Nombre d’observateurs ont souligné le succès grandissant, dans nos sociétés occidentales, des hypothèses scientifiques prédisant l’effondrement imminent des civilisations industrielles1. Les scénarios apocalyptiques et les annonces de fin du monde s’inscrivent dans une tradition de longue durée, mais le discours actuel a peu à voir avec le millénarisme des temps anciens, le néo-malthusianisme du début du xxe siècle ou la peur de l’hiver nucléaire propre à la Guerre Froide : ce qui hante désormais les consciences contemporaines, c’est essentiellement la crainte d’une crise de grande ampleur, aboutissant à l’écroulement global des sociétés fondées sur l’exploitation des énergies fossiles. Le thème n’est pas nouveau, mais il semble avoir été profondément renouvelé, au début des années 2000, à partir de considérations écologiques doublées d’inquiétudes démographiques ou économiques, tournant généralement autour des « limites de la planète2 ».
Ce sujet dans l’air du temps a donné lieu à une extraordinaire créativité lexicale. Certes, le « catastrophisme » (attesté dès 1845), les propos sur la « décadence », le « défaitisme » et la « démoralisation » (très fréquents en France après 1870) avaient ouvert la voie au xixe siècle, en pointant prophétiquement les risques de délitement des nations parvenues à la fin d’un cycle civilisationnel. L’entrée de notre planète dans l’ère « antropozoïque » avait été entrevue en 1873 par Antonio Stoppani, et le concept de « dépopulation », lancé par Octave Mirbeau à rebours des politiques natalistes de son temps, avait connu son heure de gloire vers 1900, tout comme les discours sur la « dégénérescence », popularisés par un essai de Max Nordau en 18923. Au plus fort des impérialismes et de la domination coloniale, le spectre de la crise était déjà, vers 1900, une des marottes des élites occidentales.
Si les néologismes et les formules-choc tentant à leur façon de prédire le déclin ont fait florès avant même la Grande Guerre, pour traverser le xxe siècle, avec leur escorte de concepts associés à un imaginaire de retour à la barbarie – « guerre des races », « nouveau Moyen Âge », « péril jaune », « hiver nucléaire »… – il faut constater qu’ils ont cédé la place, ces dernières années, à une nouvelle vague terminologique, bien plus puissante et plus cohérente : non seulement l’échelle a changé, pour englober la planète tout entière (il ne s’agit plus d’une nation, la France, ou d’une civilisation, l’Occident : c’est l’espèce humaine dans son ensemble, et de sa survie, dont il est question), mais la temporalité du désastre s’est accélérée : on parle désormais d’« effondrisme », de « survivalisme » et de « collapsologie », tandis que la notion d’« anthropocène », lancée par Paul J. Crutzen, fait son entrée dans les dictionnaires.
Dans le même mouvement de renouvellement, les termes – encore trop policés – de « transition écologique » et de « développement durable » ont été rangé au magasin des accessoires, et supplantés par l’idée de « krach » environnemental ou de « crise » écologique. Dans la langue anglaise, le changement climatique (climate change) n’a-t-il pas été lui-même réinterprété en termes de climate shock4 ? La double métaphore du krach (financier) et du shock (physico-biologique) exprime l’inéluctable, et resémantise le collapsus latin ou le collapse anglais.
L’apparition de cet arsenal terminologique – et la radicalisation de son message, qui suggère non pas le changement doux mais la secousse violente, la tétanie, la mort – ne peuvent laisser indifférent. Ce foisonnement lexical offre une visibilité inédite à une forme de militantisme extrême, avec ses codes particuliers et ses signes de reconnaissance : objets d’enquêtes et de reportages, les effondristes ont leurs Évangiles (le best-seller du géographe américain Jared Diamond, Collapse. How Societies Choose to Fail or Succeed, ou le bréviaire signé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer5), leur philosophie (la « deep ecology »), leurs gourous de la première heure (Hans Jonas, Arne Næss, Yves Cochet), leurs romans-cultes (The Road de Cormac McCarthy) et leurs épouvantails (Richard Lindzen, Freeman Dyson, Claude Allègre) …
La diffusion de ces nouveaux « mots de la fin » s’accompagne d’un phénomène que l’on pourrait qualifier de consolidation intellectuelle : depuis une décennie, la culture savante est en train d’absorber, de métaboliser et de conceptualiser plus rigoureusement ce qui définissait initialement une posture relevant de la sous-culture contestataire. Les propos sur l’effondrement – jadis considérés comme propres à certains groupes sociaux marginaux – ont gagné une nouvelle dignité culturelle et académique : qu’il s’agisse de la collection « Anthropocène », créée en 2013 aux éditions du Seuil et consacrée aux défis écologiques de la planète, de la revue nord-américaine The Anthropocene Review, fondée en 2014 et dotée d’un prestigieux comité scientifique, ou du module « Risques d’effondrement et adaptations » lancé en 2019, à grand renfort de publicité, au sein de l’Université de Cergy-Pontoise6, les signaux d’une réappropriation de ces thématiques par le champ intellectuel – dans le sens d’une validation scientifique et technique, mais aussi éthique et philosophique, entraînant de facto une légitimation sociale – ne manquent pas.
Il faut admettre que le mythe de la « mondialisation heureuse » est déjà bien écorné, et que ce que l’on nomme la « sixième extinction de masse » (réduction massive du nombre d’espèces vertébrées présentes sur terre et diminution drastique des populations d’insectes) est bien en cours : on ne saurait donc voir dans le développement exponentiel de discours sur l’extinction possible de l’humanité une simple coquetterie intellectuelle. Si ce constat est acquis, il n’en reste pas moins que, par-delà leur diversité, les discours de l’effondrement sont essentiellement une chose : des grands « récits de la fin », des narrations saisissantes.
C’est en cela que cette forme de millénarisme contemporain fait écho au propos de notre ouvrage : sans porter de jugements sur le climat ambiant – qui commence à intéresser le regard des ethnographes, en tant que fait social et que tissu de représentations7 –, constatons que ce contexte oppressant nous place dans une condition particulière : depuis l’urgence de notre présent, nous voici riches d’une nouvelle sensibilité nous permettant de saisir d’un œil neuf toute une tradition de récits témoignant de la catastrophe, ou la représentant artistiquement.
C’est un fait : les hantises bien réelles de l’extrême contemporain constituent un agencement complexe de thèmes, de motifs – mais aussi de lieux communs et de stéréotypes – qui rentre en interaction directe avec un imaginaire transhistorique beaucoup plus large, pétri d’art et de fiction : tout discours sur la fin, comme projection mentale nous emmenant hors de notre présent, vers un point de non-retour paradoxal mettant inévitablement en question la question du dicible et de l’indicible, est la réactualisation d’un héritage millénaire autour de l’Apocalypse et de ses représentations. Ou, pour dire les choses autrement, la « collapsologie » est toujours, à sa manière, collapsofiction. Cet imaginaire des origines et de la fin (si l’on songe au prophétisme païen ou hébraïque) a traversé les cultures de l’Europe chrétienne (notamment par les mille et un traitements du mythe du Déluge). Mais c’est au xixe siècle qu’il a fait retour brutalement, à l’ère de l’industrialisation, de la compétition coloniale et de l’exploitation des ressources naturelles : cette période qui croyait à la marche triomphante du progrès resta minée, comme l’a montré magistralement Michel Winock, par des visions du monde angoissées et contre-révolutionnaires8. Par-delà les grandes tragédies du xxe siècle, qui ont illustré la fragilité des civilisations, les nouvelles peurs de la catastrophe globale et du déclin de l’humanité sont désormais véhiculées par le médium cinématographique et les films à grand spectacle.
C’est pour interroger ce tressage de motifs – qui fait de toute œuvre sur ce sujet la réécriture et la réélaboration d’un matériau antérieur – que nous avons rassemblé les articles de ce volume. Comment donner à voir la fin d’un monde, par les mots ou par l’image ? Notre parti-pris a été de proposer des va-et-vient entre œuvres de témoignage (portant sur un cataclysme avéré) et œuvres de création portant sur des apocalypses rêvées. L’objectif de cette mise en parallèle entre imagination et témoignage était de mettre au jour une perméabilité, sinon une réversibilité, des codes discursifs consacrés à la narration des cataclysmes destructeurs. La juxtaposition de points de vue volontairement éloignés (l’antique et le contemporain, l’Occident et l’Extrême-Orient) a donné lieu à lieux à des rapprochements souvent singuliers, autour de trois axes fondamentaux : la permanence de l’hypotexte biblique, le récit d’apocalypse comme grammaire et comme code, la dimension testamentaire de ces œuvres.
Les articles de Christine Dumas-Reungoat et Ana Petrache ont tout d’abord pointé, de façon très convaincante, l’ancrage judéo-chrétien de toute une tradition euro-méditerranéenne de l’eschatologie et de la prédiction funeste. Ce à quoi fait écho, à la fin du volume, Lionel Obadia, en nous rappelant que même dans les manifestations contemporaines de la culture populaire occidentale – les « films de zombies », centrés sur l’idée de la résurrection des morts, a priori fort éloignés des sources vétéro-testamentaires ! –, ce legs reste sensible, avec sa grille de lecture souvent moralisatrice. La réflexion proposée par Hayoun Cho et Jeong Houn Son, sur la pensée de la catastrophe naturelle en Corée du Sud, montre inversement combien l’idée de Dieu vengeur, et d’annihilation de l’humanité par un prodige de la nature commandé par la main du Tout-Puissant, est absente de certaines cultures asiatiques, en éclairant l’empreinte particulière qu’a laissé sur les mentalités l’histoire récente du pays.
C’est ensuite la dimension rhétorique et « construite » des représentations de catastrophe que nous avons été amenés à questionner. Toute apocalypse racontée peut être considérée comme une élaboration discursive obéissant à des contraintes à la fois techniques, esthétiques et éthiques : en cela le témoignage n’est en rien opposé à l’œuvre d’imagination, est le « spontané » est toujours déjà le fruit d’une élaboration culturelle, en tant que palimpseste ou montage. C’est ainsi que l’écriture de la catastrophe possède sa grammaire propre, avec ses codes et ses passages obligés. Codes de la rhétorique antique, parfaitement illustrés par Matteo Deroma dans leur mobilité et leurs possibilités de recyclage, codes individuels dans le cas d’une expérience de « naufrage » tout personnel (c’est le cas de Gérard de Nerval à l’époque romantique, analysé par Yutaka Takagi), codes visuels et narratifs, enfin, comme le met en évidence Lionel Obadia en s’intéressant au cinéma de science-fiction.
Enfin, les derniers intervenants ont mis en évidence la dimension politique – et le rapport critique à l’histoire – que possède toute œuvre post-apocalyptique. Qu’elle soit littéraire ou cinématographique, la narration de l’« après », ou du « juste après », est un moyen efficace pour mettre en cause le présent. Dans la multiplicité des scénarios apocalyptiques envisagés par la fiction, la plupart concède la survie, dans des conditions difficiles, d’une humanité restreinte ramenée au « degré-zéro » et obligée de réinventer. S’il s’agit, dans les productions cinématographiques visant à l’entertainment le plus innocent, d’un banal discours d’avertissement (visant à alerter de façon spectaculaire l’opinion publique sur l’état de notre société actuelle, et sur les risques qu’elle court), Annick Pellegrin et Laurent Vannini montrent que la valeur de certaines œuvres dépasse largement cet enjeu. Car représenter l’histoire comme achevée permet surtout de placer l’humanité sous son propre regard critique, à hauteur du regard de Dieu lui-même : parvenue à son point d’arrivée – ou peu s’en faut –, sous l’œil d’un dernier survivant, l’histoire de l’humanité des récits post-apocalyptiques se prête à jugement global et définitif, fondamentalement philosophique, amenant à découvrir l’essence (prométhéenne et autodestructrice) de l’homme.
On le sait, les fictions de la fin du monde sont en vogue. La production de films-catastrophe s’enchaîne dans l’industrie hollywoodienne et, dans le domaine littéraire, la prolifération de nouvelles catégories éditoriales que l’on observe dans le champ nord-américain – telles que la Post-Apocalyptic Fiction et la Distopian Literature, bien sûr, mais aussi la Post-Nuke, les Climate Change Novels, la Cli-Fi, la Nature Fiction, l’Anthropocene Fiction, l’Environmental Science Fiction… – témoigne du succès durable des œuvres mettant en scène, avec plus ou moins de bonheur, les grands désastres environnementaux. Le discours de la fin est le grand récit collectif de notre temps. Le champ critique n’est pas en reste : les publications et les colloques sur l’écriture de l’Apocalypse se sont largement développés, en éclairant l’étrange obsession d’une époque9. La séduction de l’effondrement serait-elle à l’intelligentsia de gauche ce que les grands propos sur la décadence morale étaient, il y a un siècle, à la droite réactionnaire ? L’éternelle crainte du futur s’habillerait-elle simplement d’oripeaux plus élégants ? Peu nous importe : l’imaginaire rejoint le « fait social » contemporain et lui semble désormais indissociable.