Revisiter Le livre des mémoires (emlékiratok könyve) en langue originale

DOI : 10.56078/atlantide.830

Résumés

Cette étude propose un éclairage du Livre des mémoires (Emlékiratok könyve) de Péter Nádas, publié en 1986, par le recours à la langue hongroise. Elle suit une problématique politique en lien avec la représentation du corps. Les formes énonciatives caractéristiques du hongrois ont un impact sur la lecture, par l’absence des genres féminin ou masculin et l’omission des pronoms personnels sujets. Par leurs nombreuses nuances, les choix lexicaux de l’auteur permettent différents niveaux d’interprétation, apportant des éléments révélateurs sur le discours de l’époque et une critique politique cryptée. Ils s’organisent selon une syntaxe à l’inverse de l’ordre des mots en français, conditionnant par leur rythme le genre romanesque de Péter Nádas. Cette comparaison entre le texte et sa traduction française cherche à mettre en évidence l’inscription du politique et du corps dans son œuvre.

This study sheds light on A Book of Memories (Emlékiratok könyve) written by Péter Nádas, published in 1986, by using the Hungarian language. It follows a political issue related to the representation of the body. The characteristic enunciative forms of Hungarian language have an impact on reading, by the absence of feminine or masculine genders and the omission of subject personal pronouns. By their many nuances, the lexical choices of the author allow different levels of interpretation, bringing revealing elements on the speech of the time and cryptic political criticism. They are organized according to a syntax that is the opposite of the order of the words in French, conditioning by their rhythm the romantic genre of Péter Nádas. This comparison between the text and its French translation will seek to highlight the inclusion of politics and the body in his work.

Plan

Texte intégral

La suite des travaux d’Henri Meschonnic et de Barbara Cassin sur la traduction et ses innombrables nuances, cette comparaison entre le texte original Emlékiratok könyve et sa traduction française Le Livre des mémoires propose de considérer les deux textes avec la même pertinence. Elle s’intéresse aux textes hongrois et français en relevant leurs différences suivant l’optique de la « comparaison différentielle » élaborée par Ute Heidmann (Heidmann, 2013a, b et c). En insistant sur les décalages entre les deux versions, il est possible de montrer un aspect important de la création littéraire : entre le texte et sa traduction se trouvent des éléments du contexte. En l’occurrence, l’écriture d’Emlékiratok könyve par Péter Nádas est marquée par la réalité politique. C’est donc une analyse proche du texte qui permet de dégager des éléments dissimulés en filigrane dans la version originale. En comparant Emlékiratok könyve publié à Budapest en 1986 à la traduction française de 1998, intitulée Le Livre des mémoires par l’historien de la littérature hongroise Georges Kassai ou György Kassai, il est possible de mettre en évidence la problématique politique. En effet, Péter Nádas a exploré avec profondeur la représentation du corps, éveillant ainsi l’intérêt du lectorat francophone. Mais, c’est le recours à la langue d’origine hongroise qui permet de montrer sa critique du pouvoir, à travers les subtilités de son écriture.

Entre le texte et le contexte se situe l’énonciation. Ainsi, chaque traduction constitue une « ré-énonciation », selon le terme proposé par Ute Heidmann (2013c). L’étude d’un texte et de sa traduction a une valeur heuristique considérable puisqu’il s’agit de « peser là où le signe casse », selon Henri Meschonnic (1999, p. 12). Cette approche incite à explorer les différences significatives d’une langue à l’autre pour relever la richesse de leurs spécificités. Dans son Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles (2004), Barbara Cassin propose de clarifier les contradictions et de réfléchir sur les diverses nuances possibles dans la traduction des termes. Le processus dynamique du traduire illustre la variation des possibilités dans le passage d’une langue à l’autre. En plus de la « transformation » sémantique, Silvana Borutti (2001) relève les valeurs cognitive et ontologique de la traduction. Si celle-ci n’est jamais définitive, elle présente l’avantage de soulever des interrogations. Il s’agit, dès lors, d’identifier la différence entre les deux langues, non pas de manière hiérarchique, mais de façon heuristique. C’est pourquoi Dominique Grandmont affirme : « L’aventure du langage est celle d’une perte indissolublement liée à une découverte. » (Grandmont, 1997, p. 103)

1.  La force subversive des titres

À partir de ces présupposés théoriques, le recours à la langue d’origine apporte un éclairage sur l’émergence de l’œuvre de Péter Nádas, dans le contexte politique de l’époque. En effet, la présente analyse propose de considérer Emlékiratok könyve en tant qu’ensemble cohérent équivalant au corps du texte. Parallèlement, le traducteur Georges Kassai reconstruit une nouvelle entité textuelle dans Le Livre des mémoires. Cet autre corps est inscrit dans la généricité (voir Adam & Heidmann, 2009) annoncée par l’éditeur Plon, grâce à l’indication sur la couverture : « roman ». Cette inscription générique éditoriale oriente le lecteur francophone qui découvre pour la première fois un titre qui révèle un projet d’écriture de grande envergure : « le livre des mémoires ». L’ordre des mots a un effet sur la réception qui perçoit l’ampleur intertextuelle de l’œuvre. « Le livre », introduit par l’article défini en français, inscrit le volume de 779 pages dans la continuité de l’histoire humaine, au sens large. Le deuxième substantif « mémoires » spécifie la généricité, tout en gardant une nébuleuse autour du contenu du livre qui forme un « corps » par sa cohérence. L’association des deux mots du titre donne une impression d’unité à un vaste projet au contenu abstrait.

En contraste, le titre original place les « mémoires » en première position : emlékiratok correspond aux « mémoires », comme en français. Ce mot peut être élargi au « mémorial » dans le sens de l’écrit consignant des faits mémorables. En effet, emlékiratok est composé de emlék (« souvenir ») et de irat (« papier »). Le pluriel iratok peut désigner un « dossier ». Dans la perspective d’une lecture politique, cette signification s’avère éclairante car elle renvoie aux papiers administratifs, voire au dossier politique. La largesse sémiotique du terme hongrois, placé en première position du titre, ouvre sur plusieurs degrés d’interprétation. En deuxième position, sans l’indication précise de l’article défini, le livre (könyv) tel qu’il figure dans le titre de Péter Nádas n’a pas une portée abstraite. Il indique avant tout un support écrit. On constate donc que le titre hongrois insiste sur l’importance de l’objet représentatif de l’écriture. Cette dimension matérielle de l’assemblage de données mémorielles renvoie à la problématique du corps du texte. Ainsi, le livre (könyv) désigne une unité et une entité caractéristiques de l’ensemble corporel. En outre, le premier mot du titre emlékiratok comporte deux clés de lecture constitutives de l’œuvre : le « souvenir » (emlék) d’expériences passées inscrites dans la mémoire corporelle et les données contenues dans les « papiers » (iratok). Cette association lexicale révèle des éléments indissociables du contexte. Suivant une telle lecture, les expériences sensorielles renverraient au rapport au corps et, par extension, à la sexualité à l’époque communiste en Hongrie. Les écrits pourraient faire allusion aux « dossiers politiques » traités par ailleurs dans l’œuvre. Dès lors, quel sens donner au « livre » (könyv) de Péter Nádas en considérant l’histoire de la Hongrie au xxe siècle ?

La composition des chapitres dévoile un projet discursif minutieusement conçu par l’auteur. Cette cotextualité développe les liens entre corps, politique et Histoire, annoncés dans le titre en filigrane. La comparaison entre le texte original et sa traduction française met en lumière la complexité de l’œuvre de Péter Nádas :

  • Szabálytalanságom szépségei / Le charme de ma marginalité

  • Sétánk egy régi délutánon / Notre promenade d’un après-midi d’antan

  • Lágyan világított a nap / Doux éclat du soleil

  • Távirat érkezik / L’arrivée d’un télégramme

  • Isten tenyerén ülünk / Assis dans la main de Dieu

  • A fájdalom szépen visszatért / Retour progressif de la douleur

  • Az eszmélet elvesztése és visszanyerése / Perdre et reprendre connaissance

  • Sétánk folytatása, délután / Suite de notre promenade de l’autre après-midi

  • Lányok / Filles

  • Melchior szobája a tető alatt / La chambre de Melchior sous les toits

  • Egy antik faliképre / Sur une fresque antique

  • A tűz nyomát fű nőtte be / L’herbe a repoussé sur la terre brûlée

  • Egy színházi előadás leírása / Description d’une représentation théâtrale

  • Table d’hôte1 / Table d’hôte

  • Temetések éve / L’année des enterrements

  • Amelyben Theának elmeséli Melchior vallomását / Où il raconte à Thea la confession de Melchior

  • Titkos örömünk éjszakái / Les nuits de nos plaisirs secrets

  • Nincsen tovább / Sans suite

  • Szökés / Fuite

Cette table des matières témoigne de la cohérence du Livre des mémoires (Emlékiratok könyve) et fait allusion à l’histoire politique hongroise à travers sa cotextualité. Traduit par « Le charme de ma marginalité », le titre du premier chapitre ne comporte que deux termes : Szabálytalanságom szépségei. La comparaison des traductions montre une inversion dans l’ordre des mots. La langue agglutinante permet d’accentuer le sens, en rendant les éléments grammaticaux secondaires. Ainsi, il est possible de décomposer le premier mot Szabálytalanságom de la façon suivante : szabály (« règle » ou « norme »), le suffixe talan (« sans »), ság qui désigne « le fait de », puis la marque de la première personne du singulier om. En accentuant l’opposition aux règles et à la norme, cette juxtaposition littérale annonce, dès le premier chapitre, la dimension subversive qui sera déployée dans l’œuvre. Szabálytalanság signifie « irrégularité », « dérèglement » ou « dérangement ». Ce terme correspond au bouleversement de l’ordre établi. Appliqué à la langue, il prend le sens d’« anomalie », d’« incorrection » ou de « solécisme ». Ce premier mot du chapitre liminaire révèle de manière significative le projet d’écriture de Péter Nádas.

Le dérèglement tant social, politique que littéraire souligné par Szabálytalanság est complété par le facteur esthétique inhérent au deuxième mot du premier chapitre, szépségei (« beautés »). Ce pluriel au génitif peut signifier à la fois des personnes individuelles, des beautés personnelles et l’idéal abstrait relatif au beau. Szépségei met en valeur l’esthétique de la langue. Ce mot au pluriel, qui renvoie à la multitude d’interprétations possibles, articule parfaitement les caractéristiques littéraires de la beauté abstraite et les nombreuses incarnations humaines figurant dans le roman.

Ce chapitre liminaire est donc un prélude au projet discursif de Péter Nádas, axé sur le fait de déroger aux règles imposées par la censure notamment aux écrivains dont il fait partie, un statut stipulé par la première personne du singulier om, à la fin de Szabálytalanságom. Ce suffixe associe le personnage principal à la posture de l’auteur qui explore l’esthétique littéraire, à travers la description d’expériences sensorielles. Ainsi le titre hongrois du chapitre dénonce-t-il la rigidité de la censure communiste, qui condamne à la fois la sensualité du corps et l’anomalie qui constitue l’originalité de l’écriture. Il insiste sur les beautés de l’irrégularité ou du dérèglement, qui constituent la qualité même du roman.

2. Cotextualité et connotation politique

Par la forme ironique donnée au chapitre liminaire, l’auteur explicite le caractère contestataire de l’œuvre. La cotextualité déterminée par la structure minutieuse du texte aboutit à la « Fuite » (Szökés). Le titre du dernier chapitre confirme la subversion déployée par Péter Nádas. La comparaison entre son texte et la traduction française montre la dynamique des verbes, apparente dans les titres des chapitres. Il serait éventuellement possible de traduire Lágyan2 világított a nap par « Le soleil éclairait doucement », Távirat érkezik par « Un télégramme arrive » et A fájdalom szépen3 visszatért par « La douleur est revenue progressivement ». Isten tenyerén ülünk signifie littéralement « Nous sommes assis dans la main de Dieu » et fait ressortir la première personne du pluriel. Ce titre du cinquième chapitre insiste sur la condition humaine qui engage également le lecteur. Le traducteur introduit la dynamique des verbes par le choix de l’infinitif au septième chapitre « Perdre et reprendre connaissance » (Az eszmélet4 elvesztése és visszanyerése).

L’alternance du passé et du présent dans les titres en hongrois entérine le projet discursif des mémoires annoncé par Le Livre des mémoires (Emlékiratok könyve). L’utilisation des verbes dans les chapitres accentue l’effet narratif. Dans le titre Amelyben Theának elmeséli Melchior vallomását (« Où il raconte à Thea la confession de Melchior »), le premier mot amelyben associé à « raconte » (elmeséli5) renvoie clairement à la narration et au récit « où », « dans lequel », « par lequel » a lieu la « confession ». Ce dernier terme a également une connotation politique. Vallomás signifie « confession » et « aveu », mais aussi « déposition », « témoignage ». Ces différentes nuances accentuent la lecture politique du roman et font allusion aux méthodes employées par la police, pendant cette période, en Hongrie. Le chapitre suivant, Titkos örömünk éjszakái (« Les nuits de nos plaisirs secrets »), confirme la transgression de l’interdit charnel introduit par l’adjectif titkos. Ce mot a un large éventail de sens (« secret », « caché », « dissimulé » et « clandestin ») qui ouvrent sur une interprétation politique. En outre, l’ordre des mots hongrois le place en tête du titre et met donc l’accent sur l’infraction. Ainsi, la narration de Péter Nádas arrive à un état « Sans suite ». L’expression Nincsen tovább signifie mot à mot « Il n’y a au-delà ». Enfin, Szökés (« évasion », « fuite ») désigne également la désertion du soldat, particulièrement si l’on considère le récit.

Le roman de Péter Nádas se distingue par sa cohérence. Les titres ont une force de suggestion particulière. Grâce à la polysémie des mots choisis, l’auteur invite le lecteur à lire entre les lignes de la narration, emporté par le rythme d’une syntaxe inédite. La cotextualité des chapitres apporte un éclairage sur la relation entre le corps et du politique. Il est possible de déceler des allusions fortes, notamment par l’ouverture, Szabálytalanságom, et la clôture, Szökés, deux extrémités du récit connotées politiquement. La sensualité des corps est associée au politique dès le chapitre liminaire, qui pose l’irrégularité face aux lois au début de la narration. Par ailleurs, seul ce titre mobilise la première personne du singulier dans la cotextualité du roman et invite à l’identification avec l’auteur.

3.  Narration et dissimulation

La dérogation aux règles vient du plaisir des corps, qui revêt une dimension idéalisée par le terme szépség qui a trait au beau. Une telle esthétique apparaît dans le texte qui incarne matériellement cette corporalité. Ainsi, les corps en confusion appellent plusieurs niveaux de lecture possibles. D’un point de vue énonciatif, il n’existe pas de genre spécifique au masculin ou au féminin en hongrois pour désigner les personnes. Cette confusion entre les genres infléchit la lecture du texte. Alors que les pronoms personnels ne sont pas indispensables aux verbes conjugués, seul le sens permet de déterminer le genre du sujet. Sans indication grammaticale précise, le texte ouvre à plusieurs interprétations possibles par le lecteur. Le lexique, l’énonciation et le rythme narratif stimulent son imagination et apportent au sens une large gamme de nuances. Les formes énonciatives caractéristiques du hongrois ont une incidence sur la lecture, par l’absence des genres féminin ou masculin et l’omission des pronoms personnels sujets. Par leurs nombreuses nuances, les choix lexicaux de l’auteur permettent différents niveaux d’interprétation, apportant des éléments révélateurs quant au discours de l’époque. Ils s’organisent selon une syntaxe à l’inverse de l’ordre des mots en français, conditionnant par leur rythme la généricité romanesque de Péter Nádas.

L’étude microtextuelle permet de donner un aperçu du rythme en langue originale. L’extrait suivant est éclairant pour la problématique politique car il donne une indication de date précise renvoyant à la révolution de 19566. En effet, le 4 novembre 1956 correspond au jour où les chars soviétiques sont entrés dans Budapest et ont violemment réprimé l’insurrection :

Mindez némi magyarázatra szorul.
Az ötvenes évek közepéig még mindig hangot kapott közvetlen környezetemben az a pragmatikusnak tűnő érvekkel alátámasztott számítás, hogy az angolok és az amerikaiak hamarosan föl fogják menteni hazánkat a szovjet haderő jelenléte alól. Az a körülmény pedig, hogy a szovjet csapatok ezerkilencszázötvenötben valóban kivonultak Ausztriából, ezt az elképzelést egészen ezerkilencszázötvenhat november negyedikéig eleven életben tartotta. (Nádas, 2012, p. 333)

Tout cela exige quelques explications.
Dans mon entourage immédiat et jusqu’au milieu des années cinquante, sans jamais manquer d’étayer ses propos par un semblant d’argumentation pragmatique, on se rangeait fréquemment à l’avis que les Anglais et les Américains allaient bientôt libérer notre patrie du joug des forces armées soviétiques. Et du fait que les troupes soviétiques quittèrent effectivement l’Autriche en dix-neuf cent cinquante-cinq, cette croyance se maintint en vie — jusqu’à la date fatidique du quatre novembre dix-neuf cent cinquante-six. (LM, p. 672)

La première phrase, qui met en scène une situation d’énonciation, annonce une explication, voire une explicitation. Dans le texte original, la syntaxe insiste sur l’indication temporelle puisqu’elle place la datation Az ötvenes évek közepéig (« jusqu’au milieu des années 1950 ») au début. L’expression még mindig hangot kapott signifie littéralement, mot à mot, « avait toujours de la voix ». Cette voix (hang), qui succède à l’indication chronologique, est une personnalisation de l’opinion générale. L’ordre des mots en hongrois rend secondaire l’entourage immédiat. La situation politique, historique et sociale est donc mise en avant dans le texte original. Le mot « pragmatique » (pragmatikus) a une connotation circonstancielle à l’époque communiste en Hongrie, d’un point de vue littéraire également avec les injonctions pour une écriture réaliste. Georges Kassai, qui s’adresse au lecteur français, précise la date par l’adjectif « fatidique ». Il accentue ainsi l’indication temporelle qui ouvre un champ d’interprétation spécifiquement politique. Par sa narration, Péter Nádas inscrit l’intime dans l’histoire du xxe siècle. La problématique du politique, perceptible dans le texte, est associée à celle de la sensualité, qui est un élément subversif dans le contexte communiste. Ce rapport particulier au corps est explicité dans le texte :

Mi arra készültünk, hogy bármilyen magyar hadseregben jó katonák legyünk. Ennek érdekében a lehető legnagyobb megpróbáltatásoknak tettük ki magunkat. Kövekkel terhelt hátizsákokkal hosszú menetgyakorlatokat tartottunk kánikulában. Jeges vízzel telt árokban hasaltunk. Minden fára föl kellett tudni mászni, s a lehető legmagasabbról leugrani. Csupaszon hatoltunk át a tüskés bozóton, s akkor se mentünk haza ruhát váltani, ha átnedvesedett vagy zörgőssé fagyott rajtunk. Nem vagyok éhes, nem vagyok szomjas, nem fázom, soha nincsen melegem, nem félek, fáradtságot, undort, fájdalmat nem érzek. Ezek voltak az alapelveink. (Nádas, 2012, p. 334)

Nous nous préparions à être de bons soldats dans n’importe quelle armée hongroise. Et dans ce but, nous nous infligeâmes les épreuves les plus rudes. Sacs remplis de pierres sur le dos, nous accomplîmes de longs exercices de marche sous la canicule. Nous rampâmes dans des lits de ruisseaux gorgés d’eau glacée. Il fallait savoir grimper à tous les arbres et sauter du plus haut possible. Entièrement nus, nous nous frayâmes des percées à travers des broussailles épineuses. Sinon, lorsque nos vêtements se retrouvaient trempés ou tout crissants de glace, nous ne prenions même pas la peine de nous changer. Je n’ai pas faim, je n’ai pas soif, je n’ai pas froid, et chaud ? Jamais au grand jamais ! Je n’ai pas peur et je ne ressens ni fatigue, ni dégoût, ni douleur. Voilà ce qu’étaient nos principes de base. (LM, p. 673-674)

Le passage de la première personne du pluriel au singulier crée un effet de discours direct. Alors que la première partie présente de façon ironique l’entraînement du « bon soldat », la deuxième partie est articulée autour du verbe nem érzek (« je ne ressens pas »). L’insistance sur les sens ou plutôt sur les « non-sens7 » est évidemment le programme du « bon soldat », annoncé au début du paragraphe. Le soldat assujetti est celui qui ne ressent rien. Son développement passe par l’annihilation de toute forme de sensibilité. Au contraire, le « sens » du devoir équivaut au mensonge dont le champ lexical présente diverses nuances dans la narration.

4.  Une critique politique cryptée par les nuances lexicales

La variété lexicale déployée par Péter Nádas englobe de façon subtile les pratiques en cours sous l’oppression politique. L’extrait suivant illustre un aspect de cette réalité : Azóta is gyakorló hazudozó vagyok. Mellébeszéllő és elhallgató, kicsi és nagy dolgokban egyaránt. (Nádas, 2012, p. 335) / « Depuis, je suis devenu un menteur invétéré. Tant par esquive que par omission, dans les affaires graves aussi bien qu’insignifiantes. » (LM, p. 674) Le terme gyakorló signifie « pratiquant », « exerçant », « qui met en pratique » le mensonge. Cette expression doit être mise en relation avec le contexte politique de l’époque, marqué par le mensonge du pouvoir et la dissimulation pour la survie. Cette situation entraîne une relation réciproque qui se fonde sur différentes formes de mensonges : « Itt megpróbáltam összeszedni magam, azon gondolkodtam, mit fogok hazudni nekik, de közben az asztalra kellett hajtani a fejem. » (Nádas, 2012, p. 524) Traduit en français : « J’essayai de mettre de l’ordre dans mes pensées et me demandai quels mensonges j’allais inventer, mais la table attirait irrésistiblement ma tête. » (LM, p. 415) Le texte hongrois a recours au verbe hazudni, traduit en français par le substantif au pluriel qui fait allusion aux variantes de la dissimulation. Les rapports mutuels autour du mensonge reflètent l’absurdité de la réalité politique et même économique. Péter Nádas développe un vocabulaire technique à l’aide de termes spécialisés, lors de l’explication détaillée du processus de négociation mis en œuvre dans les pays communistes (Nádas, 2012, p. 364-366 et LM, p. 697-700 pour la traduction française). Il s’agit d’un exposé complexe qui met en lumière le mensonge lié aux transactions commerciales. Par la mobilisation ironique d’un lexique spécifique, l’auteur explicite et critique les pratiques du pouvoir politique.

L’allusion au politique est préparée en amont dans le roman par les différents niveaux d’interprétation, relatifs au double langage employé sous l’oppression. Ainsi, le chapitre « Doux éclat de soleil » (Lágyan világitott a nap) décline la signification de deux mots hongrois ayant la même racine : jelentés veut dire « signification », mais aussi « compte rendu » et « rapport ». L’énonciateur répond à la demande de Krisztián de ne pas le dénoncer : « Il serait bon, pour commencer, que tu fasses la différence entre dénonciation et simple information. » (LM, p. 58) Il s’agit de la traduction du texte hongrois : « Először is jó lenne, ha különbséget tennél bejelentés és följelentés között. » (Nádas, 2012, p. 61) Péter Nádas a recours à un jeu de mots subtil entre deux expressions ayant le même radical jelentés, mais des sens différents apportés par l’ajout des préfixes. Bejelentés signifie « annonce », « déclaration », tandis que följelentés a le sens de « dénonciation ».

Les jeux de mots fusent dans le texte de Péter Nádas et servent de support à la critique politique, grâce à deux niveaux de lecture possibles. Le chapitre « Filles » (Lányok) comporte un exemple de jeu de mots entre vár (« château ») et lekvár (« confiture »), à la suite de l’évocation de l’enterrement de Staline (Nádas, 2012, p. 197). L’ironie construite par l’ajout d’un préfixe au même radical permet d’associer le pouvoir représenté par le château au discours mensonger qui s’étale comme une confiture, douce seulement en apparence. Cette allégorie élaborée à partir de la base syllabique vár, est perceptible à travers les subtilités du langage crypté.

L’énonciation marquée par un double langage laisse transparaître une généricité théâtrale qui renvoie aux différentes formes d’écriture expérimentées par Péter Nádas. Cette dimension de l’œuvre est confirmée par le titre du chapitre « Description d’une représentation théâtrale » (Egy színházi előadás leírása). Le rythme soutenu est porté par des paragraphes ponctués de virgules et de points-virgules. Des phrases isolées se démarquent du « corps » textuel composé par la masse des paragraphes. Dans ce chapitre se détachent deux phrases qui évoquent l’aphorisme :

Esztelen arisztokraták szokása lázadásnak nevezni egy forradalmat.
Mint ahogyan korlátolt ideológusok szokása az eszközöket a céllal szentesíteni. (Nádas, 2012, p. 27)

Ce sont des aristocrates aveugles qui appellent révolte ce qui est révolution.
Ce sont des idéologues bornés qui pensent que la fin justifie les moyens. (LM, p. 433)

Le texte original joue avec la répétition du terme szokás, qui signifie « habitude ». Une traduction mot à mot accentue la généricité de l’aphorisme par la double utilisation du même mot : « C’est l’habitude d’aristocrates insensés8 de nommer révolte ce qui est une révolution. Tout comme c’est l’habitude d’idéologues bornés de justifier les moyens par la fin. »

Cette notion d’habitude (szokás), mise en relation avec la politique, est importante car elle renvoie à la répétition d’abus sous les totalitarismes. L’idée d’habitude est sous-jacente à la succession de scènes déclinées dans le roman, où le quotidien lié à la gestuelle des corps rejoint la répétition de l’Histoire. Ainsi, le cycle romanesque est marqué par la généricité de la représentation théâtrale, un genre régulé pendant les périodes de censure, et par l’aphorisme qui entérine la dimension historique de ces « mémoires ». La généricité complexe, la richesse lexicale, le rythme narratif et les transitions énonciatives sont constitutifs d’un écrit original, certainement hors normes. Cette portée inédite de l’œuvre est sans aucun doute rendue par la traduction française de Georges Kassai, qui a permis d’élargir la réception du Livre des mémoires (Emlékiratok könyve).

Bibliographie

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OLAH Myriam (2020), (R)écrire les mythes sous l’oppression. Poétiques et langues croisées : Yannis Ritsos et Sándor Weöres, Zürich, Lit Verlag, coll. Poethik Polyglott.

Notes

1 Péter Nádas a recours à la langue française dans le titre de ce chapitre.

2 Ce mot a également le sens de « suavement », qui donne une connotation sensuelle.

3 L’adverbe szépen signifie « joliment », « agréablement », « avec grâce », « bien » ou « bellement », en écho au titre du premier chapitre.

4 Le mot eszmélet signifie également « conscience ».

5 L’« histoire » se dit mese en hongrois et correspond à la racine du verbe elmesélni (« raconter »).

6 Je détaille le contexte historique et littéraire de l’époque, dans mon ouvrage (R)écrire les mythes sous l’oppression. Poétiques et langues croisées : Yannis Ritsos et Sándor Weöre (Olah, 2020).

7 Il s’agit de « non-sens » dans tous les sens du terme !

8 Ou déraisonnables.

Citer cet article

Référence électronique

Myriam Olah, « Revisiter Le livre des mémoires (emlékiratok könyve) en langue originale », Atlantide [En ligne], 15 | 2024, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=830

Auteur

Myriam Olah

Chercheuse, traductrice et comparatiste plurilingue, Myriam Olah a écrit l’ouvrage ®écrire les mythes sous l’oppression. Poétiques et langues croisées : Yannis Ritsos et Sándor Weöres et dirigé le dossier Europe numéro 1115 consacré à Georges Séféris. Elle a également co-dirigé le volume Création(s) en exil. Perspectives interdisciplinaires, ainsi que Créer et reconfigurer « Le Petit Prince » de Saint-Exupéry 1943-2023.

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