La modernité des Proverbes Moraux de Sem Tob. Approche diachronique

DOI : 10.56078/atlantide.1212

Résumés

Formulé au XIVe siècle dans un contexte de crises, le contenu sapientiel des Proverbes Moraux de Sem Tob ne s'exprime pas par hasard -ni par effet de mode- sous les espèces de la brièveté. Si au XIVe siècle en Espagne, la concision est bien « dans l'air du temps », son choix répond à une double exigence d'efficacité et de clarté. La poésie sentencieuse de Sem Tob se conçoit, en effet, comme un chemin d'accès à la connaissance - une « méthode » - qui place au cœur de son dispositif, la sentence. En relevant la part du corps et des modalités sensorielles dans la transmission et dans la conservation du contenu sapientiel, l’approche diachronique que nous avons privilégiée, d’abord destinée à faire ressortir la modernité du vers semtobien, nous révèle aussi et de façon plus générale peut-être, un rapport de connexité entre brièveté, corporéité et modernité.

It is no coincidence, nor the effect of a vogue, if the sapiential contents of the Moral Proverbs, written by Sem Tom in a context of crisis during the 14th century, take a brief form. Concision was in the air in 14th century Spain, but its choice by Sem Tob stems for a demand both of efficiency and clarity. His sententious poetry indeed aims at tracing a path towards knowledge—a method—, which relies at its core on the use of aphoristic expressions. Pointing at the presence of the body and of the senses in the transmission and preservation of the sapiential contents, our diachronical focus, underlining the modernity of Semtob’s verses, also reveals, in a more general way, the connexion between brevity, corporality and modernity.

Plan

Texte intégral

Sem Tob est un érudit du XIVe siècle qui vécut à Carrión de los Condes, une ville située au nord-est de Palencia, en Castille. Les Proverbes Moraux sont la seule œuvre sûre qu’on lui connaisse, même si d’autres poèmes lui sont parfois attribués. Rabbin de formation, il s’inscrit dans la tradition des penseurs juifs ibériques, celle d’Avicebron l’auteur de Fons Vitae, de Bahya Ibn Paquda, de Yehuda Ha Levi et de Maïmonide, l’auteur du Guide des Perplexes. Considéré comme l’un des plus grands poètes et philosophes de Castille, il serait à l’origine des principaux courants idéologiques de l’Espagne du XIVe siècle. Dans le cadre d’une réflexion sur la modernité des formes brèves, nous avons pensé à ce poème. Il nous semble en effet que par, son histoire, celle de sa création mais aussi celle de sa conservation et de sa transmission — à travers les multiples rejeux1 vocaux, scripturaux et gestuels dont elle a fait l’objet — la poésie sentencieuse de Sem Tob renseigne aux plans rhétorique, mental et pratique sur les mécanismes en jeu dans l’usage et le déploiement des formes brèves. La thématique du dossier invitant à un regard croisé brièveté d’hier/brièveté d’aujourd’hui ainsi qu’à un questionnement sur la précellence de la forme brève dans certains contextes où elle fait figure d’émancipation, nous avons fait le choix d’une approche diachronique. Cette approche destinée à faire ressortir la modernité du vers semtobien, en relevant la part du corps et des modalités sensorielles dans la transmission et dans la conservation du contenu sapientiel, révèle aussi un rapport de connexité entre brièveté, corporéité et modernité. Notre étude se déroulera en trois temps. Nous verrons dans un premier temps et après une brève présentation du contexte d’origine, que le contenu sapientiel des Proverbes Moraux ne s’exprime pas par hasard sous les espèces de la brièveté, puis, dans un deuxième et dans un troisième temps, nous essaierons de déterminer quelle place la forme brève occupe dans le dispositif semtobien et quelle part elle prend à la modernité de son contenu.

1. Contexte et choix de la forme

Le contenu sapientiel des Proverbes Moraux fut formulé au XIVe siècle, dans un contexte de crises. Les historiens situent sa formulation entre 1355 et 1360. À cette époque, les communautés juives de Castille étaient sous protection du roi Pierre Ier de Castille dit Pierre le Cruel ou Pierre le Justicier (1350-1369). Or, la déstabilisation du pouvoir royal et l’insécurité générale causées par les révoltes nobiliaires du début du siècle, les guerres civiles, la peste noire de 1348 et les guerres livrées à l’extérieur (contre l’Aragon, notamment ou encore, la Guerre de Cent ans), avaient déjà rendu le sort de ces communautés incertain. C’est donc dans un contexte sociopolitique troublé et lourd de menaces pour les communautés juives de Castille que furent formulés les Proverbes Moraux.

Présenté dès les premiers vers, comme un « Sermon communément rimé de gloses et moralement tiré de philosophie » ce poème sapientiel est dédié au roi. C’est d’ailleurs sous le titre de « Conseils et documents au roi Dom Pedro » qu’il apparaît dans le codex de l’Escurial. La collection de sentences qui le composent se destine néanmoins à un public plus large et s’il s’agit d’abord de conseiller le roi, les puissants et le peuple ne sont pas en reste. Sensible aux signes de son temps, l’auteur des Proverbes Moraux exhorte ses contemporains à se contenter de leur sort, à ne pas rechercher les honneurs et la gloire mais à se satisfaire, plutôt, de la position que le Ciel leur a assignée : « celui qui n’essaie pas de s’élever est le plus heureux des hommes » laisse-t-il entendre au chapitre 12. Parce que tout est instable dans le fait de vivre, la sécurité tant recherchée à travers les honneurs, l’enrichissement ou le pouvoir ne peut s’instaurer en vérité que dans le moi et à la condition que celui-ci soit basé sur le divin. Le désir de vivre et d’apprendre davantage seraient les vrais moteurs d’une vie réussie. Son sermon témoigne d’une vision du monde où tout n’est que mouvement, où rien n’est stable ni absolu et qui par conséquent n’offre de refuge qu’en Dieu, dans le bien agir et dans la méditation des Livres

Cependant, le contenu sapientiel des Proverbes Moraux ne s’exprime pas par hasard — ni par effet de mode — sous les espèces de la brièveté. Si au XIVe siècle en Castille, la concision est bien dans l’air du temps, son choix répond à une double exigence d’efficacité et de clarté. Des exigences affirmées dès le prologue, aux strophes 67-69 et 105-150 : « razón muy granada se diz en pocos versos/ un discours complet peut être dit en quelques vers (notre traduction) » écrit-il, strophe 67.

L’éloge de la concision, nourri d’images, de sentences et de proverbes populaires, ne laisse aucun doute sur la fonction de la brièveté dans le projet semtobien. La poésie sentencieuse de Sem Tob se conçoit en effet, comme un chemin d’accès à la connaissance — comme une « méthode » au sens que l’étymologie <met-hodos> donne à ce terme. Or ce chemin d’accès à la connaissance, cette méthode, place au cœur de son dispositif la sentence et accorde de ce fait aux sens un rôle à jouer dans la construction du savoir. Issu du mot latin : « sententia : opinion, jugement », et du latin « sentire : percevoir par les sens », la sentence est une phrase courte de portée générale, un condensé de sens aux effets de vérité et d’universalité.

Si les sentences incorporées au poème gnomique de Sem Tob procèdent de différentes sources — certaines furent empruntées à la tradition sapientielle, d’autres sont des lieux communs formulés de manière sentencieuse ou des proverbes tirés de la tradition orale populaire —, toutes ont en commun l’oralité. D’un côté, les sentences issues de la littérature médiévale2 et celles issues de la tradition philosophique3 ont valeur de citation et fonctionnent dans le poème comme les proverbes et les lieux communs populaires. D’un autre côté, le formulisme des sentences issues des textes fondamentaux de la tradition judéo-chrétienne et du judaïsme rabbinique : Le livre des Proverbes, la Genèse, les Psaumes, Le Cantique des Cantiques, le Livre de Job, Ezéquiel, l’Ecclésiaste, d’une part, le Talmud, le Traité Mishnaïque et le Pirké Avot, d’autre part, découle de leur régime d’oralité originel. C’est donc sous une forme modelée par leur fonction orale originelle ou par les circonstances de leur conservation et de leur transmission, « de bouches en bouches » et « par le bouche à oreille » pourrait-on dire, que les sentences incorporées au texte sont livrées au lecteur. Or le formulisme de ces sentences, d’abord destiné à marquer les esprits et à faciliter le travail de mémorisation et de répétition mobilise des mécanismes humains universels, notamment des mécanismes de pensée et des mécanismes verbomoteurs sous l’action conjuguée desquels l’être humain exprime sa connaissance du monde. La tendance humaine à la stéréotypie des gestes que fonctionnalise le formulisme se manifeste ainsi aux différents plans rythmique, phonique et morphosyntaxique à travers des jeux de répétition, d’association et d’opposition qui accordent une place privilégiée au corps et sont également le signe d’une approche physique du monde et de la connaissance, d’une approche qui privilégie la voie sensorielle.

Énoncés formulaires, textes vocalisés, les sentences qui ponctuent le sermon de Sem Tob conservent et perpétuent leur fonction orale originelle, à savoir d’être entendues, écoutées, assimilées, méditées, mémorisées et retransmises. Le contenu des Proverbes Moraux a d’ailleurs fait l’objet d’usages paraliturgiques au sein des communautés juives médiévales et plus tard, au sein des communautés sépharades d’Orient. Il s’inscrit dans la tradition de la poésie rabbinique médiévale dont certains textes servaient à enrichir la prière rituelle et d’autres à enrichir la prière domestique, une tradition que la littérature sépharade a maintenu vivante jusqu’à nos jours à travers un genre poétique dénommé « coplas », une poésie savante puisant aux sources de la Bible et du Midrash et destinée à être chantée lors des fêtes juives familiales.

Ces rejeux paraliturgiques où se conjuguent geste vocal, geste corporel et geste graphique — les chants ayant fait l’objet d’une double transmission orale et manuscrite — relèvent en outre la capacité expressive de la sentence voire le potentiel mystique du proverbe dont le Marquis de Santillane a préféré le nom, pour qualifier ces formes qui nous parviennent par son entremise sous le titre de Proverbes Moraux. Selon la Real Academia, « el proverbio/ proverbe » est certes une sentence, un adage ou un dicton mais c’est aussi un augure consistant à croire que certaines formules entendues par hasard certaines nuits de l’année sont des oracles d’où le titre de Proverbes donné dans la Bible au livre des sentences de Salomon4. Qu’on l’appelle « sentence » ou « proverbe », cette forme brève, à la fois support et vecteur de médiation, joint à ses caractéristiques médiumniques une fonction métaphorique en vertu de laquelle l’énoncé de la sentence porte l’esprit du lecteur/auditeur au-delà de son univers de référence. Support de médiation entre deux subjectivités, deux visions et deux expériences du monde, la sentence entendue, lue, méditée, retenue et répétée recèle une dynamique d’extrapolation qui en fait un excellent vecteur de médiation entre deux connaissances du monde, un vecteur privilégiant la voie intuitive. Or, dans la gnoséologie semtobienne, la connaissance du monde ne peut être que partielle, provisoire et mobile puisque tout ce qui « est » est fondamentalement en mouvement. L’intuition, saisie immédiate de son objet, devient alors nécessaire. La fonctionnalisation de la sentence dans le dispositif semtobien — soit le recours à la sentence et à l’aphorisme plutôt qu’au syllogisme et à l’énoncé dogmatique — relèverait donc d’un parti pris gnoséologique et traduirait de fait une précellence de l’intuition sur la déduction et le raisonnement. Au service du relativisme semtobien, la sentence constituerait un outil privilégié de communication en direction d’abord d’un public insécure, le public contemporain de Sem Tob (le roi, les communautés chrétiennes de Castille, les puissants et le peuple), un public replié sur des convictions déterminées par le contexte historique défavorable et par l’identité religieuse ; en direction ensuite, d’un public distant dans le temps et dans l’espace, afféré sans doute à d’autres convictions ontologiques, éthiques et sotériologiques. Expression d’une pensée complète et autonome, la sentence reste l’expression minimale d’un absolu que libère seulement la méditation de celui qui se l’approprie, la confronte avec ses propres convictions et se laisse ou non transformer par elle. Aussi la sentence se prête-t-elle à la méditation, à l’exercice spirituel silencieux, auxquels le sermon tout entier engage. Dans le contexte sociopolitique du XIVe siècle dominé par la peur du lendemain, l’instabilité des situations, l’urgence de survivre physiquement aussi bien que socialement, il semble que la brièveté de la sentence ait constitué un atout au service d’une communication plus efficace que le discours syllogistique, une communication capable de s’instaurer directement avec le destinataire, par-delà ses préjugés.

2. Forme brève et modernité

Or cette fonction de la sentence dans le projet semtobien, soit ouvrir un chemin d’accès à la connaissance privilégiant la voie intuitive, semble découler et participer de la modernité des Proverbes Moraux, une « modernité avant la lettre » pourrait-on dire afin d’éviter tout anachronisme. C’est en effet dans les extensions sémantiques du substantif « modernité », qui recèle une plus grande complexité de sens que le substantif latin « modernitas » dont il est le calque, que réside, selon nous, la « modernité », des Proverbes moraux de Sem Tob. Le mot latin « modernitas »5 recèle en effet une double visée chronologique et axiologique puisqu’il procède du latin « modernus » issu de « modus : mesure » et « modo : tout récemment » mais dans ses usages médiévaux, il active surtout le sens de « qui est contemporain », « qui est actuel » : « modernitas nostra : notre époque ». Le mot français « modernité » renvoie aussi et d’abord à « ce qui est actuel » par opposition à « ce qui appartient au passé » et réactive ce faisant le sens de son usage médiéval mais dans les développements dont le concept a fait l’objet depuis la fin du XIXe siècle, la visée axiologique a pris de l’ampleur. Dans notre approche contemporaine de la « modernité », la dimension interactive de l’ancien et du nouveau, du passé et du présent est coexistente à la visée critique. L’opposition « temps présent » / « époques passées » ne se résout donc pas dans le divorce définitif entre l’ancien et le nouveau pas plus que dans la démolition de l’ancien, mais recèle plutôt une intention dialectique visant au dépassement de l’ancien via son actualisation. Si en tant que « phase de l’Histoire », la Modernité exclut le poème de ses limites, en tant que « sensibilité », « manière d’agir à l’égard de l’actualité » voire « culture de la crise », elle autorise certains rapprochements. Aussi la « modernité » des Proverbes Moraux se laisse-t-elle appréhender à différents niveaux : à travers le dialogue que l’auteur engage avec son temps, mais aussi à travers le dépassement de l’ancien dans la tradition duquel il s’inscrit et qu’il dépasse en le renouvelant, ou encore à travers les rapprochements que l’on peut faire aujourd’hui entre sa démarche et celle de philosophes nés de ladite « modernité », notamment Nietzsche, Schelling, Hegel ou Fichte.

La poésie gnomique de Sem Tob n’est pas en effet une œuvre isolée ni détachée de toute tradition. Elle s’inscrit d’abord dans la tradition de la littérature hébraïque à visée didactique et morale. Elle s’inscrit ensuite dans la tradition des premiers philosophes grecs dont elle reprend le vers de sept syllabes et à laquelle elle emprunte de nombreux aphorismes, ce que l’auteur annonce d’ailleurs dès les premiers vers : « Sermon communément rimé de gloses et moralement tiré de philosophie » même si les sources philosophiques incluent les philosophes de tradition gréco-latine, romane et arabe, l’auteur maîtrisant aussi bien les langues anciennes que les langues romanes, l’arabe ou l’hébreux. Elle s’inscrit enfin dans la tradition de la littérature chrétienne dont elle reprend le mester de clerecía, le métier de clergie, un art poétique codifié au XIIIe siècle par les clercs (strophe 2 du Livre d’Alexandre) et reposant sur différentes contraintes dont le quatrain monorime, l’heptasyllabe, la dialèphe, la régularité rythmique et la finalité didactique et moralisante ou tout au moins édifiante. Pourtant loin de s’affilier à l’une d’entre elles, elle les conjugue pour proposer une œuvre répondant aux problématiques sociales, existentielles et artistiques de son temps.

Le poème de Sem Tob présente ainsi un certain nombre de caractéristiques qui témoignent de la présence de l’ancien, mais un ancien adapté aux temps présents et ainsi repris, dépassé et adapté, renouvelé dans ses capacités expressives et dans sa portée édifiante. Le sermon de Sem Tob se présente en effet sous la forme d’un long poème de 2744 vers dont il existe cinq manuscrits : le codex M conservé à la Bibliothèque Nationale de Madrid, le codex E conservé à la Bibliothèque de l’Escurial, le codex C conservé à l’Université de Cambridge, le codex N conservé à la Bibliothèque privée d’Antonio Rodriguez Moñino et le codex CU conservé aux archives diocésaines de Cuenca. Dans certains d’entre eux, les vers heptasyllabes sont rassemblés en quatrains monorimes, dans d’autres, ils sont réunis en distiques à rime plate, avec césure et rime intérieure : ils forment alors deux hémistiches isostiches. Ces variations témoignent des conditions de transmission du poème dont la conservation fut confiée à l’écrit (comme en témoignent les manuscrits) tout autant qu’à la mémoire (figures d’ars memoriae) et à la voix (rejeux paraliturgiques). Le poème présente en outre des caractéristiques rythmiques inspirées d’une conception commune à l’exégèse rabbinique et à la lectio divina, une conception qui assigne aux nombres et aux rythmes qu’ils engendrent une fonction organisationnelle et symbolique. La répétition binaire et la parataxe, deux éléments typiques de la rhétorique sémitique structurent le poème aux plans phonique, rythmique et morphosyntaxique tout en soutenant l’architecture cognitive du poème. La binarité du poème s’exprime ainsi à travers les répétitions parallélistiques et les recours plus spécifiques de la rhétorique latine : l’anaphore, l’épanadiplose, l’anadiplose… Elle sous-tend aussi bien l’exhortation à se contenter d’une vie simple aux strophes 415 : « Cuanto más cae de alto, tanto peor se fiere/Cuanto más bien ha, tanto más teme si.s perdiere » : Plus on tombe de haut, plus on se fait mal/ Plus on a, plus on a peur de perdre (notre traduction) et 416: « El que por llano anda non tien qué deçender/El que non tiene nada non recela perder » : celui qui marche à travers la plaine, n’ a pas de raison de descendre/celui qui n’a rien, n’a pas peur de le perdre » (notre traduction), que l’allusion à la noblesse du roi de la strophe 321 : « En el rey mete mientes,toma enxemplo d’él/ Más lazra por las gentes que las gentes por él » : Regarde le roi, prends exemple sur lui/il travaille plus pour les gens que les gens pour lui (notre traduction). Or ces caractéristiques rythmiques sont doublement opérantes. D’une part, les jeux d’homonymie, de synonymie, d’assonance… constituent de solides ancrages mnémotechniques au service des arts de mémoire mais aussi d’un travail de méditation fondé sur la répétition et vers lequel tend le poème (repetitio est mater studiorum : la répétition est mère des études). D’autre part, les répétitions parallélistiques au niveau sémantique, syntaxique et métrique expriment une vision du monde binaire et configurent l’image d’une réalité duelle : « qu’elle soit bonne ou mauvaise, l’homme ne peut saisir toute chose qu’à travers son contraire » peut-on lire au chapitre II, strophe 124 (« Nin fea nin fermosa, en el mundo avés/pued omre alcanzar cosa sinon con su revés »). Sans être antagonique, la réalité semtobienne manifeste en effet une tension antithétique qui confine à la non absoluité des valeurs, au relativisme : rien n’est fondamentalement bon ou mauvais, tout ce qui arrive est voulu par Dieu et comporte quelque chose de bon qu’il revient à l’homme d’expérimenter. C’est ce qu’exprime la série de paradoxes qu’énoncent les strophes 126 à 134, notamment cette reprise du proverbe romain « si vis pacem para bellum» : si tu veux la paix prépare la guerre, strophe 127 : « la paz non se alcanza sinon con guerrear » : la paix ne se gagne qu’en guerroyant (notre traduction). Le recours à la parataxe n’est pas non plus anodin. Il engage en effet la participation du lecteur/auditeur auquel il revient de construire le sens reliant les éléments juxtaposés et contribue de ce fait à conférer au texte une dimension hautement réflexive et cependant, peu prescriptive et admonitive. Le croisement de ces traditions rhétoriques, rythmiques et sapientielles, construit un dispositif hybride au moyen duquel l’auteur prétend placer son destinataire sur un chemin de connaissance. Il reproduit, en cela, un mode de fonctionnement typiquement hébraïque mais les recours sémitiques et latins qu’il emploie étendent la portée de son dispositif au public chrétien auquel il se destine, en la personne du roi d’abord et des communautés chrétiennes de Castille ensuite. Le renouvellement de l’ancien dont procède la poésie sentencieuse de Sem Tob ne naît pas d’une fantaisie d’artiste. Il répond à une problématique contemporaine au poète, une problématique née du resserrement communautaire et du renforcement des préjugés : comment communiquer un contenu moralisant ou tout au moins édifiant à un public partageant d’autres modes de pensée. Il semble que dans le contexte de crises du XIVe siècle, crises sociales, politiques, et idéologiques, la sentence ait fait figure de forme émancipatrice et cela, à deux égards : à l’égard d’abord d’une tradition philosophique privilégiant la voie déductive via l’énoncé dogmatique et syllogistique et proposant de fait, un mode de communication jugé moins opérant dans ce contexte que la voie intuitive médiatisée par la forme brève, à l’égard ensuite d’un savoir livresque et dogmatique, « algébrosé » dirait Marcel Jousse, dans des formules toutes faites et des prêt-à-penser, ce savoir tiré des textes dont procèdent les sentences et que leur nouvelle vie dans le poème rendent à nouveau vivant.

Cette fonction psychagogique de la sentence, qui lui permet de faire revivre, en quelques mots seulement, un savoir complet et autonome, n’est sans doute pas sans relation avec la survivance dans les rejeux paraliturgiques contemporains, du contenu sotériologique du poème. On peut s’étonner en effet qu’un texte écrit au XIVe siècle dans une langue aujourd’hui difficile d’accès ait conservé son potentiel d’émerveillement ainsi que ses vertus didactiques et morales. Il semble que les mécanismes en jeu dans l’usage et le déploiement des formes brèves : cristallisation, formulisme, semen dicendi tout comme la participation du corps et des modalités sensorielles qu’engagent leur transmission et leur conservation ne soient pas étrangers à la « modernité » des Proverbes Moraux, dans ses états premiers et dans ses variations. À chaque époque, le contenu sotériologique du poème semble, en effet, s’être communiqué avec les mêmes facilités à un public d’auditeurs ou de lecteurs toujours plus distants de son contexte culturel d’origine et avoir toujours atteint, auprès de ce public varié, ses objectifs communicationnels et moraux.

3. Brièveté, corporéité, modernité

Si l’approche diachronique des Proverbes Moraux fait ressortir le rôle du corps et des fonctions sensorielles dans la transmission et la conservation du contenu sotériologique, elle révèle aussi la participation du corps et des modalités sensorielles dans l’usage et le déploiement des formes brèves. Aussi, brièveté et corporéité semblent-elle connexes non seulement dans le processus de transmission mais aux origines même du processus de création et c’est dans ce rapport de connexité qui préside à la création même de la forme brève que réside, selon nous, la modernité des Proverbes Moraux.

L’analyse rhétorique, rythmique et phonique du poème met en avant ses propriétés sonores et visuelles. De fait, si la binarité possède des fonctions idéologiques et mnémotechniques nécessaires à la transmission et à la conservation du contenu moral, elle s’intègre aussi à un ensemble d’opérations mentales mobilisant symboliquement l’ouïe et la vue. Tout s’organise en effet, comme si le poète avait cherché à reproduire artificiellement une forme d’aperception première à l’intuition. La stratégie opérationnelle place ainsi le destinataire en situation d’entendre le message, de le voir et de le comprendre simultanément avant de l’assimiler. D’une part, le recours à l’assonance, à l’allitération, à l’anaphore, à l’épanadiplose, aux rimes plates et autres recours de répétitions (synonymie, homonymie, paronomase…), mobilisent des mécanismes cognitifs associatifs. L’esprit du lecteur/auditeur est ainsi amené à rebondir d’un objet à l’autre et à achever, ce faisant, le travail d’association conceptuelle engagé par l’association phonique. D’autre part, la disposition graphique et l’ordonnancement syntaxique mobilisent des mécanismes cognitifs d’association, de projection, d’intégration et de transfert conceptuel. L’esprit du lecteur est ainsi amené à transférer la binarité du poème, visible au plan morphosyntaxique et rendu audible par les jeux mélodiques, du domaine graphique au domaine ontologique. Ce rapport au corps semble néanmoins symbolique car dans tous les cas, il s’agit moins de ce qui est entendu ou vu que de ce que représentent les jeux mélodiques et graphiques pour le lecteur/auditeur. C’est en effet par le biais d’opérations mentales que le destinataire accède au contenu. C’est donc l’esprit qui est sollicité, la réflexion, et non la perception directe et immédiate du texte. Pourtant, si les opérations mentales auxquelles engage le texte n’impliquent pas strictement la perception auditive ou visuelle, les chemins psycholinguistiques par lesquels le destinataire accède au sens privilégient la voie associative et reproduisent ce faisant un mode de connaissance intuitif.

Saisie complète et immédiate de l’objet, l’intuition peut se définir aujourd’hui et de manière consensuelle comme un jugement immédiat qui ne procèderait ni d’une induction ni d’une déduction. Issu du latin scolastique « intuitio : vue, regard », saisie complète et immédiate de la vérité, lui-même dérivé du latin « intueri : regarder attentivement, avoir l’esprit fixé sur6», le mot témoigne dans son étymologie même de l’approche dont ce mode de connaissance a de tout temps fait l’objet, une approche « perceptuelle » pourrait-on dire voire « ceptuelle », au sens que Leonard Talmy7 donne à ce terme, puisque son étymologie témoigne d’un recours à un vocabulaire primitivement perceptuel et gestuel (vue, regard, saisie de l’objet).

En privilégiant la voie associative, la sentence et le dispositif dans lequel elle s’inscrit reproduiraient donc symboliquement le chemin d’accès à la connaissance qu’emprunte l’intuition et témoignerait ainsi d’une approche physique du monde et de la connaissance. L’immédiateté qu’implique l’intuition s’exprime d’ailleurs à travers les jaillissements de sens, les fulgurances auxquelles donnent lieu les constructions parataxiques et les jeux de connotations. En outre, si le corps participe symboliquement à la réception du contenu sapientiel, il intervient activement dans le processus de transmission et de conservation du poème. Et c’est sans doute dans ces rejeux vocaux, scripturaux et gestuels que s’exprime le mieux l’efficacité expressive du dispositif. Purement symbolique dans sa transmission première, la participation du corps et des modalités sensorielles révèle son potentiel expressif dans les effets de la mémorisation, de la méditation et de l’appropriation auxquelles la poésie gnomique de Sem Tob invite et qu’attestent les multiples rejeux.

En conclusion, la modernité des Proverbes moraux et plus largement peut-être celle de la forme brève, procéderait d’un rapport de connexité entre brièveté et corporéité. L’analyse diachronique des Proverbes moraux dévoile en effet, un rapport à la communication fondé sur la mise en œuvre d’un dispositif qui dans la transmission première du poème engage symboliquement le corps et les fonctions sensorielles (auditives, visuelles, kinesthésiques) avant de les engager activement, à travers les modalités sensorielles du discours, dans les rejeux mémoriels, vocaux, gestuels et scripturaux commandés par la forme et la fonction même du poème. Or le dispositif hybride qui sous-tend le texte, en reproduisant même artificiellement les conditions d’un mode de connaissance intuitif, crée les conditions d’une communication capable de s’établir directement avec le destinataire, par-delà ses préjugés, et de lui délivrer ainsi la formulation minimale d’un absolu que contient en puissance la forme brève mais que seul libère l’exercice spirituel silencieux, la méditation, de celui qui se l’approprie, la confronte avec ses propres convictions et se laisse ou non transformer par elle. Un poème se lit différemment selon l’état d’esprit ou la culture. De fait, la poésie gnomique de Sem Tob ne se lit pas tout à fait de la même manière aujourd’hui qu’hier. Pourtant, le contenu sapientiel des Proverbes Moraux continue d’interpeler ceux qui en perpétuent la tradition dans des usages paraliturgiques aussi bien que ceux qui en découvrent chaque jour le texte grâce aux travaux de vulgarisation. Aussi l’universalité des thèmes qu’abordent les sentences collectées par Sem Tob semble-t-elle avoir trouvé dans la forme brève un moyen efficace et durable de toucher au cœur un public toujours plus distant culturellement comme elle avait pu toucher au cœur le public de son temps, un moyen intrinsèquement moderne en somme.

Bibliographie

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Site

TLFi, Trésor de la Langue Française informatisé, http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF - CNRS & Université de Lorraine.

Notes

1 Nous employons le terme de « rejeux » au sens joussien du terme. Pour Marcel Jousse (2008), l’homme est un « rythmo-mimeur » né. Il intègre le jeu interactionnel universel et le rejoue : « c’est à partir du moment où l’anthropos a joué en lui le geste interactionnel qu’il a pu se dire le microcosme qui réverbère le macrocosme […] Nous savons ce qui, en interactionnant, s’est imprimé en nous et cela s’exprime » (p. 58-63). Dans notre approche, le récepteur-lecteur-auditeur intègre la poésie semtobienne, l’assimile et la rejoue à sa manière.

2 Du Guide des Perplexes de Maimonide, par exemple, mais les sources sont multiples.

3 Du Libro de los dichos filosóficos et de Bocados de Oro, par exemple.

4 Ilia Galán (2007) relève cette étymologie dans son ouvrage sur Sem Tob. Ses recherches sur le contexte historique et la démarche de l’auteur éclairent le choix du titre proposé plus tard par le Marquis de Santillane.

5 Nous nous appuyons ici sur les travaux d’Alexis Nouss (1998), p. 7-17.

6 Nous nous appuyons ici sur les données rassemblées par le TLFi : Trésor de la Langue Française informatisé, http://www.atilf.fr/tlfi. « Intuitio » désigne en latin scolastique la saisie complète et immédiate de la vérité, non pas la « vue » sommaire et superficielle mais la « vision claire et certaine de Dieu telle que les bienheureux l'ont dans le ciel ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre les mots « vue, regard ».

7 Leonard Talmy (2000) est l’un des principaux tenants de la grammaire cognitive. Il appelle « ception » l’union de la perception (au sens large) et de la conception. Par exemple : « je vois ce que tu veux dire » pour « je comprends ».

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Référence électronique

Edwige Callios, « La modernité des Proverbes Moraux de Sem Tob. Approche diachronique », Atlantide [En ligne], 9 | 2019, mis en ligne le 01 juillet 2019, consulté le 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=1212

Auteur

Edwige Callios

Professeure agrégée, docteure en Etudes Ibériques et Ibéro-américaines et maitresse de conférences à l’Université de Nantes, diplômée en Etudes Hispaniques et en Philosophie, ses recherches les plus récentes portent sur l’engagement du corps dans des pratiques créatrices à visées sinon sotériologiques, du moins édifiantes et émancipatrices. Elle a notamment publié : « Le corps, medium créatif et épistémologique, aux origines et dans la connaissance du « réel merveilleux » d’Alejo Carpentier », Revue OuvirOuver, Université Fédérale d’Uberlandia, Brésil, v. 10, 2014 et : « Le corps à corps avec la matière comme espace de création littéraire et anthropologique aux origines et dans la construction du « Recours de la méthode » d’Alejo Carpentier », Revue OuvirOuver, Université Fédérale d’Uberlandia, Brésil, v. 12, 2016.

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