Réflexions croisées sur la traduction de œuvres de Péter Nádas. Entretien avec Marc Martin

DOI : 10.56078/atlantide.829

Texte intégral

Cet entretien est né d’une conversation au long cours entre Floriane Rascle et Marc Martin qui ont échangé des courriels entre le 22 février 2017 et le 16 juillet 2017. Floriane Rascle a presque systématiquement soumis à Myriam Olah la formulation des questions adressées à Marc Martin : l’entretien reflète d’ailleurs de façon prégnante l’intérêt de Myriam Olah pour les questions de traduction.

Traducteur des écrivains hongrois Péter Nádas, János Térey, Zsuzsa Rakovszky, Attila Hazai, Marc Martin partage avec nous sa connaissance intime de l’œuvre de Péter Nádas, dont il a traduit Enterrement (Éditions théâtrales, 1999, non publié), La Mort seul à seul (L’Esprit des péninsules, 2004), Histoires parallèles (Plon, 2012, avec la collaboration de Sophie Aude), Chant de sirènes (Le Bruit du temps, 2015), Mélancolie (Le Bruit du Temps, 2015), La Bible (Phébus, 2019) et Almanach Mille neuf cent quatre-vingt-sept, mille neuf cent quatre-vingt-huit (Phébus, 2019).

Suivant volontiers les tours et détours de la conversation informelle, cet entretien parcourt les méandres de l’écriture nádasienne, voyageant d’une œuvre à l’autre, butinant çà et là, s’autorisant un foisonnement parfois disparate où se mêlent anecdotes, interrogations sur la pratique traductoriale, interprétations de l’œuvre et réflexions sur le rythme, la structure et les enjeux des fictions de Péter Nádas.

Floriane Rascle — L’écriture d’Histoires parallèles a occupé Péter Nádas pendant près de dix-huit ans. Sa lecture nous installe dans une durée. Qu’en est-il de sa traduction ? Vous a-t-elle pris beaucoup de temps ?

Marc Martin — Peut-être une précision, tout d’abord. Durant ces dix-huit ans, soulignons que Nádas s’est aussi occupé d’écrire et de publier un grand nombre d’articles, d’essais en tous domaines et d’œuvres littéraires de premier plan, sans parler de ses albums photo. Ces entreprises pour ainsi dire parallèles et le grand œuvre lui-même en sont bien sûr venus à s’entre-nourrir au fur et à mesure, comme, entre autres exemples tirés des œuvres disponibles en français, La Mort seul à seul, où Nádas décrit son propre infarctus puis son expérience de mort imminente. Eh bien, des pans entiers de ce texte saisissant se retrouvent, échos l’un de l’autre, au tout début d’Histoires parallèles, quand la vieillissante Nino se sent à nouveau saisie de malaise cardiaque et suffoque, les tripes nouées, en quête des W.-C., qu’elle redoute de ne pas atteindre à temps  vous vous souvenez ? Il me semble ainsi que les publications parallèles au cours de ces dix-huit ans sont comme autant de jalons face auxquels Histoires parallèles présente ou plutôt incarne la quintessence de tout ce que Nádas a dans l’intervalle expérimenté, creusé, mis à jour, formalisé, construit et déconstruit en matière littéraire. D’où l’extrême radicalité, l’incroyable densité et la fascinante maîtrise de ce livre-océan, que je n’hésite pas pour ma part à qualifier, fussé-je comme on dit mauvais juge en l’espèce, de rare chef-d’œuvre, sommet ou monument de la Weltliteratur.

Ceci pour souligner en rouge, en jaune et en vert fluo à quel point je ne me suis pas engagé à traduire un livre à la fois si dense et immense sans craindre… comment le dire simplement ? De ne pas, ou ne pas être vraiment à la hauteur tout du long, à savoir deux milliers de pages durant. De quoi se sentir intimidé. Quiconque, je crois, le serait à moins. Naturellement, on peut toujours compter sur le travail, mais reste à savoir si l’on aura assez d’endurance et s’il suffira de remettre la traduction cent et une fois sur le métier pour atteindre l’objectif : hisser le texte traduit à des hauteurs ou, si vous préférez un terme moins exalté, à un degré d’exigence digne de l’original. Plutôt que le bien, on n’aspire bien sûr qu’à tutoyer le mieux, l’un fût-il l’ennemi de l’autre, et je crois pouvoir affirmer que si la main à plume vaut effectivement la main à charrue, c’est surtout celle du traducteur. Car à la fois le temps presse, contingences obligent (et non des moindres, comme dans mon cas la nécessité d’un mi-temps parallèle, car la traduction ne nourrit pas toujours son homme). Oui, en tant qu’art appliqué, la traduction doit se plier à un cahier des charges rigoureux. Et si compréhensif, voire patient puisse être l’éditeur, il y a quand même des délais, des dates butoirs. Bref, pour répondre sans plus tarder à votre question, il se trouve que je n’ai pas hélas pu prolonger au-delà de cinq ans ma merveilleuse quoique parfois dévorante et si souvent déroutante exploration d’Histoires parallèles.

F. R. — Il est intéressant que vous souligniez la porosité entre les œuvres que Péter Nádas a élaborées ces dernières années. Vous évoquez La Mort seul à seul (Saját halál, 2002), ouvrage que vous avez également traduit, où l’écriture revêt les atours de l’intime pour creuser l’expérience d’une subjectivité qui assiste à sa propre disparition, alors que le roman polyphonique Histoires parallèles démultiplie les points de vue pour confronter l’individu et le collectif, l’histoire personnelle et la grande histoire. La langue de Nádas est fort différente d’un ouvrage à l’autre, pourtant des jeux d’échos se tissent, comme vous le relevez. Dans quelle mesure la traduction de La Mort seul à seul interrompt-elle ou nourrit-elle celle d’Histoires parallèles ?

M. M. — Interrompre, ça non, puisqu’à la parution de La Mort seul à seul Nádas n’avait pas encore publié Párhuzamos történetek (Histoires parallèles). Nourrir, ça oui, mais comment ou dans quelle mesure, voilà qui me semble difficile à dire, ou plutôt à décrire. Plus on traduit un auteur, plus on s’en empreint, s’en imprègne (le français ne va-t-il pas jusqu’à dire « s’en pénètre » ?), et plus cette connaissance a de quoi nourrir le travail de traduction. Tout en sachant que la « connaissance » d’un auteur (ses livres, son style, sa pensée, ses influences et tout ce dont se préoccupent les études littéraires) ne constitue en rien un gage de bonne traduction. Fruit d’une phase d’imprégnation, cette connaissance concerne d’abord la langue elle-même : ainsi, dans mon cas, plus j’ai lu Nádas à la lumière d’autres auteurs hongrois, et plus j’ai « appris à connaître » (comme on dit en allemand) le hongrois lui-même et celui de Nádas, ce qui n’a pas manqué de susciter de nouvelles difficultés. Rien de plus naturel. Plus on en sait, plus on sait qu’on ne sait rien ou si peu. En traduction, cet axiome se traduit par une extension de la perception du domaine de l’intraduisible, tant on se rend de mieux en mieux compte de tout ce qui se perdrait entre le texte original et « sa » traduction, si l’on persistait à traduire exactement comme on l’avait ou l’aurait fait auparavant, lorsqu’on en savait encore moins. De même, bien sûr, face à la langue d’accueil : s’il est vrai qu’au cours des années j’ai plus ou moins progressé dans l’art et la manière de manier le français, ainsi qu’en témoignent les maladresses ou manques d’aisance de mes travaux passés, je ne peux alors qu’en conclure que, dans quelques années, quand j’aurai un peu plus progressé, je relèverai des maladresses et autres manques d’aisance dans mon travail actuel, quand bien même j’entends être pour l’accomplir scrupuleux au possible (un sentiment, j’imagine, proche de celui des acteurs ou actrices de théâtre, qui doivent chaque soir tout remettre en jeu, sans jamais rien d’acquis). Il y a là de quoi nourrir les scrupules jusqu’à l’indigestion, voire la paralysie. Car le texte original n’a rien d’un simple texte, du moment qu’on le traduit. Il vire alors au juge suprême, dont les verdicts s’imposent d’autorité à tous les niveaux, des plus généraux aux plus pointilleux, à la virgule près. Si du moins on a assez bien appris (énième mince affaire) à ne pas se laisser démonter ou saper le moral par lesdits verdicts, et surtout à savoir redevenir un simple lecteur étranger à soi-même et à tout le travail de traduction (dont on ne connaît que trop bien la tendance à puer la sueur), afin d’espérer pouvoir juger le texte produit tel qu’en lui-même, c’est-à-dire tel qu’il apparaîtra aux lecteurs eux-mêmes, indépendamment du texte original et des pièges insidieux de l’autocomplaisance (un lecteur lambda ne manifeste guère d’indulgence, si jamais, quelle horreur !, il perçoit que le texte traduit cloche). Je n’égraine certes là que des généralités en forme de portes ouvertes, mais j’en dois la conscience aiguë surtout à Nádas et ses Párhuzamos történetek, car il faut bien comprendre à quel point tous ces enjeux-là deviennent problématiques et même critiques, pleins d’une terrible acuité, dès lors qu’il s’agit de traduire un monstre littéraire tel qu’Histoires parallèles.

F. R. — L’acuité avec laquelle vous percevez « le domaine de l’intraduisible » et l’oscillation permanente du traducteur entre une position d’expert et celle de simple « lecteur étranger à soi-même » font naître chez moi deux faisceaux de questionnements. Le premier concerne les jeux de focalisation qui abondent dans Párhuzamos történetek et sèment le trouble dans les identités, interdisant parfois d’affirmer avec certitude qui parle, et mettant également en question la détermination genrée des personnages  je pense par exemple aux échanges sexuels de l’île Marguerite où Kristóf s’effraie de la confusion qui s’instaure entre principes masculin et féminin, avant d’observer qu’au cœur de cette sexualité définie comme « culte de la virilité » (HP, p. 337) ce ne sont pas tant les femmes qui interfèrent que le genre féminin : il s’agit d’une sexualité sans femme où peut faire retour, par jeu, par désir, le genre féminin en tant que construction sociale et donc en tant que composition adoptable et assimilable ; un jeu semblable apparaît dans la longue scène de sexe que partagent Ágost et Gyöngyvér. En matière de traduction, qu’en est-il de la focalisation ? Comment traduire des formes spécifiques à la langue hongroise telles que l’omission des pronoms personnels sujets, l’absence des genres propres au masculin ou au féminin ? Ces caractéristiques produisent un effet particulier sur le texte d’Histoires parallèles. Comment redonner corps à ces « intraduisibles » ?

Mon second questionnement a également trait, quoique de façon moins formelle, aux franges intraduisibles de Párhuzamos történetek. Dans ce roman, l’histoire de la Hongrie, et plus largement de l’Europe, est présente tantôt de façon explicite, tantôt sur un mode allusif ou suggestif qui est plus difficile à saisir pour un lecteur étranger. Cette perte des données contextuelles est sensible, me semble-t-il, dans la réception : en France, par exemple, la critique a majoritairement lu Histoires parallèles comme un roman « hypersexuel » ou « phallique », se désintéressant peu ou prou de sa portée historique et politique. Quelle est la position du traducteur quant à la prégnance du contexte historique ? Doit-il lever les implicites afin de rendre perceptible à un lecteur étranger l’atmosphère particulière qui nimbe le roman ?

M. M. — En tout cas pas à coups de note de bas de page signée « N. d. T. », d’autant que Nádas désapprouve ce recours vis-à-vis de ses œuvres. « Ou il faudrait sinon, m’a-t-il dit un jour en substance, également annoter les romans de Hemingway, ce qu’on ne fait pas car on les suppose accessibles, alors que les implicites de toutes sortes n’y sont pas moins nombreux que dans mes propres romans supposés moins accessibles, car hongrois. » Sans oublier (là, c’est moi qui ajoute) que telle chose explicite à un moment T peut en quelques décennies ne plus l’être du tout, fût-ce aux yeux du lectorat autochtone censé comprendre. Question de génération. De même au sein du lectorat de la langue d’accueil : comment définir un seuil de connaissance lambda, au-delà duquel l’ajout d’une note serait souhaitable ? Comme traducteur et surtout comme lecteur, je crois fermement que tout bon roman se suffit à lui-même. Il suffit de le lire : il explique de lui-même tout ce qu’il faut savoir pour en comprendre les enjeux, les buts et les moyens des forces en présence. Quant aux quelques implicites qui se perdent au passage d’une langue à l’autre, gageons qu’ils n’ont guère d’importance ou incidence littéraires, puisqu’ils ne peuvent par nature que relever du réel historique, social ou intellectuel de tel espace géographique, alors que le roman se veut, lui, un espace essentiellement fictionnel.

Enfant, j’ai par exemple lu La Ferme des animaux d’Orwell sans même comprendre qu’il s’agissait d’une critique implicite (quoique cinglante) de l’URSS. Or, cette ignorance crasse de « la prégnance du contexte historique », pour reprendre vos mots, ne m’a certes pas empêché de saisir l’essentiel, à savoir comment la minorité des porcs en vient à imposer sa dictature aux autres animaux pourtant majoritaires, et donc théoriquement plus puissants (ainsi Orwell m’avait, l’air de rien, préparé à découvrir plus tard De la servitude volontaire). Je dis « l’essentiel », car Orwell n’aurait pas sinon écrit une fable (extensible à tous les autres régimes dictatoriaux), mais un réquisitoire explicite contre l’URSS de Staline.

Autre exemple peut-être plus parlant : il y a quelques années, lors d’un colloque à Balatonfüred où se réunissaient les traductrices et traducteurs d’Histoires Parallèles en diverses langues, le traducteur chinois justifiait les centaines de notes qu’il avait cru bon ou nécessaire de rédiger (littéralement des centaines rien que pour le livre i, là où il en était alors), par l’extrême éloignement culturel entre Hongrie ou Europe d’une part et Chine d’autre part. Soit. Du fait de mon ignorance en langue et culture chinoises, difficile de juger, à cela près que l’un de ses exemples phares, à propos de l’île Marguerite, prouvait je crois l’inanité littéraire de ce flot de notes. De fait, nul besoin de carte géographique, nul besoin d’un historique précis du couvent dont on parcourt les ruines dans le texte, nul besoin d’une note érudite sur la vie de sainte Marguerite, fille du roi Béla IV, ou sur le caractère autrefois élitiste de l’île versus son ouverture au peuple lors de l’éphémère République bolchevique hongroise, courant 1919, pour comprendre et même vivre en direct tout ce qui s’y joue dans Histoires parallèles.

Prenons un autre exemple typique de « prégnance du contexte historique » comme, disons, Mohács. Eh bien, il me semble que même un lecteur étranger qui n’en aurait jamais entendu parler avant de lire Histoires parallèles saura après lecture le rôle central que le traumatisme de la défaite de Mohács joue depuis lors dans la vie et le destin magyars. Au passage, Nádas nous aura même conviés à parcourir la ville elle-même, à la découverte intime de son architecture, de la répartition de ses quartiers, de son atmosphère (moindres fleurs ou lézardes comprises), de son rapport au Danube et même de son archéologie (mise à jour de l’enfoui). Et si vraiment un lecteur étranger éprouvait l’irrépressible désir d’en savoir plus que ce que Nádas choisit de nous préciser (par exemple, sur l’identité de l’architecte du pont Marguerite dont il n’est question nulle part dans le livre), rien de plus simple depuis qu’Internet existe. Mais je le répète, ce lecteur-là n’y gagnerait rien que des miettes de réel sans grand, voire sans nul intérêt littéraire, d’autant que Nádas, sachant d’avance qu’il sera traduit dans d’autres langues, devance l’éventuelle ignorance de ses lecteurs étrangers par d’innombrables contextualisations et mises en perspective, sans jamais il est vrai sombrer dans le didactisme.

Mais une question, à mon tour : estimez-vous, après lecture du livre, que certains implicites ou contextes sociohistoriques auraient dû être précisés, et si oui, lesquels ?

F. R. — S’il m’est difficile d’affirmer que certains implicites sociohistoriques mériteraient d’être précisés, il est encore plus ardu de dire comment. Budapest, où je ne suis jamais allée, est par exemple pour moi une ville exclusivement littéraire, et principalement construite par le regard de Péter Nádas, sans que cette composition topographique imaginaire n’affecte, me semble-t-il, la compréhension de ses romans.

Ma question s’appuyait sur mon expérience, nécessairement singulière et subjective, de lectrice. Vous prenez l’exemple de la bataille de Mohács — dont l’importance dans l’histoire hongroise m’était inconnue lorsque j’ai entrepris la lecture d’Histoires parallèles, où elle est décrite comme « le douloureux symbole des dernières heures du royaume indépendant de Hongrie » (HP, p. 521) qui laisse trace dans les parois sablonneuses où, adolescents, Madzar et Bellardi trouvent « bouts d’os, crânes humains, fémurs, bassins et phalanges d’orteils étonnamment intacts » (HP, p. 517). En ce qui me concerne, ces passages d’Histoires parallèles ont éclairé a posteriori ma lecture du Livre des mémoires, m’amenant à prendre en compte le poids historique majeur de la scène que jouent les trois jeunes filles Livia, Maya et Hédi lorsqu’elles recréent, sous forme de tableau vivant burlesque, le « rêve de la reine Marie, veuve du roi Louis, cherchant le corps de son mari sur le champ de bataille de Mohács, au milieu des cadavres des combattants et des charognes affreusement enflées des chevaux massacrés » (LM, p. 364). En l’occurrence, le point aveugle que constituait cet épisode majeur de l’histoire hongroise pour la lectrice du Livre des mémoires que j’étais a été aboli par la lecture d’un roman ultérieur, Histoires parallèles. Outre l’enchantement, peut-être excessif, que suscita cette découverte chez moi, m’amenant à déambuler dans l’œuvre de Nádas et à me l’approprier en créant en quelque sorte mon propre jeu de piste, cette expérience m’a amenée à m’interroger sur l’ampleur des implicites qui m’échappent encore, m’engageant dans une rêverie sur les inépuisables inhérents à toute grande œuvre, mais également sur l’irréductible part d’ombre et d’incompréhensible qui demeure suite à la lecture, aussi attentive soit-elle — alors même qu’il s’agit, comme vous le dites, de « miettes de réel » qui ont peu d’intérêt au regard de l’ensemble de l’œuvre.

M. M. — Je crois que votre enchantement — en rien excessif car sinon à quoi bon consacrerions-nous tant de jours de notre vie à lire des œuvres littéraires ? — eût été amoindri si jamais, suite à une note ou postface doctorale, vous n’aviez pas découvert ce jeu d’écho par vous-même. Mais surtout, et j’y insiste, vive « l’irréductible part d’ombre », si essentielle, ou plutôt inhérente à la vie de ce livre-là, et dont même les Hongrois les plus lettrés ressentent l’emprise, et comment ! J’estime que je serais sorti de mon rôle de traducteur, et aurais même commis un contresens déplorable, sans parler de mon incapacité à le faire avec toute l’excellence requise (n’est pas Barthes ou Starobinski qui veut), si je m’étais mis en tête de prétendre servir l’œuvre en adoptant une position de surplomb ou de guide touristique. D’autant que, si j’en juge par ma propre expérience de lecteur (du texte original), rien ne m’a plu davantage que d’y perdre mes repères, sans jamais savoir à l’avance, et souvent même d’une page à l’autre, où tout cela menait ou voulait en venir, que de m’abandonner au délectable plaisir d’être perdu, dépassé, baladé, emporté par l’auteur au fil de son immense labyrinthe où même les points fixes sont des points de fuite. Mais voilà que je palabre à l’excès, alors qu’il suffit de dire en un mot qu’il ne s’agissait tout simplement pas d’établir une édition critique.

J’en viens maintenant à votre question sur le genre. Comme vous l’évoquiez, le hongrois fait partie des rares langues du globe dont la grammaire ne distingue pas les genres, comme disons l’anglais (ni « le, la », encore moins « der, die, das », mais juste « the »), à ceci près que cette absence concerne également les pronoms personnels (pas de « he, she », mais un pronom commun aux deux sexes). Apprenant cela, Marguerite Yourcenar (ai-je un jour entendu dire, sans vérifier depuis la véracité de l’anecdote) aurait rêvé de composer un roman d’amour où l’on ignorerait jusqu’au bout l’identité sexuelle des personnages en présence. Elle aurait eu pourtant grand mal à l’écrire, car à moins (et encore) de ne s’en tenir qu’aux sentiments ou de mettre en scène des transgenres épris d’amour platonique, le moindre détail vestimentaire ou physique suffit à lever l’ambiguïté. Nádas m’avait de fait répondu à ce sujet : sauf une brève nouvelle dont l’auteur (je ne me souviens plus qui) recourt à un stratagème (un personnage de sexe indéterminé — narratrice ou narrateur , tombe sous le charme de quelqu’un dont il ne décèle pas le genre, car il n’en voit que des parties « neutres » de visage ou de corps, se trouvant dans un bus bondé), aucun roman d’amour de ce type n’existe (et pour cause) dans la littérature hongroise.

Dans Histoires parallèles, Nádas ne joue guère à ce jeu-là et, pour autant qu’il m’en souvienne (la fin de mon travail de traduction remonte à plus de douze ans), seuls de rares passages (quelques paragraphes ou pages tout au plus) entretiennent un certain flou sur l’identité de tels personnages. Prenons par exemple le début du chapitre « Je n’ai plus le temps » (livre iii), où en raison de la construction mosaïque du roman (caractère discontinu des diverses histoires), on peut ne pas comprendre tout de suite qui suit qui : « Il/elle s’éloigna, et je le/la suivis », dit la première phrase (il s’agit en fait de Kristóf, ici narrateur, qui se décide enfin à mettre à exécution un projet qu’il caresse depuis le livre i, à savoir suivre Klára, la serveuse du café en face de chez lui). En hongrois, ce flou ne dure pourtant qu’à peine, puisque dès le troisième paragraphe, Kristóf précise : « les talons hauts de ses escarpins délicats martelaient ma tête, ou même mon âme ». De quoi montrer au passage que l’incertitude momentanée à propos de qui suit qui découle bien moins de l’intention de Nádas (il aurait pu sinon la faire durer bien plus longtemps) que de la nature linguistique du hongrois (absence des genres). Or donc, pour traduire en français cette phrase liminaire, pas le choix, et si regrettable cela soit-il, pas à tortiller (si ce n’est en pure perte) : j’ai dû me soumettre à la grammaire du français et trancher, c’est-à-dire employer « elle ». Cela se nomme « l’arbitraire de la langue », contre lequel on ne peut rien. Dans ce cas comme dans d’autres, si perte il y a, je la crois bénigne, dans la mesure où elle ne dénature pas le questionnement sur le genre. La preuve, semble-t-il, qu’elle passe tout de même en français : vous venez d’en citer deux exemples, avec Kristóf, la nuit sur l’île Marguerite, ou la si longue, si pénétrante et mémorable scène de coït (la plus longue, paraît-il, de la Weltliteratur) entre Ágost et Gyöngyvér.

F. R. — Péter Nádas est un auteur attentif aux traductions et à la réception dont son œuvre fait l’objet. Familier de la langue française, il est susceptible d’apprécier la part arbitraire de la langue, les difficultés de traduction que son œuvre présente et les choix que le traducteur est inéluctablement amené à faire. (Je pense, par exemple, au drame satyrique Chant de sirènes qui accueille, me semble-t-il, des passages versifiés en hongrois et dont votre traduction en français, pour préférer à une métrique classique et rimée une forme de « versets » — quoique le terme soit sans doute discutable —, présente un travail prosodique minutieux.) Dans quelle mesure votre travail vous a-t-il conduit à dialoguer avec l’auteur ?

M. M. — Nádas et moi nous connaissons depuis, voyons voir…, près de trente ans, de sorte que nos dialogues ne se limitent heureusement pas à mon travail de traduction. D’autant qu’il s’estime incapable d’en juger (et ne m’en a ainsi jamais rien dit à titre personnel), du fait (dixit) d’une connaissance insuffisante du français, même s’il le lit fort bien, comme en témoignent, entre autres exemples, les fois où je l’ai vu plongé dans Lettre à ma mère de Simenon, ou mieux encore (vu la complexité de la langue) dans La Route des Flandres de Claude Simon. Ainsi Nádas n’intervient-il que sur ses textes traduits en allemand, la seule langue, dit-il, qu’il maîtrise au point de se permettre de juger sur pièce, en toute connaissance de cause. D’où un certain regret de ma part, tant j’aurais aimé soumettre le fruit de mon travail à son attention et partager de longues séances de travail, dans l’espoir ou plutôt le but d’une meilleure approche de ma part, suite à critiques, suggestions ou directives de la sienne. Non pas seulement sur le vocabulaire, les niveaux de langue, la grammaire ou le style, autant de questions auxquelles peut répondre n’importe quel Hongrois suffisamment lettré (pas besoin de l’auteur en l’espèce, j’aurais même trop de scrupules à le déranger pour cela, tant Nádas croule déjà sous le travail), mais aussi et surtout à propos de ce qui me paraît la substantifique moelle, question littérature : à savoir la manière dont syntagmes, phrases et paragraphes s’agencent, s’articulent et s’enchaînent, c’est-à-dire le rythme, ou plus exactement le souffle dont doit s’animer le verbe fait chair, le souffle qui sous-tend le texte traduit et, comme dans le texte original, doit le traverser de part en part, jusqu’à (ou non) lui donner vie. De sorte que, si millimétrique soit-elle, la précision ne mène à rien de littéraire sans cette force qui insuffle la vie, comme Antonin Artaud le martèle avec tant d’éloquence en préambule à Pour en finir avec le jugement de Dieu : « Il faut que tout soit rangé à un poil près dans un ordre fulminant. » Quant à Chant de sirènes, où la rythmique joue un rôle essentiel car il s’agit de théâtre (jamais je n’ai tant hanté le gueuloir qu’avec ce texte-là), parler de versification ou de passages versifiés stricto sensu serait abusif. Le texte hongrois comporte bien ci ou là des semblants ou pastiches de vers métriques, comme des hexamètres, mais leur prosodie cloche à dessein, à l’image des épithètes homériques dont Nádas parsème son texte, très souvent comme cheveux sur la soupe (n’oublions pas qu’il compose là un « drame satyrique »). On ne peut donc pas dire que, dans ma traduction, j’ai préféré telle forme libre comme le verset à telle « métrique classique et rimée ». D’une part, je le répète, car l’usage de rimes ou de pseudo-vers métriques demeure marginal dans le texte source et, d’autre part, car à l’inverse du grec ou du hongrois la question des voyelles brèves et longues, c’est-à-dire des ïambes, trochées, dactyles ou encore des spondées, frise en poésie française l’incongru, voire la lubie pure et simple, tant elle reste factice en dépit d’innombrables tentatives depuis au moins six siècles, pour l’imparable raison que, dans notre langue, l’accent (au sens de quantité prosodique) joue un rôle aussi faible que dégagé de toutes lois. Mais voilà que je cède encore à la véhémence, nouvel exemple (s’il en fallait) de ce que Valery Larbaud nomme dans Sous l’invocation de saint Jérôme la « susceptibilité du traducteur », d’autant plus qu’en matière de poésie, mon genre fétiche, je me refuse à traduire des formes fixes par de simples vers libres, une pratique indigne qui ne manque, hélas !, pas de zélateurs.

F. R. — Merci pour cette belle réponse qui rappelle avec vivacité l’importance du rythme et du souffle — parfois épique — qui animent l’écriture nádasienne. L’anecdote où vous évoquez Péter Nádas plongé dans La Route des Flandres suscite chez moi à la fois un ravissement et la sensation de voir se confirmer des intuitions parfois fugaces quant aux relations du roman au monde, à l’écriture de l’histoire et à la mémoire, quant aux configurations intimes que revêtent le temps, l’Histoire, la labilité des identités dans le creuset de la fiction.

L’ensemble de notre échange, et peut-être plus encore votre dernière réponse, témoigne d’une approche traductoriale personnelle, mais aussi de la cohérence de votre démarche, qui semble cheminer en parallèle de l’œuvre de Péter Nádas et dialoguer avec elle. Quelle est, selon vous, la part de créativité dans l’activité traductoriale ?

M. M. — Je parlerais plutôt d’inventivité, puisque le domaine de la création (si tant est que l’emploi stricto sensu de ce mot se justifie face aux pratiques artistiques comme la littérature), puisque l’acte créatif incombe, seul, à l’auteur, et non au traducteur, lequel besogne d’après modèle, texte original à l’appui. N’empêche, tout texte à traduire présente une somme plus au moins considérable de contraintes dans tous les domaines du fond et de la forme (de sorte qu’en somme chaque traduction pourrait se définir comme un exercice oulipien), et je nomme « inventivité » la propension à surmonter ces contraintes non pas ric-rac, telle une veste trop étroite où tout gêne aux entournures, mais au point d’en jouer (à ne surtout pas confondre avec « s’en jouer ») jusqu’à une impression d’aisance et de naturel. J’entends par là : jusqu’au moment où le texte traduit prend vie autonome, c’est-à-dire fonctionne de, par et en lui-même dans sa propre langue et son propre souffle. Plus que de mon propre travail (quelle prétention ce serait !), je parle ici d’idéal, de ce point d’aboutissement idéal où les sempiternelles antinomies entre fond et forme ou entre « ciblisme » et « sourcisme » perdent tout leur sens, dès lors ineptes ou plutôt inutiles, car dans l’idéal traductionnel (« traductorial » me semble, comment dire ?, menaçant, j’y entends « trial », alias « procès », le procès en trahison — traduttore, traditore ! — qui menace de ses foudres la pauvre traductrice, le pauvre traducteur) ; bref, car dans une bonne traduction, aucune des parties en présence (qu’elles soient d’un bord ou de l’autre, de la source à la cible) ne se retrouve ni trahie ni outragée ou lésée. Et puisque l’idéal est moins fait pour être atteint que pour tracer un chemin d’exigence, disons alors qu’il s’agit, chemin faisant, de se montrer le plus inventif possible pour déceler et déjouer une à une et toutes à la fois (dans un même souffle) chacune des maintes embûches. Jongler avec les possibles (et la langue en a tant à offrir !), œuvrer à concilier exigences et contraintes parfois contraires requiert un certain esprit d’invention dont l’importance est telle (histoire d’enfin répondre à votre question) que sans, ou du moins sans assez d’esprit d’invention, le plaisir du texte (et donc rien moins qu’une raison d’être essentielle de la littérature, dont nous, lectrices et lecteurs invétérés, aimons tant nous repaître), le cent fois saint et sacré plaisir du texte en pâtit, en pâlit, s’essouffle, connaît des couacs, dépasse la mesure, cloche ci et là, dysfonctionne, s’éclipse des paragraphes, des pages entiers, ou pire encore, passe à l’as, vire au désastre.

Mais revenons à l’essentiel, c’est-à-dire à Nádas. Dans votre dernier courriel en date, vous m’écriviez :

Quelques broutilles me viennent à l’esprit, qui dans leur insignifiance un peu grotesque laissent pourtant deviner le jeu auquel se livre le lecteur des romans de Nádas (en tout cas celui auquel je me suis adonnée). Par exemple, ce n’est qu’à la troisième lecture d’Histoires parallèles que j’ai cru résoudre une partie de l’énigme quant à l’identité du corps découvert dans le Tiergarten au début du livre i — élément dérisoire que j’ai nommé in petto « la preuve par la culotte » : le « slip peu ordinaire », « étonnamment minuscule, fait d’un tissu transparent si brillant qu’il scintillait presque », et qui intrigue tant l’inspecteur Kienast est un « string bleu prune » qui rappelle étrangement celui que porte Ágost aux bains Lukács, « un string prune impudiquement minuscule ». Dans mon amusement espiègle de lectrice Sherlock Holmes, je pourrais ainsi vous demander confirmation quant à l’emploi répété  qui accède avec une ampleur burlesque au rang d’indice  de l’adjectif de couleur « bleu prune ». Vétille évidemment ! mais vous ne pouvez savoir la jubilation et les salves de rire que déclenchèrent chez moi ces menues trouvailles. L’importance des culottes, slips et strings masculins dans le roman n’est d’ailleurs pas sans malice…

Je l’avoue, cet élément de preuve, d’autant plus décisif qu’il doit être le seul à trahir ou tout au moins tendre à sembler trahir l’identité de l’inconnu du Tiergarten, m’avait échappé. Et je vous cite, car je vois là une belle illustration de nos rôles respectifs, au service de l’œuvre de Péter Nádas, un auteur qui mérite tant qu’on le lise bien davantage. Comme traducteur, je n’ai qu’à transcrire tel quel ce mystère (sans même devoir feindre d’en être l’organisateur), et comme lectrice de métier, vous vous attachez, sagace, à relever et interpréter les indices, si « minuscules » soient-ils (précisons à l’attention de nos lecteurs que plusieurs chapitres et centaines de pages standards séparent l’apparition des deux strings bleu prune). Après recherche, j’ai d’ailleurs constaté que Nádas, dans tout le livre, ne recourt à cette couleur qu’à deux autres occasions, d’ailleurs étrangères au mystère en question. À l’appui de votre thèse, on peut donc en conclure que cette teinte ne tient pas au hasard, vu sa rareté dans le récit, et relève sans doute plus d’un signe indiciel que d’une simple prédilection de l’auteur (comme, disons, celle de Flaubert pour la soie gorge-de-pigeon). Ajoutons que, dans son article du Zeit Online en date du 9 février 2012, la critique littéraire Iris Radisch rapporte que « Nádas, un soir, a insinué que le mort pouvait être éventuellement Ágost ». Des précautions oratoires d’autant plus nécessaires que rien n’exclut non plus que la ressemblance des petites culottes soit purement fortuite.

Mais comme voici venu le moment de clore notre entretien, j’aimerais céder la parole à Nádas, en citant un bref extrait d’Histoires parallèles (tiré du chapitre « Un abricotier prolifique », livre iii), extrait dont le rapport à l’épigraphe de Parménide (« Il m’est indifférent de commencer d’un côté ou de l’autre, car en tout cas, je reviendrai sur mes pas »), ainsi qu’à l’ensemble du roman et même à ses lecteurs (sans parler du traducteur), me semble frappant :

Azzal kezdődött, hogy kibújt az ingéből, lerúgta a saruját, majd levetette nadrágját, és a zöldre terítette. Az úszónadrágját vagy az alsónadrágját viszont nem vette le. Egészen pontosan kellett a nedves szürke homokra lépnie, sem a sarkának, sem az ujjainak nem volt szabad sem a száraz sárga homokkal érintkeznie, sem a vízbe csúsznia. A talpa éppen annyira süppedhetett be, hogy határozott nyomot hagyjon a nedves homokban. Időről időre óvatosan visszapillantott. Így kerülte meg a tavat, s mire talpának mesterien kiszámított utolsó nyomából kilépett volna, alig láthatóvá halványodott a legelső körvonal. Most ebbe kellett belelépnie, hogy a nedves homok ne igya vissza, ne nyelje el örökre önmagában az előző lépteit. Pontosan a maga nyomába lépett, egészen pontosan; oly erős volt e különös szenvedély, a halványodó nyomokban folytatni az útját a kerek tó körül, hogy talán soha nem vétette el.

Mikor pedig harmadszor is visszatért, egyszer már megerősített nyoma sem halványodhatott el annyira, mint legelőször. Ahogy növekedett a megtett körök száma, az örök alakváltozás nyoma úgy lett egyre mélyebb, bár körvonalának élességéből mindig vesztett valamennyit.

Nem volt ez játék. Meséje sem több, mint egy számokkal elvégzett műveletnek.

Semmi másra nem ügyelt, mint hogy lépte pontosan fedje előbbi lépteit. Így vált minden lépés izzó tökéletlensége a nedves homokon véglegessé.

A nyomok mélysége és a saját tökéletlensége között közvetlen volt a kapcsolat.

Olyannyira beleszédítette magát a rituális figyelembe, hogy semmi mást ne is keressen a világon, csupán a lehető legtökéletesebben illeszkedő nyomot, és semmi más ne elégíthesse ki a tökéletesség iránti igényét, csupán a vízre csúszott fények villanásai, a sűrű bozót és az óriás fák zöld falának suhanása, mindaz, amit a periférikus látásával felfogott. Talpát egyre határozottabban kellett elhelyeznie a nyomban, hiszen immár minden lépésével a homok mélyéhez ért. Iszaphoz ért, a síkos iszap pedig a nyomás által kiszorított víz helyére, az üresen maradó nyomokba és a lábujjai közé buggyant be.

Ettől kezdve minden lépésével pusztított. Előbb a nyomok felső peremét omlasztotta be a lépés, később a nyom egész homokfala vele omlott.

Nem tudta abbahagyni vagy bármiként föladni e rituális vállalkozást.

Hideg, tiszta ittasság lett belőle, mely eltüntette a tudatából a kezdet és a vég képzetét.

Mocskos vizű tavacskákban cuppogott.

Azért kellett élőzőleg a nadrágját levetnie, hogy az iszap szennye el ne árulja titkos ténykedését. Tisztességének érzetét sértette volna meg, ha önkényesen kilép a körből. Oly átható volt az élvezet, hogy a lábujjak között felnyomódó tocsadék látványa, síkosan sima anyaga, a szürke dágványból fölbuggyanó súlyos illat undort váltott ki belőle, ami éppen úgy a kivételes érzethez tartozott, miként az első lépésnyomok felszínt érintő gyöngédsége. Nem gyorsította lépéseit, de az ujjai között bugyogó iszaptól elnehezült a lépte. Lassúdása azzal fenyegette, hogy a külső világhoz vissza kell térnie.

Minél közelebb került a véglegesség érzetéhez, annál tökéletlenebbül vitték a lábai.

Míglen szárazra vetett szenvedélyével kidőlt. (PT III, p. 655-657)

Chemise, sandales et pantalon qu’il étalait sur le tapis de verdure, il commençait par se dévêtir. Tout en gardant son slip ou son maillot de bain. Il ne devait rigoureusement que fouler la bande humide de sable gris, sans que ni ses talons ni ses orteils ne glissent dans l’eau d’un côté, ni ne frôlent, de l’autre, le cercle sec de sable jaune. Ses pas s’enfonçaient juste assez pour laisser des traces bien nettes. De loin en loin, il regardait, prudent, en arrière. Et le temps que dans une dernière enjambée savamment calculée, il achève le tour complet du lac, la première trace s’était presque effacée, à peine perceptible. Il devait alors remettre ses pas dans ses pas, afin que le sable humide ne les absorbe, ne les engloutisse plus si vite. Exactement, très exactement, il fallait que chacun de ses pas épouse le contour évanescent des traces antérieures, et jamais, peut-être, il ne tombait à côté, sans le moindre faux pas, tant le possédait son étrange passion pour ces tours en rond sitôt faits, sitôt à refaire.

Par effet de tassement, les empreintes en perpétuelle mutation ne s’estompaient plus tant au troisième tour. De plus en plus profondes à mesure que le nombre des rotations augmentait, ses contours, en revanche, perdaient en netteté chaque fois davantage.

Ce n’était pas un jeu. Seul lui importait l’ajustement parfait de son pied nu dans la trace antérieure. De sorte que l’imperfection de chacun de ses pas dans le sable mouillé en devenait criante, indélébile.

La profondeur des empreintes entretenait un lien direct avec sa propre imperfection.

Son zèle rituel l’absorbait tant qu’il ne cherchait rien d’autre au monde que la plus parfaite coïncidence possible de ses pas dans ses pas, et que plus rien ne pouvait satisfaire sa soif de perfection, sauf les éclats de lumière effleurant le miroir de l’eau, sauf le friselis de l’enceinte végétale, avec ses fourrés touffus et ses arbres immenses, ou tout ce que sa vision périphérique lui laissait percevoir. Il devait de plus en plus fermement enfoncer ses pieds nus au creux de chaque trace, car à force, il atteignait le fond de la couche de sable, puis la vase en dessous. À la place de l’eau que la pression des pas exprimait jusque-là, la vase, alors, s’insinuait, visqueuse, entre ses orteils, puis au creux de chaque empreinte qu’il laissait derrière lui.

Dès ce moment, il les piétinait, les détruisait au passage. D’abord ses pieds creusaient l’empreinte selon le tracé de surface, puis les parois de sable, un moment verticales, s’effondraient sur elles-mêmes au fond des traces.

Il ne pouvait en aucune manière couper court ou renoncer à ce cérémonial.

Il en découlait une ivresse pure et froide, dont l’emprise effaçait de sa conscience toute idée de début et de fin.

Les empreintes, à force, viraient au bourbier.

D’où le pantalon qu’il ôtait au préalable, afin que la souillure de la vase ne trahisse rien de son rituel secret. Prendre la décision arbitraire de sortir du cercle aurait insulté son sens de l’honneur. Il se sentait si envahi de plaisir que son dégoût, à la vue de ces remontées de bourbe entre ses orteils, de cette masse visqueuse aux lourds relents de fange, participait tout autant de son sentiment exclusif que la douceur de ses premières traces en surface. Il ne pressait pas le pas, mais la gluance de la vase entravait sa marche. Or le moindre ralentissement l’exposait à la menace d’un retour contraint dans le monde du dehors.

Plus il s’approchait du sentiment de pérennité, plus il sentait ses jambes se dérober sous lui.

Ainsi de suite jusqu’à s’écrouler, à bout de forces, de ferveur. (HP, p. 1071-1072).

Citer cet article

Référence électronique

Floriane Rascle et Myriam Olah, « Réflexions croisées sur la traduction de œuvres de Péter Nádas. Entretien avec Marc Martin », Atlantide [En ligne], 15 | 2024, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=829

Auteurs

Floriane Rascle

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