1. Naissance de la nouvelle galante
Il est d’usage de dater la création de la « nouvelle historique » de 1662, date à laquelle Mme de Lafayette publie La Princesse de Montpensier, un court texte qui mêle personnages historiques bien connus et personnages fictifs, un récit précis d’épisodes des guerres de religion et une intrigue amoureuse1. Ce premier modèle a ensuite été décliné dans deux directions différentes : soit en favorisant le récit historique, ce qui mène à une vision du monde désabusée où le regard surplombant du narrateur-historien prend une dimension morale (c’est ce que pratique Saint-Réal dans Dom Carlos, 1672) ; soit en favorisant l’intrigue amoureuse, ce qui entraîne la valorisation de la force des passions (c’est que qu’approfondit Mme de Lafayette dans La Princesse de Clèves, 1678). Tant que ces passions amoureuses restent des affaires sérieuses, où des héros, pris entre leur devoir et leur désir, se battent avec leur conscience, la lecture morale reste toujours possible. Mais, à partir de 1669, apparaît une forme où se retrouve le même mélange de récit historique et d’intrigues amoureuses, mais avec une orientation clairement « galante », c'est-à-dire que le récit des intrigues amoureuses prend alors le pas sur l’intrigue historique, qui ne sert plus que de décor superfétatoire à une intrigue clairement sexuelle2. C’est à Mme de Villedieu que revient le privilège d’avoir créé le genre et de s’être spécialisée dans la suite de sa carrière dans ce genre de la « nouvelle galante »3. Le principe qui régit ses intrigues se résume simplement : c’est l’amour qui mène le monde. Mais l’amour est à comprendre chez cette autrice dans ses variantes les moins idéalistes, voire les plus dégradées : le mot « amour » cache le plus souvent le seul désir ; la passion s’exprime surtout à travers la jalousie ; et l’impératif libidinal justifie tromperies et malversations en tous genres. La première réalisation de Mme de Villedieu dans ce domaine, quelques nouvelles du Journal amoureux (1669), mélange ainsi intrigues galantes et personnages historiques ; mais, en se rapprochant de l’intimité de ceux qui font l’histoire, elle les représente dans des situations gênantes pour leur prestige, et souvent cocasses pour le lecteur : quiproquos, rencontres inattendues, déguisements grotesques, portes qui claquent, scènes conjugales ou adultères de brouillerie, avec souvent une réconciliation sur l’oreiller à la clef… Cependant, même si on trouve de très grands personnages au centre des nouvelles (par exemple l’empereur Charles-Quint et le roi François Ier dans les Ve et VIe parties), les intrigues galantes qu’elles racontent sont en fait historiquement parfaitement invraisemblables pour le lecteur quelque peu informé du XVIIe siècle. L’autrice ne s’en cache d’ailleurs pas dans son « avis au lecteur » :
Encore qu’il y ait beaucoup de noms illustres dans cette histoire, qui la font croire véritable, il ne faut pas toutefois la regarder de cette manière. […] L’on n’y a inséré des noms connus, que pour flatter plus agréablement votre imagination. […] Ce Journal [est] un simple jeu d’esprit ; et l’auteur [n’a] que votre divertissement pour objet […]4.
C’est ainsi que le Journal amoureux ne marque qu’une étape sur le chemin de la subversion de l’histoire dans laquelle s’est engagée la romancière. Avec les Annales galantes, qui commencent à paraître un an après le Journal amoureux, en 1670, son usage de la référence historique change. Certes, il y a toujours mélange entre galanterie et histoire, mais cette fois l’ancrage historique est beaucoup plus précis et nettement plus fiable5. Une prétention nouvelle à la vérité historique se fait jour, comme le montre la présence d’une « Table des matières historiques » accompagnant l’ouvrage, où Mme de Villedieu cite ses sources, toutes très érudites, et se permet même de commenter les historiens utilisés par elle et l’usage qu’elle a fait de cette bibliographie6. C’est pourquoi elle ose donc écrire dans son avant-propos :
Je lui [au public] déclare donc que les Annales galantes sont des vérités historiques, dont je marque la source dans la Table que j’ai insérée exprès à la fin […]. Ce ne sont point des fables ingénieuses, revêtues de noms véritables, comme on en a vu un essai depuis quelques mois, dans un des plus charmants ouvrages de nos jours [allusion à son Journal amoureux]. Ce sont des traits fidèles de l’histoire générale7.
A la croire, l’histoire ne serait donc plus le décor d’intrigues fictives, rendues plus amusantes par les référents historiques ; elle serait devenue la matière même que vient travailler la romancière pour faire émerger la part romanesque, et surtout passionnelle, du réel que taisent les historiens, ceci afin de la révéler au public. D’où le célèbre aveu :
J’avoue que j’ai ajouté quelques ornements à la simplicité de l’Histoire. La majesté des matières historiques ne permet pas à l’historien judicieux de s’étendre sur les incidents purement galants ; il ne les rapporte qu’en passant ; et il faut une bataille fameuse, ou le renversement d’une monarchie pour lui arracher une digression. J’ai dispensé mes Annales de cette austérité8.
La prétention historique s’accompagne donc d’un dénigrement du travail des historiens officiels, accusés de cacher au public la part déterminante de la causalité passionnelle dans les événements de l’histoire. La manœuvre, qui consiste à prétendre à une véracité égale, et même supérieure, à celle à laquelle peuvent prétendre les historiens de profession, paraît si audacieuse qu’on est d’abord tenté de penser qu’il s’agit d’un pur dispositif ironique de mystification littéraire, ce qui n’aurait rien d’étonnant de la part d’une romancière qui aime à jouer avec son lecteur et à le faire rire. Cependant, on peut aussi remarquer qu’en mettant en cause l’écriture légitime de l’histoire, en proposant une « nouvelle histoire », galante, chargée de concurrencer l’historiographie officielle volontiers hagiographique ou tragique, en tout cas toujours moralisante, la romancière contribue au discrédit du discours historique qui a accompagné la « crise de la conscience européenne », selon la fameuse formule de Paul Hazard9. Pour Mme de Villedieu, il semble qu’il n’y ait pas de doute : l’histoire galante rend justice à la vérité historique. C’est pourquoi, malgré l’univocité de cette vision, où presque tout est ramené à la libido des Grands, son écriture peut aussi être comprise comme partie intégrante de la réflexion sur l’écriture de l’histoire particulièrement vivace dans les années 1660 et 1670, réflexion qui conduit à envisager la nouvelle comme « une tentation de l’historien »10. L’audace de la romancière, son irrévérence à l’égard de la matière historique se trouvent donc tout à fait explicables. Le changement de dispositif préfaciel, qui amène Mme de Villedieu à plaider le mensonge historique volontaire dans le Journal amoureux, pour passer l’année suivante dans les Annales galantes à la revendication d’une vérité historique, semble ainsi correspondre à la prise de conscience que ce qui n’était qu’un « jeu d’esprit » - la nouvelle galante - révélait une part occulte mais déterminante de l’histoire. Désormais, dans ses œuvres ultérieures, la romancière va s’attacher à dévoiler cette réalité qui ne va pas sans remettre en cause le prestige des acteurs de l’histoire, ni sans ternir celui de ses commentateurs.
2. Les Amours des Grands Hommes : effets de l’histoire à la mode galante
Une des meilleures réalisations par la romancière de cette nouvelle écriture historique paraît en 1671 sous le titre Les Amours des Grands Hommes : il s’agit d’un recueil de quatre nouvelles, dont chacune met en scène un grand personnage de l’Antiquité : deux grecs, Solon et Socrate, et deux romains, César et Caton. On y observe les effets d’une récriture du récit historique où les « grands » événements de la « grande histoire » sont vus comme la conséquence directe des « petites histoires ». Prenons l’exemple de César, dont le personnage et la situation sont ainsi présentés au début de la nouvelle :
Il fut Amoureux avant que d’être Conquérant ; et nous voyons même qu’au milieu de ses Conquêtes les plus illustres, il n’oublia pas ce qu’il devait à l’Amour. Il n’était encore que Questeur, et n’avait exercé son courage que contre les Pirates de Cilicie, quand il épousa Pompéia, Sœur de Pompée le Grand. Dès ce temps-là, comme dans celui-ci, les Mariages des gens de qualité, étaient des unions de Politique, plutôt que de sympathie. Pompéia aimait secrètement Publius Claudius ; et César avait une violente inclination pour Murcie, qui fut depuis femme de Pompée. Le besoin que César avait de l’appui de Pompée, l’empêcha de le traverser dans le recherche de Murcie ; et cette même raison lui faisant souhaiter son alliance, il épousa la Sœur de ce grand Homme, le jour même que Pompée épousa la Maîtresse de César11.
Des références au rôle et aux actions historiques de César (mention des « conquêtes », charge de « Questeur », lutte contre les « Pirates de Cilicie », alliance politique avec Pompée) sont convoquées, mais aussitôt évacuées pour focaliser la narration sur la question des mariages arrangés. Constatant l’incompatibilité des désirs individuels et des intérêts politiques, Mme de Villedieu se sert donc de l’information historique (ambitions et rivalités politiques) pour construire le nœud galant d’un récit qui développera ensuite les intrigues amoureuses : entre Pompéia, sœur de Pompée et femme de César, et Claudius d’une part ; entre César et Murcie, femme de Pompée, d’autre part. S’appuyant sur les sources antiques, en particulier Plutarque12, elle imagine par exemple un double rendez-vous nocturne entre les couples adultères, qui, cherchant les meilleures opportunités, se donnent rendez-vous au même endroit au même moment, d’où évidemment quiproquos fâcheux et comiques à la fois. Mais passons les détails croustillants de l’intrigue pour arriver au résultat :
Pompée répudia Murcie ; et César, pour se venger de la rigueur de Pompée, répudia Pompéia. Cette désunion devint publique. César et Pompée se divisèrent ; Caton profita de leur brouillerie, comme il se l’était proposé ; et se réconciliant avec Pompée, fut depuis le plus opiniâtre des ennemis de César. L’Amant de Murcie, désespéré de ce que ses bonnes intentions avaient si mal réussi, se vengea des caprices du hasard, sur l’indiscret Claudius. Il lui suscita Cicéron, qui le dénonça au Sénat, et qui poursuivit avec ardeur la punition de son déguisement13.
Tous les événements historiques évoqués sont exacts : la brouille entre Pompée et César, l’alliance entre Pompée et Caton, le procès contre Claudius mené par Cicéron. Mais la grande histoire romaine, fondée des auteurs aussi prestigieux que Plutarque et Cicéron, celle qu’on traduisait dans les collèges, celle qu’on enseignait à des fins morales, celle qui constituait un des fondements de la culture de l’honnête homme, est devenue une fable galante.
Le premier effet visible du traitement galant de l’histoire consiste dans la féminisation de son personnel. Chez Mme de Villedieu, les personnages féminins ne sont pas seulement cités, mais deviennent des protagonistes à part entière, dont les paroles et les actions ont un effet sur le cours de l’histoire. La nouvelle intitulée « César » ne met pas seulement en scène ce dernier, ainsi que Pompée, Clodius, Caton et Cicéron, mais encore Pompéia, sœur de Pompée et femme de César ; Murcie, femme de Pompée et amante de César ; Servilia, sœur de Caton et amante de César ; Aurelia, mère de César : les grands hommes sont remis dans le réseau de leurs liens familiaux et intimes, et descendant de leur piédestal, ils quittent la solitude qui les entoure chez les historiens pour retrouver leur humanité. Cet effet est explicitement recherché par la romancière, qui critiquait dans sa dédicace la déshumanisation des « grands hommes » :
Les grands hommes n’ont été traduits à la postérité que sous des figures terribles. Les auteurs se sont imaginé les élever au-dessus de l’homme ; quand ils les ont dépouillés de tous les sentiments de la nature : ils nous représentent les philosophes insensibles, et les conquérants ne se montrent à nous que les armes à la main.
Deuxième conséquence de cette appropriation de la matière historique par la nouvelle, se dessine une forme de « vulgarisation historique », car si l’histoire à la mode galante comporte des approximations, des personnages fictifs, une psychologie largement imaginée, elle reste cependant fidèle à la trame historique générale. Elle constitue en ce sens un apport non négligeable à la diffusion de la culture antique. S’adressant à un lectorat mondain, et particulièrement féminin, elle rend facilement accessibles à ce public des connaissances qui autrement seraient restées le monopole sinon des savants, du moins des hommes. C’est un savoir largement de seconde main, et passablement déformé par la mise en fiction galante, mais un savoir tout de même, et pour beaucoup de lectrices un des rares savoirs disponibles sur l’Antiquité, et pour quelques-unes la voie vers un approfondissement culturel, voire un apprentissage de la langue latine.
Enfin, au plan de la stratégie d’écriture de Mme de Villedieu, on constate que la romancière légitime son œuvre par le choix de traiter de l’histoire antique. En effet, si elle a conçu son programme de « galantisation » de l’histoire à partir de l’histoire récente (Journal amoureux et Annales galantes), elle a ensuite innové en étendant cette pratique à l’histoire antique avec les Amours des grands hommes14. Or, le déplacement chronologique n’est pas sans conséquence pour son rapport à l’écriture : ses textes liminaires montrent qu’elle se présente désormais comme une véritable historienne, qu’elle cherche à valoriser sa démarche, quitte à régler des comptes avec les doctes15. Preuve de cette stratégie (ironique ?) de légitimation, la dédicace des Amours des grands hommes au roi : grand homme forcément, et galant de surcroît, à cette date encore. Il y a sans doute de l’audace à s’adresser à lui, acteur et garant de l’histoire par nature, pour solliciter sa bienveillance à l’égard d’une écriture galante de la grande histoire. Audace d’autant plus grande quand on considère le traitement que Mme de Villedieu réserve aux « grands hommes »…
3. Ridicules des Grands Hommes
Quand on y regarde de plus près en effet, chacun des prétendus « grands hommes » annoncés par le titre est systématiquement rabaissé par le récit. Solon, « le plus renommé des sept Sages [de la Grèce], et le Législateur de sa Patrie », n’hésite pas à user de son influence politique pour servir ses intérêts amoureux ; Socrate croit enseigner à la belle Timandre par amour de la philosophie, mais Alcibiade lui montre facilement combien qu’il est le jouet des passions qu’il nie ; César est amené par ses propres manœuvres à assister -à son insu !- à son propre cocuage ; Caton feint l’indifférence face aux passions …à la suite de la découverte que sa femme en aime un autre ; Pompée avoue son désarroi devant l’inconstance d’une maîtresse qui a cru lui plaire en se donnant à son meilleur ami… Dans de telles circonstances, où se trouvent la grandeur d’âme, la maîtrise de soi, la vertu/virtù qui sont censées faire les héros ? Au mieux, l’héroïsme des grands hommes est ramené à une apparence, comme la narration le souligne elle-même. C’est en effet cette explication que donne Solon quand il refuse le trépied d’or que le philosophe Thalès est venu lui offrir comme au plus sage de tous les Grecs.
Hélas ! s’écria Solon, quand il apprit le sujet du voyage de son ami, que le cœur de l’homme est un étrange labyrinthe ! Nul n’en démêle les tours, mon cher Thalès, et tel croit un Philosophe aussi consommé dans la pratique de sa science, que dans ses préceptes, qui sortirait bientôt de cette erreur, si les yeux étaient aussi véritablement les fenêtres de l’âme, qu’ils n’en sont que le masque. […] Jugez, ajouta-t-il, si je mérite ce Trépied mystérieux que les Dieux destinent au plus sage des hommes. Deux ou trois passions violentes déchirent mon cœur. J’aime Origne autant qu’on peut aimer. Je hais Pisistrate de toute ma haine ; je suis jaloux et désespéré, et dans les transports de ma fureur, je ne sais si je ne serais point capable des mêmes emportements contre ce que j’aime, comme contre ce que je hais. Gardez le Trépied, mon cher Thalès, ou faites ce présent à quelqu’un qui soit plus sage que ne l’est Solon.
− Je ne connais point d’homme, repartit Thalès, qui le paraisse davantage. Vos lois semblent vous avoir été dictées par les Dieux. Votre conversation est docte, et instructive ; votre extérieur est tranquille, et vous avez refusé la puissance souveraine. Si vous n’êtes pas Sage, qui le sera ? et sur quel fondement peut-on asseoir les jugements qu’on fait des hommes ? S’il est vrai que votre âme soit le jouet de tant de passion, déplorons, mon cher Solon, l’excès de la faiblesse humaine ; elle est répandue dans tous les hommes également, et l’apparence seule met quelque différence entre eux. Nous n’acquérons point la véritable Sagesse, nous n’acquérons que l’Art de la feindre16.
La métaphore du masque, l’opposition entre un « extérieur » serein et divers « transports » intérieurs soulignent combien la sagesse du philosophe n’est qu’une apparence, ne correspondant qu’à l’image que cherche à donner de lui un être suffisamment sage pour connaître ses passions, mais insuffisamment sage pour les maîtriser. Et les deux philosophes de conclure logiquement qu’il faut envoyer le trépied « à quelque divinité » car aucun homme ne mérite le titre de sage17…
Cependant ce manque de sagesse ne prend pas forcément chez Mme de Villedieu la forme d’une conscience douloureuse de la nature humaine pécheresse. La folie des « grands hommes » qu’elle se plaît à illustrer consiste non seulement à dénoncer leurs faiblesses, mais aussi à les placer dans des situations ridicules, voire burlesques. Ainsi Socrate : chargé de l’éducation de la trop belle Timandre, il cache son existence à son épouse et à ses amis grâce à une vieille astrologue passablement libidineuse. Percé à jour par l’épouse évidemment jalouse, il doit subir non seulement une scène de ménage, mais encore les leçons de morale que lui donne Alcibiade, personnage plaisamment utilisé à contre-emploi par la romancière : scène évidemment plaisante, dont le prestige de Socrate ne sort pas indemne. Autre exemple déjà évoqué, celui de César profitant des fêtes de la Bona Dea, une occasion licencieuse, pour donner rendez-vous à sa maîtresse, Murcie, femme de Pompée, dans sa propre chambre conjugale. Il se cache en attendant dans le cabinet attenant, mais, au moment où il s’apprête à rejoindre au lit celle qui s’y trouve, il entend la voix de sa femme : « Il se rejette dans son cabinet précipitamment, et soit que la conversation du lit fut longue en effet, ou que l’impatience de César la lui fit trouver telle, il ne passa jamais de temps plus ennuyeux »18. De fait : quand enfin son épouse s’éloigne « faisant de grandes excuses de ne pouvoir demeurer davantage » et qu’il étreint enfin la belle, elle s’échappe de ses bras, se débat, cherche à fuir, jusqu’au moment où une servante apportant une lampe montre que la « dame » n’est autre que Claudius, venu lui aussi à un rendez-vous galant, mais avec la propre femme de César. Ainsi César, caché dans son coin, a été fait cocu, sous son nez, dans son lit, et de vengeance point, puisqu’il ne peut dénoncer la présence de Claudius qu’en avouant la sienne. Et comme leurs deux présences sont interdites par les règles qui président aux fêtes de la Bonne Déesse, il doit rester cocu et content… Ridicule encore, Caton, qui raconte lui-même sa naïveté et comment il a servi à son insu de messager entre sa femme et son amant. Ainsi les grands hommes sont presque systématiquement placés dans des situations qui les rabaissent et les tournent en dérision.
Mais s’ils apparaissent ridicules, ils se révèlent également plaisants, aimant à rire et à plaisanter. C’est ce que montre par exemple le personnage de Pompée, qui feint la colère pour s’amuser aux dépens de son interlocuteur. Quand César vient s’expliquer chez lui sur les événements récents, Pompée s’amuse en effet à feindre l’indignation :
Pompée qui était en humeur de se divertir, [prenait] un sérieux, qu’il avait beaucoup de peine à soutenir. [Lui], dont la colère était feinte, et qui ne savait rien de ce qui se passait dans le cœur de César, avait une peine extrême à s’empêcher de rire. Il détournait la tête d’un autre côté pour prolonger la Comédie19.
Le rire est donc à double effet : d’une part, parce que Pompée se moque de César, témoignant qu’on peut être un grand homme et aimer à plaisanter ; d’autre part, parce que Pompée ne sait pas encore ce que sa naïveté véritable va bientôt l’aider à découvrir, c'est-à-dire qu’il a en fait toutes les raisons d’en vouloir à César, puisque c’est avec sa femme que César voulait passer la nuit. Pompée peut donc aimer à rire, rira bien qui rira le dernier… Mme de Villedieu semble ici utiliser son expérience de dramaturge : usant du comique à la manière d’un langage théâtral, elle joue sur un double niveau de destinataire, puisque le comique est à la fois présent entre les personnages du récit, mais prend aussi sens à leurs dépens.
Reste à savoir quels effets cette récriture galante de l’histoire dans les nouvelles a pu avoir sur l’écriture de l’histoire en général. En effet, ce n’est pas parce que ces récits sont galants jusqu’à la frivolité qu’ils ne tiennent aucun discours axiologique. Écrire dans les blancs de l’histoire pour en révéler la face dérisoire, voire sordide, est clairement une écriture orientée, et amène des conséquences tant sur le plan littéraire qu’un peu au-delà. Tout d’abord, au plan des idées littéraires et artistiques, on peut faire l’hypothèse que cette ridiculisation de l’histoire antique participe à la déconstruction de la révérence obligée envers l’Antiquité qu’on a appelé la « Querelle des anciens et des modernes » : montrer que les Anciens ne sont ni meilleurs ni pires que les Modernes justifie en effet qu’on cesse de les considérer comme des modèles absolus, en morale comme en art. Plus particulièrement, du point de vue de l’histoire de la fiction narrative, on peut remarquer que l’écriture de Mme de Villedieu opère un renversement de la tradition. Jusque-là, quand le roman, et plus généralement la narration, avait recours à l’histoire, c’était systématiquement pour acquérir du prestige, récupérer au profit de la littérature de fiction le prestige de cette forme particulière de littérature qu’était le récit historique. Avec Mme de Villedieu, le recours à l’histoire ne sert plus à donner du prestige à la fiction narrative ; c’est au contraire la fiction narrative qui contamine l’histoire et fait peser sur les « grands hommes » le soupçon qu’ils n’ont rien de grand. Chez elle, l’histoire ne sert plus à fournir des héros à la littérature ; la littérature en revanche sert à détruire les héros. Le roman en vient à désacraliser l’histoire.
Cependant ce renversement, s’il témoigne de la crise de l’écriture de l’histoire au XVIIe siècle, travaille aussi en sourdine à une mise en cause de la sphère politique, car en s’en prenant aux grands hommes du passé, Mme de Villedieu ouvre la voie à un traitement désacralisant de tout prétendu grand homme, contemporain inclus. De fait, le programme de Mme de Villedieu (érotiser/galantiser ; ridiculiser/désacraliser) fut bientôt appliqué, par d’autres, souvent anonymes, aux événements et aux personnages contemporains. Le Palais Royal ou les amours de Mme de La Vallière, Le Passe-temps royal, ou les amours de Mademoiselle de Fontanges, Le Perroquet ou les amours de Mademoiselle, Le Grand Alcandre frustré, Le Divorce royal ou guerre civile dans la famille du grand Monarque, Le Tombeau des amours de Louis le Grand et ses dernières galanteries, etc. : tous ces titres de pamphlets érotico-satiriques, pris parmi bien d’autres, manifestent l’essor dans les dernières décennies du XVIIe siècle d’une nouvelle forme narrative hybride, où la fiction galante s’est emparée de la chronique historique, où la satire n’a plus hésité à devenir pamphlet, où le récit plaisant a osé dire ce qu’aucun discours politique ne pouvait assumer dans la France de l’absolutisme20. Comment comprendre alors que Mme de Villedieu ait osé offrir sa satire amusée des « grands hommes » de l’Antiquité à Louis XIV ? Car s’il y avait flatterie à dédier des Amours des grands hommes à un roi qui se voulait grand, et qui en 1671 se piquait encore de plaire aux dames, pourtant le contenu de ces Amours ne permet guère de croire les hommes aussi grands que l’histoire le dit. Les récits, en ne montrant que passions ridicules et calculs cyniques, ne cessent au contraire de démonter l’imposture qui permet de croire à la grandeur. C’est pourquoi la flatterie de la dédicace pourrait bien n’être qu’apparente, et cacher, par l’association entre le titre flatteur et le récit satirique, une intention ironique (inconsciente ?) dont l’image du monarque galant ne sort pas indemne. Car, en invitant le lecteur à un rapprochement entre le monarque du XVIIe siècle et les « grands hommes » de l’Antiquité, Mme de Villedieu oriente – nolens volens ? – vers une interprétation politique, à savoir une lecture désacralisante de l’autorité monarchique présente dans la personne du roi, en l’occurrence dans son corps21.