[J]e lasse peut-être votre Altesse, en lui parlant si longtemps de ma colère contre les hommes » (Villedieu, 2003, p. 197) : si la narratrice homodiégétique des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, prise d’un scrupule, s’inquiète d’avoir dit « tout le mal dont [elle] pouvai[t] [s’]aviser » contre un sexe qu’elle assure « haï[r] » (ibid.), c’est que l’audacieuse Henriette-Sylvie est souvent confrontée à des rencontres masculines compliquant singulièrement sa vie. C’est donc contre ce sexe que se déchaîne l’ire de la jeune femme à l’occasion d’un voyage en coche d’eau la ramenant à Paris. Si son ressentiment épouse à cette occasion la silhouette d’un chevalier félon, nombreuses sont en vérité les figures masculines des Mémoires à l’avoir fait naître — et à l’entretenir au fil du récit. Jetée et parfois ballottée par le destin dans une société patriarcale, Henriette-Sylvie croise le chemin de différents hommes, adjuvants mais bien plus souvent entraves à ses velléités d’aventure et de liberté.
La question du genre innerve de fait les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière1 et le regard féminin posé sur le personnel masculin semble d’autant plus riche que, ainsi que le rappelle René Démoris dans son introduction de l’œuvre, la perspective est double : le héros est non seulement une héroïne — s’adressant de surcroît à une Altesse — mais l’auteur est aussi une autrice. Tout en interrogeant les représentations du féminin à travers un personnage qui ne cesse de défier et contrarier l’image de faiblesse attachée à son genre, Mme de Villedieu livre dans ces lettres entre femmes, qui se veulent divertissantes, un portrait contrasté du mâle. Si Henriette-Sylvie s’emporte avec force contre un sexe qui ne cesse de lui attirer des ennuis, faut-il lire dans cette histoire qui s’achève au couvent une mise en garde généralisée contre les hommes ? Nous verrons que les personnages masculins des Mémoires tendent à s’égarer dans leur rôle de protecteurs, quand ils ne sont pas tout simplement dangereux et nuisibles pour l’héroïne. Néanmoins, leur condamnation ne saurait être absolue ou définitive : il serait encore possible, en somme, de sauver le mâle après s’être sauvée de lui.
1. Crises masculines
Dans les Mémoires, quand ils ne font pas défaut, les hommes tendent à faillir dans la protection qu’ils sont censés offrir comme dans leurs sentiments. Henriette-Sylvie a alors bien du mal à sauvegarder une réputation que ses prétendants éconduits ne cessent de menacer.
1.1. Des figures protectrices défaillantes
Les femmes en France sont sous la tutelle perpétuelle du mari, ne peuvent faire aucun acte sans être autorisées par leur mari.
[La] famille se prend plus particulièrement pour un ménage composé d’un chef et de ses domestiques, soit femmes, enfants, ou serviteurs (Furetière, 1690, articles « Mari » et « Famille »).
Comme bien souvent, les définitions d’Antoine Furetière sont éloquentes. Celles des mots « mari » et « famille » renvoient ainsi explicitement au modèle patriarcal en vigueur dans la société du xviie siècle : au cours de sa vie, la femme est en effet censée passer des mains de son père à celles de son époux. Le monde dans lequel évolue l’héroïne de Mme de Villedieu reflète à bien des égards les usages de son temps, et bien que Henriette-Sylvie se démarque par son audace, elle n’en est pas moins confrontée à ces figures masculines tutélaires dont elle recherche — ou au contraire rejette — la protection.
La première tutelle est naturellement celle du père. Dans ce roman picaresque « au féminin », pour reprendre les mots de Francis Assaf (1987), l’héroïne est de naissance obscure. Sa mère accouche chez une paysanne aux alentours de Montpellier avant de « dispar[aître] à la faveur des ténèbres » (Villedieu, 2003, p. 45). Alors que Henriette-Sylvie est âgée de cinq ans, le destin place sur sa route le noble duc de Candale. Séduit par les belles dispositions qu’il pressent chez l’enfant2, il décide de la faire élever et la place à cette fin chez un financier de Pézenas. Si le père biologique fait officiellement défaut, la première figure paternelle surgissant sur le chemin de l’héroïne — peut-être le géniteur véritable de cette dernière — est une figure positive, qui s’acquittera financièrement de sa mission d’éducation. Le tableau s’obscurcit néanmoins rapidement : le père de substitution, M. de Molière, ne remplit pas son rôle, loin s’en faut. Si l’argent du duc lui inspire « toute la tendresse qu’il f[aut] pour bien contrefaire une amitié paternelle » (p. 46), cette dernière finit par emprunter la voie de l’abus. Apprenant l’infidélité de son épouse avec un certain marquis de Birague, le sieur de Molière décide en effet de se venger et de faire de la jeune Henriette-Sylvie l’instrument de ses représailles en lui témoignant de « l’attachement » (p. 48). Il en tombe finalement amoureux et résout de « pousser les affaires plus loin » (ibid.), au grand désarroi de l’héroïne qui, apprenant à cette occasion le secret de sa venue au monde, n’échappe aux assauts du « satyre » (p. 49) qu’en lui tirant dessus au pistolet. La figure paternelle n’est donc guère à son avantage dans les Mémoires : si elle pourvoit aux besoins matériels de l’héroïne, elle accuse une trop grande distance ou, au contraire, une proximité inappropriée. Dès le début, le rapport de Henriette-Sylvie au père s’avère donc insatisfaisant, et le salut viendra du féminin. Il n’y a en effet guère que la marquise de Séville, adjuvante réelle quoique capricieuse, qui représentera pour l’orpheline un substitut parental — et potentiellement véritable, puisque le lecteur est invité à penser que la maîtresse du duc de Candale pourrait être la mère biologique de Sylvie.
Au cours de sa vie trépidante, Henriette-Sylvie sera également confrontée à la figure du mari. Elle nouera en effet à deux reprises les liens sacrés du mariage, et le pire l’emportera bien souvent sur le meilleur. La première union contractée n’est pas d’amour, mais de raison : soutenue par sa mère de substitution, la marquise de Séville, l’héroïne se résout à épouser un grand d’Espagne qui a jeté son dévolu sur elle. L’établissement est avantageux, mais le marquis de Menéze est vieux et, surtout, violent avec sa jeune femme qu’il soupçonne rapidement d’infidélité3. Brutalisée et menacée d’enfermement, Henriette-Sylvie fuit et se voit définitivement délivrée de son fâcheux par le décès de ce dernier, ce qui lui permet de se marier en secret avec le beau mais volage comte d’Englesac. Cette seconde union, tumultueuse, soulèvera bien des réserves et placera plus d’une fois l’héroïne en délicate posture. Mme de Villedieu écorche donc sérieusement la figure du mari dans les Mémoires4, mais elle le fait également à des fins divertissantes lorsqu’elle croque un époux jaloux, gentilhomme de Montpellier, que les occupants du coche d’eau où a pris place l’héroïne se plaisent à taquiner en prêtant des infidélités à sa femme (Villedieu, 2003, p. 197-199).
Dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’autrice des Mémoires, Micheline Cuénin (1979, t. I, p. 32-33) retrace la biographie de cette dernière et précise ainsi qu’à partir de 1660, peut-être même avant, Marie-Catherine Desjardins, née vers 1640, vit « sous sa bonne foi », c'est-à-dire libérée de la tutelle de ses parents : bien que mineure, on lui laisse en effet la liberté et la responsabilité de ses actes. Son héroïne, Henriette-Sylvie, prétend elle aussi à une forme d’indépendance, mais privée de père et sans mari, attaquée de toutes parts, elle se voit bien souvent contrainte de rechercher une protection masculine. Si M. de Lionne5 défend ses intérêts sans prétendre à davantage et lui offre dans la cinquième partie de l’histoire la période la plus « tranquille » (Villedieu, 2003, p. 201) de son existence, les autres protecteurs de Henriette-Sylvie tendent fâcheusement à se muer en assaillants compromettants, voire en geôliers. Ainsi, bien que l’intervention du marquis de Birague soit à plusieurs reprises salvatrice, Henriette-Sylvie ne se sent pas complètement en « sûreté » (p. 70) sous la protection de cet homme éperdument amoureux d’elle. Après l’assassinat de M. de Molière, elle quitte donc rapidement le château de Sersac pour « [s]’all[er] jeter dans une abbaye de filles à une lieue de là » (p. 54), et quelque temps plus tard, alors que sa route croise de nouveau celle de ce même galant et que sa réputation est encore menacée, elle s’interroge : « [J]e me vis réduite en une étrange perplexité d’esprit ne sachant plus où donner de la tête à moins que de me mettre à la discrétion de Birague. Il s’offrait véritablement de me conduire à Paris, et de ne me jamais abandonner ; mais la passion en était à craindre, et la compagnie soupçonneuse […] » (p. 70). Le « séducteur » devient même franchement « agresseur » en la personne de dom Pedre, pour reprendre les mots de Donna Kuizenga (2002, p. 45). Alors que Louis XIV s’apprête à attaquer la Hollande et que le pays est sillonné de soldats, dom Pedre — galant de Maubeuge épris de Henriette-Sylvie — offre de « très bonne grâce un château de retraite en pays neutre, et son escorte pour […] y conduire » l’héroïne et son abbesse (Villedieu, 2003, p. 242). Agréable au début, ladite retraite devient vite pesante lorsque Henriette-Sylvie comprend que les soldats ne sont pas là pour la défendre, mais « pour entreprendre contre [sa] liberté » (p. 244). « [V]iolence » (p. 247) lui est en effet faite lorsqu’elle découvre qu’elle n’est pas autorisée à quitter le château « parce que dom Pedre [l]’aim[e] trop pour se résoudre à [la] voir sortir de ses mains, sans avoir quelques assurances de [s]on amitié ; qu’il viendr[a] bientôt en personne, tâcher à les recevoir, et qu’en attendant [elle est] en aussi grande sûreté dans cette maison que dans un couvent de Cologne » (p. 248). C’est grâce aux occupantes du château et au frère d’Angélique, que Henriette-Sylvie parvient à fuir sa prison. Elle conserve de la mésaventure une défiance vis-à-vis des galants : lorsqu’un marquis flamand se déclare par la suite (et bien qu’il la rassure)6, la jeune femme ne peut en effet s’empêcher de « frémi[r] » (Villedieu, 2003, p. 257).
Née de père inconnu dans une société patriarcale, l’héroïne des Mémoires est ainsi ballottée d’une protection à l’autre, au gré des caprices de la fortune. Agressives, brutales, coercitives, les figures tutélaires semblent à bien des égards en crise, et Henriette-Sylvie est très souvent victime des passions qui agitent et aveuglent le cœur masculin.
1.2. Écarts masculins
Matrice scripturale — c’est bien pour plaire à une Altesse que Henriette-Sylvie prend la plume7 —, la séduction est au cœur des Mémoires et à l’origine des rocambolesques péripéties que traverse l’héroïne. Sur le passage de cette dernière, chaque homme tend à se muer en amant : entre infidélité, vengeance et jalousie, elle a fort à faire pour protéger sa réputation des écarts masculins.
Dès son jeune âge, Henriette-Sylvie se voit confrontée à la concupiscence du regard des hommes, qu’elle la subisse — comme c’est le cas avec le sieur de Molière — ou qu’elle l’entretienne ; qu’elle la déplore — bon nombre de soupirants indésirables lui attirent des ennuis — ou qu’elle s’en divertisse8. Le pouvoir de séduction de l’héroïne est indéniable, et il n’est pas jusqu’au rapporteur de son procès qui ne s’éprenne d’elle9. Quand elle est sincère et véritable, la passion des hommes pour l’objet qui l’a fait naître peut être sans commune mesure : les personnages masculins des Mémoires savent aimer, parfois très (trop ?) fort10. Dans la première partie de l’histoire, le comte d’Englesac brûle ainsi pour Henriette-Sylvie jusqu’à la maladie. Pour se ménager un entretien avec sa maîtresse, il en vient même à incendier le château de sa mère. Le marquis de Birague et Fouquet — qui ne récoltera d’ailleurs pas le fruit de ses services — orchestrent quant à eux une évasion abracadabrante du couvent dans lequel l’héroïne et la maîtresse du gentilhomme sont recluses. Mais si brûlantes soient les prémices, la « coutume » (p. 155) rattrape bien souvent la gent masculine qui, lassée, se tourne vers d’autres objets de désir. Les charmes de Henriette-Sylvie créent de fait des infidèles : le marquis de Birague, bien qu’amant de la dame de Molière, poursuit ainsi l’héroïne de ses assiduités avec une paradoxale fidélité. Le mariage n’empêche guère les hommes de soupirer pour d’autres, et en dépit des remontrances de Sylvie, le marquis flamand est bel et bien tombé sous son charme :
Je dis donc au nouvel amant tout ce que je pus pour lui persuader, que quand on est marié il ne faut point se mettre d’amourettes dans la tête. Il tombait d’accord de ce que je disais ; car en ce pays-là, on tient assez pour maxime d’être fidèle à sa femme. Mais il ne croyait pas devoir tant de fidélité à la sienne ; car il jurait qu’il ne l’avait jamais aimée, et qu’il ne l’avait prise que pour s’appuyer du crédit de son excellence, dans quelques affaires qu’il avait, dont la mienne en était une (Villedieu, 2003, p. 229).
Quant au comte d’Englesac, sa flamme vacille dangereusement :
Je ne sais si ces faux bruits [les calomnies que répète la comtesse d’Englesac] refroidirent le comte d’Englesac, ou si le mariage fit seul ce changement, mais il se dégoûta comme c’est la coutume11 ; et dès que je lui plus moins, plusieurs autres femmes vinrent à lui plaire beaucoup (p. 155).
Si avant leur mariage, Henriette-Sylvie avait été blessée à l’idée que son amant puisse avoir une maîtresse12, à ce stade du récit, elle ne prend cependant pas les infidélités du comte au tragique. Les époux finissent même par se pourvoir mutuellement en « amusement[s] du cœur » (p. 168) jusqu’à ce que l’amour renaisse de la jalousie13. Ce dernier sentiment, « grand secours contre la froideur des amants » (p. 148), représente de fait un autre trait saillant des hommes dans les Mémoires.
La jalousie guide en effet bien souvent les agissements du personnel masculin de l’œuvre. Le comte d’Englesac, toujours « sujet à de fortes émotions » (Kuizenga, 2002, p. 45), prend ainsi ombrage de la concurrence de Signac : « [Il] devint si jaloux qu’il pensa perdre le sens ; il me faisait suivre par des gens inconnus ; il gagna mes laquais et me fit enfin si bien épier, qu’il me surprit en conversation secrète avec Signac dans le labyrinthe du jardin des Simples » (Villedieu, 2003, p. 148). Si la narratrice excuse le dépit du marquis de Birague — « un amant qui perd n’est pas obligé d’en user plus civilement » (p. 56) — le soupirant, auquel Sylvie a préféré le comte d’Englesac, sera cause de bien des quiproquos dans la relation des amants. Il est dans la troisième partie assisté par les mensonges du prince de Salmes qui, par vanité, prétend que la jeune comtesse d’Englesac lui a accordé quelques faveurs14.
De fait, l’héroïne a fort à souffrir des galants qu’elle éconduit, et bien qu’elle relate joyeusement les suites de ces affaires, ces dernières ne laissent pas de révéler le poids du mâle sur les destinées féminines, en particulier sur leur réputation. Celle de Henriette-Sylvie se voit en effet fréquemment attaquée à la suite de la vengeance des (nombreux) galants qu’elle a repoussés. Lorsqu’elle refuse la bourse d’un homme de qualité l’ayant abordée au jardin du Luxembourg, ce dernier publie par exemple l’incident sans préciser la restitution de l’argent : « Cette calomnie m’attira deux ou trois autres propositions fâcheuses que madame d’Englesac sut15, et elle ne manqua pas d’en tirer de malicieuses conséquences » (Villedieu, 2003, p. 164). Le chevalier de la Mothe, capitaine de galère à Marseille, dépité lui aussi d’avoir vu ses avances rejetées, se venge de son côté en prêtant à la jeune femme une aventure avec le comte de Tavanes16. C’est d’ailleurs à la faveur d’un mensonge que ce dernier, également séduit, est parvenu à se rapprocher de l’héroïne17 : la supercherie, éventée dans un coche d’eau par le fameux Desbarreaux18, fait naître chez la jeune femme un « dépit extrême » (p. 196) et une haine envers tout ce sexe trompeur.
Grand est donc le potentiel nuisible de l’homme des Mémoires, qui semble bien n’écouter que ses désirs, que ceux-ci le poussent à la vengeance ou vers d’autres femmes. À la fin du récit, en gagnant les marges, Henriette-Sylvie se délivre par la même occasion de l’emprise du mâle.
1.3. À l’abri des hommes ?
Dans la sixième partie des Mémoires, Henriette-Sylvie se trouve finalement « en état de mener une vie tranquille et assez aisée, dans quelque condition qu’[elle voudra] choisir » (p. 262). Après avoir échappé aux griffes de dom Pedre, la jeune femme se fait escorter par l’un de ses galants au couvent de Cologne, préférant finalement aux remparts masculins — qu’il s’agisse d’un château ou d’un déguisement d’homme — la sûreté d’un cloître. Pour Barbara Woshinsky (2007, p. 171), la protection masculine est en effet placée sous le signe de la précarité, et c’est bien pour se « mettre à couvert de tous les orages » (Villedieu, 2003, p. 219) que Henriette-Sylvie se décide ultimement pour la retraite conventuelle, assurant alors que « si [elle] continue dans l’humeur où [elle est], [elle] n’en prendr[a] jamais d’autre que celle où [elle est] » (p. 262). Au cours de sa vie trépidante, Henriette-Sylvie a été confrontée à bien des « traverses » (p. 219) et ses aventures semblent effectivement lui avoir enseigné la défiance vis-à-vis de l’autre sexe. Dans la dernière partie du récit, l’héroïne est ainsi peu rassurée à l’idée de s’en remettre à un ancien prétendant : « bien que le marquis m’eût amené des filles afin de me conduire plus honnêtement, je tremblais toujours quand je songeais que je me confiais à un homme qui avait eu de l’amour pour moi, et qui en avait peut-être encore » (Villedieu, 2003, p. 262). La retraite en terre féminine semble donc un expédient logique à ce point du récit et de la vie de l’héroïne.
Dans les Mémoires, Mme de Villedieu donne corps et voix à une femme tour à tour abandonnée, violentée, trompée ou encore calomniée par des hommes souvent enclins à suivre leurs envies, au risque de menacer sa réputation voire sa liberté. Si Henriette-Sylvie reconnaît à l’occasion craindre les hommes19 et s’en remet à l’asile claustral à la fin du récit, il ne semble cependant pas qu’il faille interpréter ce geste ou lire l’ensemble du roman comme une condamnation du mâle. Celui-ci sait faire montre de valeur, et ses qualités comme ses défauts peuvent en outre se retrouver chez le personnel féminin.
2. Sauver les hommes ?
Le portrait de l’homme des Mémoires est creusé d’ombres, certes, mais il est aussi rehaussé de lumières. Ce clair-obscur n’est cependant pas l’apanage des personnages masculins, et Mme de Villedieu, à travers le déguisement de son héroïne, interroge finalement la proximité des sexes.
2.1. Le bien dans le mâle
Si les défauts des figures masculines sont accusés, leurs qualités ne sont pas pour autant oubliées, et la narratrice sait reconnaître à propos la clémence, le courage ou encore le repentir des hommes.
La magnanimité est le fait des puissants, et en particulier des êtres de papier renvoyant à des personnages historiques. Le roi de France ou encore le duc de Guise sont par exemple envisagés comme des adjuvants : le premier gracie l’héroïne et la libère des poursuites de Mme de Molière, et le second, qui n’est pas insensible aux charmes de la jeune femme, la recueille alors qu’elle fuit la brutalité de son mari20. La valeur guerrière et le courage masculins se voient également portés à plusieurs reprises sur le devant de la scène, non seulement dans l’intérêt de l’héroïne — le comte d’Englesac fond ainsi sur le carrosse et la garde flamande censés ramener Henriette-Sylvie au terrible Menéze — mais également au service du pays. Englesac (qui s’est d’abord engagé pour grossir les forces hollandaises contre l’Angleterre) et Signac s’illustrent ainsi dans les guerres louis-quatorziennes, où ils trouvent la mort. De même, l’amant de la chanoinesse de Maubeuge est fait prisonnier suite à la reddition de Lille et celui de l’abbesse est blessé au siège de Cologne. Ce dernier galant se construit d’ailleurs en opposition à l’infidélité des personnages masculins des Mémoires : les circonstances ayant poussé sa maîtresse au couvent, il conserve à cette dernière une indéfectible loyauté par-delà les murs du cloître, et l’abbesse est fort touchée de son accident.
Le remords éprouvé par la plupart des délateurs peut également racheter — sans toujours effacer cependant — les vengeances ayant entaché la réputation de Henriette-Sylvie21. Il n’est pas jusqu’à M. de Molière qui, sur son lit de mort, ne se repente et tente de protéger sa meurtrière. Habité par « un vrai remords de ce qu’il avait fait » (Villedieu, 2003, p. 166), l’amant à la bourse, mentionné plus haut, offre également un appui juridique à l’héroïne et fait une retraite expiatoire22. Le prince de Salmes regrette de son côté ses diffamations et, bien que cela soit insuffisant aux yeux du comte d’Englesac23, publie la vérité sur l’honnêteté de Henriette-Sylvie. De même, le marquis de Villars, dépêché par la mère du comte pour nuire à la réputation de la jeune femme, finit par s’éprendre de cette dernière et lui découvre les sombres desseins de sa belle-mère24. Quant au marquis flamand, ancien ennemi de Sylvie25, il se met ultimement à son service et l’escorte jusqu’au couvent de Cologne.
Lorsqu’ils ne se déchirent pas âprement pour l’amour d’une femme26, les hommes peuvent enfin s’allier dans les Mémoires. Bien que l’issue du récit en montre plaisamment les limites, la loyauté masculine se voit mise en valeur dans l’histoire de la chanoinesse de Maubeuge. Dom Pedre de Larra refuse en effet de croire à la mort de dom Antoine de Cordoue et feint d’aimer sa fiancée pour que cette dernière soit encore fille au retour de son ami. Ce dernier réapparaît bel et bien, mais déçu par l’attitude légère de sa promise, se voit tout prêt à la laisser à dom Pedre qui, n’éprouvant rien pour la jeune femme, se trouve ainsi bien mal payé de sa générosité. De son côté, le comte de Signac agit également en faveur d’Englesac : bien qu’amoureux de Henriette-Sylvie — et aussi en raison de cet amour — il emploie tous ses efforts à ramener à l’héroïne son amant longtemps cru mort.
Le regard porté sur les figures masculines des Mémoires est donc pluriel : le mâle est en effet envisagé dans sa duplicité et sa capacité à offrir le pire, mais aussi le meilleur dans sa relation aux femmes. Ces dernières ne sauraient d’ailleurs elles-mêmes être envisagées d’un œil manichéen, et le travestissement de l’héroïne agit comme un révélateur de la proximité des sexes.
2.2. Des altérités proches
Lorsque les protecteurs font défaut ou défaillent, le masculin demeure gage de sûreté pour Sylvie, qui endosse à plusieurs reprises les habits de l’Autre27 et gagne ainsi davantage de liberté pour se mouvoir dans la société patriarcale du xviie siècle. Craignant la violence de son époux, la jeune femme emprunte ainsi l’identité du prince de Salmes pour regagner la France28. Si le déguisement n’est pas de tout repos — elle est notamment attaquée par une maîtresse elle-même déguisée pour retrouver son ingrat29 — l’héroïne finit par s’en distraire : le travestissement lui permet en effet « de se divertir et de vivre l’expérience de l’amour “à la masculine” » (Kuizenga, 2002, p. 48). Sous ses nouveaux atours, elle séduit les dames et, de même qu’il lui plaisait d’éveiller l’amour des hommes, elle s’amuse à susciter la passion de ses semblables. Sa condition se rappelle néanmoins à elle, puisqu’elle n’est pas en mesure de satisfaire physiquement les attentes de ses conquêtes féminines : après s’être jouée d’une marquise avec l’assistance du comte d’Englesac, l’exposition de sa gorge la sauve du mari cocu tout en révélant son sexe30. En s’immergeant dans l’altérité, Henriette-Sylvie se soustrait donc au joug masculin sous lequel la « faiblesse » de son propre sexe l’avait poussée. Le costume du mâle permet aussi à la jeune femme de découvrir le pôle opposé de la séduction. Néanmoins, l’héroïne de Mme de Villedieu n’a guère attendu ce jeu de masques pour brouiller les frontières genrées. Dès son plus jeune âge, elle blesse et castre symboliquement son père adoptif ; elle chasse, conquiert les cœurs féminins31 et surtout, elle partage avec les hommes le goût du divertissement amoureux. C’est donc sans mal qu’elle se glisse dans la peau d’un Autre qui, passé le physique et l’ascendant social, ne lui est pas si étranger que cela.
De fait, les femmes des Mémoires partagent bon nombre de traits moraux avec les hommes, et notamment certains défauts. Elles peuvent se montrer infidèles (l’exemple susmentionné de la marquise est éloquent), elles relaient les calomnies, font preuve de jalousie — Henriette-Sylvie supporte bien mal les rivales32 — et peuvent s’attacher à détruire la réputation de leurs semblables, à l’image de la comtesse d’Englesac qui s’y consacre pendant la majeure partie du roman33 . Comme les hommes, les femmes séduisent et éconduisent, et comme les hommes, elles peuvent se divertir des jeux de l’amour : Henriette-Sylvie et le comte se jouent ensemble de la marquise, et à un moment de l’histoire, se procurent l’un à l’autre des « amusement[s] du cœur » (Villedieu, 2003, p. 168). La différence — et c’est ce que révèle notamment le travestissement — réside finalement dans un regard, celui que la société jette sur les êtres suivant leur sexe. Et c’est ce regard que Mme de Villedieu interroge dans les Mémoires.
2.3. Un éloignement définitif ?
Plus qu’une fuite absolue loin des hommes, le choix final de Henriette-Sylvie pourrait également être envisagé comme le besoin, à ce stade de l’existence, d’un établissement sûr, à l’écart d’une société dans laquelle les femmes à l’esprit libre comme le sien ont bien du mal à trouver leur place. Lorsque paraît la dernière partie des Mémoires, en 1674, Mme de Villedieu mène elle-même « une vie dévote et retirée » (Cuénin, 1979, t. I, p. 19)34, mais ce retrait n’est et ne sera pas pour l’autrice synonyme d’une renonciation aux hommes et à la société : elle finira en effet par regagner le monde et épousera M. de Chaste en 1677. Pour Micheline Cuénin (1979, t. I, p. 55), « demeurait en l’âme [de l’écrivaine] la nostalgie de la “naissance”, d’un mariage enfin légitime qui lui permettrait d’entrer régulièrement dans une famille noble, d’en adopter les traditions, les cultes ancestraux, la mentalité et les vertus ». Dans la société du xviie siècle, le mariage — quand il n’est pas synonyme de violences conjugales — peut en effet offrir une forme de sécurité ; et à la fin de l’œuvre, l’héroïne de la future Mme de Chaste ne semble finalement pas avoir totalement renoncé à la compagnie galante de l’autre sexe. N’a-t-elle pas annoncé, au début de ses Mémoires et au sujet du marquis de Birague, qu’elle serait « fort aise d’être servie par un semblable cavalier, maintenant qu’il est veuf » ? (Villedieu, 2003, p. 47). Le lecteur demeure alors libre d’imaginer Henriette-Sylvie franchir à nouveau les portes du cloître — à défaut d’en sauter les murs…
Si les hommes des Mémoires nuisent aux femmes, ils se repentent bien souvent de leurs méfaits et surtout, ils ne sont pas les seuls à compliquer singulièrement la vie d’un sexe qui, à l’occasion, se sabote lui-même. Mme de Villedieu « déstabilise les catégories de la bienséance et de la généricité » (Kuizenga, 2002, p. 48) : en revêtant les habits de l’Autre, Henriette-Sylvie s’approprie une liberté nouvelle, mais elle n’a guère à singer la posture ou la quête du divertissement d’un sexe qu’elle ne paraît finalement pas rejeter définitivement à la fin du récit.
En conclusion, c’est à l’aune de ses rencontres, parfois brutales, avec les hommes que se construit le personnage principal des Mémoires, tour à tour pupille, amie, sujette, amante, épouse et veuve. Le croisement des profils masculins peuplant ce « [r]oman de femme sur une femme » (Démoris dans Villedieu, 2003, présentation n. p.) révèle la spécificité du regard posé sur l’Autre, orienté par la situation de communication installée et le leitmotiv du divertissement innervant l’œuvre. L’homme des Mémoires semble esclave de ses passions : il s’enflamme de désir et réagit excessivement voire dangereusement lorsque ses aspirations sont contrariées. Faillible et souvent défaillant, il partage néanmoins quelques torts avec les femmes. Lorsque l’héroïne repousse par exemple le chevalier du Buisson, celui-ci se venge, certes, mais la situation irrite également une fausse prude qui met alors tout en œuvre pour briser la réputation de Henriette-Sylvie. Si le fameux Desbarreaux trouve abusivement « mille raisons de croire les femmes plus perfides encore que les hommes » (Villedieu, 2003, p. 197), les personnages féminins peuvent donc aussi faire preuve de jalousie, se montrer infidèles ou encore attaquer la probité de leurs semblables. Les procès des Mémoires sont de facto souvent le fait des femmes — mais ils sont alimentés par les scandales entourant la réputation des accusées, liés à leur fréquentation de la gent masculine. C’est donc principalement en raison de leur ascendant social que les hommes ont la capacité de nuire à l’autre sexe : les figures tutélaires des Mémoires sont en effet bien souvent gauchies, et les galants éconduits entravent les projets de l’héroïne qui, à l’issue de ses tribulations emportées par le rythme du cœur, choisit finalement la retraite conventuelle. Il s’agit cependant moins de fuir les hommes que de se mettre à l’abri des « orages » (p. 219) qu’ils ont le pouvoir de déchaîner, et le lecteur peut avec justice douter de l’irréversibilité de la démarche. Mme de Villedieu rappelle donc le poids des mâles sur les destinées féminines, tout en revisitant allègrement les topoï de la masculinité et de la féminité, en particulier à travers le caractère de son héroïne et le travestissement de cette dernière. Les hommes — et les femmes — des Mémoires, polymorphes et parfois fantasmés, représentent donc autant de questionnements sur les relations entre les sexes et la porosité, ou au contraire l’imperméabilité, des frontières genrées.