L’effervescence de la vie théâtrale dans le Paris de l’Occupation est une donnée bien connue des historiens de la culture1. Contrôlé à la fois par les autorités de Vichy qui rétablissent la censure et par l’Occupant allemand qui le place, comme la radio et la presse écrite, sous la tutelle de la Propaganda Abteilung, le théâtre est aussi encouragé en tant qu’art susceptible de « régénérer les masses » et d’orienter « les réactions de la sensibilité collective »2 ; il demeure un secteur très florissant de la vie culturelle pendant les années noires, tout particulièrement pendant la saison 1943-1944 qui, selon Serge Added, « est à la fois celle des fortes fréquentations et celle de grandes créations : Sodome et Gomorrhe, dernière pièce de Giraudoux créée de son vivant, le Soulier de Satin de Claudel, l’Antigone d’Anouilh et Huis clos de Sartre »3.
Au sein de cette abondante production, la proportion non négligeable des pièces à sujets antiques tient sans doute à une volonté plus générale des autorités de favoriser les classiques pour enrayer la supposée « décadence » de l’art dramatique. La mode de l’Antiquité au théâtre ne date certes pas de l’Occupation : elle remonte aux années 1920-1930 et aux brillantes réécritures signées par Cocteau (Antigone en 1922, La Machine infernale en 1934), Gide (Œdipe en 1930) et Giraudoux (Amphitryon 38 en 1929, Electre en 1937) ; mais, là encore, la saison 1943-1944 semble marquer un pic : entre Les Mouches de Sartre, libre réécriture de l’Orestie mise en scène le 2 juin 1943 par Charles Dullin au Théâtre de la Cité, et l’Antigone d’Anouilh, créée le 4 février 1944 au théâtre de l’Atelier, le public parisien put aussi découvrir Les Troyennes de Sénèque dans une traduction procurée par Gabriel Boissy, qui retiendra ici notre attention ; diffusée une première fois sur les ondes de la Radiodiffusion nationale en 1942, la pièce fut créée le 1er juillet 1943 sur la scène du Théâtre International du Palais de Chaillot, et publiée la même année chez Thérain.
La tragédie de Sénèque devenait paradoxalement, en 1943, une pièce de circonstance : le lamento des deux héroïnes troyennes Hécube et Andromaque, pleurant les ruines de leur patrie vaincue par les Grecs et leur sort de captives, prenait inévitablement une résonance toute particulière dans le contexte du Paris occupé. À la différence des auteurs précédemment cités, Boissy choisit le parti original de la traduction, et non celui de l’adaptation : son texte se donne pour une version « littérale » de l’œuvre originale, qui pour la première fois, précise la préface, met le public français en mesure « d’entendre enfin le texte même de Sénèque, presque mot pour mot »4. Le retour à la lettre du texte antique n’en représente pas moins pour le traducteur une « manière de mieux embrasser son époque », selon la formule qu’emploiera Jean-Paul Sartre à propos de sa propre adaptation des Troyennes en 1965. Il s’agira ici de montrer qu’au-delà du caractère circonstanciel d’une telle entreprise, profondément inscrite dans l’actualité de la défaite et de l’Occupation, la démarche du traducteur s’inscrit dans un mouvement au long cours de réappropriation polémique des classiques, qui remonte au début du siècle pour aboutir dans ces années critiques à toutes sortes de récupérations et d’instrumentalisations.
1. Gabriel Boissy, d’Orange à Vichy : cohérence d’un parcours esthétique et politique
À peu près oublié aujourd’hui, Gabriel Boissy (1879-1949) fut dans l’entre-deux-guerres une figure influente du monde littéraire et journalistique qui, dans les années 1940-1944, apporta un soutien de poids à la Révolution nationale. S’il est peu mentionné dans les travaux récents consacrés aux écrivains et intellectuels sous l’Occupation, il correspond assez bien au type de « l’esthète » – l’une des quatre grandes familles de collaborateurs littéraires dégagée par Gisèle Sapiro1. Son activité de traducteur et d’homme de théâtre est indissociable de son engagement politique. Il importe de retracer la cohérence idéologique de son parcours pour comprendre sa démarche de traducteur.
Une rencontre déterminante pour l’ensemble de sa carrière fut celle de l’écrivain occultiste Joséphin Péladan, fondateur de l’ordre cabalistique de la Rose-Croix, dont Boissy fait la connaissance dès son arrivée à Paris, en 1897. À l’âge de 18 ans, Boissy devient le plus jeune chevalier de l’ordre et l’un des plus ardents admirateurs du Sâr (surnom de Péladan) qui, réciproquement, le considèrera comme son héritier spirituel et lui dédiera en 1901 son Traité des antinomies2. C’est au contact de Péladan que Boissy découvre la tragédie grecque, qui représente dans les années 1890-1900 une référence privilégiée pour tous les tenants de la « réaction idéaliste ». Auteur lui-même de tragédies adaptées des Grecs (La Prométhéide en 1895, Œdipe et le Sphynx en 1903), Péladan rêve en effet d’une « régénérescence » de l’art et de la société par la résurrection des fêtes théâtrales antiques, en particulier dans le cadre des Chorégies d’Orange, fondées en 1894, dont il est l’un des plus actifs promoteurs. À son exemple Boissy, qui commence une carrière de journaliste dramatique au Journal des Débats, se fait le prosélyte de la cause du « plein air » et de la « renaissance tragique » ; il publie de nombreux articles et plusieurs essais sur le sujet : La Dramaturgie d’Orange, essai sur les origines et la formation d’un nouvel art théâtral (Grasset, 1907) ; Les Spectacles de plein air et le peuple (Mercure de France, 1907) ; Paraphrases sur le plein air (Oudin, 1913), De Sophocle à Mistral (Le Feu, 1920). Nommé secrétaire général des Chorégies dans les années 1910, il s’investit également dans les tentatives analogues qui essaiment un peu partout dans le Midi de la France, à Béziers, à Nîmes, à Carcassonne. Dans tous les cas, les enjeux sont politiques autant que littéraires : il s’agit d’enrayer la médiocrité théâtrale ambiante, mais aussi de célébrer les racines méditerranéennes et d’exalter « l’esprit roman » cher à Charles Maurras, en revivifiant un « principe gréco-latin » supposé définir l’identité nationale3.
La carrière de journaliste de Boissy prend son élan après la Grande Guerre. Devenu chef des informations au journal L’Intransigeant, c’est lui qui lance l’idée de la flamme sur la tombe du soldat inconnu dans la chapelle de l’Arc de Triomphe, comme le rappelle une plaque apposée dans le passage du Souvenir qui lui rend hommage. En 1925, Boissy devient le rédacteur en chef de Comoedia, un quotidien politique et théâtral très lu ; cette fonction qu’il occupera jusqu’en 1938 lui assure une tribune influente. Il publie de nombreuses chroniques dramatiques, poursuivant inlassablement sa campagne en faveur de la renaissance du théâtre antique, mais il donne aussi au journal une couleur politique très marquée, avec ses éditoriaux publiés quotidiennement à la une sous la rubrique « Au vent des jours ». La sélection qu’il en rassemblera en 19404 se lit comme un florilège des poncifs de l’extrême droite des années 1930, inlassablement répétés : hantise de la décadence et de « notre lente dissolution », appel au « grand nettoyage » et au redressement national par la restauration des valeurs morales et religieuses. Boissy se targuera rétrospectivement d’avoir été l’un des premiers à faire l’éloge de Mussolini et de Hitler : il célèbre en octobre 1934 « l’ordre nouveau » instauré en Italie et en janvier 1935 « ces régimes durs, riches en exaltations qui nous entourent » ; il chante, en mars 1935, « la beethovenienne ivresse » soulevée par le discours d’Hitler sur le réarmement et approuve, en septembre de la même année, la réforme de la nationalité conçue par le Führer – modèle possible pour la France qui, elle aussi, devrait savoir « se garder contre la tourbe des indésirables ». Dès cette date, il invite ses contemporains à « collaborer en tout avec l’Allemagne ». La défaite de 1940 est interprétée comme l’inévitable sanction d’un pays « dégénéré ». Boissy accueille l’invasion allemande avec enthousiasme : « La jeunesse de France peut regarder devant elle avec fierté, avec confiance », déclare-t-il en septembre 1940 dans le premier numéro des Cahiers de la Jeune France5. Il adhère, évidemment, à la Révolution nationale et célèbre en 1942 « ce miracle qui s’appelle Pétain »6. On trouve sans surprise son nom dans la longue liste des journalistes collaborationnistes publiée le 22 novembre 1943 par le Bureau de presse de la France combattante ; il figure aussi dans la liste des 157 écrivains collaborateurs publiée en octobre 1944 par les Lettres françaises et le Figaro7. Il ne fut pas inquiété après la Libération, mais fit partie selon Jeanyves Guérin de ces auteurs « plongés dans l’enfer de la République des lettres »8 auxquels le silence imposé par l’épuration fut fatal ; on notera cependant que de nombreux hommages lui furent rendus au moment de sa mort en septembre 1949 et que Les Troyennes furent rejouées à cette occasion, en janvier 1950.
Pour Boissy, comme pour nombre de ralliés à la Révolution nationale et à Vichy, déchéance morale, décadence esthétique et déclin politique sont indissolublement corrélés ; c’est ce qui permet de comprendre la place centrale qu’occupe dans son système de pensée le théâtre antique, rêvé non seulement comme l’expression d’une synthèse des arts aux antipodes de la dérive « judéo-boulevardière » contemporaine, mais aussi comme le modèle utopique d’une réconciliation possible du politique et du spirituel. Le théâtre antique est resté dans l’entre-deux-guerres une préoccupation constante de Boissy. Après avoir œuvré des années durant pour les scènes méditerranéennes d’Orange, de Nîmes, de Béziers, il s’investit aussi dans les différentes tentatives convergentes, à Delphes, à Syracuse, à Mérida pour faire jouer en plein air les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide – expériences toutes récupérées et instrumentalisées par les dictatures et les régimes totalitaires de Mussolini, Métaxas et Franco. Boissy en vient tout naturellement à produire ses propres traductions de l’antique : quelques années avant Les Troyennes, il avait traduit en 1939 l’Œdipe Roi de Sophocle, pièce créée en juillet, juste avant le début de la guerre, sur la scène du Théâtre antique d’Orange.
2. Sénèque plutôt qu’Euripide, « suavité » hellénique et « fortitude » romaine
La traduction des Troyennes en 1943 s’inscrit donc dans la continuité naturelle de ce parcours. On peut toutefois s’étonner que Boissy ait retenu la version latine de Sénèque plutôt que celle d’Euripide : un tel choix détonne dans le panthéon personnel du traducteur, qui jusqu’alors n’avait jamais manifesté d’intérêt particulier pour la tragédie latine, largement méconnue du reste à cette époque, très peu traduite et encore moins jouée. La destination originelle de la traduction de Boissy, composée à la demande de Pierre Sabatier pour la Radiodiffusion nationale et son programme de « dramatiques », fournit sans doute un premier élément d’explication : le répertoire de Sénèque pouvait en effet sembler idéalement adapté au médium radiophonique en raison de son allure oratoire très marquée ; on considérait d’ailleurs communément à l’époque de Boissy que le philosophe latin avait composé ses tragédies en vue d’une simple déclamation, sans intention scénique. Quelques années plus tôt, deux autres pièces de Sénèque avaient déjà fait l’objet de semblables « mises en ondes », Phèdre et les Troyennes, diffusées respectivement en 1937 et 1938 dans une traduction assurée par D. Didier-Perret. De ces trois expériences, seule la tragédie des Troyennes a connu un prolongement sur la scène : signe, sans doute, de la position d’influence qu’occupe Boissy dans les circuits théâtraux parisiens, mais aussi du caractère particulièrement opportun de sa traduction dans le contexte précis de l’année 1943 et du Paris occupé1.
La préférence accordée à la version de Sénèque tient aussi à des raisons tactiques. La donnée mythique des Troyennes, on l’a rappelé, était d’actualité en 1943, mais c’était aussi un sujet à haut risque étant donné les analogies qui ne pouvaient manquer de frapper les spectateurs parisiens de l’époque entre leur propre situation de vaincus occupés et celle des personnages du drame antique, transformé de facto en une pièce à clé. Or, dans un tel contexte énonciatif, d’une part la pièce d’Euripide n’aurait sans doute pas pu passer le cap de la censure qui traquait toute allusion à l’actualité2, d’autre part celle de Sénèque se révélait beaucoup plus adaptée à la cause collaborationniste que servait Boissy. Sans entreprendre ici une comparaison détaillée entre les deux versions antiques, signalons quelques différences majeures qui ont pu décider le traducteur à retenir de préférence la pièce latine. L’une concerne la représentation des chefs grecs victorieux, Agamemnon et Ulysse, soit les équivalents antiques de l’Occupant allemand de 1943 : là où la pièce grecque procède, selon une constante du théâtre euripidéen, à un travail de sape des deux héros légendaires, l’un et l’autre déchus de leur grandeur épique et ravalés au rang de cyniques politiciens rivalisant de cruauté à l’égard de leurs captives troyennes, Sénèque au contraire, dans une visée de parénèse stoïcienne, construit entre les deux personnages une forte antithèse qui fait d’Agamemnon un emblème positif du roi sage et clément – une représentation du vainqueur beaucoup moins risquée que celle d’Euripide et beaucoup mieux accordée aux intentions propagandistes de Boissy. Une seconde différence importante est la disparition du personnage de la prophétesse Cassandre dans l’œuvre latine qui, de ce fait, accorde une moindre place aux annonces proleptiques des futurs malheurs des Grecs. L’idée tragique d’un fatal retournement de l’Histoire, condamnant les vainqueurs d’aujourd’hui à devenir les vaincus de demain et à communier avec eux dans une même souffrance, scande l’œuvre d’Euripide ; elle ne pouvait agréer ni aux censeurs ni à Boissy lui-même. La version du mythe proposée par Sénèque se révélait donc à la fois plus sûre et plus rentable que celle d’Euripide ; elle est susceptible selon Boissy d’inspirer « toutes sortes de réflexions salutaires » que sa préface se charge d’expliciter : si Les Troyennes sont « la tragédie de la défaite », le public français ne pourra que constater, au spectacle du malheur des Troyens, qu’« il y eut des vainqueurs infiniment moins maîtres d’eux que les siens » et que « le désastre troyen est infiniment plus total que le nôtre »3 :
Ainsi donc, loin de nous lamenter et d’espérer en « d’hypothétiques amis », ne pensons qu’à comprendre, à vouloir, à agir. Il reste de notre patrie autre chose que des ruines fumantes.4
Il faut enfin interpréter la préférence accordée à Sénèque comme le signe d’une conversion de Boissy à la romanité qui trahit l’influence de la pensée maurrassienne et dont on trouve des traces dès ses premières allégeances à « l’ordre nouveau » incarné par Mussolini5. Là encore, le discours d’escorte de la pièce (préface, déclarations du traducteur dans la presse) est explicite : la célébration des valeurs romaines y est corrélée à une dépréciation, très inédite, du monde grec antique ; se déploie un système d’analogies et d’oppositions à quatre termes, entre la Grèce d’Euripide, dont Racine serait l’héritier français, et la culture romaine de Sénèque, associée à Corneille, selon une grille de lecture relativement topique mais que le traducteur remotive dans le contexte idéologique particulier de l’Occupation. Là où Euripide et Racine se complairaient dans l’analyse morbide de la douleur et dans la molle « suavité », Sénèque et Corneille sont au contraire exaltés pour leurs vertus roboratives :
Rien de plus tonique que ce théâtre [de Sénèque]. Nous sommes, comme dans Corneille, loin de ce plaisir de souffrir, loin de ce dolorisme qui approfondit peut-être Racine mais le retire de toute communion civique.6
[Sénèque] n’a pas la suavité de ses maitres grecs, il représente une énergie, une fortitude bien romaine et, comme celle de Corneille, plus utile en ce moment que les soieries du grand Racine.7
Étonnante palinodie, sous la plume de ce fervent militant de l’hellénisme, que cette charge contre la « suavité » des Grecs : c’est que la défaite opère une nouvelle ligne de partage au sein du monde antique et redistribue les valeurs jusqu’alors affectées respectivement à la Grèce et à Rome. L’antithèse entre « l’âme hellénique parfumée d’Orient » et « l’âme romaine férue de rigueurs occidentales »8 recouvre de manière transparente l’opposition entre une France dégénérée et la puissance virile de ses nouveaux maîtres, chez qui « tout est lutte contre les faiblesses de l’âme et de l’adversité »9.
3. « Vers eumolpiques » et message collaborationniste
Reste à voir à présent si et comment ces différentes intentions se manifestent dans le texte même de la traduction. L’indication « version littérale en vers eumolpiques » qui figure dans le sous-titre (comme déjà dans celui de la précédente traduction de Boissy, celle Œdipe Roi, 1939) affiche un parti pris de respect intégral du texte original, qui s’entend aussi comme une critique implicite de la mode des adaptations et réécritures de l’antique. Boissy réaffirme également sa fidélité à Joséphin Péladan, qui le premier avait adopté ces « vers eumolpiques » pour sa Prométhéide (1895). Le traducteur prend soin de gloser l’expression dans la préface : « [les vers eumolpiques] ne sont plus composés selon la versification traditionnelle, mais selon la prosodie naturelle dont le principe est l’asymétrie ; des vers qui s’établissent sur les temps faibles et les temps forts, sur les brèves et les longues du français [pour] tirer du poète latin des harmonies françaises équivalentes »1. Il s’agit de mettre en œuvre « une modulation nouvelle de notre langue », « une nouvelle prosodie, grâce à quoi le théâtre en général et le théâtre traduit en particulier, peuvent être enfin efficacement servis et renouvelés »2 ; le traducteur se trouvant en effet délivré « de l’inutile et trompeur esclavage de la rime et du vers régulier », il peut enfin tout traduire ; « le lecteur comme l’auditeur peuvent enfin entendre le texte même de Sénèque, presque mot pour mot »3.
Ce travail prosodique frappe dès les premiers vers de la traduction – Hécube, la reine de Troie, contemple le spectacle de sa patrie en ruines et en tire une leçon de sagesse sur l’inconstance de la fortune :
HÉCUBE
Celui qui de son règne s’enivre,
Qui croit, puissant, tout dominer autour de lui,
Qui ne craint ni le sort ni les dieux,
Qui se livre,
Crédule, à sa prospérité,
Celui-là, ô Troie, qu’il te contemple,
S’il veut voir la fragilité
Du socle où trône le superbe.
Colonne de la puissante Asie,
Créature céleste et mirifique,
La voilà renversée et gisante la ville,
Celle que secouraient les peuples accourus
Du Tanaïs glacé à la septuple boucle
Et ceux du Tigre tiède et les Scythes nomades
À terre la voici !4
La comparaison avec la traduction procurée par Léon Herrmann pour les Belles Lettres (citée en notes) met en évidence les priorités de Boissy : il allège, simplifie, dynamise pour rendre « la forme ferme et drue du style sénéquien » ; il met en évidence les mots forts et les images par des enjambements et des anaphores ; la littéralité revendiquée par le traducteur s’accommode de nombreux écarts dans le détail du texte (suppressions, simplifications, déplacements) ; les choix visent dans l’ensemble à faciliter la « mise en bouche » par l’acteur et la compréhension du spectateur ; ils tendent à requalifier le texte sénéquien comme œuvre authentiquement dramatique, à une époque où ces tragédies, particulièrement dépréciées, sont communément considérées comme des morceaux de rhétorique artificiellement mis bout à bout, et non comme des œuvres théâtrales à part entière.
Mais ce travail sur l’efficace théâtrale de la langue sénéquienne contribue aussi à souligner le message propagandiste de Boissy ; au long du texte, une série de discrètes retouches et de légers aménagements explicitent les « leçons » que le public français est invité à méditer au spectacle des Troyennes. On en retiendra ici deux exemples particulièrement représentatifs correspondant aux passages décisifs de la pièce originale, dans l’optique collaborationniste qui est celle de Boissy. Le premier correspond à la traduction des vers 256-269 ; Agamemnon répond à Pyrrhus, le fils d’Achille, qui réclame le sacrifice de la vierge troyenne Polyxène, la dernière fille vivante d’Hécube ; Agamemnon s’y oppose et donne au jeune héros une leçon stoïcienne de modération, qui s’entend aussi comme une leçon politique :
Ne suffit-il d’examiner d’abord !
Que peut faire un vainqueur et le vaincu souffrir ?
Nul par la violence ne se maintient jamais
Plutôt par la modération l’on dure,
Et plus la Fortune élève
Plus il nous faut trembler et nous défier
De ses faveurs divines.
Ma victoire m’apprend qu’en un instant
Toute grandeur est abattue.
Les Grecs en héritant de la gloire de Troie
N’en feront point arrogance
Et si moi-même, enorgueilli de ma puissance,
J’ai parfois passé la mesure,
De ces fumées je fus sauvé,
Car je savais que tout m’advenait par fortune.5
Le texte de Sénèque représentait ici une véritable aubaine pour Boissy : la clémence à l’égard des vaincus prônée par Agamemnon contre la morale revancharde de Pyrrhus renvoie directement à l’un des thèmes vichystes, celui de la modération du magnanime vainqueur allemand. Par une série de retouches, Boissy force le texte latin pour souligner l’analogie ; ainsi le recours au futur et la suppression de la tournure interrogative, dans la phrase « Les Grecs en héritant de la gloire de Troie n’en feront point arrogance », modifient sensiblement le sens du texte original, comme le montre par comparaison la traduction plus fidèle de Léon Herrmann ; quant à la suppression pure et simple de l’allusion à la chute prochaine du vainqueur (Stamus hoc Danai loco / unde illa cecidit), elle relève d’une prudente autocensure et d’un souci de ménager l’occupant allemand.
Symétriquement, aux vers 708-715, Andromaque ordonne à son jeune fils Astyanax de se soumettre aux nouveaux maîtres ; la double énonciation théâtrale fonctionne de nouveau à plein :
ANDROMAQUE
Toi mon enfant, abaisse tes mains
De ta droite suppliante, étreins
Prosterné, les pieds du vainqueur.
Ne rougis pas d’ainsi te soumettre.
Aux malheureux le Destin commande,
Chasse de ton âme tes ancêtres,
De ton aïeul oublie la puissance,
Son empire illustre sur la terre
Oublie Hector. Deviens un captif.
Puis à genoux, à nos deuils fermé,
de ta mère imite au moins les larmes.6
Ici encore, le texte de Sénèque, à peine forcé par Boissy, coïncide parfaitement avec l’un des thèmes de la propagande vichyste, celui du châtiment divin de la défaite. Quelques vers plus loin, Boissy opère dans le texte original latin l’une des rares coupures qu’il s’est autorisée : il s’agit de l’hémistiche Miserere mater que prononce Astyanax au moment où Ulysse l’arrache à sa mère pour le conduire à la mort – les deux seuls mots que le personnage de l’enfant prononce dans l’ensemble de la pièce, qui portent à son comble l’intensité dramatique et pathétique de la scène. Boissy avait conservé la réplique dans la version radiophonique et l’avait rendue par « Pitié pour moi, maman » ; il la supprime dans la version de 1943, ou plus exactement lui substitue une didascalie, « Astyanax pousse de douces plaintes » qui atténue considérablement l’impact émotionnel du texte sénéquien et désamorce le potentiel subversif dont il aurait été inévitablement investi pour le public de l’époque.
Lors de la reprise des Troyennes en janvier 1950 en hommage à Boissy, le chroniqueur du Matin évoque le souvenir de la création de la pièce en 1943 : il revoit, écrit-il, « la mine inquiète de Gabriel Boissy » et le réentend s’interroger : « Laisseront-ils jouer ou interdiront-ils ? C’est qu’il faut un certain culot pour monter ça à l’heure actuelle ! »7 Boissy fut-il vraiment « inquiet » au moment de la création des Troyennes ? On peut en douter. Car si le sujet de la pièce était en effet « culotté » sur la scène parisienne de 1943, la traduction avait tout pour plaire aux autorités de Vichy comme à l’Occupant ; du reste le traducteur avait, depuis longtemps, donné assez de gages et suffisamment multiplié les signes d’obédience pour que sa traduction soit bien comprise pour ce qu’elle était : une célébration du vainqueur et un appel explicite à la soumission et à la Collaboration adressé aux Français, à un moment particulièrement crucial du conflit. Point d’aboutissement emblématique des dérives auxquelles conduisit dans les années 1930-1940 l’utopie fin-de-siècle de la « renaissance tragique », la traduction des Troyennes procurée par Boissy montre que le traducteur est, tout comme l’adaptateur, en mesure de s’approprier le texte et de le faire parler ; enrôlant la voix des Troyennes de Sénèque sous la bannière de la Révolution nationale et de la propagande vichyste, elle fournit un exemple de ces « us et abus des classiques »8 dont la période fut particulièrement riche.