La forme performative investit massivement le champ artistique dans les années 1970, puisant dans un terreau politique et esthétique de contestation comme a pu l’affirmer Roselee Goldberg (2001), bien qu’en soulignant l’antériorité. Apparue pour bousculer le marché de l’art, cherchant à s’émanciper du capitalisme, elle prend son essor en même temps que les mouvements féministes, prenant au premier degré l’expression de « corps politique ». S’il est pertinent d’analyser la performance à l’aune de sa situation contextuelle, il nous appartient de reformuler la pertinence de sa dimension transgressive à partir des années 1990 comme le propose Sylvie Coëllier (2016). En effet, le regain performatif s’affirme à la croisée des arts, alors que Nicolas Bourriaud (1998) conceptualise l’esthétique relationnelle de l’art actuel, et que la danse contemporaine connaît une réelle mutation avec une ouverture performative due à un renouveau conceptuel de la danse contemporaine ; la nudité y devient une modalité artistique que nous mettrons en perspective au sein de l’art chorégraphique.
Julie Perrin (2013, p. 5-6) souligne que « le nu dans la performance vient sans cesse interroger le spectateur sur les lignes de déviances que l’artiste instaure par rapport aux normes. S’il soulève massivement la question de la distribution de l’érotisme et de la sexualité dans l’espace public, il pose également de front la question du plaisir du spectateur. […] Le spectateur est souvent tiraillé entre malaise, désir, dégoût ». Un espace relationnel particulier s’ouvre dans un espace-temps précis qu’il s’agit d’habiter (Lazzarotti & al., 2017). L’intérêt se développe pour ce que la danse fait au lieu qu’elle investit, la spatialité qu’elle construit et en retour, ce que le lieu fait à la danse. L’espace choisi pour de la forme brève est rarement la scène et plusieurs facteurs concourent à ce choix, à commencer par l’économie du spectacle puisqu’une forme brève ne pourrait se suffire à elle-même si elle ne s’inscrit pas dans un dispositif sériel. L’espace muséal devient alors propice à ces petites formes1. Cependant, jusqu’en 2000, les pièces de La Ribot2 sont surtout présentées dans des théâtres. À partir de la série de Still Distinguished (2000), elles vont l’être le plus souvent dans des espaces non théâtraux, musées ou galeries d'art, où le spectacle vivant est en pleine expansion.
Habiter un espace en solo, trouver une proximité autre, informent et sont informés par les désirs des artistes dont les travaux s’inscrivent dans l’in situ ou simplement ne cherchent qu’une adaptabilité au lieu et non à ce que la proposition s’origine de celui-ci. La forme brève est-elle plus à même de créer ce lien sans contraindre le spectateur par la durée ? En quoi cette brièveté est-elle au service du propos de l’artiste ? Permet-elle à l’œuvre de se démarquer, de trouver sa cohérence ? Comment s’inscrit-elle au sein d’un champ chorégraphique plus vaste et est-elle pertinente ? Sa forme peut-elle se suffire à elle-même ? Comment s’insère-t-elle dans un réseau de diffusion ? Il s’agira de dégager des caractéristiques et des stratégies de la forme brève hors de l’espace traditionnel de la scène.
Il s’agit d’analyser l’articulation entre la forme choisie et sa portée politique voulue et/ou perçue. L’urgence et la parole revendicatrice s’expriment par le medium le plus immédiat qu’est le corps et signent plus que jamais les décennies suivantes la porosité aux crises du monde. Loin d’assigner à l’art une traduction ou un reflet militant, il s’agit de comprendre comment l’art est un langage en mesure de problématiser les grandes questions sociétales. La forme est alors ce qui va véhiculer en temps réel les positionnements des artistes.
Nous verrons comment la nudité participe du changement de paradigme de la danse contemporaine et recompose non seulement la proposition artistique mais aussi la relation qui s’ensuit avec le public, avant de poursuivre par l’analyse du dispositif particulier proposé par la Ribot, caractérisé par sa brièveté répétitive et une pensée féministe.
1. De la nudité en partage
Durant les années 1990, lors de la première décennie de croissance performative, force est de constater que de nombreux points communs concourent à confirmer l’ancrage social de la danse et un besoin de penser autrement les pratiques dans un contexte de circulation aussi bien des idées que des personnes et des moyens médiumniques. Jérôme Bel (Bel & Charmatz, 2013, p. 74-75) a remarqué des « proximités fulgurantes » telles que la nudité comme modalité d’expression corporelle par des artistes qui ne se connaissent pas ou à peine et qui ne travaillent pas ensemble, ce qui peut être traduit par la recherche d’un sens à cette étrange coïncidence. Les artistes ont une attitude critique face à la création et à son médium corporel. Outre une pluridisciplinarité de plus en plus présente, le travail de l’identité et la nécessité d’en passer par le corps, et plus encore le corps nu, contribuent à la mutation du champ chorégraphique. La perplexité, l’incompréhension, l’accusation d’intellectualisme se mêlent à une presse à la pointe de la recherche conceptuelle3. La danse contemporaine ne laisse pas indifférent et exprime sa quête de sens4. Ce tournant esthétique n’est pas un hasard au début des années 1990, durant lesquelles le sida fait un effet détonateur (Mayen, 2013). Le corps glorieux perd de son sens. Qu’est-ce que ce corps qui danse et pourquoi danse-t-il ? Parallèlement à cette objectivation du médium corps, un regain d’intérêt pour l’identité du danseur : son genre, sa sexualité met en scène ce qui pourrait sembler paradoxal : une incarnation et une distanciation du moi. Il y a un vrai désir de travailler à la fois sur et avec le groupe, l’identité collective et d’autre part l’identité personnelle. L’artiste est alors à la fois sujet, objet et medium de sa création. La démarche de recherche identitaire interroge sa non-fixité et tente de comprendre les mécanismes régissant les assignations, en particulier de genre.
L’œuvre n’est plus nécessairement un produit esthétique fini. Le corps peut faire œuvre, fragmenté, sans cesse dé-re-construit. Il s’agit d’un renouveau des codes plutôt que d’une rupture ou d’une révolution pour percevoir autrement l’art et ce qu’il véhicule. Parmi les codes, notons le refus des artifices du spectacle traditionnel et du concept de mimesis. Il y a intrinsèquement un questionnement du temps, un refus de l’intemporalité de l’œuvre. La réalité peut être prise comme champ d’expérimentation et le monde devient un événement à investir, éphémère et évolutif. On assiste à un décloisonnement des genres artistiques, mutants, hybrides. L’art chorégraphique s’ouvre à une transdisciplinarité esthétique, artistique qui se nourrit de philosophie et de sciences sociales bien plus que du désir de croisements disciplinaires qui n’auraient d’autres fin qu’une hybridation volontaire.
La performance, émergeant comme contre-pouvoir et critique d’un système, infiltre les lieux publics. Les artistes « habitent » l’espace public et l’espace intime du corps comme des lieux de porosité entre la pratique et la théorie, entre les ressources esthétiques et intellectuelles. Construite autour d’un projet, comment la performance peut-elle être à la fois un outil et une production qui permettent de transgresser, d’ouvrir les possibles ? Comment cultiver un espace d’expression toujours plus libre et singulier ? Bien qu’initiée dans un contexte de résistance — politique de la danse, rapport corps-consommation, virtualité croissante — est-elle nécessairement un espace de résistance ?
La nudité, certes partagée en danse, ne saurait être subversive en elle-même. Et pourtant, elle peut encore au XXIe siècle susciter de véritables polémiques comme celle déclenchée par le FN voulant interdire Tragédie d’Olivier Dubois5. Agnès Izrine (2002, p. 163) souligne qu’elle « ne peut plus passer pour de la subversion morale. S’agit-il de faire voir les corps dans leur plus simple appareil ? Ou de montrer la dépouille d’un corps enfin privé d’une apparence aussi brillante que trompeuse ? Ou encore de faire signe vers un corps démuni et fragilisé, très viscéral, soit l’inverse du « surhomme » ? » La nudité questionne le corps-signe, le corps-matière, quand ce dernier devient objet de recherche. La modalité n’a rien de nouveau mais le contexte de crise identitaire s’accompagne d’une quête de soi que les décennies précédentes avaient vécue comme une nécessité de libération collective. Après l’utopie, voici l’émergence de son refus, ou plutôt de nouvelles quêtes qui usent aussi bien du costume que de l’extravagance queer, manipulant force objets symboliques tels que les talons aiguilles, jusqu’au « degré 0 du costume »6 : la nudité comprise elle-même dans ses différentes strates organiques — la peau, la chair, le muscle.
De nombreux artistes conceptuels posent la question du corps comme un ultimatum. Pour l’artiste la nudité n’a pas cette valeur transgressive immédiate, le corps est un outil désacralisé. La nudité récurrente sur scène est dans un premier temps loin du propos féministe, la vigilance étant ailleurs. Le paradoxe est grand lorsqu’il s’agit de parler d’une nudité qui évacuerait le genre et la sexuation dans la pensée à l’œuvre, largement nourrie des lectures et des concepts de Gilles Deleuze7, Michel Foucault (Huesca, 2004) ou Roland Barthes. La dimension sexuelle n’est pas première. Jérôme Bel, emblématique de la rupture conceptuelle du début des années 1990, cherche une alternative à la nudité qui ne soit pas sexuelle. Le corps est matière et non idéal esthétique. Roland Huesca a analysé ce regain d’attrait pour la nudité comme un moyen « d’échapper au figuratif, à la narration, aux formes directement lisibles, car prévisibles, pour mieux promouvoir les formes iconoclastes maintenues en puissance dans le visible. Au-delà des cadres de l’usuel et des clôtures où nichent les images idéales et univoques de la corporéité, ces peaux exhibées font l’éloge du multiple, de l’instable et du mouvant » (Huesca, 2011, p. 36). Au-delà de ce qui est donné à voir, il y a bien un être-soi en questionnement, jamais figé. Il est possible d’y voir une quête essentialiste où le jeu des apparences et l’audace de la monstration n’est pas contradictoire avec un propos engagé. La nudité cristallise deux principes a priori opposés : celui du masquage du sexe et sa centration sur le sujet, quand bien même le désir de faire exploser les catégories est présent. Geneviève Fraisse (2014, p. 14) a historicisé ces contradictions où « le genre se rend lui-même invisible, illisible ». Le moteur créatif n’est pas féministe mais participe à un questionnement de l’instabilité identitaire susceptible d’ouvrir un dialogue féministe aussi bien que de reproduire un système de domination hétérosexiste sous couvert de modernité. Il serait restrictif de ne parler de nudité qu’au singulier, car ce sont bien des nudités qui sont données à voir, parmi lesquelles des nudités que nous pouvons qualifier de féministes car le corps des femmes en particulier cristallise un certain nombre d’enjeux : impératif de beauté, sexualisation, érotisme, prostitution, etc. C’est le cas des Pièces Distinguées de La Ribot dont la particularité est également de questionner le marché de l’art par la forme brève dans cet « espace intermédiaire » qu’est le musée.
2. La forme brève pour penser la marchandisation du corps et de l’art : succès des Pièces distinguées de La Ribot
Initiée en 1993 et poursuivie jusqu’en 2000, il s’agit d’une série de 34 courtes pièces que l’artiste qualifie ainsi : « une œuvre d’art vivante chorégraphiée par La Ribot et interprétée par elle-même et d’autres interprètes, d’une durée d’environ 30 secondes à 7 minutes. Valorisée comme œuvre d’art et mise à la vente dans le marché des arts visuels »8. Elle fait partie des pionnières à avoir travaillé la nudité devenue courante aujourd’hui. Le regard de femme qu’elle pose sur le sujet permet une lecture singulière que l’on peut postuler différente de celle de ses confrères. Peut-on parler d’une danse féministe, d’un « espace de la cause des femmes » (Bereni, 2012, p. 27) qu’elle ouvre à l’heure d’un regain féministe des années 1990 ? Par leur dimension performative, les Pièces Distinguées confirme ce que Julie Perrin (2013, p. 1) désigne comme « le potentiel de mettre en acte un trouble des frontières de tout ordre – social, politique, moral, esthétique, etc. – que le nu à la fois signale et amplifie ».
La nudité en art est nourrie de la performance des années 1960 et plus encore 1970, époque à laquelle les mouvements féministes s’affirment y compris de manière radicale. Si la nudité dans le spectacle vivant et dans un espace public de représentation est néanmoins plus simple quelques décennies plus tard, est-ce pour autant que l’ordre moral ait fondamentalement changé ? Ce regain féministe en art n’a rien d’anachronique d’autant plus qu’art et féminisme ont peiné à se rencontrer dans les années 1970 (Boivineau, 2015), le questionnement ne se posant clairement en danse qu’à partir des années 1990, lorsque le féminisme a retrouvé une visibilité, ne serait-ce qu’à partir des recherches de mise en œuvre de la parité à partir du politique. Cela n’évacue pas le sujet récurrent de la libre disposition de son corps et de la prostitution, qui divise les militantes entre choix assumés et exploitation du corps, essentiellement celui des femmes. Le corps à vendre est en jeu et glisse avec La Ribot du marché du corps à celui de l’art… à moins que cela ne soit l’inverse avec un concept sériel en solo.
Avec des pièces vivantes et éphémères, dans un temps et un espace précis, elle tente de déplacer les codes du marché traditionnel de l’art. Vendre son corps, vendre une œuvre éphémère : les deux questions se rejoignent dans une série de formes brèves explorant largement la nudité dans des espaces de proximité avec le spectateur permettant de développer la hapticité9 du dispositif. Elle détourne autant qu’elle accentue la forme brève par sa sérialité comme autant de chapitres autonomes d’une même histoire qu’elle pourra « mettre en vente ».
Elle nourrit ainsi ces interrogations : Qu’est-ce que vendre une pièce vivante ? Quelle différence de valeur entre le vivant et l’objet en termes de mesures, de jugements et d’attachements (Heinich, 2017, p. 26) ? Que signifie posséder quelque chose et en particulier une œuvre et, au-delà de cette question, que cherche-t-on réellement à posséder ? La Ribot vend en réalité le concept de la pièce bien qu’elle soit déclarée comme chorégraphie selon le code de la propriété intellectuelle et l’acheteur devient un « propriétaire distingué » (Izrine, 2000), invité à chaque représentation. Son nom est annoncé à chaque représentation et figure dans les programmes et autres publications comme il en va des collectionneurs lors d’une exposition. Au-delà de cette mise en scène de la marchandisation il y a donc bien une relation de l’ordre de l’informel qui s’établit avec l’artiste et tisse un lien qui peut s’apparenter à une certaine intimité construite sollicitant la mémoire subjective des spectateurs. Elle vend ainsi le dispositif qui n’existe que par sa réactivation, et l’ampleur du dispositif sur de nombreuses années avec de nombreux épisodes et variations fait exister les Pièces distinguées au-delà de leur exécution. Celles-ci deviennent un concept qui s’insère à la fois dans le « marché » de la danse contemporaine et dans son histoire. La médiatisation participe de ce succès.
Une des photographies les plus connues des soli montre La Ribot dans Mas distinguidas, n° 14 (1996). Elle est nue, assise à cheval sur une chaise pliante, cambrée, tête renversée en arrière avec un écriteau autour du cou : « se vende ». Dans la pièce Mas distinguidas, la chaise est un élément de torture. L’artiste est « enfilée » dans une chaise pliante. Brusquement, elle l’ouvre et la ferme sur son corps. Le claquement de la chaise se poursuit pendant plusieurs minutes, jusqu'à ce que son corps tombe à terre. La question de la prostitution est implicite. La transgression est flagrante, récupérée par les médias et devient un « produit d’appel » reproduit dans Art Press10 et Mouvement11, revues bien plus engagées que Danser dans la réflexion sur l’art contemporain. Danser12 n’ose pas réellement la provocation. Son positionnement grand public l’oblige à être plus consensuel.
La lecture de l’œuvre peut être subversive, elle peut aussi s’inscrire dans une certaine tradition puisqu’elle donne à voir une femme-objet à vendre, conforme à une « esthétique avant-gardiste masculine » (Marquié, 2002, p. 63). Cet exemple nous montre l’ambiguïté récurrente du travail des stéréotypes et de la condition féminine. Son positionnement face à une démarche féministe est également ambigu. Elle n’affirme d’ailleurs pas faire une œuvre féministe. Pour la chercheuse Hélène Marquié (2002, p. 18), spécialiste des questions de genre et de féminisme en danse, l’exemple est symptomatique et « s'inscrit dans une parfaite conformité avec les stéréotypes concernant les femmes, leurs corps, et la subversion : pour affirmer leurs désirs de subversion, les artistes hommes instrumentalisent et exhibent le corps des femmes » or cette lecture sans appel ne semble laisser de place qu’à un féminisme radical.
3. Approfondissement : une temporalité située, relationnelle et subversive ?
Pour l’artiste : « Il ne s'agissait pas de placer la danse dans un autre contexte, mais dans un format différent, de fragmenter, d'horizontaliser, au lieu de tout inscrire sur un point vertical qui s'ancre dans la profondeur. Le dispositif est simple : une pièce pour une idée povant être répétée ou déclinée, permettant ainsi une vraie lisibilité. Et l’artiste de poursuivre à propos de la première pièce : « ce strip-tease n'avait rien d'érotique, j'enlevais quarante couches, des robes que j'avais à la maison. J'arrachais. » (Vernay, 2003). Cela se passe dans Socorro ! Gloria ! (1991), sorte de prologue aux pièces distinguées. Le déshabillage y est une métaphore du désarmement, alors que son corps est vulnérable, exposé à l’Autre. Elle repousse ici toute connotation érotique du striptease, mais annule-t-elle pour autant la possibilité d’être objet de désir ? La liberté d’interprétation laissée au spectateur, l’absence de didactisme peut rendre les créations ambiguës.
Toutes les pièces, sont des sortes de micro-histoires nées en un instant. L’artiste mène une réflexion sur la temporalité qui se manifeste par un réel désir de brièveté, un moyen pour aller à l’essentiel. Dans cette confrontation directe, tel un dialogue avec le spectateur, elle emploie le ton de l’immédiateté comme si l’important ne pouvait qu’être direct. Le goût pour la brièveté est aussi d’un ordre esthétique et tient à l’intérêt pour les arts dits populaires tels que le sketch et même le spot publicitaire. Tragique et trivial se côtoient sans être antinomiques. Ses pièces sont un condensé ou simplement un fragment de significations où l’interprétation du spectateur13 reste ouverte. La Ribot affirme d’ailleurs voir « les artistes comme des ‘‘contributeurs’’, c’est-à-dire que leur rôle est d’amener des idées, des propositions qui sont susceptibles de modifier la vie de chacun »14.
La répétition dans la durée n’est pas un gage de succès mais y participe largement. Il y a alors une notion de performance dans la durée ou le déploiement de l’œuvre, d’autant plus viable qu’il est ancré dans un contexte social, politique, culturel. C’est aussi le cas de Nadia Vadori-Gauthier avec « Une minute de danse par jour » qui propose « un acte de résistance poétique, initié le 14 janvier 2015 »15 comme un projet « de micro-politique de proximité »16 en réaction à l’attentat de Charlie-Hebdo. La nécessaire prise en compte du monde et d’autrui ainsi formulée — « Chaque jour, je ne sais pas quelle danse je vais bien pouvoir faire, mais je pense qu’il faut plus que jamais être ensemble sur des modes sensibles et bienveillants qui accueillent nos diversités »17 — engage un terrain politique relativement différent de celui de La Ribot mais dont le succès et la visibilité sont dus à la répétition d’un dispositif bref. Il est ici offert aux passants et aux humeurs de la journée, utilisant les médias de son époque, à savoir une diffusion immédiate sur Vimeo. C’est par cette médiatisation que l’artiste-chercheuse reçoit des soutiens et poursuit son travail s’inscrivant ainsi dans la précaire économie du spectacle vivant. Les performances sont in situ, plus ou moins inattendues sans qu’il soit question de transgression, il s’agit d’une pépite de vitalité donnée aux yeux du monde. Tout autre est donc la démarche de La Ribot qui s’inscrit dans une diffusion dans des circuits officiels de l’art tout en le contestant.
Si l’artiste travaille le nu, le dépouillement de soi, et de manière relativement frontale la question de la marchandisation du corps féminin, elle ne renonce pas aux objets avec une prédilection pour la chaise, sans scénographie sophistiquée. À terre, accumulés, ils construisent l’espace et attendent de faire sens : manipulés, jetés, ils sont laissés pour compte, symboles d’une société où le zapping, l’oubli sont choses communes. Les objets font partie intégrante de l’expérience vivante, artistique, sortes de témoins qui n’existent plus hors de ce moment : recyclés, détruits, volés, les lieux qu’elle construit comme les choses peuvent être considérés comme remplaçables et tout semble mis sur le même plan, le vivant comme l’objet, ce qui déplace l’idée de hiérarchisation permanente et de processus de domination. Rien ni personne n’est irremplaçable — ou bien est-il question de reenactment18 au sens d’inscription dans le présent et de performativité ? Anna y las Más distinguidas (2002) est une reprise par Anna Williams de Más distinguidas, n° 26 (1996). Les gestes existent par une autre et montrent qu’il n’est pas que les objets qui soient remplaçables. La Ribot hors de la création, il demeure la chorégraphie et l’idée, mais aussi le public, l’essentiel donc. Sans le public les pièces n’existent pas. En effet, elles sont des observatoires de spectateurs, exposées à leurs interventions. Par leur brièveté, elles donnent l’impression de ne pas s’imposer ou seulement quelques minutes pour la construction d’un paysage éphémère à la fois unique et reconductible.
Reste à savoir si ces explorations peuvent être perçues comme subversives, si elles déplacent les valeurs et les habitus sociaux. La réponse, aussi floue soit-elle, est à chercher du côté de la trajectoire du spectateur, de ce qu’Emmanuel Wallon nomme « la mobilité du spectateur »19 au-delà de la représentation. L’enjeu est bien là, dans l’espace « entre » : entre l’individuel et le collectif, le danseur et le spectateur, la norme et ses échappées, l’espace assigné et l’espace conquis, l’acteur et le spectateur, l’englobant (environnement) et l’englobé néanmoins acteur. L’interaction est en mesure de modifier la composition suivant qu’il s’agit d’un jeu de regard ou d’un contact direct, changeant ainsi la « frange du cadre » (Goffman, 1991, p. 91) de l’activité. Des « espaces intermédiaires »20 se construisent par l’interaction entre actant humain et non humain à l’heure où la transformation des usages économiques, sociaux, corporels concourt à de nouvelles sociabilités.
L’in situ est un potentiel de création de soi tant pour les artistes que pour les spectateurs. Cela met directement en situation ce que Claude Dubar (2000) distingue comme deux composantes indissociables de l’identité sociale : l’ « identité pour soi » qui renvoie à l’image que l’on se construit de soi-même et l’« identité pour autrui » qui est une construction de l’image que l’on veut renvoyer aux autres et qui s’élabore dans l’altérité. Dans le désir affirmé d’altérité, le processus de création prend une place importante. Le principe même du process comme point focal des nouveaux chorégraphes confirme que le projet n’est pas d’habiter un personnage dans une nouvelle spatialité mais d’habiter le monde et de s’habiter soi-même (Frelat-Kahn & Lazzarotti, 2012). Le défi peut être déplacé dans l’espace public, sans contrainte de la limite du lieu dédié traditionnel, rassurant, connu. L’artiste performeur, danseur, chorégraphe propose un dispositif où l’altérité à soi et aux autres participe à l’incarnation d’une réalité sociale à un instant T. Il ouvre des questionnements spatiaux, temporels, physiques, esthétiques, politiques participant à un même projet : créer un espace de relations et de libre expression de soi et donc de re-dé-construction identitaire mais aussi de construction de l’espace par leur présence. Les étapes et degrés d’interactions sont multiples, et le fait est aussi valable dans l’espace urbain que pour des performances telles que celles de La Ribot dans une salle du Centre Pompidou ou de Catherine Contour, investissant l’espace d’une chambre à la recherche de la relation avec le spectateur21. Si ce qui se joue ici et maintenant est essentiel, la trace laissée l’est tout autant, visible parfois et bien plus souvent dans les mémoires et la mise au travail réflexive.
Il ne s’agit pas d’un déplacement du privé vers le public mais bien souvent du surgissement de l’intime et du singulier, de l’amenuisement de la distance à soi avant même l’appréhension de la distance avec l’environnement. Se mouvoir dans des espaces publics nourrit d’autres formes de sociabilité et favorise l’individuation et le développement de l’altérité. Le projet peut-il alors être purement esthétique, scénographique, à partir du moment où il entre dans un espace de relation avec le public ? N’est-il pas intrinsèquement social ? La performance peut s’envisager comme un terrain d’exploration éphémère et unique où les frontières tendent à disparaître. La performance est l’art du déplacement : des regards, de l’espace de confort et de l’espace au sens propre du terme. Avec le déplacement de la représentation hors d’un théâtre, l’espace de relation se recompose. Loin d’être nouveau, il ne cesse cependant de repousser ce qui est considéré comme une zone de passivité du public. Or Jacques Rancière a bien montré qu'un spectateur ne reste pas inactif mais compare, relie, critique et » compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui »22.
Chez La Ribot, la forme brève est une sorte de plaidoyer pour les possibles. Elle est un moyen d’établir un rapport direct avec le spectateur et de multiplier les propos. L’artiste s’approprie la performance de manière atypique, tend à lui donner une identité personnelle et récurrente au service de sa démarche artistique et politique. La forme brève tend ici à décaler la représentation traditionnelle du spectacle vivant pour lui donner un impact particulier avec concision et humour comme une juxtaposition d’actions parfois coup de poing qui marquent l’esprit du spectateur. Les formes de la performance sont indéfinissables tant elles sont multiples et tendent à décloisonner les frontières. L’importance du concept traverse les époques et les esthétiques qui trouvent en la brièveté et en la répétition des outils au service de leur propos tout comme la proximité et la dimension participative du public renforcent l’expérience. L’investissement politique de la forme est cependant loin d’être évident. La Ribot n’affirme d’ailleurs pas explicitement un art féministe. Il est même révélateur de voir la chorégraphe se défendre de faire une œuvre féministe quinze ans après ses premières Pièces Distinguées :
Avant Gustavia [2008], nous étions déjà féministes ; les pièces de Mathilde [Monnier] et les miennes peuvent être présentées de la sorte. Cela étant dit, si l’on se place d’un point de vue purement « médiatique », deux femmes dans une tonalité burlesque font forcément une pièce féministe. Nous, les humaines, nous avons encore beaucoup de travail pour parvenir à vivre nos sexualités et nos genres multiples dans des sociétés tolérantes. Je suis féministe comme Gustavia, qui porte en elle toutes les femmes mais aussi tous les hommes23.
Si la pièce a le mérite de mettre en œuvre chez le spectateur une réflexion sur la place des femmes, elle l’entraîne dans un dédale de stéréotypes. Il n’est pas sûr que la chose soit suffisante au XXIe siècle si l’on en croit Gérard Mayen : « Mathilde Monnier nous avait laissés sur un goût assez irritant de miel et de cendre. Une tentative cahotante d’approche d’un burlesque ‘‘tendance’’ frôlait dangereusement les limites du statut de l’artiste dans l’actuel contexte (tout en voulant les révéler) »24. Il soulève l’écueil majeur qui sera reproché à la danse contemporaine conceptuelle. À trop jouer les clichés, les bouscule-t-on vraiment ou bien n’y a-t-il pas une certaine reconduction de leurs effets, aidés par le ton humoristique de leur utilisation ? De la forme brève à la pièce jouée dans l’espace scénique, les enjeux féministes sont bien reconduits. La forme apparaît alors comme le moyen propice, à un moment donné, de développer une thématique qui se recompose de multiple façon, déplaçant et précisant le propos.