Les morts, le survivant et les vivants : tradition, transmission, trahison

DOI : 10.56078/atlantide.1463

Resúmenes

I Am Legend est un roman de Richard Matheson publié en 1954. Matheson y dresse le portrait d’un homme blanc, Robert Neville, seul survivant d’une épidémie vampirique affectant l’humanité entière. Le roman a souvent fait l’objet d’analyses académiques qui soulignaient la critique portée par Matheson contre le conservatisme de l’homme « de l’organisation », l’aliénation consumériste et la rationalisation scientifique des années cinquante, ou plus largement encore la conception de la « normalité ». J’avancerai dans cette analyse que si Robert Neville est une représentation glaçante de l’homme de l’organisation blanc américain et suburbain de l’Amérique des années cinquante, il est également un double survivant, d’une guerre passée qu’il a vécu empiriquement comme soldat et des conséquences catastrophiques au présent d’une guerre dont la portée est apocalyptique. C’est dans l’enchevêtrement de ces dimensions fictionnelles, que se révèle la force singulière du roman, c’est-à-dire la tentative de transmission d’un savoir dont l’oubli par l’homme a engendré sa propre destruction : l’origine du mal n’est autre que l’homme lui-même

I Am Legend is a novel written par Richard Matheson in 1954. The author depicts the day-to-day experience of the sole survivor of a worldwide vampire epidemic, Robert Neville, a white middle-class American man. The novel has often been analyzed by academic researchers as an expression of Matheson’s critical views on conservatism, consumerist alienation and scientific rationalization of the 1950s, as well as on a broader conception of “normality”. I will suggest in this paper that if Neville stands as a chilling picture of the white suburban and organization man of the 1950s in the United States, he is also and foremost a double survivor; first, of a past war, experienced as a soldier a long time ago, and second, of the current apocalyptic consequences of another distant war which has just ended. The sheer singularity of the novel lies in the interlacing of these fictional dimensions, as the author tries to transmit a knowledge man cast into oblivion a long time ago, hence begetting his own destruction: The only cause of evil in the world is man himself.

Plan

Texto completo

Que ceci soit l’ultime codicille
Au livre des Psaumes laissé par les nations
L’homme a tissé son suaire d’atomes et d’ions
Et c’est à coups de bombes
Qu’il a creusé sa tombe1.

I Am Legend est un roman de Richard Matheson publié en 1954. Matheson y dresse le portrait d’un homme blanc, Robert Neville, seul survivant d’une épidémie vampirique affectant l’humanité toute entière. Plusieurs fois adapté au cinéma, dont la dernière version datant de 2007 fut un blockbuster avec l’acteur Will Smith dans le rôle principal, source d’inspiration pour de nombreux écrivains et réalisateurs, dont George Romero en 1968 et son fameux Night of the Living Dead, le roman a souvent fait l’objet d’analyses académiques soulignant la critique portée par Matheson contre le conservatisme, l’aliénation consumériste et la rationalisation scientifique des années cinquante, ou plus largement encore contre le concept même de « normalité ». Comme le soulignent entre autres Bernice Murphy2 et Marc Jancovich3, l’un des intérêts du roman réside dans sa mise en scène parodique et terrifiante de l’existence menée par l’homme blanc états-unien de la classe moyenne, vivant dans les banlieues des grandes villes américaines dans les années cinquante. La majorité des études y relève également l’inversion théâtralisée de la monstruosité, l’homme blanc héroïque, dernier représentant de l’humanité, devenant progressivement le monstre légendaire aux yeux de la société de vampires émergente. Enfin, certains auteurs, à l’instar de Mathias Clasen, identifient au cœur du roman la menace permanente des conséquences apocalyptiques d’une guerre nucléaire. Selon Clasen, « Si I Am Legend est en mesure de nous éclairer sur la psyché de Matheson, alors la guerre nucléaire, l’idée d’être une proie, et le fait de se retrouver tout seul dans un monde dangereux semblaient l’effrayer par-dessus tout4 ». J’avancerai dans cette analyse que si Robert Neville est une représentation glaçante de l’homme de l’organisation blanc suburbain de l’Amérique des années cinquante, il est également un double survivant, à l’instar de Matheson, d’une guerre passée qu’il vécut empiriquement comme soldat et des conséquences catastrophiques au présent d’une guerre « lointaine », censée être terminée, mais dont la portée est apocalyptique. C’est dans l’enchevêtrement de ces dimensions fictionnelles, que se révèle la force du roman, c’est-à-dire la tentative de transmission d’un savoir dont l’oubli par l’homme a engendré sa propre destruction : l’origine du mal n’est autre que l’homme lui-même. J’essaierai après une présentation de l’auteur et des sources implicites et explicites de son œuvre, de rendre visibles ces dimensions enchevêtrées, en prenant appui sur le texte, et notamment la première partie du roman consacrée aux premiers mois de la survie de Neville. Je recontextualiserai ces éléments de narration en revenant sur le présent d’écriture du roman et montrerai que I Am Legend est une véritable tentative de transmission d’un savoir oublié, ou plutôt enfoui entre autres choses dans les décombres des villes d’Hiroshima et de Nagasaki et dans l’imaginaire en construction d’une possible survie « entrepreneuriale5 » à de tels bombardements sur le sol américain ; celui d’un mal qui circule depuis la nuit des temps dans le sang des hommes, sous des formes très différentes selon les époques, que ce soit sous forme vampirique (microbienne) ou atomique. Enfin je finirai en établissant un lien entre ce que vit Neville et la propre expérience de Matheson, soldat de 18 ans durant la Deuxième Guerre mondiale puis jeune trentenaire établissant sa famille nucléaire sous la menace permanente d’une apocalypse thermonucléaire.

1. Aux sources de la terreur

Dans un entretien accordé à J.N. Williamson, écrivain et éditeur de littérature d’horreur, Richard Matheson déclarait qu’il était une erreur de vouloir accuser « une puissance extérieure de causer le mal qui hante le monde, car ce mal n’a qu’une seule source à l’échelle de la planète. L’humanité… C’est nous qui avons conçu et construit les bombes et les missiles. Pas Dieu. Ni le Diable. Toute tentative de nous dédouaner de la responsabilité qui est la nôtre devant le monde et ce dont aujourd’hui est fait n’est autre qu’une fuite6 ». De nature réservée, Matheson ne donnait que très rarement à entendre aussi explicitement son analyse du rôle de l’humain dans le monde, préférant en public parler de littérature et d’écriture7. Il en allait autrement avec ses nombreux romans, nouvelles, et scénarios de films ou de séries télévisés, notamment la Twilight Zone8, qui furent nourris jusqu’à sa mort d’un regard acerbe et noir9. Né en février 1926, de parents immigrés norvégiens, il était le cadet de trois enfants, son frère Robert et sa sœur Gladys devant très tôt travailler pour soutenir financièrement le foyer. Le père de Matheson servit dans la marine marchande norvégienne avant de devenir carreleur à son arrivée aux États-Unis. « Pour apaiser ses angoisses et ses peurs10 », son père trouvait refuge dans l’alcool dont il alimentait cinq speakeasies durant la prohibition, ce qui lui permettait de faire vivre sa famille élargie. Il abandonna les siens lorsque Richard avait trois ans, et mourut lorsque ce dernier était adolescent. La mère de l’auteur, hyper-protectrice, s’en remettait à l’Église de la Science Chrétienne. Pour échapper à un monde familial « étouffant et replié sur lui-même », Matheson trouva sa propre échappatoire dans la littérature fantastique et les contes de fée, et affirma plus tard avoir puisé l’inspiration dans l’atmosphère de paranoïa qui avait enveloppé son enfance11. Il écrivit à 8 ans ses premiers textes pour un journal de son quartier pauvre du New Jersey et acheva son premier roman à 14, The Years Stood Still, publié pour la première fois en 200812. Diplômé de la Brooklyn Technical High School, il s’engagea dans un programme d’entraînement spécialisé de l’armée de terre pour éviter l’infanterie, mais le programme fut annulé au dernier moment et il intégra finalement un régiment d’infanterie, débarqua en France en 1944 et fut rapatrié en juin 1945, souffrant du pied de tranchée. Il vécut une expérience atroce dont il parle très peu dans les entretiens publiés : « La guerre était sale, sanglante et froide. Tout autour de moi, des gens se faisaient abattre. Durant les combats, ma tension artérielle grimpait en flèche jusqu’au Zenith. Par chance, je n’ai jamais été blessé…13 ». À son retour, il obtint un diplôme de journaliste dans le Missouri, mais ne travailla jamais pour un journal et publia en 1950 sa première nouvelle, Born of man and woman14. Il partit en Californie pour entamer sa carrière littéraire et y rencontra Ruth Hoodson qui devint sa femme en 1952. Leur premier enfant, Richard Christian Matheson, naquit en octobre 1953. S’inspirant en règle générale de films, et plus particulièrement de « navets dont l’idée de départ est bonne, mais qui sont tellement mauvais que vous ne prêtez plus attention au film, et pouvez prendre le temps de réfléchir à l’intrigue15 », ou encore de scènes de son quotidien d’enfant, de soldat, ou de père, Matheson transformait des détails en « what if » dans son univers fictionnel. Un détail comme ce 22 novembre 1963. Apprenant l’assassinat de JFK, Matheson et Jerry Sohl tous deux embarqués dans une partie de golf, se précipitèrent dans la voiture de ce dernier pour rejoindre au plus vite leur domicile. A peine engagés sur la route, un camion leur colla au train, et l’ami de Matheson fut obligé de se déporter sur le bas-côté pour éviter l’accident. Le camion les dépassa à toute allure, et un duo de têtes émergea de l’habitacle de la voiture enveloppée dans un nuage de poussière pour insulter le chauffard. Matheson eut un déclic et emprunta une enveloppe du courrier personnel de Sohl pour prendre note de la situation afin d’en tirer une nouvelle. Il ne l’écrivit qu’au début des années 70, la publia dans PlayBoy, la vendit à Universal, et en fit un scénario pour le producteur Georges Eckstein. « Puis », poursuivait-t-il « ils confièrent la réalisation à ce jeune type. Un jeune réalisateur, surdoué. Comment s’appelait-il déjà ? Spolberg ? Spalberg16 ? »

I Am Legend, publié le 7 août 195417, est son troisième roman, mais le premier de science-fiction18, dont il ne découvrit le genre qu’au début des années 50. Dans une lettre adressée à son ami et mentor William H. Peden en février 1951, Matheson donnait à entendre l’une des raisons pour lesquelles il avait choisi la science-fiction : « Je peux facilement insérer des idées politiques et de la philosophie personnelle dans la science-fiction, et puisque ça se passe dans le futur ou sur une autre planète, personne ne peut m’en tenir rigueur19 ». Dès lors, entre 1953 et 1958 il mit fréquemment en nouvelle la fin du monde20. Dans When day is dun par exemple, parue en mai 195421, le personnage principal est un poète ravi d’être le dernier homme sur terre après une guerre nucléaire. Il cherche à inscrire de son index « charbonneux » l’épitaphe de l’humanité sur sa tombe planétaire : « N’est-il pas étrange, qu’au long de son histoire si mal accordée, l’homme n’ait cessé d’ourdir l’anéantissement de l’homme ? ». Le poète veut couronner son œuvre en mettant fin à ses jours à l’aide d’un pistolet dont le chargeur ne contient plus qu’une balle. Soudain au loin apparaît une silhouette humaine qui se rapproche et lui crie « Ami ! ». Le poète sent menacée sa place de dernier homme sur terre et tue l’intrus avant de rejoindre, soulagé, un trottoir vitrifié et de continuer à y déployer de l’index sa poésie terminale. Ce et si un poète devait épiloguer la fin du monde aux allures tragi-comiques se rapporte cependant bel et bien au réel d’une humanité au bord de l’apocalypse et révèle l’auto-dérision dont est capable le jeune auteur cherchant lui-même la reconnaissance à Hollywood et dans l’univers de la littérature de genre22 alors qu’alentour la menace thermonucléaire se précise. Incapable de s’imaginer en dehors du temps après sa fin supposée, le dernier homme fictionnel de Matheson maintient un discours optimiste.

L’écriture d’inspiration « paranoïaque » de Matheson était assurément la marque de fabrique d’une littérature de terreur23, et non d’horreur pour reprendre ses propres termes, dont il se sentait un passeur, et dont Poe représentait à ses yeux l’un des auteurs majeurs ; La chute de la maison Usher, qu’il adapta en scénario pour la Hammer Film Production24 durant les années 60, illustre parfaitement l’articulation chère à Matheson entre un cloisonnement familial hors du temps et un extérieur menaçant chaque instant ses membres d’une réinscription dans le temps présent, d’une mort certaine. Mais pour que la terreur fonctionne, ses histoires étaient ancrées dans un réalisme strict. Il trouvait d’ailleurs absurde d’assigner une métaphore à un ouvrage après sa publication, et il n’en allait pas autrement pour I Am Legend : « I don’t think the book means anything more than it is : the story of a man trying to survive in a world of Vampires25 ». Encore adolescent en 1942, Matheson vit le film Dracula de Tod Browning, et se demanda en sortant de la salle obscure ce qu’il adviendrait si « au lieu d’un seul vampire effrayant, le monde entier était habité par des vampires26 ».

Toutefois, Matheson admit lui-même n’avoir pris conscience du fil rouge guidant sa plume, « un individu isolé essayant de survivre dans un monde menaçant27 » que bien longtemps après avoir commencé à écrire28. Et s’il n’était pas le premier écrivain à mettre en scène un dernier homme faisant le récit des temps de la fin de l’humanité29, ni le premier écrivain à décrire la destruction de la planète par une bombe atomique30, sa démarche d’auteur avec I Am Legend était unique à plus d’un titre. Pour la première fois le vampire, figure intemporelle et solitaire, devenait légion grouillante face à une humanité, historique et multiple, qui se trouvait réduite à son ultime expression, du moins dans l’univers de Matheson, c’est-à-dire un mâle blanc. Ce même mâle blanc héroïque qui était de plus en plus au cœur des bulletins d’informations dans les cinémas et notamment ceux de la United Newsreel diffusés à partir de juin 1942 pour faire état des activités des alliés durant la Deuxième Guerre mondiale. En second lieu, la transmission dans sa recréation d’une tradition ancienne (le vampire se nourrissant du sang de l’homme) se faisait dans un contexte atomique où la menace planant sur l’homme était celle de sa mutation, et du « syndrome des atomisés », pour reprendre l’expression utilisée par Kenzaburo Oé dans Notes d’Hiroshima, la leucémie31. Enfin Matheson fut le premier auteur à établir la jonction dans un présent de narration entre deux menaces d’intemporalité permanente, l’une issue du passé, incarnée par le vampire immortel, l’autre issue d’un futur imaginé, la fin des temps humains, et ce à partir d’un présent d’écriture dans lequel l’apocalypse (nucléaire en l’occurrence) se trouvait désormais à la portée de l’humanité. Dès lors au-delà de la simple expérience fictionnelle à partir d’une matière de type et si Dracula était des millions, l’ultime présent de narration de Robert Neville semble révéler un peu plus du présent d’écriture de l’auteur que ce dernier ne veut bien l’admettre.

2. I am legend : résumé de l’œuvre

Nous sommes en janvier 1976. Un mal d’origine inconnue a décimé l’humanité. Robert Neville est un trentenaire « d’origine germano-anglaise » qui habite la banlieue de Los Angeles. Il a survécu à la catastrophe. Chasseur-cueilleur des temps modernes le jour dans une ville déserte, il se barricade depuis 5 mois dans sa maison familiale la nuit pour échapper aux morts qui reviennent à la vie et veulent boire son sang. Traversant des périodes de dépression profonde, d’alcoolisme et de volonté d’en finir, Neville trouve la force de survivre dans la confrontation à son passé et au passé de l’humanité pour déterminer l’origine du mal à l’échelle planétaire et la raison pour laquelle lui seul a survécu. Il découvre que le vampirisme est lié à un bacille existant depuis la nuit des temps. Les guerres lointaines et les bombardements ont provoqué l’apparition de tempêtes qui ont disséminé sur toute la planète le bacille confiné autrefois à certaines régions ou villes. Son immunité est due à la morsure d’une chauve-souris contaminée lorsqu’il était soldat durant la guerre de Panama. Au bout de trois ans d’expérimentations, de solitude et de phases de désespoir notamment après la mort d’un chien qu’il avait recueilli, il trouve un certain apaisement et découvre qu’il existe deux formes de vampires, les morts revenus à la vie et rendus fous par leur nouvel état, ceux-là mêmes qui assaillent sa maison toutes les nuits, et les vivants contaminés. Il rencontre alors une femme, Ruth, qu’il pense être une survivante comme lui. Cependant, elle lui révèle dans une note laissée à son départ faire partie de ce deuxième groupe, qui a développé un médicament permettant à ses membres de vivre en plein jour sans boire de sang. Ils ne peuvent ni tolérer les morts qui reviennent à la vie, des êtres sans conscience, ni le survivant qu’est Neville car il a tué un trop grand nombre des leurs sans aucun scrupule. Ruth conseille à Neville de fuir dans les montagnes. Se sentant trahi, Neville reste néanmoins dans sa maison forteresse. Il se fait capturer et est condamné à mort. Avant de mettre lui-même fin à ses jours, il détecte dans le regard des êtres autour de lui la peur qu’il avait éprouvé en rencontrant pour la première fois les vampires.

3. Robert Neville, dernier rempart contre des millions de Dracula

Dès la première page du roman, l’image que nous donne Matheson du personnage principal est celle d’un homme aux routines immuables même après la catastrophe ayant dévasté la planète. Robert Neville a pour « habitude de longue date de regarder le ciel pour savoir exactement quand la nuit va tomber ». Trentenaire « d’origine germano-anglaise », de grande taille, une cigarette entre les lèvres, contemplant debout sur la pelouse ornant le devant de sa maison de Compton, banlieue sud de Los Angeles, la rue entièrement silencieuse, il est encadré par « les ruines fumantes des maisons voisines de la sienne. Il les a incendiées pour éviter qu’ils ne sautent sur son toit depuis les toits adjacents » et déplore les « nuages » qui l’empêchent d’utiliser sa méthode de longue date et le forcent à rester chez lui de crainte « qu’ils n’arrivent dans sa rue avant même qu’il soit rentré ». Ils, ce sont les « vampires ». Depuis cinq mois, et la transformation de tout être humain en créature de la nuit, la routine pré-catastrophe de Neville semble s’adapter aisément à une nouvelle réalité post-catastrophe. Comme si de rien n’était, ou presque vraisemblablement, il continue d’utiliser sa station wagon, sa voiture familiale pour faire son ravitaillement en outillages chez Sears, en nourriture dans le supermarché la ville voisine d’Inglewood ou en essence à la station de Western Avenue, où il profite de son arrêt « pour vérifier le niveau d’huile, le niveau d’eau, l’eau de la batterie, et les pneus. Généralement tout était en bon état, car il prenait grand soin de sa voiture32 ». Levé tôt, « il brosse méticuleusement ses dents et utilise du fil dentaire33 » avant de faire un tour du propriétaire pour « examiner chaque fenêtre et s'assurer qu'aucune planche ne manque…inspecter la serre et le réservoir d'eau34 ». ; rentré avant le coucher du soleil, il sirote un verre de whiskey tout en lisant Dracula de Bram Stoker ou en écoutant la troisième, la septième ou la neuvième symphonie de Beethoven, et se sent « heureux d’avoir appris très tôt dans son existence, auprès de sa mère, à apprécier ce genre de musique ». Son planning journalier semble calqué sur ses anciens horaires de bureau où il se rendait tous les matins et dont il revenait tous les soirs en compagnie de Ben Cortman, un voisin et collègue de travail. Pourtant, si ces habitudes sont le signe apparent d’un passé toujours présent, et d’une certaine forme de continuité historique, le présent dans lequel elles s’inscrivent est radicalement transformé et les rend souvent obsolètes, faisant dès lors apparaître des béances dans l’organisation tant logistique que psychique de Neville. Lorsque la nuit approche, ce dernier ne cesse de regarder sa montre « Quatre heures et quart. Quatre heures et demie. Cinq heures moins le quart... Encore une heure, et ils seraient là, une fois de plus, devant la maison, ces ignobles charognes35 ». Neville compose le menu de son dîner « devant l'énorme réfrigérateur…Ses yeux las allaient des quartiers de viande aux légumes congelés, aux pains et aux pâtés, aux fruits et aux crèmes. Il prit deux côtelettes d'agneau, des haricots, une petite boîte de sorbet à l'orange et referma le réfrigérateur avec le coude…Six heures moins vingt. Le moment approchait... » L’impression de maîtrise de la première scène laisse place à une nervosité palpable, et ni les verres de whiskeys qui s’enchaînent, ni la taille et la diversité réconfortante de son garde-manger, ni même les accords à plein volume de Schoenberg ne suffisent. A six heures vingt-cinq, le hurlement de Ben Cortman, l’ancien collègue de travail devenu l’une des créatures de la nuit, traverse les parois renforcées de sa demeure, couvre la clameur des instruments, et résonne à ses oreilles : « Sors de là, Neville36 ! » Neville est emporté alors dans une autre routine obsessionnelle, née de la catastrophe, et synonyme de tremblements, de rage et d’impuissance « Un frisson le secoua. Chaque soir c'était la même chose. Il lisait, il écoutait de la musique — et puis il se mettait à rêver d'insonoriser la maison — et à penser aux femmes… » Dehors les vampires femmes se dévêtent pour le provoquer, les autres lancent des pierres sur le toit ou le harcèlent encore et encore « Sors de là, Neville ! » et Neville de ne savoir comment s’isoler de ce cauchemar éveillé. « Un jour, je l'aurai, ce bâtard ! [Ben Cortman] », pensa-t-il en buvant une gorgée d'alcool. Je lui enfoncerai un pieu dans la poitrine ». L’impuissance nocturne devant leur harcèlement se transforme en violence tournée contre lui-même et son ancien monde « …Avec un sursaut de rage, il arracha le disque du plateau et le brisa contre son genou... ». Comme tous les soirs depuis cinq mois, Neville est contraint de se réfugier dans l’alcool, d’enfoncer des boules Quies dans ses oreilles et de se coucher tôt en répétant « mentalement les mots qu'il redisait chaque nuit : « Mon Dieu, faites que le matin vienne... ». Lorsque la nuit tombe, et que les vampires entourent sa maison, il est impossible de « les vaincre. Inutile d’essayer ; la nuit c’était leur temps à eux37 ». Les vaincre ici, ne signifie pas simplement tuer les vampires, mais continuer à vivre comme si de rien n’était, continuer à ancrer une routine historique dans le nouveau monde réel afin d’y survivre sans sombrer dans la folie et sans se remémorer le passé « douloureux ». Si Neville parvient chaque jour à maintenir cette routine, il s’abandonne néanmoins progressivement à une forme de dépression qu’il tente vainement de noyer dans l’alcool. Il n’a pas envie de changer ses draps, de dépoussiérer les meubles et de nettoyer les éviers et la baignoire et les toilettes, « parce qu'il était un homme, qu'il était seul, et que ces choses n'avaient pas d'importance pour lui38 ». Matheson s’amuse ici à créer le doute sur les raisons qui font que ces choses importent peu à Neville : Il ne dit pas que ces choses « n’avaient plus d’importance », mais n’en « avaient pas. La routine potentiellement salutaire du dernier mâle blanc sur terre véhicule des rôles bien précis ; changer les draps n’est pas l’affaire d’un « homme », seul de surcroit. Pour reprendre les propres termes de Neville, sa vie est désormais « une épreuve morne et stérile ». Néanmoins, si par malheur, le lendemain d ‘une gueule de bois de plus en plus fréquente, « sa montre s’est arrêtée » alors qu’il est encore loin de chez lui et qu’il ne s’en est pas rendu compte, seule la chance peut le tirer d’affaire : la moindre erreur peut lui être fatale.

Matheson donne brillamment à voir l’horizon d’une humanité disparue en dehors de Neville : ce dernier ne peut qu’imaginer être le dernier survivant de l’espèce humaine, mais il ne peut jamais en faire l’expérience. La différence entre imaginer l’être et l’être réellement reste confinée pour lui dans une impossible exploration temporelle et spatiale. Enfermé entre une temporalité diurne d’un temps humain singulier, sans lendemain pour l’espèce, et une temporalité nocturne d’un temps inhumain devenu éternel de par les créatures qui y vivent et lui donnent forme, Neville est condamné à ne pouvoir explorer que la banlieue où il réside et la plupart du temps son quartier seulement. Entreprendre un voyage plus long signifierait être en incapacité de rejoindre avant la nuit sa forteresse, qui finit par devenir « un sépulcre lugubre39 ». Par conséquent il lui est interdit d’errer, de se perdre, de changer de chemin et « d’habitudes », tant celles issue d’une expérience obsolète que celles nouvellement acquises depuis 5 mois pour affronter les vampires : réparer les planches cassées qui servent de protection aux fenêtres, préparer des chapelets d’ail pour repousser les vampires, fabriquer des pieux en bois pour les exterminer, brûler les corps des vampires, pénétrer au cœur des maisons abandonnées en apparence, là où ils se réfugient le jour, pour les exterminer, mais la tâche est infinie. Toutes les nuits, les morts-vivants s’amassent autour de sa demeure. Neville vit dans un monde clos, sans continuité, sans tension vers un « à venir », et semble confiner en lui non seulement les temps de la fin (soit ceux d’une expérience singulière d’humain) mais également la fin des temps (soit la fin de l’espèce humaine).

L’image première que donne Matheson de Neville n’est pas sans rappeler le mâle américain blanc des banlieues américaines des années 1950 aux États-Unis. Homme de l’organisation type, conservateur quoique doté d’un esprit d’initiative et consommateur éclairé40. Néanmoins, sous le vernis d’une assurance sans faille, la terreur et l’angoisse sont bien présentes. Dans les années 1950, « acheter des voitures, des réfrigérateurs, des maisons, et d’autres articles de luxe permettaient d’éviter les réalités des guerres, et facilitaient la dissociation pour une grande partie des Américains », rappelle Amy S. Jorgensen. Pourtant la guerre, même lointaine, faisait partie du quotidien pour un grand nombre de familles américaines : « La guerre de Corée fut la première confrontation violente de la guerre froide et coûta la vie à plus de cinquante mille américains…la population états-unienne était régulièrement informée du fait que le conflit pourrait facilement devenir la Troisième Guerre mondiale, un scénario dont la fin probable serait l'annihilation totale de l'espèce humaine…Cependant, plutôt que de craindre la Troisième Guerre mondiale, et d’être terrifié par les dévastations possibles de la bombe à hydrogène, ils profitaient joyeusement de leur prospérité économique41 ». Cette dissociation rendue possible par et dans la consommation n’était pas qu’un artifice économique, mais bel et bien une stratégie politique.

4. La maison états-unienne, dernier rempart contre l’apocalypse

Le 12 août 1953, l’URSS faisait exploser sa première bombe thermonucléaire. Le 8 décembre de la même année Eisenhower livrait devant les Nations Unies le discours « Atoms for Peace » qui marquait en quelque sorte l’adoption à l’échelle mondiale de ce que le président états-unien nommait le langage de la guerre atomique, et la langue des atomes, ainsi que le début de l’escalade à l’armement. Dans son discours, la guerre « réelle » était d’ores et déjà un point lointain dans le passé, un ground zero ayant servi de rampe de lancement à l’imaginaire d’une nouvelle ère tournée résolument vers le futur et l’atome pacifique en lieu et place de l’atome militaire. La politique de l’endiguement avait été formalisée par le conseil de sécurité nationale en 1950 en réponse à l’explosion de la première bombe atomique soviétique. Elle impliquait une mobilisation intégrale de la société américaine. La dissidence au sein même des États-Unis était considérée comme la plus grande menace du projet de « guerre froide » et appelait à l’organisation d’une campagne visant à discipliner les citoyens. Par conséquent, il était nécessaire d’« administrer émotionnellement » les citoyens américains en usant de la peur nucléaire. La panique de la population devenait l’ennemi à combattre42. Cette campagne prit la forme d’une propagande médiatique de tous les instants, orchestrée par la Federal Civil Defense Administration. Les films produits par la FCDA évoquaient d’un côté la menace de la destruction de la planète, et de l’autre les 1001 gestes du quotidien qui permettaient néanmoins à chaque famille de se tirer d’affaire, qu’il s’agît de se jeter sous une table (le célèbre duck and cover) ou encore de tirer les rideaux et d’examiner la poussière qui tombait du ciel pour identifier les particules radioactives (une fois que l’administration américaine cessa de nier le fallout). Il s’agissait de produire la peur, mais pas la terreur, l’anxiété mais pas la panique, d’informer les américains sur ce qu’était la science atomique, mais pas de les éduquer complètement à propos de la guerre atomique43. Se réfugier dans les collines (Run for the hills !) à l’annonce d’un bombardement atomique imminent constituait un acte de trahison44. Il fallait rester coûte que coûte dans les villes, et organiser à partir d’elles, après leur destruction, le renouveau économique et social des États-Unis, le garant moral de la paix nucléaire : « As the RAND analyst Irving L. Janis put it, the goal of civil defense was ultimately an "emotional inoculation" of the American public45 ». Au milieu des années 50, la propagande médiatique inoculait le vaccin de la peur contre le virus de la terreur à 175 millions de personnes par an selon la Federal Civil Defense Administration. Pour que ce renouveau économique postapocalyptique pût avoir lieu, il était important dans le même temps de convaincre les familles états-uniennes qu’il était possible de survivre à un bombardement nucléaire si chaque foyer était suffisamment bien organisé et faisait de sa propre sa maison une forteresse. Il était suggéré avec une certaine obligeance qu’en planifiant et en s’exerçant à domicile, les familles pourraient acquérir les compétences requises et développer le sang-froid nécessaire pour survivre à une attaque nucléaire ». Encore fallait-il que les maisons résistent aux bombardements, et l’étape suivante, au-delà de ces compétences, était de transformer la demeure nouvellement acquise en banlieue d’une grande ville, ou une partie du moins, en abri antiatomique. Bernice Murphy donne l’exemple d’une publicité de la Portland Cement Association qui faisait la promotion de « Maisons de l’ère atomique ! » (Houses for Atomic Age !), « une maison présentant tous les avantages d’une maison en béton traditionnelle mais qui EN PLUS protège du souffle atomique et ce pour un coût modique ! ». Idéalement, « l’abri antiatomique se trouvait dans la cave, près de la salle de jeux et de l’atelier46 », et symbolisait dès lors un espace et un passe-temps intermédiaire entre le divertissement et le bricolage, devenu dans les années cinquante une occupation populaire pour les « mâles de la classe moyenne américaine qui avaient à cœur de démontrer des aptitudes masculines absentes des boulots de bureau47 ». Plus largement, toute une industrie essayait durant les années cinquante de persuader les habitants paranoïaques des banlieues américaines « du caractère essentiel de l’abri au même titre que la piscine au fond du jardin, la Cadillac dernier cri, et le revêtement en aluminium des façades de maison » Pour aller plus loin encore, les familles véritablement parées à la fin du monde « cachaient des armes dans leur abri afin de se défendre contre celles et ceux qui seraient moins bien préparé.e.s, contre leurs ami.es irradié.es ou des voisins qui essayeraient d’entrer de force : une éventualité cauchemardesque qui n’est pas sans rappeler la situation vécue par le protagoniste assiégé du roman de Matheson48 ».

Cependant, entre le discours de destruction imminente du monde, la construction au présent de la famille bricoleuse et consumériste comme dernier rempart contre la menace atomique communiste, et l’instauration de l’atome comme brique incontournable du futur, se tenait le fantôme d’une catastrophe passée bien réelle, enfouie en permanence au présent par le discours de propagande états-unien. Je veux parler des bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki, de l’expérience vécue par les bombardés, et de la portée réelle de ces attaques. L’une des idées véhiculées par la FCDA était qu’il y aurait eu beaucoup moins de morts dans ces deux villes si les Japonais avaient connu les gestes à accomplir, ceux-là mêmes que devaient adopter les familles états-uniennes pour survivre. De la même manière, les photos diffusées officiellement aux États-Unis ne dévoilaient que des bâtiments détruits, jamais de cadavres ou de blessés (ces photos étant par ailleurs très rares, inférieurs à cinquante clichés pour les deux bombardements atomiques49). Enfin, le code de la presse instauré le 19 septembre 1945 au Japon, à l’initiative du général Douglas MacArthur, interdisait toute diffusion d’informations relatives à ces bombardements, que ce fut par l’image ou la parole. Ce code resta en vigueur jusqu’en 1952, année du retour du Japon à l’indépendance après sept années d’occupation américaine, mais la liberté d’expression ne fut effective qu’à partir de 1954 et l’épisode du Lucky Dragon N° 5 évoqué plus loin. Ce qu’avaient produit les bombes atomiques larguées sur le Japon était confiné au secret, ce qu’illustre le rôle de l’Atomic Bomb Casualty commission, établie en 1947 à Hiroshima et Nagasaki pour étudier les effets des radiations. Ils accueillaient des malades, étudiaient leurs symptômes et lorsque ces derniers mouraient, les disséquaient. Cependant, l’ABCC ne soignait pas les irradié.e.s et ne fournissait aucune information aux personnels des hôpitaux japonais pour orienter leur traitement50. Après des bombardements expérimentaux ayant tué 140 000 personnes en quelques secondes, l’administration américaine poursuivait son expérimentation à ciel ouvert sur les survivants et les morts, mais ses résultats restaient en circuit fermé. L’expérience des survivants était niée, celle des médecins japonais quasi-inutile, et les morts étaient doublement enfouis, dans les décombres des villes en reconstruction et dans le discours officiel.

Ironiquement, le nom « Neville » évoque à la fois une constance historique de la pensée américaine et son impossible perpétuation, soit l’idée de la « frontier », horizon constamment renouvelé, au-delà duquel de nouvelles terres sont à exploiter, de nouveaux secrets à découvrir, de nouvelles villes à implanter, encore et encore. Cette « Nouvelle Ville51 » dont le personnage principal est en quelque sorte le signe ne pourra jamais s’établir, tout comme il ne pourra jamais prolonger sa lignée, puisque sa femme et leur enfant Kathy ont été contaminés. Virginia, sa femme, porte également un nom hautement symbolique dans cette Amérique mise à nue, dévastée, puisqu’il s’agit du nom de la première colonie anglaise installée en Amérique du nord, et l’une des premières à s’être rebellée contre le pouvoir anglais. Neville, après la mort de sa femme, refuse de brûler son corps et l’enterre, imaginant la conserver telle qu’il l’a toujours connue. Le soir même elle frappe à la porte de leur domicile, couverte de terre, les yeux rouges. Là encore, jaillit un déjà-vu, pas tant d’une fin de l’humanité, mais de la fin d’empire pour une certaine forme d’humanité, un certain rapport au temps et à l’histoire. Si Neville représente un état d’esprit américain générique, qui a engendré historiquement la construction du pays, il est également l’homme blanc, chef de famille héroïque des années post-guerre, confronté à la mise en œuvre d’un monde devant lequel sa propre puissance devient impuissance. Sentiment d’autant plus prégnant que Neville fut lui-même soldat, a combattu et a survécu à une guerre lointaine. Son expérience de soldat, d’homme blanc courageux et héroïque est vaine. Dans le présent vampirisé, le survivant redevient un citoyen lambda américain livré à sa seule capacité de consommation, se terrant dans sa maison-forteresse, dont la « première ligne de défense52 » est constituée de planches clouées sur des fenêtres, de gousses d’ail et de miroirs. L’isolement et l’impuissance du dernier soldat « Neville » fait écho à son incapacité à s’isoler réellement de la toute-puissance nocturne des vampires, de leurs provocations, de leurs voix, de leurs danses dénudées sur la pelouse de sa maison de banlieue.

5. La trahison des scientifiques, loin de leurs bombes

Et c’est à cet endroit qu’une autre dimension surgit, celle de la « guerre » lointaine, « gagnée » selon le discours officiel et dans laquelle est embarqué malgré lui Neville. Mordu par une chauve-souris lorsqu’il était soldat pendant une autre guerre, celle du Panama, il entra en contact avec le bacille vampirique bien avant la catastrophe planétaire. Le bacille n’avait sans doute pas été alors suffisamment puissant pour le tuer, et il fut immunisé. Cependant, Neville n’est capable de faire le lien entre sa propre expérience de contamination passée et l’épidémie au présent qu’après la catastrophe épidémique planétaire, c’est-à-dire après que les conditions de contamination globale sont remplies là où auparavant n’advenaient que des conditions de contaminations locales. Enfermé dans sa forteresse, en proie aux démons de son présent, Neville songe aux « 11…non 12 enfants qu’il a tués dans l’après-midi », boit plus encore et atteint le « Nadir du désespoir ». « Pour se libérer d’eux, il suffit de devenir l’un eux53 » se dit-il, et il ouvre la porte de sa demeure arme au poing, prêt à livrer une dernière bataille contre ces « charognes ! Je tuerai tous les fils de vos mères avant de capituler », abat le premier d’une balle en plein visage et vide son chargeur sur le reste des créatures qui foncent sur lui. Retrouvant in-extremis sa lucidité, il referme la porte et s’effondre en invoquant sa femme « ’Virginia,’ gémit-il tel un enfant abandonné et terrifié. ‘Virginia. Virginia54’ ». Le lendemain, comme chaque jour, il se débarrasse des corps, faisant disparaître une fois encore les traces du massacre sur la pelouse de sa maison. Cependant, bien décidé cette fois à ne plus céder à la même panique, il décide de replonger dans sa mémoire « douloureuse » pour comprendre l’origine de la catastrophe. Il se souvient alors d’une conversation avec sa femme quelques jours avant sa mort qui s’interrogeait entre autres choses sur l’origine de sauterelles géantes ayant envahi le Colorado :

Silence
Les bombardements ? dit-elle
Eh bien, ce sont eux qui provoquent les tempêtes de poussière. Ils sont sans doute à l’origine de beaucoup de choses.
Elle soupira avec lassitude et secoua la tête.
Et ils disent qu’on a gagné la guerre, poursuivit-elle
Personne ne l’a gagné55.

Neville et sa femme évoquent une guerre gagnée les responsables états-uniens, mais dont les retombées n’ont jamais été calculées ou anticipées. Les tempêtes de poussière provoquées par cette guerre, vraisemblablement lointaine, propagèrent le germe vampirique sur toute la planète. Au présent de la narration, une menace intemporelle légendaire (le vampire) surgit dans le réel et remplace l’humanité, transformant ce faisant le dernier homme en « légende ». Ce devenu légende56, s’il ressemble bien à une inversion de la relation traditionnelle vampire solitaire menaçant / espèce humaine menacée, implique cependant la persistance de conditions historiques (humaines) de transmission, de diffusion et de recréation d’une tradition, ou d’une légende, au sein de la nouvelle espèce. Le vampire est traditionnellement un être hors-temps, ou de tous les temps, immortel donc, mais qui ne doit son immortalité qu’à la mortalité de l’être humain puisqu’il se nourrit de son sang pour y parvenir. Il n’existe dès lors que dans un rapport absolument négatif à l’être humain. Si l’être humain disparaît, le vampire disparaît. Dans I Am Legend, les vampires résistent cependant à la formulation traditionnelle. Matheson n’échappe pas à une règle chère aux conteurs57 ; transmettre une légende, c’est la recréer. Si les vampires demeurent associés à une survivance du passé puisque « Something black and of the night had come crawling out of the Middle Ages. Something with no framework or credulity, something that had been consigned, fact and figure, to the pages of imaginative literature... A tenuous legend passed from century to century58 », ils n’en représentent pas moins une forme de vie évolutive et organisée, sensiblement peu éloignée de l’espèce sur le point de disparaître et qui parle la même langue.

Face à la survivance recréée par Matheson, Neville fait en quelque sorte corps avec l’auteur. Outre sa mémoire, il s’appuie également sur les outils à sa disposition pour identifier la nature du vampire moderne : d’une part la littérature fantastique et historique, d’autre part les textes et instruments scientifiques. Entre les deux, il y a les corps des vampires qu’il capture ou tue jour après jour et utilise froidement comme matière d’expérimentation (c’est eux ou moi se dit-il pour vaincre ses premières réticences avant de les exposer au soleil et de les regarder agoniser). Il accepte ce faisant à contrecœur l’héritage scientifique du « vieux Fritz » son père, qui jusqu’à son dernier souffle refusa de croire en l’existence de Vampires. Les récits ecclésiastiques ou folkloriques moyenâgeux, qui faisaient état de revenants de voisinage, ou les textes romantiques de la fin du xixe siècle, qui transformaient le vampire en un buveur de sang charismatique et invulnérable traversant les mers pour séduire une femme, sont incapables de donner à voir la réalité du vampire au présent. Neville réalise par ailleurs que la science avait cessé de croire aux vampires, relégués à la seule littérature fantastique, et n’avait eu de cesse de se tourner vers le futur et un progrès matérialisé dans des armes toujours plus puissantes, oubliant ce sur quoi s’était construit l’humanité et qu’elle n’avait cessé de transmettre au fil des siècles à travers des légendes. Ce que la communauté scientifique s’était employée durant des siècles à nier n’avait jamais été une chimère constituée hors-sol, mais s’était toujours ancrée périodiquement dans l’histoire vécue de l’humanité. D’autres épidémies vampiriques avaient eu lieu, comme lors de la chute d’Athènes. Néanmoins, le rejet de l’existence des vampires et l’imaginaire d’un progrès singulier rattaché au seul présent avaient contribué à amplifier l’épidémie dans le monde de Neville jusqu’au point de non-retour. Soustraite à la possibilité d’une (re)connaissance empirique, la survivance vampirique avait pu surgir telle quelle du Moyen Âge et se répandre sur toute la planète. Ce qu’en réalité les scientifiques dépeints par Matheson avaient construit hors-sol, hors-histoire, hors-expérience humaine, dans leur propre isolement, loin des bombes, tout en prenant l’humanité vivante comme champ d’expérimentation à ciel ouvert était bien pire que la chimère d’un conte cruel. Censé avoir été chassé du discours scientifique, le germe vampirique, figure solitaire de la cruauté autophage propre à l’humain, y avait simplement été multiplié à l’infini, invisible, indicible, et éternellement mortel.

Un parallèle évident peut être établi avec le passé proche et le présent de rédaction de l’œuvre. L’erreur de la communauté scientifique, isolée dans ses laboratoires de Los Alamos, fut de penser que la singularité du présent de leur recherche pouvait résoudre l’énigme même au cœur de l’espèce humaine, sa cruauté sanguinaire. Ils voulurent contribuer à mettre un terme à la deuxième Guerre mondiale en bombardant Hiroshima et Nagasaki avec la bombe atomique. Ils voulurent également continuer à produire d’autres armes plus puissantes encore, appelant le monde entier à faire du cœur de ces armes, c’est-à-dire de « l’atome », d’uranium ou de plutonium, la force du bien. Les tempêtes de poussières soufflant sur le monde de Neville rappellent en filigrane les retombées radioactives, le fallout, des bombardements nucléaires. À aucun moment, entre 1945 et 1954, l’administration américaine ne fut en mesure d’anticiper ou d’imaginer l’étendue de ces retombées radioactives. Le 1er mars 1954, un nouveau prototype de bombe thermonucléaire, surnommée Shrimp59, est testé sur l’atoll de bikini. Sa puissance initialement prévue était de 5 mégatonnes, mais elle fut en réalité de 15 mégatonnes, soit 1000 fois plus puissante que Little boy, la bombe atomique larguée sur Hiroshima. Une base militaire située à 250 kms de ground zero fut évacuée. Distants de 140 kilomètres, les pêcheurs du Lucky Dragon N° 5, bateau de pêche japonais, furent irradiés. Un membre de l’équipage mourut deux semaines plus tard, les 22 autres restèrent 8 mois à l’hôpital. Sans parler des habitants des îles alentour. Le test provoqua une vague de contestation de grande ampleur au Japon, qui fut rapidement occultée. Le manifeste Einstein-Russel de juillet 1955 posa publiquement la question de la propagation des particules mortelles : « No one knows how widely such lethal radioactive particles might be diffused, but the best authorities are unanimous in saying that a war with H-bombs might possibly put an end to the human race60 ». Il redonnait à voir l’absurdité de la mise en place d’une zone d’exclusion autour des bombardements expérimentaux, puisque personne n’était en mesure de prédire, d’évaluer ou d’endiguer la dissémination de la poussière mortelle. Dans son discours « Atom for Peace », celui qui fut le chef d’état-major des armées des États-Unis déplorait le fait que « The dread secret, and the fearful engines of atomic might, are not ours alone » mais voulait malgré tout continuer à tirer profit de l’énergie nucléaire et emmener derrière lui un peuple convaincu que le bon usage appartenait à la vision américaine du monde. Derrière une volonté affichée de ne pas céder à la tentation du plus fort au risque d’exterminer l’espèce humaine, se jouait en réalité l’oblitération de toute autre forme de pensée, et l’aliénation à une forme d’imaginaire préfabriqué incluant définitivement le nucléaire dans le devenir de l’être civilisé. Il s’agissait là d’une forme d’imaginaire semblable à la zone d’exclusion des essais d’armes nucléaires, mais de nature psychique, émotionnelle et intellectuelle cette fois. Censé protéger ceux et celles qu’il visait explicitement, les états-uniens en premier lieu, cet imaginaire n’en contaminait pas moins l’ensemble de la planète. Dans le roman de Matheson, la neutralisation, ou ce que je pourrais appeler la mêmification, opérait en ce qu’elle rendait belligérants et non-belligérants, bombardés et non-bombardés, morts et non-morts identiques dans leur destin de vampires. Dans le monde de l’après-guerre et de la course à l’armement nucléaire, la neutralisation opérait en ce sens ou elle faisait du nucléaire le socle et la destinée de l’espèce humaine, son passé vitrifié, son présent permanent et son impossible autre-futur.

6. La trahison des vivants

Les survivant.e.s des villes japonaises anéanties par Little Boy et Fat Man portaient également le poids de la survivance traversée par Neville, c’est-à-dire d’une survie sans plus aucune possibilité de vie. Une survivance comme expérience de l’espace-temps suivant immédiatement le bombardement et la destruction de leur ville, lorsque les survivants erraient dans les décombres pour y trouver de l’eau, ou chercher les corps de leurs proches, et comme expérience de l’espace-temps immédiatement avant que ne fut décidée la résurrection de ces villes sans un regard pour le passé. Les survivants erraient seuls dans cet entre-deux intériorisé qui n’avait plus de sens à l’extérieur. Au japon, les Hibakushas furent longtemps considérés comme doublement contagieux. D’un côté les victimes de la bombe, ainsi que leur descendance, portaient en eux la mort invisible, c’est-à-dire les conséquences de la radioactivité et l’imaginaire de la contagion possible. De l’autre, elles incarnaient et rendaient visible ce que les bombardements avaient provoqué comme dommage collatéral sur tout le pays, c’est-à-dire la honte de la défaite et la fin d’une ère. Bannis, ignorés ou occultés au même titre que la catastrophe dont ils étaient issus, dangereux parce qu’ils représentaient le monde disparu sous la reconstruction et étaient peut-être encore contagieux, les survivants devenaient, au même titre que Neville, légendes monstrueuses, porteurs vivants de la catastrophe, et lieux clos de survivance.

Dès lors, les êtres « remplaçant » les humains dans I’m Legend ainsi que les morts revenant à la vie prennent une toute autre dimension. Les « vivants » tout d’abord, n’ont pas vécu directement la catastrophe première, c’est-à-dire les guerres lointaines, mais ont été contaminés par le germe vampirique. Ils développent néanmoins un « médicament » leur permettant de vivre le jour sans boire de sang. La fin de l’histoire d’une certaine humanité, dont Neville est l’ultime représentant, constitue leur ground zero, même si leur surgissement a plus à voir avec une transformation de l’humanité qu’avec sa disparition. Le chaînon entre l’avant et l’après n’est autre que Neville. Lui laisser la vie c’est laisser le gouffre béant vers une ère antérieure à leur émergence. Lui seul sait qu’ils ne sont que le fruit d’une mutation lié à un germe déjà présent en l’humain, et qu’ils en sont la forme la plus aboutie. A l’inverse de récits journalistiques qui proposèrent dans le monde réel une plongée au cœur même de la catastrophe nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki comme celui de John Hearsey, avec Hiroshima, publié en 1947 ou de témoignages livrés par les survivants eux-mêmes, comme le journal d’Hiroshima rédigé par le docteur Hachiya, publié bien plus tard, la fiction de Matheson montre ce qui se passe de l’autre côté du miroir, là où aucune bombe n’est tombée61. Il dévoile une humanité qui détourne son regard de la catastrophe lointaine, et perpétue son existence à l’aide d’une camisole chimique. Dans le réel, la camisole émotionnelle n’était pas moins efficace, et se composait de molécules discursives (le discours de l’atome de paix), économiques (consumérisme salutaire) et « mythologico-pragmatiques » (la maison comme dernier refuge contre l’extériorité menaçante).

Enfin, les morts revenant à la vie dans le roman subissent fictionnellement le même sort que les morts des bombardements nucléaires, tués une première fois par la bombe, puis une seconde fois par le discours prônant l’oubli pur et simple et l’enfouissement sous la renaissance des villes. Tués une première fois par le germe vampirique, l’éradication seconde de celles et ceux que Neville nomme les dark bastards (sombres charognes), tant sous ses coups que sous les balles des « vivants », symbolise ce que le philosophe Günther Anders décrivait après la reconstruction d’Hiroshima, c’est-à-dire la destruction de la destruction et l’impossibilité même de se forger une image de la catastrophe pour celles et ceux qui naîtront ensuite. Disparue aux yeux de tous, la catastrophe se transmettait en tant que telle, non transformée, absolue, éternelle, dans le corps de chaque humain qui lui survécut et qui la portait en lui.

7. Neville, la légende. Matheson, le survivant

Neville, blessé, est fait prisonnier par les membres de la société nouvelle. Dans sa cellule, il décrit à Ruth, officier supérieur dans leur hiérarchie naissante, la brutalité jouissive avec laquelle ceux qui l’ont arrêté ont tué les morts-vivants devant sa maison : « But…but did you see their face when they killed...joy, pure joy ». Et elle de répondre « did you ever see your face when you killed ? » I saw it... remember. It was frightening. And u weren’t even killing then ; You were just chasing me. Maybe you did see joy on their faces. It’s not surprising. They’re young. And they are killers. Assigned killers. Legal killers. They’re respected for their killing, admired for it. What do you expect from them ? They’re only fallible men. And men can learn to enjoy killing. That’s an old story, Neville, you know that62 ».

Neville ne répondra pas. Mais Matheson lui, sait de quoi elle parle. Il n’a pas oublié. Il l’a vécu. Il l’a même écrit explicitement dans un autre livre semi-biographique. The Beardless Warriors inspiré de son expérience durant la Deuxième Guerre mondiale. Il y raconte l’arrivée en Europe en décembre 1944 du jeune Everett Hackermayer, 18 ans, originaire du New Jersey, d’ascendance anglais et allemande, qui intègre une unité d’infanterie composée pour moitié de soldats de son âge. Le sergent de l’unité où est affecté Hackermayer le prévient : « Ce n’est pas un secret, Hack, » dit Cooley. « On sait tous que ça peut être amusant de tuer. Merde, c’est excitant. Mais l’excitation ne dure pas longtemps. Et si tu te laisses embarquer dans ça, ça finira par te rendre malade. Ça peut faire de toi un animal ou point de jamais pouvoir redevenir humain. Je ne connais pas vraiment ton…histoire. J’imagine, d’après ce que tu m’as dit l’autre jour, que t’as vécu des sales trucs...ne laisse pas la guerre prendre part à… » Cooley fit un geste vague de la main « à la guerre déjà présente en toi, quelle qu’elle soit63 ».

Bien sûr, Neville n’est pas Hackermayer. Le premier reste enfermé symptomatiquement (empiriquement et symboliquement) entre deux guerres ; la guerre du Panama à laquelle il survécut, et où il gagna son immunité sans le savoir, et une guerre lointaine, « gagnée » dans le discours officiel, mais dont les conséquences constituent son quotidien éternel de « survivant » parmi les morts d’un passé qui ne cesse de l’assaillir. Néanmoins ce ne sont pas des revenants qui le tueront, mais des vivants désireux d’effacer le signe encombrant du passé, de tuer le survivant, celui qui réellement combattu, et qu’il faut (faire) taire pour aller de l’avant. Le second est évoqué en première page du Stars and Stripes64 le 10 décembre 1944, deux jours après son arrivée en France : un sénateur états-unien y affirme dans un gros titre que les « eighteen-year-olds won’t be sent overseas ». Ce qui est effacé ici dans le discours officiel, et par le « journalisme jaune65 » qui le véhicule, est là encore le guerrier lointain, mais cette fois ci avant même qu’il ait pu vivre l’expérience du combat, survivre, et revenir pour en parler. Revenir ? mais d’où puisqu’il n’y était pas ? et à qui le dire ? Une trahison habituelle, commentent les soldats de son unité de combats, dont la moitié a le même âge que lui. Hackermayer participe aux derniers assauts contre l’ennemi allemand en 1944, est engoncé chaque nuit dans son foxhole, qu’il creuse de nouveau tous les soirs, et qu’il décrit comme sa « tombe », ou encore sa « cellule sombre ». Il attend la venue du jour pour continuer à survivre en tuant d’autres humains, et en répétant les gestes de son quotidien de soldat dans une guerre dont il ignore tout mais où la moindre erreur est fatale « Hit it ! », à terre ! ; « Dig it ! », creusez ! « Shoot ! », tirez !... Replié sur lui-même pendant la première semaine de guerre, qui lui semble pourtant durer une éternité, il se met à tirer sans viser, puis à tuer son premier ennemi, puis à tuer machinalement, puis à prendre plaisir en tuant ceux-là mêmes, soldats allemands, ces charognes, qui étaient décrits au début du roman comme des êtres machinaux et peu courageux par les jeunes américains fraîchement débarqués parce qu’il « était préférable d’imaginer les Allemands comme des ennemis sans visage, pas comme des individus qui parlent, souffrent et éprouvent la peur66 ». Dès lors, sous les sifflements des screaming memmies (le premier contact avec l’ennemi se fait par le biais du hurlement des obus), à côté des corps déchiquetés, dans la boue et le froid, au fond des trous creusés à la pelle et au piolet pour se protéger des balles et des grenades, la rage le gagne et il veut « tuer toutes ces charognes… tous ces fils de leur mère » (p. 70). Puis l’oubli s’installe « Combien-en ai-je tué ? se demanda-t-il « C’était étrange, mais il ne pouvait se souvenir d’aucun. Il y en avait peut-être eu des dizaines, ou peut-être n’y en avait-il eu - aucun ? » Sur la plaine de la bataille, « le nettoyage de la zone semblait tout aussi magique, bien qu’il en eût été témoin. C’était comme si aucun Allemand n’était mort ce matin-là ».

Neville était entouré par « Something black and of the night [that] had come crawling out of the middle ages67 » dont il mit du temps à comprendre la vraie nature. Hackermayer est entouré par « Something huge and dark … waiting to destroy him. He wanted to identify it but was afraid to try. He felt, somehow, as if he were a prisoner being offered release after long, unquestioned detention. The dark cell’s limited confinement was, now, unendurable. Still, it represented comfort of a sort ; adjustment. Outside lay only the relentless terrors of complexity68 ».

Dans le monde réel, Matheson survécut et déchiffra la complexité apparente de cette « chose énorme et sombre » qui encercle tant Neville qu’Hackermayer. Il faisait partie de la même unité de soldats qu’Hackermayer, la 87ème division et il distribua fictionnellement entre tous les protagonistes des éléments de sa propre biographie, comme pour signifier qu’il avait lui-aussi traversé les expériences vécues par ces hommes-là, et qu’il aurait pu partager leur sort, la majorité mourant à 18 ans sans avoir vraiment vécu. À l’instar de Neville mordu par une chauve-souris alors qu’il était soldat à Panama, Matheson avait été immunisé contre la folie meurtrière qui continuait à guider pourtant l’alliance scientifique, militaire, économique et politique des années cinquante. Il se demanda continuellement pourquoi lui avait survécu, et pas ses camarades69. Contrairement à Neville cependant, qui ne put transmettre à personne l’oublié du mal vampirique rongeant les humains depuis la nuit des temps après l’avoir redécouvert empiriquement à ses dépens, Matheson, le survivant, transmet non seulement cet oublié, mais surtout ce qu’il en coûte d’imposer l’oubli. « Je suis légende » pensa Neville avant de se donner la mort ; « Lisez-moi » (-Legendus Sum70) imaginait sans-doute Matheson en écrivant son roman, et transmettez à votre tour.

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M. Pulliam June M. & Fonseca Anthony J. (2016), Richard Matheson’s Monsters: Gender in the Stories, Scripts, Novels, and Twilight Zone Episodes, Lanham, Maryland, Rowman & Littlefield.

Wiater Stanley, Bradley Matthew R. & Stuve Paul (dir.) (2007), The Richard Matheson Companion, Colorado Springs, Colorado, Gauntlet Press.

Wiater Stanley, Bradley Matthew R. & Stuve Paul (dir.) (2009), The Twilight and Other Zones, The Dark Worlds of Richard Matheson, New York, Kensington Pub. Corp.

Notas

1 Richard Matheson, « Au soir du monde », Nouvelles, Tome II : 1953-1959, trad. de l’américain, inédites ou rév., par Hélène Collon et Jacques Chambon, J’ai lu, 2003, p. 266.

2 Bernice Murphy, The Suburban Gothic in American Popular Culture, Basingstoke et New York, Palgrave Macmillan, 2009.

3 Mark Jancovich, Rational fears. American horror in the 1950s, Manchester et New York, Manchester University Press, 1996.

4 Mathias Clasen, « Vampire Apocalypse : A Biocultural Critique of Richard Matheson's I Am Legend », dans Philosophy and Literature, vol. 34, n° 2, Johns Hopkins University Press, 2010, p. 5.

5 « Le Président Eisenhower et d’autres responsables du gouvernement ont bien fait comprendre que dans la grande probabilité d’une catastrophe telle qu’un conflit nucléaire, la survie dépendrait principalement d’un « esprit d’initiative personnel (do-it-yourself enterprise) », Oakes cité par Murphy, The Suburban Gothic in American Popular Culture, 2009.

6 Cité par Oakes, 2000, p. 63, traduction personnelle.

7 Pulliam & Fonseca, 2016, p. 2.

8 The Twilight Zone, ou La Quatrième Dimension, est une série télévisée états-unienne diffusée entre le 2 octobre 1959 et le 19 juin 1964, et composée de 138 épisodes, dont 16 écrits par Richard Matheson (et un 17ème par Logan Swanson, pseudonyme de Matheson) : Pulliam & Fonseca, 2016.

9 Dans Generations, dernier texte publié du vivant de Matheson en 2012, l’auteur imagine ce qu’aurait pu être une réunion des membres de sa famille à l’occasion de l’enterrement de son père, et leur fait dire fictionnellement ce qu’ils n’ont jamais réussi à se dire de leur vivant. Generations, Gauntlet Press, 2012.

10 Richard Matheson, cité par Wiater, Bradley & Stuve, 2009, p. 11.

11 Pulliam & Fonseca, op. cit, p. 3 ; Mathews, 2014, introduction, p.xii ; Wiater, Bradley & Stuve, op. cit., p. 11-12.

12 Pulliam & Fonseca, op. cit., p. 3 ; Wiater, Bradley & Stuve, 2007.

13 William F. Nolan, « The Matheson Years : A Profile in Friendship », dans Stanley Wiater, Matthew R. Bradley et Paul Stuve (dir.), The Twilight and Other Zones, Colorado Springs, Colorado, Gauntlet Press, 2009, p. 13

14 Richard Matheson, « Né de l’homme et de la femme », Nouvelles, tome 1, 1950-1953, trad. de l’américain, inédites ou rev., par Hélène Collon et Jacques Chambon, J’ai lu, 2003, 475 p.

15 Wiater, Bradley & Stuve, 2009, p. 7 (voir l’entretien en ligne sur la chaîne youtube de Stanley Wiater, [https://www.youtube.com/watch ?v =1x1JElxD4cw], à partir de 12.40).

16 Le film en question s’intitula Duel et fut réalisé par Steven Spielberg, Ibid., p. 4, ou en ligne sur la chaîne de Stanley Wiater, [https://www.youtube.com/watch ?v =1x1JElxD4cw], à partir de 5.08.

17 Une date intermédiaire symbolique, située neuf ans après les bombardements atomiques sur les villes japonaises d’Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.

18 Richard Burton Matheson, I Am Legend, Fawcett Gold Medal, 1954, 160 p.

19 Paul Stuve, « Birth of a Writer : The Matheson / Peden Letters », Wiater, Bradley & Stuve, 2009, p. 33

20 The Last Day (1953), Descent, When Day is Dun et Dance of the Dead (1954), Pattern for survival (1955), ou encore la très courte et incroyablement puissante Lemmings (1958).

21 Richard Matheson, « Au soir du monde » Nouvelles, Tome II : 1953-1959, trad. de l’américain, inédites ou rév., par Hélène Collon et Jacques Chambon, J’ai lu, 2003, p. 263-268.

22 Une fois en Californie, il rejoint un premier groupe d’écrivains, The Fictioneers, spécialisés dans le roman policier, puis les Southern California Sorcerers, un collectif d’écrivains de littérature fantastique qui comprenait Charles Beaumont et Ray Bradbury, pour plus d’information, voir Joshua Blu Buhs, https://www.joshuablubuhs.com, 10 avril 2017.

23 « I regard myself more as a fantasy writer, not as a science-fiction writer...I hate the word horror... to me the word horror is visceral. It means "make you sick to your stomach"... terror catch you in the mind... you don’t have to show anything to scare the hell out of people », Wiater, Bradley & Stuve, 2009 (voir l’entretien en ligne sur la chaîne youtube de Stanley Wiater Entretien avec Richard Matheson, 2001, [https://www.youtube.com], à partir de 13.00).

24 Société de production britannique spécialisée dans les films fantastiques, d’horreur et d’aventures, et qui donna quelques visages célèbres à la terreur, notamment ceux de Christopher Lee, Vincent Price ou encore Peter Cushing

25 « Je ne pense pas que le livre veuille dire autre chose que ce qu'il raconte : l'histoire d'un homme qui essaie de survivre dans un monde de vampires », (traduction personnelle), entretien avec Richard Matheson, David Brown et John Scoleri, The I Am Legend Archive, 2001. http://iamlegendarchive.blogspot.com

26 Ibid.

27 Richard Matheson, Collected Stories, Los Angeles, Dream/Press, 1989.

28 Ibid.

29 Le dernier homme de Jean-Baptiste Cousin de Grainville paru en 1805, ou encore The Last Man de Mary Shelley, publié en 1826, avaient creusé ce sillon longtemps avant lui. Peu de temps auparavant, George Orwell avait songé intituler « The Last Man in Europe » le roman qu’il finalisa en 1948 sous le titre « 1984 ». I Am Legend, au-delà du fait qu’il décrive le dernier homme aux États-Unis » (et sans doute dans le monde) présente de nombreuses similitudes avec ce roman d’Orwell, notamment dans la description en filigrane d’une humanité conformiste façonnant les yeux ouverts sa propre destruction dans le creuset de l’oubli.

30 On peut citer James Agee en 1947 avec Tramp’s New World, écrit pour Charlie Chaplin, mais qui ne fut jamais adapté par le vagabond des écrans. Par ailleurs, Herbert George Wells fut le premier auteur, dans son roman The World Set Free publié en 1914, à imaginer une bombe à base d’uranium, sorte de grenade à main qui « continuerait à exploser indéfiniment ». Leo Szilard, physicien hongrois ayant immigré aux États-Unis et participé à la conception de la bombe atomique avoua plus tard que Wells lui avait montré « ce que la libération de l’énergie atomique signifierait à grande échelle ».

31 Kenzaburo , 1996, p. 198

32 Richard Matheson, I am Legend, Orion Publishing group ltd, Sf masterworks, p. 13 (ma traduction).

33 Ibid., p. 9.

34 Ibid., p. 1.

35 Ibid., p. 4.

36 Ibid., p. 6.

37 « You couldn’t beat them at night. No use trying ; it was their special time. » Ibid., p. 15.

38 Ibid., p. 2.

39 Ibid., p. 3

40 Quelques jours avant la mort de sa femme, contaminée par le germe vampirique, il discutait encore avec elle de l’inefficacité d’un insecticide « censé être l’un des meilleurs sur le marché » pour combattre les moustiques, Ibid., p. 43.

41 Amy S. JORGENSEN, « Who Killed All the Humans ? : The Threat of Conformity, Consumerism, and Pure War in ‘Lemmings’ » dans Cheyenne MATHEWS, Reading Richard Matheson, A Critical Survey, Plymouth, Rowman and Littlefield, 2014,

42 Masco, 2013, p. 252-286.

43 Ibid., p. 259.

44 Voir par exemple le film Our Cities Must Fight produit en 1951 par la FCDA dans lequel les fuyards sont explicitement associés à des traîtres : [https://www.youtube.com]. Le discours de la FCDA évolua nettement après l’explosion de la première bombe thermonucléaire russe, comme le montre la réaction étonnante de Val Peterson, son directeur entre 1953 et 1957, « Once the soviets deployed their hydrogen bomb, we all better dig and pray » ; propos cités dans Eric Schlosser, Command and Control : Nuclear Weapons, the Damascus Accident, and the Illusion of Safety, Penguin Press, 2013, p. 141-143.

45 « Pour reprendre les termes d'Irving L. Janis, analyste de la RAND, le véritable objectif de la sécurité civile était ‘l'inoculation émotionnelle’ du public américain » (traduction personnelle), Joseph Masco, op. cit., p. 258.

46 murphy, p. 29.

47 jancovich, p. 44-45.

48 murphy, p. 29.

49 esmein, piniès et al., 2017, p. 48-53 ; lucken, 2008.

50 Voir notamment , Notes de Hiroshima,1996, p. 59. évoque à de nombreuses reprises dans ses notes de séjour à Hiroshima la patience des irradi.é.e.s, le travail de fourmi des médecins et la froideur nauséeuse de l’administration américaine.

51 Neville est un nom propre anglais et un prénom dont l'origine est normande et qui signifie « Nouvelle Ville ».

52 Ibid., p. 4.

53 Ibid., p. 18 ; Neville pense souvent à « rejoindre » les mort-vivants, se demandant même si finalement il n’est pas préférable d’être un vampire plutôt que « the manufacturer who set up belated foundations with the money he made by handing bombs and guns to suicidal nationalists ? ». Mais se pose également la question de savoir ici s’il n’est pas préférable d’être mort tout simplement, rejoignant une affirmation longtemps attribuée (notamment par JFK) à Nikita Khrushchev : « The survivors will envy the dead » / « Les survivants envieront les morts ». Cependant, « trois ans avant cela, le stratège militaire Herman Kahn avait publié un livre sur la guerre nucléaire dans lequel il répétait sans cesse « : « les vivants envieront-ils les morts ? », Ralph KEYES, « Ask Not Where This Quote Came From », The washington Post, 4 juin 2006, https://www.washingtonpost.com

54 Ibid., p. 36.

55 Ibid., p. 44.

56 Nous pouvons déplorer le choix dans la traduction française du roman de l’article indéfini, transformant un indépassable, I am Legend, soit Je suis légende, en une particularité, Je suis une légende. Tout l’intérêt de ce titre, comme nous le verrons plus loin, est d’en faire à la fois le signe générique et final d’un monde clos, et le signe d’une transmission en tant que telle sans possible transformation.

57 « SW - How would you like to be remembered after you’re not with us anymore ? RM - As a storyteller », Stanley Wiater, Matthew R. Bradley et Paul Stuve (dir.), The Twilight and Other Zones (voir l’entretien en ligne sur la chaîne YouTube de Stanley Wiater, [https://www.youtube.com], à partir de 15.06).

58 « Quelque chose de sombre avait émergé de la nuit du moyen-âge. Quelque chose sans cadre ni religion, quelque chose qui avait été relégué, dans sa réalité même, aux pages de la littérature imaginaires...une vague légende qui se transmettait au fil des siècles », Traduction personnelle.

59 Crevette en français, un terme qui véhicule le même sens second de personne fragile physiquement, de « nabot ».

60 « Nul ne sait jusqu'où s'étendrait ce nuage mortel de particules radioactives, mais les personnalités les plus autorisées sont unanimes à dire qu'une guerre au cours de laquelle seraient utilisées des bombes H pourrait fort bien marquer la fin de la race humaine », Max Born, Albert Einstein, Frederic Joliot-Curie, Bertrand Russell, Hideki Yukawa et al., Statement : The Russell-Einstein Manifesto, 9 juillet 1955, https://pugwash.org - dernière visite le 13/09/2018.

61 Kenzabura écrivait sensiblement la même chose : « les gens se sont enfuis à la périphérie d’un cercle ayant pour centre les misères de la guerre, afin de tenir celle-ci à distance. Or aujourd’hui, avec la prospérité de la civilisation de consommation, s’est édifiée une pyramide à la base de laquelle on a rejeté les horreurs de la guerre pour fuir encore et toujours plus haut, vers un sommet matérialisé par les Jeux Olympiques de Tokyo. Cependant, la cavité ténébreuse située à l’intérieur de cette pyramide n’a jamais été entièrement comblée. Là continue d’exister le désastre humain de Hiroshima », Notes de Hiroshima, p. 238-239.

62 Richard Matheson, I Am Legend, Orion Books, 2011, p. 156 ; Traduction française « Avez-vous vu leur visage quand... quand ils tuent ? Ça leur plaît... » « Avez-vous jamais vu votre visage, lorsque vous tuiez ? dit-elle en lui essuyant le front. Moi, je l'ai vu... vous vous rappelez ? J'étais terrifiée. Et à ce moment-là, vous ne songiez même pas à me tuer, vous ne faisiez que me poursuivre » « Peut-être avez-vous vu de la joie sur leur visage, reprit-elle. Cela n'a rien de surprenant. Ils sont jeunes. Et ce sont des tueurs — des tueurs légaux, des tueurs par ordre. On les respecte et on les admire parce qu'ils tuent. Comment voudriez-vous qu'ils réagissent ? Ce ne sont jamais que des hommes, et des hommes peuvent prendre goût au meurtre. C'est une vieille histoire, Neville. Vous le savez bien... », Je suis une légende, Traduit de l'anglais (USA) par Claude Elsen, 1955, Denoël, p. 186-187.

63 Richard Matheson, The Beardless Warriors, New York, Forge books, 2001, p. 245.

64 Quotidien publié à l’attention des forces armées américaines en service à l’étranger.

65 « Vers la fin de l’épidémie, le journalisme jaune (presse à sensation) avait répandu partout une terreur maladive des vampires », I Am Legend, p. 105.

66 The Beardless Warriors, p. 79.

67 « Quelque chose de sombre [qui] avait émergé de la nuit du moyen-âge », voir note 33.

68 « Quelque chose d’énorme et de sombre était à l’affût, l’entourait complètement, prêt à le détruire. Il voulait savoir ce que c’était mais il avait peur de faire le premier pas. Curieusement, il avait le sentiment d’être un prisonnier à qui l’on accordait la liberté après une interminable détention jamais contestée. L’isolement dans l’étroitesse de cette cellule sombre devenait désormais insupportable. Pour autant, elle offrait un confort d’une certaine manière ; l’adaptation. À l’extérieur seules rôdent les terreurs impitoyables de la complexité » Traduction personnelle, Richard Matheson, The Beardless Warriors, New York, Forge books, 2001, p. 182.

69 Other Kingdoms, l’avant dernier roman de Matheson publié deux ans avant sa mort, met en scène un écrivain âgé de 18 ans en 1918 au moment où il s’engage dans l’armée pour combattre en Europe et qui se voit confier un objet très précieux par un camarade mort dans les tranchées.

70 Merci à David Marchal, et à sa fille Rosa, pour leur grande aide dans la révision de ce texte, et leur suggestion d’une possible origine latine du titre donné par Matheson à son roman.

Para citar este artículo

Referencia electrónica

Laurent Vannini, « Les morts, le survivant et les vivants : tradition, transmission, trahison », Atlantide [En línea], 11 | 2020, en línea desde el 01 décembre 2020, consultado el 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=1463

Autor

Laurent Vannini

Doctorant du centre Georg Simmel à l’EHESS, ses travaux portent sur la transmission de l’oubli et de l’oublié. Il s’intéresse aux « trous de mémoire » individuels et collectifs que révèlent certaines œuvres dites dystopiques. Il est traducteur professionnel en Sciences Humaines et Sociales et en Littérature depuis 2011, et a récemment traduit « The Invention of Africa » de Valentin Yves Mudimbe, ou encore « Posséder la Nature » dirigé par Frédéric Graber et Fabien Locher et publié aux éditions Amsterdam.

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