’Invention du quotidien (publié posthume en 1990). La technique du balayage y était opposée à la lecture savante et le « braconnage » dans les textes était réhabilité. Avec cette image du « braconnage », l’historien cherchait à s’opposer à l’idée que le lecteur « devient semblable à ce qu’il reçoit, qu’il est imprimé par et comme le texte qui lui est imposé » (Certeau, 1990/2014, p. 241-242). Il cherchait à montrer combien la lecture est, bien au contraire, un processus d’appropriation ou de réappropriation. La lecture était ainsi présentée comme une « activité méconnue », à redécouvrir, à condition d’écarter d’emblée une hiérarchie qui s’était installée entre les deux activités de l’écriture et de la lecture, où l’une était affectée d’un signe positif (« Écrire, c’est produire le texte ») et l’autre négatif (lire, c’est prétendument, « le recevoir d’autrui sans y marquer sa place, sans le refaire ») (p. 244). C’est précisément ce que dénonçait l’historien : assimiler la lecture à une passivité, c’est ne pas voir que « lire, c’est pérégriner dans un système imposé » (p. 245), c’est construire son propre itinéraire de lecture, sa lectio, qui est la production propre au lecteur3. Dans l’organisation traditionnelle du rapport au livre, une certaine activité liseuse, centrée sur l’herméneutique, attentive à l’esthétique du texte, valorisant l’exercice de l’explication de textes (Rosado, 2011, p. 80-81), était réservée à une catégorie de clercs (les professionnels de la critique littéraire, les professeurs et autres interprètes autorisés par les institutions). Or la lecture ordinaire peut prendre d’autres aspects, difficiles à observer et à repérer, qui concernent l’ensemble de la consommation culturelle et où se manifestent les libertés du lecteur4.
Les analyses de Michel de Certeau cherchent ainsi à suivre « l’activité liseuse en ses détours » et notamment ces « enjambements d’espaces sur les surfaces militairement rangées de l’écrit » qui nous font gagner du temps. La lecture est vue comme une négociation, « un jeu d’implications et de ruses » entre le texte qui organise un espace lisible et met en place des attentes, d’une part, et la réponse de l’activité liseuse qui s’autorise « des avancées et des retraits, des tactiques et des jeux avec le texte », d’autre part (Certeau, 1990/2014, p. 247 et 253). Cette autonomie s’inscrit dans une évolution historique sur le temps long. Elle a été rendue possible par le passage d’une lecture à haute voix, incorporée par un lecteur-acteur qui rumine le texte mot à mot à la manière d’une prière, à une lecture silencieuse, qui n’engage plus que la mobilité de l’œil5. Les méthodes de lecture rapide apparaissent comme une étape supplémentaire dans un processus de libération de l’œil de sa servitude à la configuration spatiale du texte.
Dans la continuité de l’approche pionnière de Michel de Certeau, Christian Vandendorpe (2005, p. 39), plus près de nous, s’est intéressé aux différents modes de lecture, qu’il a répartis selon trois grandes polarités :
-
le « broutage », la rumination, qui suggère une lecture cursive et continue, attachée à la linéarité et à la séquencialité du texte, qui progresse phrase à phrase sans rien omettre ;
-
la « cueillette » qui écrème ou écrête le texte pour en saisir les éléments essentiels, qui prélève des fragments, qui procède donc de manière discontinue ; c’est la lecture-butinage à laquelle se livre volontiers Montaigne dans la « librairie » de son château : « Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues6 » ;
-
la « chasse », qui correspond également à une lecture discontinue et à un prélèvement, mais téléologique, aimantée par les intérêts propres du lecteur, orientée par la recherche d’indices, de termes-clés correspondant à ses intérêts.
Tout texte est susceptible d’être lu selon l’un de ces trois modes (on peut lire un article savant à la fois sur le mode de la rumination lente, sur celui de la « cueillette » ou sur celui de la « chasse ») et la lecture sur support numérique n’est incompatible avec aucun de ces modes, mais des habitudes s’installent selon les époques, de sorte que des types de textes différents semblent avoir des affinités avec l’une ou l’autre de ces modalités : on a pris l’habitude d’associer le « broutage » à la lecture d’un roman (sur support papier), la « cueillette » à celle d’un journal et la « chasse » à la consultation d’une encyclopédie. Des pratiques se sont donc installées, des associations sont communément faites entre un genre littéraire dont le triomphe est historiquement daté (le roman), une pratique de lecture (continue et intégrale), un degré d’investissement de lecture (fort), une expérience psychologique (l’immersion). C’est pourquoi on trouvera plus normal, plus acceptable le geste de lire en diagonale un article de journal qu’un roman, car la structure de l’article en pyramide inversée (l’essentiel est donné d’abord, les détails ensuite) a d’emblée programmé et anticipé une lecture discontinue. Depuis le XIXe siècle, lire est devenu par défaut lire un roman, expérimenter une immersion en apnée. Or, avec le reflux actuel du roman comme mode de lecture par défaut (pour reprendre les termes de Vandendorpe, 2011, p. 51-56), non seulement se développe une lecture sur écran plus sélective, mais aussi une lecture ergative (ou ergodique, du grec erga, le travail) qui consiste à se livrer à un travail de construction physique sur un texte littéraire7. C’est ce dont témoigne l’apparition d’applications s’appuyant sur une bibliothèque de textes numériques et favorisant la collecte de citations (pouvant déboucher sur la fabrication d’une version abrégée d’un livre) de la part d’un lecteur-scripteur isolé ou collaborant avec un groupe.
2. Lecture enrichie et abréviation
La présentation de deux exemples, visant tous deux à promouvoir la lecture dans des contextes pédagogiques, rendra le propos plus parlant. La plate-forme expérimentale Ezoombook, développée à Nantes (Ecole centrale, logiciel opensource) met à disposition un patron (« template ») permettant à un lecteur (un élève) de produire des livres numériques « augmentés » ou enrichis (c’est-à-dire non homothétiques) édités sous le standard ePub et comprenant des sous-couches « qui s’ouvrent depuis un point précis du texte initial »8. Ce type de textualité correspond au modèle du texte à déplier, pour reprendre l’image de Roger Chartier (2012, § 45) : « […] dans l’espace numérique ce n’est pas l’objet écrit qui est plié, comme dans le cas de la feuille du livre manuscrit ou imprimé, mais le texte lui-même. La lecture consiste donc à “déplier” cette textualité mobile et infinie. »
Les sous-couches produites grâce à l’Ezoombook peuvent être des citations ou des versions abrégées de l’œuvre. Ainsi, pour commencer, un texte intégral d’une œuvre libre de droits, relevant de la prose narrative ou argumentative, en langue française ou en langue étrangère, est fourni à des élèves qui sont ainsi mis en contact direct avec un texte patrimonial. Ils sont invités à adopter une posture active, à procéder à une lecture ergative et à créer des sous-couches (layers) à partir de ce texte, en fonction d’objectifs déterminés. Le projet Ezoombook est né de la volonté de favoriser la création de versions abrégées d’une œuvre (en français ou en langue étrangère) par les lecteurs eux-mêmes. Ce premier objectif favorise une logique synthétique : il s’agit d’isoler des citations-clés, de créer des sous-couches « résumés-citations » à plusieurs degrés – conservant par exemple respectivement 80 %, 40 %, 10 % du contenu – de manière à produire un texte « dépliable » permettant, au bout du compte, à tout lecteur de basculer (zoomer), à certains points précis du texte, de la version intégrale séquencée en chapitres vers des versions abrégées de ce chapitre – le trajet de lecture étant réversible grâce à des hyperliens bi-directionnels.
Les autres objectifs du projet intéressent moins directement le thème de l’abréviation, mais je les mentionnerai tout de même parce qu’ils ont suscité des expérimentations didactiques aussi bien dans le primaire (apprentissage de l’anglais, culture générale) que dans le secondaire (littérature française) récemment9. Ces applications variées montrent la plasticité d’un dispositif qui a été pensé au départ avec un objectif d’abréviation, mais qui a évolué pour épouser tout l’éventail des possibilités offertes par l’hypertextualité. Un deuxième usage possible de l’Ezoombook, favorisant une pensée analogique cette fois, sera de collecter des productions en rapport avec le texte, cette collecte se faisant selon trois grands modes de relation : une relation de filiation-dérivation10 ; une relation d’équivalence11 ; une relation de dialogue12. Un troisième usage possible sera de compléter le texte sous la forme savante du commentaire ou sous la forme créative d’une réécriture (en fonction de consignes telles que réécrire tel texte narratif à partir d’un point de vue différent, en le parodiant, en en faisant une continuation, etc.). Nous ne nous attarderons pas ici sur les bénéfices didactiques attendus liés à la manipulation du texte, à la création (individuelle ou collaborative) de sous-couches de la part de lecteurs-scripteurs travaillant sur un texte français ou anglais (p. ex.)13, car cela nous éloignerait de notre propos, d’autant plus que le logiciel en question est toujours à l’état expérimental.
Dans le même esprit, on trouve le site internet et l’application mobile (gratuite et téléchargeable) « Glose », qui se présente comme une « application de lecture pour l’école14 ». « Glose » propose, pour commencer, une librairie numérique de contenus textuels. C’est surtout une interface de lecture qui invite les jeunes à partager leurs lectures et qui propose des fonctionnalités d’enrichissement des textes, que ce soit par des annotations personnelles, ou par des surlignements de citations qui sont archivées et se retrouvent sous la forme d’un relevé d’extraits, dans le profil de l’utilisateur. Le lecteur crée en quelque sorte son cahier de lieux communs 2.0, qu’il peut partager avec d’autres s’il le souhaite et qui peut tenir lieu de version abrégée de l’œuvre.
Ces deux projets prennent acte du fait que l’unité de lecture diminue dans le monde contemporain, ce qui ne vaut pas seulement pour le livre15. Les dispositifs de lecture « augmentée » partagent des caractéristiques de base avec les e-books16, mais on notera surtout que l’ajout de fonctionnalités comme la collecte de citations suppose à tout moment un processus de lecture consciente d’elle-même, medium-aware (Saemmer, 2015, p. 106). Ces nouveaux « livres » qui peuvent prendre la forme de recueils de citations sont des livres combinant des formes brèves, des livres à la textualité atomisée, où la contrainte de la linéarité est transformée en propriété accidentelle (Gervais, 2005, p. 62) ; ce sont des livres supports d’écriture, des « read/write books » ou « textes inscriptibles »17 ; des livres lus/écrits/résumés à plusieurs mains, dans un contexte de partage collaboratif ; enfin, des livres personnalisables en fonction des objectifs finaux de chacun.
La possibilité de recombiner le texte en relevé de citations ne l’empêche pas nécessairement – dans le cas d’un récit fictionnel – de fonctionner « comme monde » (Saemmer, 2011, p. 257)18 plutôt que « comme jeu » ; mais si immersion il y a, celle-ci va de pair avec une conscience du contexte technologique et de l’environnement sensoriel (on parle alors d’une medium-aware immersion19). Dans le cas où l’immersion n’est pas recherchée (lecture d’un texte argumentatif, par ex.), les hyperliens vers des couches de « citations-résumés » pourront satisfaire les besoins d’un lecteur pressé, voulant traverser rapidement telle portion de texte sans se voir privé pour autant de la connaissance d’un contenu utile pour la compréhension de la suite du texte, ce lecteur pouvant être aussi un lecteur bilingue, basculant du texte en langue étrangère au texte français (p. ex. un lecteur voulant lire intégralement le deuxième livre du Capital de Marx après avoir pris connaissance rapidement du contenu du premier livre, et circulant à son gré entre version allemande originale et version française). On le voit, lecture rapide (façon « cueillette » ou façon « chasse ») et lecture superficielle ne se confondent pas nécessairement dans notre modernité.