Remarques préliminaires
Issue d’une conférence destinée à un public francophone plutôt profane (Andersen, 2019), cette contribution porte sur la seule grande épopée de l’Allemagne médiévale : la Chanson des Nibelungen1. Le résumé détaillé de la conférence est fortement abrégé dans la présente version écrite qui vise un public plus spécialisé. Elle propose une exposition synoptique de deux décennies de recherche essentiellement germanophone, avec une mise à jour depuis la conférence. Je ne reprendrai que les grandes lignes de la thèse créationniste que je défends. Selon cette thèse, la Chanson est une œuvre originale forgée vers 1200 par un poète de génie à partir de sources exclusivement écrites et non le fruit d’une invérifiable oralité pluriséculaire, comme l’immense majorité des savants le pensent. J’inscris la Chanson dans un contexte de guerre civile et l’interprète comme un plaidoyer pour la paix.
La problématique liée à la genèse de cette épopée allemande est comparable à d’autres questions : par exemple, celle consistant à savoir si Chrétien de Troyes s’inspira de contes oraux pour ses romans arthuriens ou s’il imagina lui-même les aventures d’Erec, Yvain, Lancelot et Perceval. Les folkloristes croient fermement en une oralité bretonne antérieure aux romans champenois, d’autres sont sceptiques. Faute de sources antérieures à 1170, la question ne peut être tranchée scientifiquement et relève in fine de la foi. De nos jours, la thèse créationniste relative aux romans arthuriens est acceptée en France comme une explication possible2, celle relative à la Chanson est ressentie en Allemagne comme iconoclaste. La présente contribution se veut aussi un appel à la nation qui incarnait « le bon sens » aux yeux de Heinrich Heine : « Allemagne, ô mon amour lointain, quand je pense à toi, les larmes me viennent : la gaie France me semble triste, le peuple léger me pèse lourdement. Rien que le bon sens sec et froid dans ce Paris plein d’esprit. 0 clochettes de la folie, cloches de la foi, Comme vous tintez doucement dans mon pays ! » (Anno 1839, Heine, 1985, p. 205).
1. La Chanson des Nibelungen, épopée et roman à la fois
Beaucoup d’Allemands considèrent à juste titre la Chanson comme leur Iliade nationale. Les dictionnaires comme le Nouveau Petit Robert définissent de manière concordante l’épopée comme un long poème où le merveilleux se mêle au vrai, la légende à l’histoire et dont le but est de célébrer un héros ou un grand fait. Il s’agit d’un genre narratif se caractérisant par sa longueur et son style élevé. Les principaux exemples donnés par les encyclopédies sont l’Iliade, l’Odyssée, l’Enéide, la Chanson de Roland et la Chanson des Nibelungen. Dans le domaine allemand, on inclut parfois le Parzival de Wolfram von Eschenbach dans les épopées. Cette amplification du Conte du Graal de Chrétien de Troyes qui atteint presque 25000 vers contre moins de 9000 vers dans le modèle français est cependant davantage une biographie du protagoniste avec un double prolongement, en amont jusqu’aux enfances du héros, en aval jusqu’à son retour au château du Graal qu’il retrouve dans la version de Wolfram. Cette adaptation allemande est avant tout un roman3, un genre qui se focalise sur le destin du héros, sa singularité et son évolution psychologique et qui n’est pas avare de merveilleux non plus. Au Moyen Âge, il est par exemple représenté par le Roman d’Alexandre, le Roman de Tristan et le Roman de Renart. Dans ces trois cas, le titre usuel reprend le nom du protagoniste. Celui de ces trois héros qui évolue le plus est Tristan. Ce qui le transforme, c’est l’amour auquel échappent Alexandre et Renart. Le roman médiéval relate souvent une histoire d’amour. À bien des égards, la Chanson appartient aussi à ce genre et aurait pu s’appeler le Roman de Kriemhild.
Dans l’épopée, le narrateur se met en retrait jusqu’à devenir anonyme, est omniscient et anticipe les événements. Cette omniscience est particulièrement manifeste dans la Chanson des Nibelungen. Le poète y annonce la tragédie finale plus de 100 fois, et ce dès la seconde strophe : « En pays burgonde grandissait une très noble jeune fille ; il n’en était en aucun autre pays de plus belle ; elle avait pour nom Kriemhild ; elle devint une femme très belle ; c’est pourquoi bien des braves durent perdre leur vie. »
Le poète présente ensuite les qualités morales de Kriemhild qui habite à Worms sur le Rhin, puis ses trois frères Gunther, Gernot et Giselher. Dans la cinquième strophe, il annonce ce que feront les Burgondes dans la seconde partie du poème : « ils firent plus tard d’étonnantes prouesses au pays d’Etzel. » Etzel est le nom allemand d’Attila, le roi des Huns. Il réside sur le Danube en aval de Vienne quelque part dans la Hongrie actuelle. C’est là-bas que le roi historique mourut en 453. Par conséquent, le poète campe l’action dans la première moitié du ve siècle. Dans la sixième strophe, il anticipe la tragédie finale en expliquant que les chevaliers burgondes « payèrent plus tard d’une mort lamentable la haine jalouse de deux nobles dames. » Trois prolepses en l’espace de six strophes, peut-être un record.
Selon l’opinion générale, une épopée est issue d’une longue tradition orale. À première vue, la Chanson des Nibelungen ne déroge pas à cette règle. Voici la première strophe du poème, l’une des plus célèbres de toute l’histoire littéraire allemande : « De vieux récits nous rapportent bien des choses étonnantes ; ils parlent de héros glorieux, de dures épreuves, de joies et de fêtes, de pleurs et de plaintes. Écoutez maintenant l’étonnant récit des combats de guerriers hardis. » (« Uns wird in alten mæren wunders vil geseit / von helden lobebæren, von grôzer arebeit, / von fröuden, hôchgeziten, von weinen und von klagen, / von küener recken strîten muget ir nu wunder hœren sagen. »).
Ici, le poète affirme l’antériorité et la primauté de l’oral. Des récits « rapportent » et « parlent » et le public est invité à « écouter ». Bien qu’aucune date ne soit jamais donnée, l’auteur assure que les récits qu’il colporte sont « vieux ». Aujourd’hui, nous disposons seulement de manuscrits et rien ne nous prouve que ce récit fut chanté autrefois. La première strophe est avant tout une mise en scène. Nous sommes libres d’y adhérer naïvement ou de considérer le propos comme un simple topos.
Dans les trois principaux manuscrits, le poème se compose de 2316 à 2440 quatrains à vers longs, soit un total de près de 10000 vers. Il existe des enregistrements modernes de la Chanson. Les versions intégrales durent entre 12 et 30 heures. Il n’y a aucune raison de croire que la récitation médiévale était plus rapide. Il aurait donc fallu plusieurs soirées pour organiser une présentation complète du poème. Il aurait surtout fallu un public particulièrement attentif et patient. Nous savons que le texte a souvent été copié au Moyen Âge. Il y a donc tout lieu de penser que les manuscrits ont été lus silencieusement dans l’isolement d’une chambre comme les romans de nos jours. Physiquement, la Chanson est un livre qui ne se différencie pas du Parzival de Wolfram par sa matérialité. Son auteur est simplement plus discret. Il renonce au prologue propre au roman et le remplace par une strophe anonyme où il se met en scène comme un troubadour qui réciterait un poème bien connu. Il limite ainsi sa contribution à la récitation et à la mise en forme nouvelle d’une matière préexistante.
La Chanson est conservée dans 34 manuscrits dont 23 fragments. Les copies les plus anciennes remontent au second quart du xiiie siècle, la dernière date du début du xvie. C’est l’un des textes les plus souvent copiés dans l’Allemagne médiévale, toutefois moins que le Parzival de Wolfram qui avec 88 manuscrits occupe la première place dans le domaine de la fiction. Les manuscrits de la Chanson sont presque tous en moyen-haut-allemand et proviennent donc du sud. Un fragment néerlandais montre que le texte connut aussi une certaine diffusion dans le Nord.
La Chanson se divise en 39 chapitres de longueur variable. Ils correspondent aux chants que l’on trouve chez Homère et Virgile. Le copiste du manuscrit C les appelle aventiure, un mot d’emprunt d’origine française signifiant « récit ». Les trois manuscrits les plus anciens représentent trois rédactions quelque peu divergentes. Les manuscrits A et B sont proches et reflètent sans doute mieux l’original. La division en chapitres et le recours à une forme strophique étaient des nouveautés dans la littérature épique allemande. Formellement, la Chanson innove.
Dans presque tous les manuscrits, le poème se termine par un long épilogue non strophique dont le vers final indique le titre : « Cette chanson s’appelle “La Plainte” » (v. 4322). Le titre du poème lui-même provient du vers final de la partie strophique. Le copiste de C écrit : « Ici s’achève l’histoire : c’est la chanson des Nibelungen » (strophe 2440 : der Nibelunge liet). Les copistes de A et B écrivent pour leur part : « Ici s’achève l’histoire : c’est la détresse des Nibelungen » (strophe 2379 : der Nibelunge not). C’est sans doute le titre choisi par le poète. La Plainte se compose de quelque 4300 vers courts. Cet épilogue représente plus de 20 % de la narration bipartite, 25 feuillets sur 114 dans le manuscrit C.
Comme Kriemhild réside pendant près de la moitié du poème au bord du Rhin, puis au bord du Danube avec son second mari, on divise d’ordinaire le poème dans deux parties de longueur comparable4. Une tripartition est également envisageable si l’on considère que le poète a conçu la macrostructure en référence à la strophe qui s’était imposée à partir de 1180 dans la poésie allemande. Cette strophe se composait de deux parties initiales de forme métrique identique, les Stollen, puis d’une troisième partie différente. Vers 1200, cette strophe, dite la Kanzone ou la Stollenstrophe, était dominante dans la poésie lyrique. Elle est apparentée au sonnet. Selon cette analyse, les 39 chapitres correspondent à 39 pieds se répartissant sur sept vers de cinq ou six pieds5. La Chanson est donc peut-être formellement conçue comme un poème d’amour.
2. Une histoire tripartite : bonheur, malheur, vengeance
La première partie relate le temps de la joie. Tout commence à la cour burgonde de Worms où la princesse Kriemhild vit avec ses trois frères et sa mère Ute. Son père est mort. Le principal courtisan est son parent Hagen. La beauté de Kriemhild est connue de tous, aussi à Xanten où vit le prince néerlandais Siegfried. Cette ville rhénane se situe de nos jours en Allemagne, mais jouxte les Pays-Bas. Siegfried possède un trésor dans le lointain pays des Nibelungen et sa peau est dure comme la corne, car il a tué un dragon et s’est baigné dans le sang de la bête. C’est un parfait chevalier. En quête d’amour, il part à Worms, se couvre de gloire dans une guerre et se voit récompenser d’un baiser par Kriemhild (strophe 297). Voilà la fin de la première série d’aventures ou du premier vers de la macrostrophe.
La seconde séquence se déroule principalement en Islande où règne une attirante reine célibataire : Brünhild6. Elle invite ses prétendants à l’affronter dans trois disciplines olympiques : le saut en longueur, le lancer de poids et le javelot. Gunther entreprend une quête nuptiale en compagnie de Siegfried, Hagen et un frère de ce dernier. À l’arrivée, Siegfried se présente comme le vassal de Gunther qui remporte les épreuves mais en contrevenant aux règles. Siegfried enfile en effet une cape magique qui le rend invisible et aide ainsi Gunther sans que la reine remarque la supercherie. Après sa défaite, Brünhild suit docilement son futur époux à Worms. Pour récompenser son complice, Gunther lui offre sa sœur tel un trophée et de doubles noces ont lieu : Gunther épouse Brünhild et Siegfried épouse Kriemhild.
Le jour de ses noces, l’Islandaise fond en larmes et prétend pleurer par pitié avec Kriemhild. Elle se dit attristée de voir que sa belle-sœur n’épouse qu’un simple vassal. Comme le poète l’a annoncé au début, c’est sans doute un autre sentiment qui l’anime : la jalousie. Brünhild aurait visiblement préféré Siegfried. Elle voulait un mari athlétique et subodore que Gunther est une mauviette. Selon le Waltharius, un poème latin dont l’action se déroule avant l’arrivée de Siegfried à Worms, Guntharius est unijambiste.
Soupçonnant une supercherie, Brünhild soumet Gunther à une quatrième épreuve dans sa nuit de noces et choisit une nouvelle discipline : la lutte gréco-romaine. Elle gagne et accroche son mari à un clou jusqu’à l’aube ! Le lendemain, Gunther sollicite de l’aide auprès de Siegfried. Après une lutte titanesque, Siegfried attache Brünhild au lit, lui ôte sa ceinture et son alliance, mais sans la déflorer. Il l’abandonne ensuite à Gunther sans qu’elle se rende compte de l’échange. Siegfried repart ensuite à Xanten avec Kriemhild et l’action s’interrompt pendant dix ans. Brünhild et Kriemhild mettent chacune au monde un fils et appellent leurs enfants Siegfried et Gunther en l’honneur de leurs oncles respectifs. C’est la fin de la première partie où règne la joie, sauf dans le cœur de Brünhild. La jalousie la ronge (chapitres1-11).
Dix ans plus tard, Brünhild invite Kriemhild et Siegfried à une fête afin de savoir le fin mot de l’histoire. La fête s’accompagne d’un tournoi. Dans les tribunes, les deux reines se disputent et Brünhild enfonce le clou en qualifiant Siegfried de serf. Kriemhild proteste et revendique le droit de précéder Brünhild dans la cathédrale de Worms. Sur le parvis, elle demande publiquement à sa rivale : « Comment la concubine d’un vassal put-elle devenir jamais l’épouse d’un roi ? » (strophe 839). C’est une déclaration de guerre.
Après la messe, Brünhild exige des preuves. Kriemhild lui montre alors la ceinture et l’alliance que Siegfried lui a offertes. Brünhild fond en larmes, cette fois-ci pour de vrai. Elle ourdit alors une vengeance et implique Hagen. Le poète ne nous explique pas en quoi consiste son plan.
Hagen s’arrange pour que des messagers apportent une fausse déclaration de guerre à Worms. Siegfried promet son aide mais c’est en fait un piège. Hagen vient voir Kriemhild en tête-à-tête, lui promet de protéger son mari sur le champ de bataille et réussit à arracher à son interlocutrice un secret intime. De peur de perdre Siegfried, Kriemhild trahit son seul point faible : elle raconte à Hagen qu’une feuille de tilleul tomba entre les omoplates de son mari avant le bain dans le sang du dragon. C’est pourquoi il est resté vulnérable à ce point précis. Elle promet à Hagen d’indiquer l’endroit en cousant une petite croix sur la veste de Siegfried.
L’expédition militaire est remplacée par une chasse qui provoque la soif des participants. Hagen les invite à se désaltérer à une source qui jaillit curieusement sur un îlot. Siegfried et Gunther font la course et le premier remporte le sprint. Si son adversaire est unijambiste, cette victoire était prévisible. Devant la source, Siegfried permet à son beau-frère de se désaltérer en premier, puis se penche lui-même pour boire. Hagen saisit alors la lance de Siegfried, vise la croix et transperce le point faible. Il ramène le corps à Worms et annonce un accident de chasse.
En quoi consistait la vengeance de Brünhild ? Le poète explique seulement qu’elle conçut un plan et que Hagen l’exécuta. La recherche n’a jamais su expliquer le rôle de Brünhild de manière satisfaisante. Selon mon interprétation qui fait appel à la psychologie, le plan de Brünhild consista à séduire le mari de sa rivale. Le texte allemand emploie le terme brunne pour désigner la source mortifère et ce vocable renvoie phonétiquement à l’Islandaise paronyme. De plus, la source se trouve sur une île tout comme la reine avant son mariage. Le sprint peut enfin être interprété comme la dernière épreuve d’un pentathlon commencé en Islande et continué à Worms. Lors de l’épreuve dans la chambre conjugale, Siegfried fut soumis à la tentation de déflorer Brünhild, mais s’abstint et laissa la reine ligotée à son mari légitime. Lors de l’ultime épreuve dans la forêt, Siegfried renouvela d’abord ce geste courtois en permettant à Gunther de boire en premier à la source qui incarne phonétiquement et géographiquement Brünhild. Cette fois-ci, au lieu de s’éloigner, Siegfried se penche pour boire après Gunther. Autrement dit, si l’on lit entre les lignes, il s’apprête à commettre un adultère digne d’un Tristan (Andersen, 2021, p. 203-204 ; interprétation déjà exposée en 2019). Hagen est donc légitimement fondé à le tuer, c’est même son devoir. Si le poète nous fait comprendre que Gunther a en réalité découvert son beau-frère dans le lit de sa femme, on comprend mieux pourquoi il accepte d’être complice d’un assassinat.
Soupçonnant un meurtre, Kriemhild organise un test pendant le cortège funèbre. Lorsque Hagen passe devant la bière de Siegfried, les plaies se remettent à saigner. C’est une ordalie appelée la cruentation. Attesté pour la première fois dans le Chevalier au Lion, ce motif fut exporté avant 1200 en Allemagne grâce à l’Iwein, l’adaptation allemande de ce roman champenois. Kriemhild et Siegfried correspondent à Laudine et son mari Esclados tué par Yvain.
Après les obsèques, Kriemhild reste à Worms et fait venir le trésor de Siegfried. Hagen le lui vole et le cache dans le Rhin avec la complicité de Gunther.
Treize ans plus tard, le poète nous transpose à la cour des Huns où Etzel vient de perdre sa femme. Le veuf envoie le margrave Rüdiger à Worms pour demander Kriemhild en mariage. Celle-ci hésite, car Etzel est un païen. Finalement, elle accepte la proposition et part avec le margrave. À Passau sur le Danube, elle est reçue par son oncle, l’évêque Pilgrim. Ce personnage est un anachronisme, car le seul évêque de Passau à s’être appelé ainsi vécut à la fin du xe siècle et non à l’époque des Huns. Après la visite de son oncle, Kriemhild fait halte dans le château de Rüdiger à Bechelaren quelque part en Autriche. Etzel vient à sa rencontre et leur mariage a lieu à Vienne.
L’action s’arrête à nouveau pour treize ans. Kriemhild profite de la trêve pour procréer et engendre un fils avec son nouveau mari. C’est la fin de la seconde partie de la Chanson, celle du malheur et du deuil. Elle s’achève par les secondes noces de la veuve (chapitres 12-22).
Les deux premiers tiers de la Chanson furent perçus comme la partie la plus ennuyeuse de l’épopée quand elle fut redécouverte au milieu du xviiie siècle. En tout cas, son premier éditeur, le Suisse Johann Jacob Bodmer, ne publia en 1757 que la fin du poème où l’action s’accélère. Ce dernier tiers deviendra l’Iliade allemande7. Le combat mené par les Burgondes contre les Huns à la fin de la Chanson est aussi dramatique que la Guerre de Troie, les combats d’Énée en Italie et la bataille de Roncevaux. Il est tellement sanglant que Hermann Göring le compara à la bataille de Stalingrad, le plus grand carnage de l’histoire de l’humanité.
À l’instar de sa rivale Brünhild, Kriemhild organise une fête. Deux troubadours apportent son invitation à Worms. Là-bas, le maître des cuisines Rumold déconseille le voyage aux Burgondes en invoquant la vie agréable qu’ils mènent sur les bords du Rhin. Personne n’écoute ses sages paroles. Méfiant, Hagen persuade les Burgondes de partir armés. Malgré un rêve prémonitoire de la reine-mère Ute (strophe 1509), 1000 chevaliers accompagnés d’un train de 10000 hommes quittent Worms. Sur les bords du Danube, deux ondines prophétisent à Hagen la mort de tous les Burgondes s’ils franchissent le fleuve mais il n’en a cure. À la frontière autrichienne, un gardien met les voyageurs en garde contre Kriemhild, une fois de plus en vain. Les Burgondes arrivent ensuite à Passau, puis à Bechelaren où Rüdiger les reçoit en grande pompe. Il leur offre des cadeaux, fiance sa fille à Giselher, puis accompagne les invités chez les Huns.
À la cour d’Etzel, Dietrich von Bern (comprenez de Vérone) vit en exil avec ses hommes et Hildebrand, son vieux maître d’armes. Ce dernier est issu du Chant de Hildebrand du ixe siècle, le premier poème héroïque de la littérature allemande. C’est une figure sans fondement historique à la différence de son élève. Dietrich est un avatar de Théodoric le Grand, roi des Ostrogoths mort en 526. Celui-ci ne s’est jamais exilé à la cour d’Attila, et ce pour une raison simple : il est né après la mort d’Attila. Le poète de la Chanson n’est pas à un anachronisme près. Selon l’opinion générale, ses incohérences proviennent des vieux récits dont il prétend s’inspirer. Brünhild constitue un autre anachronisme, car elle doit son nom et surtout son caractère à la reine franque Brunehaut née plus d’un siècle après la mort de Gundicharius, le roi des Burgondes historiques. Il périt en 436 dans une grande bataille contre les Huns. Brunehaut ne mourut pour sa part qu’en 613 et n’a d’autre lien avec Gundicharius que leur union dans le monde de la fiction. Le chroniqueur Frédégaire la dit responsable de la mort de dix rois. Elle aurait également ordonné l’assassinat de Didier, évêque de Vienne en Dauphiné aussitôt canonisé (Andersen, 2021, p. 200-201). Intrigante et semeuse de mort, Brunehaut présente une indéniable similitude avec son homonyme littéraire, responsable non seulement de la mort de Siegfried, mais par ricochet aussi de celles de Gunther et de bien d’autres preux.
Au début de la fête, les 1000 princes et chevaliers burgondes s’installent dans la salle du palais pendant que les 10000 hommes du train sont hébergés dans des logis à l’intérieur de l’enceinte du château. Kriemhild gagne son beau-frère Blödelin à sa cause et il attaque les 10000 Burgondes dans leur sommeil. C’est le début de la guerre. Un seul Burgonde survit à l’attaque. Il parvient dans la salle du palais et annonce la trahison. Hagen dégaine aussitôt l’épée de Siegfried et tranche la tête de l’enfant que Kriemhild a eu avec Etzel. Cette décapitation déclenche une sanglante bataille à l’intérieur du palais. Les Burgondes la remportent et permettent pendant une trêve aux quatre survivants du camp adverse de sortir. Il s’agit de Dietrich, Rüdiger, Etzel et Kriemhild. C’est le début du siège des Burgondes.
Leur agonie est connue sous le nom de Burgundenuntergang, la « fin des Burgondes ». Elle dure deux jours et constitue le dernier vers de la Chanson si l’on la considère construite sur le modèle de la Kanzone (chapitres 34-39). Le premier soir, les Burgondes, au bord de l’épuisement, entament des négociations. Kriemhild veut qu’on lui livre Hagen. Les assiégés refusent. Furieuse, la reine met le feu au palais. Pour résister à la chaleur des flammes, Hagen invite ses alliés à se désaltérer avec le sang des morts. Le matin, Kriemhild rappelle à Rüdiger le serment qu’il lui a prêté treize ans plus tôt à Worms. Elle exige qu’il la venge pour le tort qu’on lui a fait. Ce serment plonge le margrave dans un cas de conscience : doit-il épargner les Burgondes auxquels il est allié par les fiançailles de sa propre fille ou obéir à Kriemhild, l’épouse de son roi ? En fidèle vassal mais à contrecœur, Rüdiger opte pour le devoir, se lance à son tour dans la bataille et meurt dans un duel contre Gernot qui succombe simultanément. Peu après, Giselher tombe à son tour au combat.
Gunther et Hagen sont les derniers survivants. Dietrich finir par les capturer et les livre à Kriemhild. Elle exige de Hagen qu’il lui rende ce qu’il lui a pris (strophe 2367). Ils ont un problème de communication, car Kriemhild songe à Siegfried, son prisonnier à l’or. Hagen refuse d’obtempérer en raison du serment de fidélité qui le lie à Gunther. Pour le dégager du serment, Kriemhild fait décapiter son propre frère et présente la tête de Gunther à Hagen. Celui-ci jubile d’avoir floué la reine comme lors de leur entretien à Worms. Dans un accès de colère, Kriemhild s’empare de l’épée de Siegfried et tranche la tête de Hagen sous les yeux des Huns. N’acceptant pas qu’une femme se serve d’une arme, Hildebrand achève Kriemhild en la découpant en morceaux. C’est la fin de la Chanson et la fin des Burgondes. Le poète les appelle des Nibelungen depuis leur départ de Worms, d’où le titre qu’il donne à son œuvre, la « détresse des Nibelungen ».
Nibelung est un prénom historique porté notamment par quatre comtes bourguignons à l’époque carolingienne. L’un d’entre eux était le neveu de Charles Martel. Le poète de la Chanson est le premier à employer ce prénom dans une œuvre littéraire. Les savants le rapprochent de l’allemand Nebel (« brouillard »), de l’islandais Niflheim, un monde obscur et glacial selon l’Edda, voire de la ville de Nivelles. Nibelung peut aussi évoquer le latin nebulo (« fourbe ») (Buschinger, 2001, p. 37-38 ; Grosse, 2011, p. 713).
3. La Plainte, épilogue et consignation de la catastrophe par écrit
Le récit ne s’arrête pas à la fin de la Chanson. Tout au long du Moyen Âge, on a copié et lu ce poème avec la Plainte. Pauvre en action, cet épilogue qui succède sans transition au 39e chapitre dans les manuscrits se résume en quelques mots8. Le poète rappelle d’abord les événements depuis le début. On ramasse alors les cadavres et tout le monde pleure. Les enterrements s’étendent sur trois jours. Ensuite, Etzel désigne le troubadour Swemmelin pour annoncer la triste nouvelle aux veuves. Ce messager faisait déjà partie de la délégation qui avait apporté l’invitation de Kriemhild à Worms. Il est le principal témoin oculaire des événements. Swemmelin se rend chez une duchesse à Vienne, chez la veuve de Rüdiger à Bechelaren, chez l’évêque Pilgrim à Passau et enfin chez Brünhild à Worms. À Passau, l’évêque lui ordonne de consigner les événements par écrit pour la postérité, car c’est « la plus grande histoire qui se soit jamais passée dans le monde ». Le troubadour jure de s’en acquitter à son retour (v. 3459-3484). À Worms, Brünhild exprime des regrets. Son fils Siegfried, le dernier espoir d’un renouveau dynastique, est adoubé et couronné. À son retour chez les Huns, Swemmelin fait un compte rendu. Après l’avoir écouté, l’évêque Pilgrim dit à son scribe, maître Konrad, de tout consigner « en lettres latines » (v. 4299). D’autres traduisirent plus tard ce récit en allemand. Ce poème s’appelle « La Plainte ».
4. La réception du récit bipartite
La réception de cette fresque bipartite est intense et continue jusqu’au début du xvie siècle. Puis le texte tombe dans l’oubli pour plus de deux siècles. Après la redécouverte en 1755 du manuscrit C, Bodmer édite la Chanson et la Plainte, mais sans le début sur Siegfried et sans traduction. Ce fut un échec monumental. Personne ne s’intéressa à ce long récit médiéval. En 1782, l’ensemble fut enfin édité dans son intégralité à Berlin et dédié à Frédéric II, roi de Prusse. Celui-ci s’en offusqua : « Mon avis est qu’elles [de pareilles choses] ne valent pas une charge de poudre, et je ne voudrais pas les conserver dans ma bibliothèque. » (cité dans Andersen, 2020a, p. 163). Dès 1756, Bodmer avait été le premier à comparer la Chanson à l’Iliade, mais ce n’est qu’en 1786 qu’un autre savant lucide se dit que ce poème médiéval pourrait un jour devenir « l’Iliade allemande » (« Der Nibelungen Lied könnte die teutsche Ilias werden. », Müller, 1786, p. 121 ; notre traduction). L’histoire lui donna raison.
Il fallut attendre les défaites d’Austerlitz et d’Iéna pour que Friedrich Heinrich von der Hagen publiât en 1807 la première traduction de la Chanson, sans la Plainte. Militairement humiliée, la nation allemande retrouva sa fierté grâce à un poème médiéval. Du jour au lendemain, la Chanson acquit le statut d’épopée nationale et connut un succès toujours croissant jusqu’en 1945. Ce succès ne se propagea jamais à l’étranger malgré des traductions dans de nombreuses langues, la première en français dès 1837. Le succès de l’épopée culmina sous le Troisième Reich. La Chanson est à l’origine de la légende du « coup de poignard » qu’Adolf Hitler reprit dans Mein Kampf : « Siegfried succomba, poignardé dans le dos pendant qu’il combattait.9 » (« bis endlich der kämpfende Siegfried dem hinterhältigen Dolchstoß erlag. », Hitler, 1925, p. 707) Dans la Chanson, Hagen se sert en fait d’une lance qui rappelle celle avec laquelle un soldat romain transperça le flanc du Christ (Jn 19, 33-35). Or Hitler avait besoin d’une autre image et ne faisait pas de la philologie. Le détournement de l’épopée médiévale à des fins politiques atteignit son apogée le 30 janvier 1943. Dans une émission radiophonique diffusée à deux jours de la capitulation des Allemands encerclés à Stalingrad, Göring exhorta ses compatriotes au sacrifice suprême : « Eux aussi [les Nibelungen, c’est-à-dire les Burgondes], retranchés dans une salle en proie aux flammes, étanchèrent leur soif avec leur propre sang, mais ils combattirent jusqu’au dernier. » (« Auch sie [die Nibelungen] standen in einer Halle voll Feuer und Brand, löschten den Durst mit dem eigenen Blut, aber sie kämpften bis zum Letzten. », cité dans Lubbadeh, 2009, p. 12) On comprend pourquoi bien des Allemands se distancèrent de la Chanson au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
5. La Chanson, un appel à la paix
Tout pays aspire à se doter d’une épopée nationale. La Grèce possède deux œuvres qui se suivent sans décrire l’événement principal. L’Iliade relate une guerre, l’Odyssée un voyage et entre les deux Homère fait l’impasse sur la chute de Troie et la mort d’Achille. Virgile fit l’inverse et réunit ces deux éléments narratifs en un seul poème, l’Énéide. Nous trouvons les deux mêmes ingrédients dans la Chanson de Roland, une expédition lointaine et une grande bataille. Le poète français réduisit les épisodes militaires pour se concentrer sur le destin de son héros. Comme chez Homère, c’est le retour au pays qui importe, le retour à « la douce France ». À part Roland, la plupart des preux de Charlemagne réussissent à regagner leur patrie. La Chanson des Nibelungen suit les modèles romain et français. Elle commence par de grands périples et se termine par une bataille. Sa singularité est la fin pessimiste. Seule l’épopée allemande relate une défaite.
Les quatre épopées campent l’action dans un lointain passé héroïque, un Heroic Age qui suggère plusieurs siècles d’oralité. En Grèce, le mythe sur la transmission orale depuis la Guerre de Troie jusqu’aux premiers manuscrits se fonde sur l’idée qu’Homère était aveugle et qu’il aurait composé près de 28000 hexamètres sans savoir écrire. Virgile s’inspire d’Homère et complète la lacune de son prédécesseur en ajoutant un long récit sur la prise de Troie. Bien que Virgile soit mort avant d’achever l’Énéide et sans signer, personne ne doute qu’il soit l’auteur du texte. La Chanson de Roland s’inspire d’un bref passage de la Vita Caroli Magni d’Eginhard et son poète est nettement plus proche des événements qu’il relate que ses homologues grec, romain et allemand. L’épopée date du début du xiie siècle et traite d’une expédition qui rappelle à certains égards la Première Croisade. Les croisés français de cette époque aspiraient probablement à revoir leur patrie avec la même ardeur que les preux de Charlemagne. Seuls les plus fanatiques d’entre eux avaient envie de poursuivre la guerre sainte à l’autre bout du monde.
À la différence des textes antiques, l’épopée française est dépourvue d’ekphrasis mais innove en donnant des noms aux épées des principaux héros. Cette tradition s’exporta en Allemagne avec le Rolandslied, adapté de la Chanson de Roland. Le poète de la Chanson des Nibelungen perpétue la tradition en dénommant l’épée de Siegfried. Les manuscrits ont tantôt Balmunc, tantôt Palmunc. Aujourd’hui encore, les Allemands peinent à différencier les consonnes sourdes et sonores. Les éditeurs modernes optent unanimement pour Balmunc en référence à la grotte d’où provient l’épée, en français balme, en latin balma. Ce terme est extrêmement rare en allemand et son usage se limite à la Suisse. Tout porte en fait à croire que le poète choisit délibérément une consonne sourde en référence à la palme, un antique symbole de victoire et, par extension, de paix. L’épée correspondrait ainsi parfaitement à son porteur, car Siegfried signifie précisément « » victoire » et « paix ». De plus, ce héros meurt en martyr et la palme est l’attribut traditionnel des martyrs. Siegfried est enfin originaire de Xanten, littéralement « la ville des saints ». C’est ici que saint Victor mourut en martyr à l’époque de l’empereur Dioclétien. Si l’on adhère à cette lecture, Siegfried n’incarne pas l’héroïsme germanique glorifié par les nazis, mais le pacifisme chrétien (Andersen, 2017).
Qu’en est-il de la genèse de la Chanson ? Au début du xixe siècle, les érudits allemands déclarèrent que la Plainte était un ajout de piètre qualité et inventèrent la thèse des deux auteurs : un grand aède anonyme aurait composé la partie strophique, puis un imitateur tout aussi anonyme aurait ajouté une suite sans originalité10. En fait, il s’agit peut-être d’une œuvre bipartite provenant d’une seule et même plume. Selon cette hypothèse, la première strophe est une fiction littéraire et la fin de la Plainte une signature à peine voilée. Autrement dit, le poète de l’ensemble serait le maître Konrad qui est censé avoir tout consigné en latin à l’époque des Huns. Il l’aurait théoriquement fait entre la mort de Gundicharius en 436 et celle d’Attila en 453.
Selon la Plainte, il le fit à la demande de l’évêque de Passau. Au début du xiiie siècle, celui-ci ne s’appelait pas Pilgrim, mais Wolfger. C’était un grand mécène littéraire. Il est notamment célèbre pour avoir offert le 12 novembre 1203 à Zeiselmauer un manteau à Walther von der Vogelweide, le grand poète lyrique. Wolfger revenait d’un mariage ducal à Vienne où Walther avait visiblement diverti les invités. Wolfger avait également à son service deux autres poètes, en Allemagne Albrecht von Johannsdorf, plus tard en Italie Thomasin von Zerklaere. Aucun des poètes qui travaillaient au service de Wolfger ne lui a jamais rendu hommage nommément. Aussi a-t-on pensé qu’il préférait la discrétion. Avant la rédaction de la Chanson, il s’était rendu pacifiquement en Terre Sainte, non pas en croisé, mais en pèlerin. Cela pourrait expliquer le nom de son homologue littéraire, car Pilgrim signifie « pèlerin ». L’oncle de Kriemhild, l’évêque de Passau qui ordonne à un troubadour de tout consigner, n’incarnerait donc pas l’évêque homonyme du xe siècle, mais le successeur de celui-ci deux siècles plus tard. En tout cas, beaucoup considèrent Wolfger comme le discret commanditaire de la Chanson.
Dans son évêché, un poète composa à la même époque plus de 3000 vers sur l’enfance de Jésus. Il s’appelait Konrad von Fußenbrunnen et possédait un château au cœur de la région que le poète de la Chanson connaît sur le bout des doigts. Ce château a donné son nom à Feuersbrunn, un village viticole de quelque 600 âmes près de Traismauer. En 1987, Walther Hansen, un journaliste sans titre universitaire, suggéra que ce Konrad composa peut-être aussi la grande épopée. Il aurait volontairement remplacé Traismauer par Zeiselmauer (strophes 1332, 1336) pour attirer l’attention sur sa propre région. Or, Zeiselmauer était précisément la ville d’un autre poète, Walther von der Vogelweide. La bourde tant discutée dans le monde savant n’en est pas forcément une. Si le poète de la Chanson s’appelait Konrad von Fußesbrunnen et voulait attirer l’attention sur sa personne par une monstrueuse erreur géographique, le « Zeiselmauer » sur la Traisen est une métaphore signifiant que Traismauer était également un haut-lieu de la littérature allemande. Le monde scientifique n’a jamais pris le journaliste au sérieux, selon moi à tort11.
Lorsque la Chanson fut composée, le Saint Empire était plongé dans une guerre civile provoquée par la mort de l’empereur Henri vi de Hohenstaufen. Sa mère était Béatrice de Bourgogne, son père Frédéric Ier Barberousse. En 1178, ce dernier s’était fait couronner roi de Bourgogne à Arles, renouant ainsi avec les Burgondes du ve siècle. Le 10 juin 1190, Barberousse se noya en Asie Mineure au début de la Troisième croisade, son fils Frédéric succomba sept mois plus tard à la malaria pendant le siège d’Acre. Le 28 septembre 1197, son autre fils et successeur Henri vi décéda à 31 ans à Messine alors qu’il s’apprêtait à son tour à libérer Jérusalem les armes à la main. La croisade prévue fut finalement transformée en pèlerinage, avec à sa tête Frédéric ier, duc d’Autriche, accompagné de Wolfger. Le duc décéda de maladie en Terre Sainte et l’évêque ramena son cadavre en Autriche.
Au moment où il commandita la Chanson, Wolfger a dû être las des croisades mortifères. La dynastie des Hohenstaufen s’était presque éteinte comme celle des Burgondes littéraires. L’évêque était fondé à attribuer le malheur de son pays à la politique agressive des empereurs. Pour s’emparer du sud de l’Italie, Henri vi avait épousé Constance de Sicile, une reine normande. Elle était donc du même sang que l’Islandaise Brünhild. L’impératrice historique et la reine littéraire étaient de plus toutes deux originaires d’une île volcanique. Bref, la Chanson ne décrit pas nécessairement la lointaine fin de l’éphémère royaume burgonde mais plutôt l’actualité allemande la plus brûlante.
Dans la guerre civile, Wolfger tenta de réconcilier les parties adverses. Pour son œuvre pacificatrice, il fut qualifié par le pape Innocent iii de « porteur de paroles de paix et de concorde » (« verborum pacis et concordiæ portitorem. », cité dans Andersen, 2017, p. 121 ; notre traduction). En 1204, Wolfger quitta son évêché de Passau pour Aquilée en Italie et ne retraversa plus jamais les Alpes. C’est dans ce contexte qu’il demanda à un poète inconnu de composer un grand poème. Pilgrim semble incarner l’évêque, mais le margrave Rüdiger aussi. L’emblème de Wolfger était un loup en référence à la première syllabe de son nom. Un admirateur italien l’appela Wolfcherus et en proposa une étymologie fondée sur le verbe allemand kehren (« retourner »). Selon cet Italien, le nom de l’évêque signifiait « lupum volvens », c’est-à-dire « celui qui retourne le loup », donc « l’agneau ». Cette étymologie pourrait également s’appliquer au nom et au caractère de Rüdiger, le personnage le plus exemplaire de la Chanson. Le pacifique margrave ne partage non seulement sa dernière syllabe avec l’évêque, mais aussi le début de son nom sur le plan sémantique. En moyen-haut-allemand, rüde signifie « chien féroce », par extension « loup ». Wolfger et Rüdiger sont donc des synonymes partiellement homonymes. L’évêque était originaire d’Erla, une localité autrichienne devant son nom à un petit affluent du Danube. Wolfger avait un château sur l’Erla qui n’est qu’un ruisselet. Or, « ruisselet » se disait bechel. Ce diminutif se retrouve dans Bechelaren, le nom du château du margrave12. Le cas de conscience de Rüdiger, tiraillé entre son désir personnel de paix et son devoir militaire, est comparable à celui de Wolfger pendant la guerre civile allemande.
Selon cette lecture, la Chanson est un vibrant appel à la paix, un audacieux manifeste pacifiste. Ce message trouve son expression directe dans une tirade centrale. Lorsque Kriemhild lance sa perfide invitation, on délibère longuement à Worms pour savoir s’il faut l’accepter. Rumold, le maître des cuisines, donne aussi son avis et dit ceci aux Burgondes (strophes 1466-1469) :
Si vous ne voulez pas suivre Hagen, écoutez le conseil de Rumold, car je vous suis loyalement attaché et toujours prêt à vous rendre service : restez ici pour l’amour de moi et laissez le roi Etzel là où il est avec Kriemhild !
Comment pourriez-vous avoir en ce monde vie plus agréable ? Vous pourriez ici vivre à l’abri de vos ennemis. Parez votre personne de superbes vêtements, buvez le meilleur vin et aimez de jolies femmes !
De plus, on vous donne pour nourriture les meilleurs plats que roi ait jamais eus sur terre. Et même si cela n’était pas le cas, restez ici pour l’amour de votre belle épouse, plutôt que de risquer votre vie comme un enfant.
C’est pourquoi je vous conseille de demeurer ici. Vos pays sont puissants. On peut ici, mieux que chez les Huns, vous recouvrer si l’on vous prenait en otage. Qui sait ce qu’il en est là-bas ? Restez ici, seigneurs. Tel est le conseil de Rumold !
Tel était peut-être aussi le conseil adressé aux princes allemands par le poète et son commanditaire. Pour l’amour de Dieu, ne partez plus en croisade, ne faites plus la guerre. Les Burgondes de la Chanson restèrent sourds à ce message, plus tard les nazis aussi. Ainsi, l’histoire se répéta trois fois : à l’époque de Gundicharius, à celle de Wolfger et à celle d’Hitler. Chaque fois, les riverains du Rhin et du Danube connurent une catastrophe.
Si Brünhild, Dietrich, Etzel, Gunther, Pilgrim et Rüdiger sont peu ou prou inspirés de modèles historiques, Siegfried n’incarne nulle personnalité réelle. Xanten est la ville de saint Victor, mais n’a jamais été la capitale d’un royaume. La première syllabe de Siegfried ressemble à une traduction littérale de Victor, mais ce héros est bien plus qu’un saint, car il meurt à l’instar du Christ avec une croix dans le dos. Il est plus logique de chercher son origine dans le christianisme que dans le paganisme germanique. Le christianisme se fonde sur des symboles et s’exprime par des images. L’allégorie est un motif récurrent dans la théologie médiévale. Il est donc possible que Siegfried représente une notion abstraite.
Dans tous les manuscrits, son nom s’écrit Sivrit ou Sifrit. Nous ne trouvons jamais de g. Siegfried est une graphie moderne. Au Moyen Âge, on s’appelait Sigefrit, Sigifrit ou Sigfrit. La contraction Sivrit était une forme exceptionnelle. Le g est toujours présent dans les documents latins. Il l’est aussi en allemand dans la famille du héros puisque ses parents s’appellent Sigemunt et Sigelint (strophe 20). L’élision du g paraît donc intentionnelle.
La forme abrégée peut être interprétée comme une allusion à un psaume de l’Ancien Testament. Voici comment le roi David prie pour sa capitale : « Demandez la paix sur Jérusalem. Que ceux qui t’aiment jouissant du repos ! Que la paix soit dans tes murs, et la tranquillité dans tes palais ! » (Ps 122, 6-7). En latin, la prière centrale se résume à deux mots : « Fiat pax ». Une traduction littérale en moyen-haut-allemand donnerait Si vrit. Il suffisait de contracter ces deux mots pour forger une allégorie de la paix.
6. La genèse de la matière
Si la Chanson et la Plainte furent conçues d’un seul bloc par le discret poète Konrad à la demande du tout aussi discret évêque Wolfger, il se pose toujours la question de savoir d’où provenait la matière. Deux thèses s’affrontent : la thèse évolutionniste défendue par l’immense majorité des savants et la thèse créationniste ultra-minoritaire résultant de la « philologie rationnelle », une approche fondée sur l’intertextualité13.
Selon le modèle majoritaire, les Germains se seraient mis dès l’Antiquité à célébrer leurs exploits et même leurs défaites par des chants. Ces chants auraient été transmis par des bardes analphabètes pendant plus de sept siècles jusqu’à ce que Wolfger décide de les consigner sur un parchemin. Ces tubes auraient fait partie de « l’hit-parade » germanique pendant près de 30 générations entre les Alpes et le Cap Nord mais les autres Indoeuropéens y seraient restés sourds. Comme par miracle, la diffusion de cette matière se serait cantonnée à l’Autriche, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, la Norvège, les Îles Féroé et l’Islande. Ces chants auraient évolué dans un univers purement oral et donc aujourd’hui invisible et auraient enfin inspiré des textes écrits à partir du xiiie siècle, la Chanson des Nibelungen en Autriche, l’Edda en Islande, de la prose en Norvège et en Suède, des ballades au Danemark et aux Îles Féroé. Ces textes ultimes n’auraient pas été inventés par des poètes imaginatifs, mais simplement consignés par des archivistes plus ou moins fidèles à la mémoire collective14. Pour employer une image, quelques-uns de ces innombrables chants auraient fini par être capturés fortuitement comme des poissons par des pêcheurs dans les tréfonds d’un insondable océan.
Lorsqu’un pasteur féroïen consigna pour la première fois en 1818 le Chant de Sjurd, une longue ballade locale, son éditeur déclara qu’on avait in extremis sauvé un poème transmis oralement pendant mille ans, autrement dit depuis l’époque de Charlemagne. Ce postulat invérifiable est aujourd’hui consigné dans les manuels scolaires avec une légère réduction. Depuis l’édition princeps de 1822, on a simplement ramené l’âge de l’épopée nationale féroïenne à six siècles. La littérature nationale danoise commence également par une oralité pluriséculaire et une Norvégienne a récemment édité des poèmes locaux consignés pour la première fois du vivant de Henrik Ibsen (1828-1906) sous le label « ballades médiévales » (Ressem, 2011-2016). Toutes ces datations fantaisistes ne reposent sur aucun argument rationnel et empiriquement vérifiable et dépendent de la seule foi de leurs adeptes. La thèse évolutionniste correspond à la thèse traditionnelle selon laquelle Homère aurait mis en forme des chants colportés précédemment par des rhapsodes.
La thèse créationniste est plus banale. Elle repose sur le postulat qu’il est impossible de véhiculer des récits complexes à long terme sans support mémoriel visuel, des textes et des images. Selon cette thèse, l’épopée nationale allemande serait une création ex nihilo. Son auteur aurait imaginé une fiction de toutes pièces et aurait simplement emprunté quelques motifs ponctuels à des textes transmis par des manuscrits.
Les sources employées suggèrent qu’il ne connaissait que deux langues, le latin et l’allemand, mais qu’il avait accès à une immense bibliothèque, peut-être celle de Wolfger à Passau. Voici ses probables sources réunies pour la première fois dans une liste tendant à l’exhaustivité :
Sources latines
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Virgile, Énéide, 19 av. J-C. : la structure bipartite de l’épopée en un voyage suivi d’une guerre et la subdivision en chapitres ;
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Stace, Achilléide, 94/96 apr. J.-C. : le motif de l’invulnérabilité partielle due à un bain ;
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La Bible, ive siècle : les motifs de la croix mortifère et des similitudes entre le trésor et la Jérusalem céleste (Andersen, 2017, p. 113-114, surtout le jaspe du pommeau de l’épée et la dimension du trésor chiffré à 144 charretées) ;
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Prosper d’Aquitaine, Epitoma Chronicon, 455 : la fin des Burgondes et le personnage de Gunther (Andersen, 2021, p. 209) ;
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Jordanès, Histoire des Goths, v. 551 : les personnages d’Attila et Kriemhild (Andersen, 2007, p. 69) ;
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Loi Gombette, vie siècle : les personnages de Gunther et Giselher ;
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Frédégaire, Chronique, viie siècle : le personnage de Brünhild et le nom de Nibelung ;
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Évangile du Pseudo-Matthieu, vi/viiie siècle (également source de la Kindheit Jesu de Konrad de Fußesbrunnen, 1190/1210) : les motifs du combat contre un dragon et du palmier comme signe de victoire ;
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Waltharius, xe siècle : les personnages de Gunther, Etzel et Hagen, la ville de Worms comme capitale et le motif du trésor ;
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Passio sanctorum Gereonis, Victoris, Cassi et Florentii Thebaeorum martyrum, xie siècle : le personnage de Siegfried et son origine de Xanten ;
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Godefroi de Viterbe, Pantheon, 1187/1191 : le personnage de Dietrich et son origine de Vérone (Lienert, 2008, p. 8715).
Sources allemandes
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Chant de Hildebrand, ixe siècle : les personnages de Hildebrand et Dietrich ;
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Chronique impériale, 1140/1150 : les personnages d’Etzel, Blödelin et Dietrich ;
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Kürenberger, Falkenlied, 1160/1180 : le quatrain à vers longs et le rêve de Kriemhild ;
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Lambrecht, Alexander, 1160/1180 : le motif de l’effet durcissant du sang de dragon (Andersen, 2009, p. 232)16 ;
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Konrad, Rolandslied, v. 1170 : le motif de la dénomination de l’épée ;
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La poésie lyrique de l’époque dite classique, 1180/1200 : la strophe tripartite et le motif du tilleul comme symbole amoureux (Andersen, 2021, p. 204-205) ;
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Hartmann von Aue, Iwein, allemand, 1190/1200 : le motif de la cruentation.
Si Achille est encore un guerrier physiquement ordinaire chez Homère, Stace décrit dans l’Achilléide comment ce Grec devint presque invulnérable à sa naissance. Si le poète de la Chanson s’inspirait de Stace pour son portait de Siegfried, il remplaça l’eau du Styx par le sang du dragon (Andersen, 2021, p. 231). La Bible lui fournit de nombreux motifs comme la variante orthographique Sivrit, mais aussi la croix dans le dos du héros. Grâce à la chronique de Prospère d’Aquitaine, le poète savait que le royaume burgonde avait pris fin en 436 et que le dernier roi s’appelait Gundicharius. La Loi des Burgondes, connue aussi comme la Loi Gombette, évoque Giselharius qui deviendra Giselher dans la Chanson. Frédégaire prêta à l’épopée le nom de la cruelle reine Brunechild que le poète transposa en Islande. Sa source principale est le Waltharius qui campe l’action à l’époque d’Attila. Ce poème évoque un royaume dirigé par Guntharius à Worms. Celui-ci est encore célibataire et perd une jambe dans un combat dans les Vosges. Son fidèle compagnon s’appelle Hagano. Celui-ci perd un œil dans le même combat. La Chanson raconte la suite. Nous devons donc nous imaginer que Hagen est borgne et Gunther unijambiste. C’est sans doute pour cette raison qu’à l’arrivée de Siegfried à Worms Hagen dirige littéralement « son œil » vers les étrangers (strophe 84 : sîn ouge)17. L’un des nouveaux personnages de la Chanson est Siegfried. Il doit sa résidence et une partie de son nom à Victor, le saint patron de Xanten, dont la principale hagiographie date du xiie siècle. Dietrich correspond à Théodoric et l’idée d’associer ce roi à Vérone, autrefois Berne en allemand, était toute récente au moment de la composition de la Chanson. Le premier à donner à Théodoric l’épithète Veronensis est Godefroi de Viterbe. Il émit cette hypothèse vers 1187 dans le Pantheon.
Les sources allemandes sont moins nombreuses. Hildebrand provient du Chant de Hildebrand. À la Chronique impériale, la Chanson emprunte certaines formes allemandes comme Etzel pour Attila et Dietrich pour Théodoric. L’Alexander de Lamprecht apprit au poète de la Chanson que le sang des dragons a un effet durcissant. Le Falkenlied du Kürenberger, poème lyrique évoquant une femme qui dompte un faucon, a d’une part inspiré le rêve de Kriemhild (strophe 13), d’autre part servi de modèle pour la structure strophique de la Chanson. Le quatrain à vers longs de l’épopée est identique à celui employé quelques décennies plus tôt par le Kürenberger. L’idée de donner un nom à l’épée de Siegfried vient du Rolandslied de Konrad. La Chanson a enfin emprunté le motif de la cruentation à l’Iwein de Hartmann. Si l’épopée nationale allemande est issue par intertextualité de cette petite vingtaine de sources écrites, le poète suivait aussi l’actualité littéraire avec une singulière attention et n’avait pas besoin des informateurs oraux dont il se réclame dans la première strophe. Son imagination débordante suffisait pleinement pour forger une œuvre originale.
7. Conclusion
Dans sa chancellerie, Wolfger employait plusieurs clercs du nom de Conrad, certains avec le titre de magister. L’un d’entre eux a pu composer la Chanson et la Plainte et signer cette fresque bipartite en se présentant comme le « maître Conrad » qui aurait fidèlement tout consigné en latin à la demande de l’évêque de Passau. Jusqu’en 1795, tous les savants allemands considéraient d’ailleurs que l’auteur de l’épopée et de l’épilogue s’appelait ainsi. Selon la thèse créationniste, ce poète ne puisa pas seulement son inspiration dans des manuscrits latins et allemands, car ceux-ci ne lui fournirent qu’un vague cadre général et quelques noms et motifs. Son œuvre est avant tout une transfiguration du présent et fait allusion à la famille impériale sans que l’on puisse véritablement parler d’un roman à clef. Le père défunt de Kriemhild pourrait symboliser Barberousse, son faible frère Gunther l’empereur Henri vi, sa belle-sœur islandaise la Normande Constance de Sicile et son neveu Siegfried le futur empereur Frédéric ii, enfant lors de l’achèvement de l’épopée. En revanche, ni Kriemhild elle-même ni son mari martyr n’ont de sosie dans la réalité. Si Siegfried peut être interprété comme une allégorie de la paix assassinée, son épouse reste à déchiffrer. Jordanès nous dit qu’Attila épousa une femme d’origine germanique appelée Ildico. Si le poète de la Chanson s’inspira de cette laconique remarque pour concevoir la première grande héroïne de la littérature allemande, la signification profonde de ce personnage féminin à la fois sympathique et diabolique demeure encore un mystère.