L'antiquité chevaleresque : lecture des Vies des douze Césars comme une chanson de geste

DOI : 10.56078/atlantide.1605

Riassunti

En 1520, l'imprimeur Galliot du Pré propose une traduction des Vies des douze Césars de Suétone sous le titre Des faictz et gestes des douze Cesars, nouvellement translaté en francoys par Guillaume Michel, dict de Tours. Cette première traduction complète des biographies impériales en français est accompagnée de gravures sur bois associant les empereurs aux figures chevaleresques des Neuf Preux. La version de Guillaume Michel est ainsi rapprochée d'une autre entreprise, Li fet des Romains, dans laquelle la Vie de César écrite par Suétone était mêlée aux textes de César, Salluste et Lucain dans un récit épique. Ce parallèle montre aussi la perméabilité entre les genres littéraires dans la première modernité, ce qui est souligné par les choix de Guillaume Michel dans sa traduction, dont nous proposons quelques exemples ici.

In 1520, Galliot du Pré, parisian printer, published a translation of the Suetonius Twelve Cesars under this title: Des Faictz et gestes des douze Cesars, nouvellement translaté en francoys par Guillaume Michel, dict de Tours. It is the first traduction of all the imperial biographies in French, and the text is presented with wood engravings already used to represent the knightly figures of the Neuf Preux. Through the title and the illustrations, a parallel is established between the translation of Suetonius and an other medieval compilation, Li Fet des Romains, where Suetonius' Life of Cesar is linked together with texts of Cesar himself, Sallust and Lucan, creating an epic poem. This association highlights the permeability between the literary genres during the First Modernity, and this fuzziness can also be pointed out in the translation choices of Guillaume Michel.

Struttura

Testo completo

Alors que certaines associations d'auteurs avec la chanson de geste semblent incontournables, d'aucuns s'étonneront peut-être de la mention de Suétone dans ce contexte, même aux frontières du genre. Le décalage temporel et culturel entre l'Antiquité et le Moyen-Âge ainsi que l'évolution des pratiques et des goûts littéraires semblent s'opposer à tout rapprochement. La définition de la chanson de geste est en effet marquée par la forme poétique et surtout par les thématiques épiques, puisqu'elle serait selon François Suard « destinée à présenter un récit d'exploits essentiellement guerriers – tel est le sens du mot geste, issu du latin gesta –, exploits associés à un personnage qu'il s'agit de célébrer » (Suard, 2011, p. 23). Poésie, combats et célébration, autant de caractéristiques que l'on ne peut guère retrouver dans la série de douze biographies d'empereurs romains que rédigea Suétone au IIe siècle de notre ère. Une autre définition de Suard insiste sur la valeur des personnages, puisqu'il présente la chanson de geste « comme un chantier où s'expérimentent des méthodes complexes pour dire la vaillance d'un héros représentatif des valeurs du groupe » (Suard, 2005, p. 27). La première traduction complète en français a pourtant été proposée en 1520 par Guillaume Michel et son imprimeur Galliot du Pré dans un style évoquant en bien des endroits celui des chansons de geste. Le mélange des genres dans cette version, favorisé par l'existence d'un texte hybride intermédiaire, Li Fet des Romains, souligne l'importance du traducteur et de l'imprimeur dans la transmission des biographies suétoniennes.

1. Une apparente opposition

Au lecteur qui voudrait associer les Vies des douze Césars aux chansons de geste, une difficulté s'impose d'emblée quant à la forme, puisque Suétone écrit en prose. La caractéristique ne semble cependant pas primordiale, et nombre de chansons de geste ont été transcrites en prose dès le xve siècle (Colombo-Timelli, Ferrari & Schoysman, 2014). L'utilisation de la prose n'était donc plus un obstacle au rapprochement dans la pensée des lecteurs du xvie siècle. Par ailleurs, même si le texte a souvent été considéré comme difficile, son style a été apprécié et le texte a été imité notamment par Einhard dans sa Vie de Charlemagne rédigée au début du ixe siècle. Les biographies antiques ont ensuite été lues tout au long du Moyen Âge, comme en témoignent les nombreux manuscrits datant de cette période. Suétone faisait ainsi partie d'un fonds de culture antique connu et apprécié des érudits de la Renaissance. Les reproches que l'on entend encore parfois aujourd'hui concernant son style trop heurté, factuel et loin de la prose poétique ont été plutôt la marque du xixe siècle1. La prose du biographe est en effet marquée par des faits de style caractéristiques, parmi lesquels on peut relever « d'une part la pratique rythmique qui se manifeste par la clausule, et, d'autre part, l'usage colométrique, qui se distingue au travers du jeu des masses syllabiques et segmentales » (Fry, 2009, p. 19). La forme même du texte de Suétone, sans répondre aux canons du genre de la chanson de geste médiévale, a donc un rythme identifiable et certains lecteurs du xvsiècle ne tarissaient pas d'éloges sur son style. Nicholas Bérauld, reprenant les propos du commentateur Sabellicus, « homme d'un jugement très pénétrant », affirme ainsi que « de tous ceux qui ont écrit les vies des Césars, seul Tranquillus [est] digne d'être lu ». Selon Bérauld, l'historien latin est en effet « en tous points élégant, pur, brillant » (cité dans Galand-Hallyn, 1997, p. 75).

La première définition de Suard précédemment citée, plus que la forme, mettait cependant au premier plan « un récit d'exploits essentiellement guerriers ». Sur ce point, le rapprochement paraît plus difficile encore et il suffit de lire le récit de la bataille d'Actium pour se convaincre que les descriptions de combat ou leur mise en valeur n'intéressaient guère Suétone. La bataille navale, à la suite de laquelle Octavien, victorieux, prend définitivement le surnom d'Auguste et transforme la république déliquescente en régime impérial, a certes été brève et sa portée essentiellement symbolique. Cependant, alors qu'elle devient une épopée fantastique chez Virgile qui la développe sur plus de quarante vers dans la magistrale description du bouclier d’Énée (Enéide, viii, 671-713), Suétone la résume en deux propositions (Aug., xvii, 4) : « Peu après, dans un combat naval près d'Actium, [Auguste] vainquit par une lutte qui se prolongea en soirée, si bien que, vainqueur, il dut passer toute la nuit sur son navire. »2 Nulle arme n'est mentionnée ici, l'auteur se bornant à évoquer les circonstances de l'action. On ne connaît ni le nombre de bateaux, ni les techniques utilisées, et Suétone se concentre sur l'information minimale, vicit (« il vainquit ») ainsi que sur le comportement de l'empereur. Le choix effectué par l'historien, dans ce passage comme dans une grande partie de ses biographies, est en effet de mettre en valeur la personnalité : la mention des actions ne sert souvent qu'à justifier le comportement, les dérives ou les décisions d'un empereur. Si quelques récits sont plus détaillés, la description de combats est quasiment absente des Vies : neuf ans d'exploits militaires de César sont réduits à une centaine de mots (Ces., xxv), les campagnes de Tibère sont résumées en moins de cinquante (Tib.ix), celles de Vespasien en une vingtaine (Vesp., viii, 6). Suétone n'insiste donc pas sur les « exploits guerriers », pas plus que sur les combats corps à corps autres que militaires, puisque l'un des rares récits de ce genre à être développé est celui de l'assassinat de Domitien, qui meurt sous les coups de plusieurs conjurés. Or dans ce passage les traîtres sont au moins sept, pour autant de coups portés, il est donc difficile de considérer la scène comme un « exploit » de leur part, ni évidemment comme un exploit de l'empereur qui ne brille ni par sa réactivité ni par sa magnanimité en ce moment crucial. Difficile aussi d'y trouver un signe de vaillance, ni chez l'empereur ni chez les conjurés.

La « célébration » des héros — en l'occurrence des empereurs — est aussi pour le moins relative, et ils ne sont pas toujours mis en valeur. L'image donnée est même parfois calamiteuse, lorsqu'il s'agit par exemple de décrire Caligula prenant soin de son cheval et le nommant éventuellement consul (Cal., lv), Néron chantant devant Rome en flammes (Ner., xxxviii) ou encore Domitien torturant des mouches (Dom., iii). Ces épisodes célèbres, loin de la mise en valeur du héros, participent au contraire à la légende noire de ces empereurs et sont ancrés dans bien des mémoires. Même s'il est à peu près impensable que Caligula ait vraiment nommé son cheval consul et si l'on sait aujourd'hui que Néron n'a probablement aucune part dans le départ de feu et ne séjournait peut-être même pas à Rome lors de l'incendie, ces récits ont été largement repris. Néron reste ainsi associé aux innombrables tableaux le représentant en pleine contemplation des flammes, et c'est en particulier au récit de Suétone3 que nous devons cette image. Il est vrai que les exemples donnés précédemment concernent tous des empereurs jugés « mauvais », mais les « bons empereurs » ne font pas non plus l'objet de développements laudatifs, Suétone se contentant souvent de décrire les faits (ou d'en proposer une version) sans intervenir de façon directe dans son récit. L'absence de jugement explicite peut donner « au lecteur le sentiment que l'auteur […] se borne à enregistrer des faits bruts et respecte une scrupuleuse objectivité » (Gascou, 1984, p. 688), loin donc d'une quelconque célébration. Si l'objectivité n'est pas toujours aussi « scrupuleuse » qu'elle ne semble au premier abord, il est clair que Suétone n'écrit pas ouvertement à la louange des empereurs. En revanche, on trouve dans ces représentations nombre de détails qui soulignent la démesure des empereurs, les rapprochant en cela des héros épiques qui n'ont pas tous une image positive.

À la lumière de ces remarques, la liaison entre Suétone et la chanson de geste peut sembler surprenante, d'autant qu'il semble aujourd'hui difficile de proposer son texte en vue d'une élévation morale, serait-ce par contre-exemples dans le cas de Tibère ou Néron. Le « Proesme capital » de Guillaume Michel, qui en a proposé la première traduction française en 1520, présente néanmoins le recueil de biographies comme l'ensemble des « vertueulx faictz, gestes et actes des nobles Cesars », dont la lecture pourrait « animer les courages des princes » qui ont pour habitude de se « mirer es gestes des autres preulx et nobles ». Au-delà du but affiché, les éditions de cette traduction comportent des références évidentes au genre de la chanson de geste.

2. L'influence de li fet des romains

La traduction de 1520 a d'abord pour titre Des faictz et gestes des douze Cesars, et la réédition de 1530 amplifie ce titre : La Très illustre et memorable vie, faictz et gestes des douze Cesars, en douze livres. On trouve une autre édition de cette traduction en 1541 chez L'angelier, qui est revenu au titre initial en modernisant l'orthographe (Des faicts et gestes des douze Cesars). L'expression « faictz et gestes », utilisée à l'époque de Guillaume Michel comme une formule figée depuis plusieurs décennies, renvoie alors de manière assez ténue à la geste médiévale. Le terme, réservé selon Vaugelas au « plus haut style », (Remarques..., cité dans Gougenheim, 1970, p. 422), a connu un certain regain d'intérêt au milieu du xvie siècle mais le grammairien classique lui-même ajoute quelques lignes plus loin que son usage n'est guère partagé et que « la plus-part ont de la peine à approuver ce mot » (idem). En revanche, la mention des « faictz » n'est pas systématique dans les biographies publiées au xvisiècle et évoque dans ce cas précis un texte anonyme du xiiie siècle, Li Fet des Romains. La compilation médiévale, regroupant des extraits traduits de Lucain, Salluste, César et Suétone pour reconstituer la vie de César, avait « acquis un poids d'autorité littéraire et historique suffisant pour marquer, durant trois siècles au moins, le paysage intellectuel des cours de France et de l'Italie » (Croizy-Naquet, 2006b, p. 154). Elle a notamment été imprimée par Antoine Vérard en 1490. Or cette somme célèbre, recopiée et même traduite dans plusieurs langues vernaculaires d'Europe, donne en bien des endroits des preuves de « l'influence de la chanson de geste sur l'historiographie naissante » (Croizy-Naquet, 2006a, p. 203)4. L'usage de l'épique dans ce texte transparaît en particulier dans des passages versifiés ou encore dans la démesure de certains personnages, qui les rapproche du statut des héros de chansons de geste. Cependant les exemples que propose Catherine Croizy-Naquet pour soutenir le rapprochement générique renvoient presque tous à des passages traduits de Lucain. Même si l'auteur (ou les auteurs) de la compilation Li Fet des Romains harmonise(nt) le texte et crée(nt) une unité entre les trois auteurs compilés, « nivelant leurs divergences génériques, formelles, stylistiques et idéologiques » (Croizy-Naquet, 2006b, p. 141), les traces de l'épique ne semblent pas avoir de lien direct avec Suétone. Nicolas de Vérone, qui a repris en vers certains passages de Li Fet des Romains pour recomposer une chanson de geste plus conventionnelle, s'appuie ainsi surtout sur les passages de la Pharsale (voir Croizy-Naquet, 2006b, p. 148-151). Il n'en reste pas moins que le lien a été dès lors établi et que l'association entre Suétone et Lucain est restée courante, le caractère épique du second rejaillissant parfois sur le premier dans l'imaginaire de certains érudits. Ce n'est donc pas un hasard si les titres des trois éditions de la traduction de Guillaume Michel font écho au texte Li Fet des Romains, et plus indirectement au genre de la chanson de geste. Les traductions de la fin du xve siècle et du début du xvisiècle ne sont ainsi pas uniquement des mises en français d'un texte car « en fonction des habitudes culturelles et sociales, voire esthétiques, propres au lectorat français, tout un travail d'adaptation est effectué sur les textes, mais aussi sur les supports mêmes de ces textes » (Baddeley, 2015, p. 254). Il s'agit d'adapter l'ensemble du texte aux attentes, et dans le cas des Vies de Suétone, de jouer sur l'association déjà existante entre le recueil biographique et le style épique.

Les illustrations choisies, issues d'anciens bois de Michel Le Noir5 représentant les Neuf Preux, vont également en ce sens et font apparaître les empereurs sous les traits de chevaliers du Moyen Âge. Les Neuf Preux, associés depuis le xive siècle, figuraient un certain idéal chevaleresque à travers des modèles de rois issus de l'Antiquité, de l'Ancien Testament et de références plus récentes : Hector, Alexandre le Grand et Jules César pour la première catégorie, Josué, le Roi David et Judas (Maccabée) pour les héros de l'Ancien Testament, Arthur, Charlemagne et Godefroi de Bouillon ensuite. Le choix des illustrations, en plus de l'économie réalisée par la réutilisation des modèles, montre une volonté certaine de présenter les empereurs en habits de chevaliers et de s'inscrire dans une veine littéraire et culturelle. La répartition des portraits ne semble cependant pas avoir de valeur morale spécifique à chaque empereur, les associations ainsi créées étant en apparence aléatoires (elles sont en outre modifiées au gré des réimpressions, le seul à conserver le même portrait de manière systématique étant logiquement Jules César, qui figurait déjà parmi les Neuf Preux). Caligula apparaît ainsi sous les traits d'Alexandre en 1520 (Figure 1), puis sous ceux de Judas en 1530. Il ne s'agit donc pas d'une volonté d'identification des personnages entre eux mais bien d'une association plus symbolique : à travers ces portraits en armure, c'est plutôt le « motif littéraire et esthétique des neuf Preux [et son] immense fortune littéraire en Europe entre le xive et le xvie siècle » (Salamon, 2008, p. 38) qui est recherché, alors que les éditions latines contemporaines étaient généralement exemptes de portraits.

Au-delà du lien symbolique, l'argument commercial n'est sans doute pas négligeable. À une époque de grand succès des différentes éditions ou rééditions de chansons de geste, avoir un titre et des illustrations similaires pouvait faire espérer à l'imprimeur quelques ventes supplémentaires. Mais le lecteur n'était pas alors le flâneur d'aujourd'hui à la recherche de plaisir et de surprise dans sa librairie. Il ne pouvait donc être trompé par le seul titre ou les illustrations, et le rapprochement des Vies avec le genre épique avait d'autres points d'appui. Les éléments paratextuels sont sans doute des choix de l'imprimeur plus que du traducteur, mais le texte proposé par Guillaume Michel semble en accord avec le traitement éditorial.

3. Le poids du traducteur

À la lecture de la traduction de 1520, il semble en effet que la perméabilité des barrières génériques ne touche pas uniquement la façon matérielle de présenter les œuvres mais la façon même de les appréhender. Bruno Méniel note que pour les lecteurs de la fin du xvie siècle les textes médiévaux, en particulier romans et chansons de geste, « genres nettement distincts au départ, tendent à se fondre dans un corpus commun, qui renvoie au Moyen Âge finissant le reflet d'un passé déjà lointain, mi-historique, mi-légendaire, et perpétue des idéaux chevaleresques » (Méniel, 2004, p. 69). Comme pour les associations d'empereurs avec les portraits des Neuf Preux, il s'agit donc moins d'une référence à un texte ou même un genre précis, mais d'un fonds culturel global auquel puiser. Dès l'époque de Guillaume Michel, cette fusion était sans doute déjà en préparation, et les Faictz et gestes des douze Cesars pouvaient alors s'inscrire en partie dans ce contexte : présentant un passé plus historique que légendaire, mais dans lequel on retrouve bien des traces du merveilleux. Dans de nombreuses chansons de geste, « les thèmes historico-politiques jouent [déjà] un rôle important » (Boutet, 1976, p. 1128), le fait qu'il s'agisse dans le cas des biographies impériales d'un authentique texte historique n'est donc pas ici un élément d'opposition mais plutôt un point de rapprochement pour Guillaume Michel et ses lecteurs. Au xvie siècle, « force est de constater l'absence de limite nette entre discours épique et discours historique. L'épopée est donc une construction parmi d'autres de l'histoire. » (Méniel, 2004, p. 462). Le glissement générique imposé par le traducteur au texte original est dans ce contexte moins surprenant qu'il n'a pu le paraître et on en trouve des traces évidentes dès les premières pages de la Vie de César. La première femme de César, Cossutia, y est ainsi présentée comme étant « d'assez noble lignage puissant et riche »6 (pour familia equestri, Ces., i, 1) à la manière des personnages épiques. Le « chapitre trois » est ensuite intitulé « De la seconde chevalerie de Julius Cesar » et ce dernier apparaît un peu plus loin accompagné de « ses gens » (Ces., iv, 2), là où le texte latin détaillait le statut précis des accompagnateurs (« comites seruosque ceteros »). Le traducteur n'hésite donc pas à augmenter le texte là où il peut ajouter une référence médiévale, mais à supprimer des détails lorsque les termes latins sont trop difficiles à traduire et renvoient à des réalités proprement romaines et éloignées du Moyen Âge comme de la Renaissance. Ces modifications, qui ne sont pas spécifiques à ce traducteur, semblent cependant exacerbées ici, tandis que son successeur, George de La Bouthière7, qui propose une nouvelle version française des Vies moins de quarante ans plus tard (1556), fait généralement des choix plus neutres. Le travail de Guillaume Michel, qualifié de « sabir franco-latin » par François Roudaut (2018, p. 7), est très loin des actuels standards de la traduction scientifique et a en effet été assez vite remplacé par la traduction suivante, celle de George de La Bouthière, dans laquelle les références médiévales ont quasiment disparu, qu'il s'agisse du format, des illustrations (limitées à des médaillons) ou du vocabulaire. Pour les exemples précédents, on trouve ainsi en 1556 « famille équestre » (avec une note « de race de chevalier », « du second voyage qu'il fit à la guerre » et « ceus de sa compagnie et autres ses serviteurs »). Il est vrai que la langue française a connu entre 1520 et 1556 des évolutions très importantes, mais il ne s'agit pas uniquement ici de faits de langue, ce sont aussi des choix de traduction, ce qui explique le délai assez bref, même pour cette époque de grandes mutations linguistiques, entre la version de 1520 (réimprimée en 1530 et 1541) et la suivante.

Comme on a pu le voir dans les exemples tirés du début de la Vie de César, le texte latin n'est pas toujours traduit intégralement par Guillaume Michel et l'on trouve quelques ajouts, autant d'interstices qui permettent d'identifier le style propre du traducteur et son intervention pour rapprocher les Vies du style épique des chansons de geste. De ce genre, Guillaume Michel reprend donc une série de termes caractéristiques, du « lignage » de César aux « brodequins » de Domitien (pour crepidatus, « chaussé de sandales », Dom., iv, 9, quand le terme français « brodequin » traduit plutôt cothurnus). Entre ces deux exemples, le père de l'empereur Vespasien, expers militiae (Vesp., i, 3), devient sous la plume du traducteur « expert en l'art de chevalerie », avec un contresens ici puisque l'expression a un sens exactement contraire rétabli par La Bouthière dans sa traduction (« non ayant hanté la guerre »). Par ailleurs, le gouverneur, praepositus (Vesp., iv) se mue en « prevost », alors que le terme de « gouverneur » est utilisé sans note dès 1556 et par la suite par tous les autres traducteurs des Vies jusqu'au xixe siècle. Quant aux idéaux chevaleresques, on les retrouve à travers certains portraits, dont le traducteur accentue le manichéisme en usant de formules renvoyant au vocabulaire épique. C'est ainsi que Germanicus, dont Suétone écrit qu'il possède des qualités de corps et d'esprit jamais vues chez personne (« corporis animique virtutes, et quantas nemini cuiquam », Cal., iii, 1), est en 1520 doté de « vertus de corps et forces de couraige plus que a homme mortel oncques nadvinrent ». Cependant, comme ses contemporains, le traducteur retient aussi « du legs médiéval le merveilleux et une série d'hyperboles » (Méniel, 2004, p. 77), en s'appuyant sur les présages, rêves et autres fantômes disséminés dans le texte de Suétone ou en usant de doublons synonymiques, associations de termes courants dans les traductions du xvie siècle mais dont Guillaume Michel fait un usage plus systématique que nombre de ses contemporains. Lorsqu'il utilise deux termes, l'un a généralement une connotation médiévale, pouvant parfois rapprocher le texte des formules poétiques de la chanson de geste, mais aussi du roman de chevalerie : la donatione d'Auguste (Aug., xxx, 4) devient « nobles dons et riches », l'accusation d'Agrippine à l'encontre de Néron, deliraret (Vesp., v), pourtant transparente en français dès le XVIe siècle, est traduite par « resvant et faisant des chasteaux en espaigne comme faignant estre rois », plus loin vexillis (Vesp., vi) est doublé par « les estendars et enseignes ». Quelques années auparavant, Guillaume Michel avait proposé une version de l'Âne d'or d'Apulée (1518) dans laquelle « le traducteur accentue systématiquement le champ lexical de l'agrément et du plaisir » (Pédeflous, 2007, p. 523), rattachant alors le texte d'Apulée aux romans de chevalerie. Dans les Vies, les binômes synonymiques ne sont pas spécifiquement utilisés pour le champ lexical de l'agrément, et ce sont plutôt les realia et les vices des empereurs qui font l'objet de doublons.

Qu'il s'agisse de la version française d'Apulée comme dans celle de Suétone, certaines propositions de Guillaume Michel sont plus proches d'une annotation que d'une véritable traduction, mais ces interventions, parfois héritées des éditions annotées8, n'étaient pas identifiables et s'intégraient donc au texte en modifiant la perception que pouvait en avoir un lecteur non averti. Or, si le latin était pratiqué de manière bien plus intensive qu'aujourd'hui, au moins parmi les Français qui maîtrisaient la lecture, la traduction s'est rapidement imposée comme soutien au texte latin puis pour le remplacer, par méconnaissance du latin ou plus souvent par facilité. Le lecteur qui n'avait pas une connaissance détaillée du texte latin de Suétone (auteur réputé difficile et donc rarement lu au cours des premières années d'études) le lisait alors par l'intermédiaire de cette version proposée par Guillaume Michel, avec bien des éléments renvoyant à la littérature médiévale et notamment aux chansons de geste.

4. Conclusion

Le rapprochement de la première version française des Vies avec le genre des chansons de geste tient donc moins au texte de Suétone lui-même qu'à Guillaume Michel et au premier imprimeur, Galliot du Pré. L'oubli dans lequel ce traducteur a sombré par la suite ne doit pas occulter son influence, et Valérie Worth-Stylianou fait de lui « l'un des traducteurs les plus importants de ce premier xvie siècle » (Ménini & Stylianou, 2015, p. 422)9. Les glissements qu'il effectue dans cette version soulignent le rôle très actif du traducteur, qui est au xvie siècle loin d'être un passeur de texte aussi neutre qu'érudit. Dans les Faictz et gestes des douze Cesars, ce n'est pas simplement un auteur classique qui est proposé aux lecteurs, c'est une version en quelque sorte actualisée, même si le terme peut sembler anachronique, trois ou quatre siècles après l'apogée de la chanson de geste. Suard a cependant souligné que « le phénomène épique peut et doit être envisagé globalement, depuis les premières chansons de geste jusqu'aux imprimés » (Suard, 2011, p. 386). Nous pourrions ajouter qu'il peut ne pas être envisagé seulement jusqu'aux éditions imprimées de Chrétien de Troyes ou de la Chanson de Roland, mais aussi à certains textes a priori très éloignés, et qui se trouvent pourtant sur la frontière mouvante du genre, comme la traduction de Suétone par Guillaume Michel. La version française des Vies n'entre certes pas dans la définition canonique de la chanson de geste, mais le traducteur et l'imprimeur ont sans doute saisi l'amincissement des limites génériques qui avait entraîné à partir du xive siècle la réduction de l'importance « de nombreux éléments fondateurs, notamment les dimensions héroïque, dramaturgique ou lyrique, qui s'effacent derrière la prolifération du narratif » (Suard, 2005, p. 104). Dès lors, les biographies, largement narratives, pouvaient être présentées « à la manière » d'un genre encore très apprécié.

Bibliografia

Sources

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SALAMON Anne (2008), « Les Neuf Preux : entre édification et glorification », Questes, n° 13, p. 38-52, en ligne https://doi.org/10.4000/questes.1527

SUARD François (2005), « Impure en son début même, la chanson de geste », dans Caroline Cazanave (éd.), L'épique médiéval et le mélange des genres, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, p. 27-46.

SUARD François (2011), Guide de la chanson de geste et de sa postérité littéraire (xie-xve siècle), Paris, Honoré Champion, coll. « Moyen Âge – Outils et synthèses ».

Note

1 Les critiques acerbes développées au cours du xixe siècle ont abouti entre autres au jugement lapidaire d'Eduard Norden en 1898 (Norden, 1898, p. 387) : dans son livre consacré aux prosateurs antiques, il ne consacre qu'une note en bas de page à Suétone, dont le style est décrit comme farblos (« sans couleur ») et unsympathisch (« désagréable »). Suétone n'a ensuite guère été étudié jusqu'aux années 1960 et les Lettres latines (publiées en 1950 mais qui ont ensuite servi à former des générations de latinistes) affirment encore au sujet des Douze Vies que « la valeur littéraire de cet ouvrage est sans doute moins grande que son intérêt historique. La composition en est monotone et le style en peut sembler sans éclat » (Morisset-Thévenot, 1950/1984, p. 1189). Cette éclipse d'un siècle et demi ne doit toutefois pas cacher le succès du texte dans les siècles précédents.

2 « Nec multo post navali proelio apud Actium vicit in serum dimicatione protracta, ut in nave victor penoctaverit. » (Notre traduction).

3 Le récit de Tacite (Annales, xv, 38-44) mentionne une origine « incertum » (« incertaine ») et évoque le spectacle de Néron comme un « rumor » (« rumeur »), quand Suétone est bien plus affirmatif et ne mentionne pas les détails plus neutres évoqués par Tacite.

4  Dès 1976, Jeanette Beer avait noté dans certains épisodes de combat la « culture des goûts contemporains » par l'utilisation de « techniques de la chanson de geste » (« The major interpolated episode of Pharsalia shows the cultivation of contemporary tastes. It differs from the main body of the text by employing many techniques of the chanson de geste », Beer, 1976, p. 41-42).

5  Selon Brigitte Moreau, les bois ont déjà été utilisés pour une édition de 1507 et avaient alors été copiés sur une édition du Triomphe des neuf preux de Pierre Gérard datant de 1487 (Moreau, 1985, p. 106).

6 La formule, caractéristique des textes médiévaux et en particulier des chansons de geste, s'explique par l'absence jusqu'au xive siècle d'un équivalent du mot « famille » (Gougenheim, 1970, p. 414), mais s'il a fallu attendre le xviie siècle pour que le terme prenne son sens actuel, la notion de « lignage » est déjà datée en 1520.

7 Le nom de ce traducteur, orthographié « Bouthière » dans tous ses autres écrits, est écrit sans h dans la traduction de Suétone, mais il s'agit bien du même personnage.

8  C'est le cas des informations relatives aux lieux ou aux monnaies par exemple, plus rarement des doublons synonymiques.

9  Valérie Worth-Stylianou a rédigé les notices concernant les auteurs latins, parmi lesquels Suétone, tandis que Romain Ménini a rédigé celles qui présentent les auteurs de langue grecque.

Per citare questo articolo

Referenza elettronica

Aurore Dericq Facchinetti, « L'antiquité chevaleresque : lecture des Vies des douze Césars comme une chanson de geste  », Atlantide [On line], 13 | 2022, On line dal 01 décembre 2022, ultima consultazione: 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=1605

Autore

Aurore Dericq Facchinetti

Docteure en littérature française, Aurore Dericq Facchinetti a soutenu en décembre 2021 sa thèse sur les traductions de Suétone à l’époque moderne, Lire et traduire Suétone en France de la Renaissance aux Lumières, 1500-1800, sous la direction de Béatrice Guion, à l’université de Strasbourg.

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