1. Coproduction cinématographique franco-italienne
La France et l’Italie ont toujours entretenu des relations étroites et privilégiées, par le biais de leurs similitudes et de leurs valeurs partagées, issues de la culture gréco-latine commune, mais aussi par leur proximité géographique, politique, économique, sociale, historique et culturelle. À partir du XXe siècle, l’industrie cinématographique permet d’établir une tradition d’échanges culturels entre ces deux pays limitrophes. De fait, « dans l’immédiat après-guerre, face à l’invasion des films américains, les cinématographies italienne et française se posent à la fois en représentantes et en gardiennes du cinéma européen, tout en préservant les intérêts de la production nationale. » (Forest, 2017, p. 217). De la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années soixante-dix, la France et l’Italie vivent leur âge d'or au cinéma, en suivant deux mouvements cinématographiques créés dans chaque pays : le néoréalisme en Italie dans les années quarante et la Nouvelle Vague en France entre la fin des années cinquante et le début des années soixante. Ces trois décennies soulignent l’apogée de leur art cinématographique en termes de créativité et de virtuosité grâce à leurs réalisateurs et acteurs respectifs. Le transfert culturel entre les deux pays est mis en lumière par un accord de coproduction établi à la fin des années quarante. Aussitôt, les comédiens, provenant de chaque cinématographie, commencent à voyager entre la France et l’Italie pour jouer dans des films franco-italiens.
Le premier accord de coproduction cinématographique entre l’Italie et la France est signé à Paris le 19 octobre 19491 : il s’agit du premier accord européen de coproduction au cinéma. Ce dernier est instauré par les gouvernements français et italien représentés par Michel Fourré-Cormeray2 et Nicola de Pirro3. Il permet aux industries cinématographiques desdits pays de se relancer et de se développer de manière conjointe au sortir de la guerre. L’Italie et la France s’engagent ainsi à collaborer étroitement et à favoriser un système de production et de réalisation de films basé sur la coproduction. Autrement dit, cet accord de coopération implique une initiative cinématographique dotée d’enjeux politiques, économiques et artistiques, selon laquelle chaque film coproduit et réalisé en Italie doit correspondre à un film coproduit et réalisé en France. Parallèlement, l’équipe technique d’un film franco-italien doit être constituée de professionnels de cinéma autant italiens que français. À cet égard, « en ce qui concerne la question fondamentale de l’attribution de la nationalité du film, là encore, la prudence prédomine : seuls les films coproduits tournés en France sont assimilés aux films français en France, et seuls ceux tournés en Italie jouissent du même statut en Italie. » (Forest, 2017, p. 217). L’Europe, par le prisme de la France et de l’Italie, s’impose désormais à travers l’art populaire et moderne par excellence afin de concurrencer le marché américain, mais aussi en doublant leur marché interne et leur public. Cet accord officiel de 1949 établit un règlement qui permet de faciliter les échanges et la circulation de professionnels du cinéma entre les deux pays. Pour la première fois dans l’histoire du cinéma, des films possèdent une double nationalité. Ainsi, à partir de l’immédiat après-guerre, les deux pays donnent vie à un nouveau système de production, grâce aux premiers accords officiels de coproduction cinématographique, qui constituent le modèle de ceux à venir entre les différents pays européens dont par exemple l’accord de coproduction franco-espagnol en 1955, qui permit à Carlos Saura de s’entourer de Lino Ventura et de Philippe Leroy pour son second long-métrage, Llanto por un bandido (1964). Cette collaboration entre l’Italie et la France a été une pratique moderne et novatrice sur le plan industriel et commercial mais surtout fructueuse et créative sur le plan artistique et cinématographique, en devenant un véhicule de transfert culturel européen à part entière.
Cet accord de coproduction a permis la réalisation de multiples films tournés avec des actrices et acteurs français partageant l’écran des plus grandes vedettes du cinéma italien4. Inversement, des acteurs italiens venaient en France afin de participer aux tournages de films franco-italiens aux côtés de leurs amis français rencontrés en Italie5. Des années 1960 aux années 1970, des réalisateurs italiens comme L. Visconti, V. De Sica, M. Antonioni, F. Fellini ou V. Zurlini s’entourent d’acteurs français tels que J-P. Belmondo, A. Delon, J-L. Trintignant, J. Moreau, A. Girardot, A. Aimée, J. Perrin afin de réaliser les grands succès cinématographiques, en créant de belles histoires d’amour et d’amitié. C’est justement le cas d’Alain Delon qui tourne en Italie pour la quatrième et dernière fois de sa carrière, sous la direction du cinéaste italien Valerio Zurlini dans La prima notte di quiete (1972).
La prima notte di quiete de Valerio Zurlini avec Alain Delon dans le rôle-titre, est un long-métrage issu de la coproduction cinématographique franco-italienne des années 1970, et constitue donc un parangon du transfert culturel (Espagne, 2003) entre les deux pays. Daniele Dominici (Alain Delon), un professeur de littérature remplaçant, est nommé pour quelques mois dans un lycée de la ville portuaire de Rimini. Passionné de lettres et d’histoire de l’art mais peu soucieux des convenances de l’enseignement, des règles et des responsabilités de sa profession, il s’échine à sa tâche sans entrain. Ses étudiants, oisifs et indifférents, se ressemblent tous. Toutefois, au sein de cette assemblée, l’une d’entre elles se distingue par sa beauté naturelle et son regard profond sur le monde qui l’entoure. Cette étudiante, Vanina Abati (Sonia Petrovna), est aussi fragile et bouleversée qu’attirante et mystérieuse. Le professeur décèle rapidement une fêlure enfouie au fin fond de son âme, une blessure secrète non cicatrisée, issue des méandres de son passé. Dominici, intrigué et séduit par la beauté ombrageuse de Vanina, délaisse sa femme Monica (Lea Massari) et commence une romance cachée avec la jeune étudiante.
Cet article vise à explorer la rencontre franco-italienne entre Valerio Zurlini et Alain Delon dans La prima notte di quiete (1972). L’article se penchera sur plusieurs questions : Que permet la coproduction dans la carrière de Zurlini et dans celle de Delon ? Comment a été élaborée cette coproduction ? Quels ont été leurs rôles respectifs ? Cette unique collaboration fut-elle un succès dans la carrière du cinéaste et de l’acteur ? Le film a-t-il permis à Delon un renouveau dans sa carrière ? Enfin, quels sont les thèmes propres au cinéma de Zurlini que l’on retrouve dans La prima notte di quiete ?
2. La partie italienne : Valerio Zurlini, cinéaste
Valerio Zurlini, auteur et réalisateur de huit films, entre 1955 et 1976, est un cinéaste italien peu prolifique, en comparaison de ses contemporains (De Sica, Rossellini, Visconti, Antonioni, entre autres). Né en 1926 à Bologne, dans le nord de l’Italie, il commence des études en droit et en histoire de l’art6 avant de s’orienter rapidement vers le monde du cinéma. À l’instar de nombreux cinéastes de sa génération, il tourne, entre 1944 et 1955, un certain nombre de courts-métrages avant de réaliser son premier film en 1955 intitulé Le ragazze di San Frediano.
Ses débuts au cinéma s’inscrivent dans une époque fructueuse de l’industrie italienne. À la confluence des années cinquante et soixante, le cinéma italien vit un véritable âge d’or au sein duquel nous pouvons distinguer deux perspectives : le cinéma d’auteur issu du néoréalisme et représenté par les cinéastes susmentionnés tels De Sica, Rossellini, Visconti, De Santis, Antonioni, Pasolini, et d’autre part, le cinéma populaire comme la comédie à l’italienne (I soliti ignoti, 1958 de Mario Monicelli ou Il sorpasso, 1962 de Dino Risi). Malgré l’existence de ces deux écoles de cinéma, Zurlini se dirige vers une voie propre à ses aspirations, qui diffère de celle empruntée par ses contemporains. Sa caméra dépeint l’Italie de l’immédiat après-guerre, représentée par son contexte socio-politique, jusqu’aux années soixante-dix. Le cinéma de Zurlini est épuré, poétique, lyrique et métaphorique. Il est doté d’une grande sensibilité et d’une grande beauté visuelle. Or, il est aussi le cinéma représentatif du drame se concluant régulièrement par la mort du protagoniste. Le réalisateur meurt de manière impromptue en 1982, à 56 ans, alors qu’il était en instance de réaliser son neuvième film.
La carrière de Zurlini est intimement liée au transfert culturel. En effet, cinq films sur huit sont réalisés dans le cadre de la collaboration cinématographique entre la France et l’Italie. Par ce biais, il s’entoure d’actrices et d’acteurs provenant de la cinématographie voisine : Estate Violenta en 1959 avec Jean-Louis Trintignant et Jacqueline Sassard ; La ragazza con la valigia avec Jacques Perrin en 1961 ; Come, quando, perché en 1969 avec Philippe Leroy et Danièle Gaubert ; La prima notte di quiete en 1972 avec Alain Delon puis en 1976, son dernier film, Il deserto dei Tartari avec Jacques Perrin, Philippe Noiret et Jean-Louis Trintignant. De plus, en dehors de cette association franco-italienne, nous relevons également l’apparition d’actrices et d’acteurs français dans les films italiens du réalisateur : Jacques Perrin et Sylvie dans Cronaca familiare en 1962, Anna Karina et Marie Laforêt dans Le soldatesse en 1965 et Jean Servais dans Seduto alla sua destra en 1968. On observe alors un intérêt notable du cinéaste pour les actrices et acteurs du cinéma français.
Après un premier long-métrage en 1955, il réalise deux films dans le cadre de l’accord de coproduction cinématographique franco-italien : Estate Violenta (1959) et La ragazza con la valigia (1962). Le premier traite d’une histoire d’amour durant l’été 1943 entre un jeune Italien et une jeune veuve de guerre. Le second raconte les déboires d’une jeune fille, valise en main, abandonnée par son amant. Elle parvient à retrouver le domicile de l’homme qui l’a délaissé, mais il se cache, et à la place, il envoie son frère Lorenzo pour l’accueillir. Ce jeune bourgeois s’éprend d’elle et parvient à ses besoins. Ce film permet au réalisateur d’acquérir une véritable renommée. La direction artistique, la photographie, le traitement du noir et blanc, la trame narrative dramatique, ainsi que l’interprétation de Claudia Cardinale et de Jacques Perrin contribuent à ce premier succès dans la carrière de Zurlini.
Par ailleurs, nous retrouvons une spécificité du cinéma de Zurlini dans La ragazza con la valigia, à savoir l’importance des décors, dont en particulier l’espace urbain. Le réalisateur insuffle à ses personnages une caractérisation propre à travers le paysage et la ville. Dans La prima notte di quiete, le cinéaste met en scène un professeur dans la ville de Rimini. On peut alors se demander comment Zurlini dépeint la ville et les personnages qui demeurent au sein de ces espaces : existe-il une corrélation entre le décor et les traits de ces derniers ? La ville est-elle un reflet de la représentation symbolique du professeur ?
2.1. La ville de Rimini : miroir émotionnel du Professeur
Le cinéma de Valerio Zurlini se déroule dans des décors précis : des lieux vides, des maisons en ruine et décaties, symboles de l’après-guerre dans la société italienne des années quarante à soixante. Le cinéaste place son histoire à Rimini7, durant l’hiver, sous la pluie et le froid glacial. Cette représentation est accentuée par des teintes froides et bleutées de la photographie, capturées par Dario Di Palma. Dès lors, l’atmosphère imprègne l’ensemble des personnages qui y résident. Le réalisateur utilise des lumières ténues pour représenter la réalité historique du pays mais aussi l’état émotionnel de ses personnages, notamment du protagoniste. La ville portuaire de Rimini se résume, par le prisme de la caméra de Zurlini, à un décor triste et lugubre, un port brumeux, des rues sombres et défraîchies, un temps diluvien, une atmosphère maussade et oppressante, au bord d’une mer tourmentée et déchaînée, agissant tel un miroir émotionnel du personnage principal. Rimini est donc une parabole de la décadence italienne mais aussi et surtout de l’état émotionnel et physique du professeur. Dans cette Rimini mélancolique et sinistre, Dominici semble surgir de nulle part : il apparaît pour la première fois, en errant seul dans des ruelles désertes, longeant les murs de la ville, jusqu’au port riminien. Le désespoir et la peine du personnage se lisent sur son visage et s’insinuent de manière implicite dans les venelles et avenues brumeuses de la ville. Le professeur représente à lui seul le décor : un homme en ruine, romantique et solitaire. Grâce à la mise en scène de Zurlini, le spectateur est témoin de la solitude et de la tristesse du lieu qui reflète précisément la psychologie et la sensibilité de Dominici.
En plus de la corrélation entre Rimini et Dominici, Zurlini souligne la manière dont la ville reflète ses personnages secondaires. En quoi Rimini correspond-elle aux traits de ces derniers ? Comment est représentée la société italienne des années soixante-dix par le biais de l’espace géographique ?
2.2. Rimini : un reflet de la décadence de la bourgeoisie italienne
La ville dépeint l’ensemble des personnages secondaires dans un vide métaphorique. Giorgio surnommé Spider (Giancarlo Giannini), Marcello (Renato Salvatori) et Gerardo (Adalberto Maria Merli) se retrouvent sans ancrage, sans but apparent ni motivation dans leurs vies respectives. Ils contrastent avec les deux protagonistes de l’intrigue qui tentent de sortir de ce marasme par le biais d’une histoire d’amour. Ces personnages, amorphes et désœuvrés, peuvent être assimilés aux vitelloni8, soit de jeunes Italiens oisifs qui passent leur temps à s’amuser, à profiter de la vie, à tuer l’ennui. Ces derniers sont constamment en relation avec l’argent et, pour traiter cette thématique, Valerio Zurlini capture des instants reflétant des rapports pécuniaires, dans les bars et discothèques mais aussi dans la demeure luxueuse de Gerardo.
Ces jeunes Italiens sont définis par la tristesse et le désespoir qui s’expriment à travers l’atmosphère morose et mélancolique de la ville de Rimini. Ils présentent une décadence, à la fois morale et physique, qui est soulignée au sein de cet espace. Le décor fusionne avec la psychologie des personnages. En outre, ils vivent uniquement entre eux, ils s’ennuient dans cette ville mortifère et déserte, mais ils ne savent rien faire d’autre, et se complaisent dans cet état de désœuvrement et de luxure. Dans ce Rimini brumeux, Zurlini brosse le portrait de la société italienne du début des années soixante-dix, dépravée, oisive, cruelle, triste et maussade, mais aussi perverse et libidineuse. La bourgeoisie corrompue et décadente est dépeinte comme une société licencieuse voire incestueuse, comme le suggère le drame de jeunesse de Vanina sur lequel le voile est levé lors des révélations faites à Dominici. Les trois personnages secondaires se révèlent être des hommes ayant eu des relations intimes avec Vanina lorsqu’elle était adolescente. À côté de ces jeunes riches et libidineux, une autre partie de la société italienne est représentée. Il s’agit de la classe sociale, pauvre et démunie, ankylosée par les problèmes et difficultés de l’après-guerre. Le cinéaste soutient la comparaison entre ces jeunes désœuvrés et licencieux aux italiens en détresse.
Zurlini réalise ainsi La prima notte di quiete en soulignant les décors et les espaces de la ville qui correspondent aux traits de ses personnages, tant secondaires que principaux. En revanche, Alain Delon n’a pas la même vision de la trame narrative ni du développement de son personnage de professeur. En tant que protagoniste et coproducteur, il se permet d’intégrer des modifications dans la version française. Quel est donc le rôle de Delon dans La prima notte di quiete en tant que coproducteur ? Comment a-t-il abordé son personnage du professeur ? Ce rôle lui a-t-il permis d’accéder à un renouveau dans sa carrière d’acteur ?
3. La partie française : Alain Delon, acteur et coproducteur
Au début des années 1970, Alain Delon tourne deux films en parallèle, un en France, un en Italie. Il joue pour la troisième fois de sa carrière pour Jean-Pierre Melville, après Le Samouraï en 1967 et Le Cercle Rouge en 1970, il interprète le rôle principal dans Un flic en 1972. Ensuite, après avoir joué à deux reprises pour Visconti dans Rocco e i suoi fratelli (1960) et Il Gattopardo (1963), puis pour Antonioni avec Monica Vitti dans L’eclisse (1962), Delon revient en Italie, une décennie plus tard, pour un nouveau projet de tournage, cette fois-ci sous la tutelle de Valerio Zurlini dans La prima notte di quiete.
La rencontre entre Delon et Zurlini a été facilitée par Visconti qui propose à son collègue italien les services de l’acteur français pour son nouveau long-métrage. Zurlini demande à Delon de regarder le scénario qu’il avait imaginé et écrit avec Enrico Medioli9. Le cinéaste se montre toutefois d’une grande honnêteté en révélant à l’acteur français qu’il l’avait déjà fait lire à Marcello Mastroianni (Violet, 2000, p. 308). Delon accepte et obtient le rôle par la suite. Il se retrouve immédiatement séduit par ce personnage de professeur alternant tendresse et mélancolie, amour et solitude, passion et déchéance, qui se trouve toujours sur le fil entre la vie et la mort.
3.1. Alain Delon : acteur ou coproducteur ?
Toutefois, cette dernière parenthèse franco-italienne dans la carrière de Delon n’est pas aussi idyllique que ses collaborations antérieures en Italie, sous la direction de Visconti. La rencontre avec le cinéaste bolonais s’avère alambiquée car la vision du film du réalisateur diverge de celle de l’acteur et coproducteur à plusieurs égards, parmi lesquels, le titre du film. Zurlini choisit La prima notte di quiete, littéralement « La première nuit de quiétude » en français. Ce titre, correspondant à un vers de Goethe10, évoque l’aspect poétique et littéraire du cinéma de Zurlini, et incarne pleinement l’atmosphère générale du film mais aussi l’humeur du protagoniste, qui suit un long cheminement vers la mort afin de trouver sa première nuit de quiétude. Lors d’une scène entre Spider et Dominici (1h25’38’’-1h27’30’’), le premier sollicite le professeur de lettres sur la signification de cette phrase. Il demande à son ami « Pourquoi la mort est-elle la première nuit de quiétude ? » Dominici lui répond que c’est « parce que l’on dort enfin sans rêver ». Le titre restitue la singularité poétique d’un film relatant l’avancée inéluctable d’un professeur vers une seule issue possible : la mort. En revanche, dans le cadre de la réception du film en France, Delon change le titre du film. Il le remplace par le terme générique et moins poétique du Professeur. Ce titre s’inscrit tout d’abord dans la tradition, inaugurée dans les années soixante, de films français interprétés notamment par Belmondo ou Delon, dont les titres se composent d’un article défini suivi d’un substantif ou d’un qualificatif : L’Insoumis (Alain Cavalier, 1964), La Tulipe noire (Christian-Jaque, 1964), L’Homme de Rio (Philippe de Broca, 1964), Le Samouraï, Le Magnifique (Philippe de Broca, 1973), Le Professionnel (Georges Lautner, 1981) ou encore Le Marginal (Jacques Deray, 1983). Par ailleurs, le titre français embrasse l’ensemble du film autour du statut social et professionnel de son personnage, et endigue toute portée symbolique et poétique du titre italien. Inversement, le titre original résulte énigmatique pour la plupart des spectateurs qui n’en connaissent pas l’auteur. Issu d’une citation littéraire, le titre est approprié au protagoniste pour plusieurs raisons. Arrivé à Rimini depuis peu, Dominici est un enseignant qui fait découvrir la poésie à ses étudiants : plus tard, à l’issue d’une discussion avec Spider, ce dernier lui offre le recueil de poésie de Goethe comprenant cette citation. De plus, le titre fait écho à sa caractérisation tant morale que physique : le professeur semble avoir une préconscience de sa mort prochaine et a perdu goût à la vie. Il erre dans la ville sans entrain tel un mort-vivant. Au seuil de la mort émotionnelle, une mystérieuse jeune femme lui fournit une raison de vivre, si illusoire soit-elle, dans une quiétude qu’il (re)découvre en sa présence avant de trouver le repos éternel dans la mort.
Le long-métrage a été en partie mutilé par la société de production d’Alain Delon, Adel Productions, fondée en 1968. En tant que coproducteur, Delon s’est permis de modifier certaines parties du film pour sa réception en France, à partir du 1er novembre 1972. À cet effet, il supprime 22 minutes : le film franco-italien original dure 132 minutes alors que le film présenté en France début novembre 1972 correspond à une version censurée de 105 minutes11. Il a opéré ces changements afin de rendre le film plus commercial (Quivy, 2012). À l’époque, un long-métrage de plus de deux heures pouvait être jugé comme excessivement long par une partie du public et des critiques. Pour le rendre plus accessible, Delon a supprimé de multiples scènes jugées scabreuses et indécentes, notamment les scènes de tripots et d’orgies, qui pouvaient être considérées comme choquantes pour la morale de l’époque. De plus, dans la version française, le film souligne davantage la vision du professeur : entre les deux versions, nous relevons qu’aucune des scènes où le professeur apparaît n’est supprimée, alors que Monica, personnage essentiel dans la version originale, devient secondaire voire tertiaire dans cette version. Delon a jugé nécessaire de réaliser plusieurs coupes, afin de soigner la réception du film en France où le public l’accueillerait différemment qu’en Italie. D’après lui, le portrait zurlinien de la société italienne était difficile à concevoir de l’autre côté des Alpes : la décadence de la bourgeoisie au sein de la société italienne des années soixante-dix ne correspondait pas à la société française de la même époque12. Zurlini s’irrita de ces modifications et demanda la suppression de l’exploitation en France, en vain. Quant à sa relation avec Zurlini sur le tournage de La prima notte di quiete, Delon, transparent, indiqua a posteriori que « [l]es relations entre réalisateurs et acteurs sont pareilles à celles qui existent dans les couples, il y a des jours avec et des jours sans. L'important c'est le chemin qu'on fait ensemble. Le résultat, dans ce cas précis, est sous les yeux de tous, et c'est un chef-d’œuvre. » (Caprara, 2000).
3.2. Le Professeur : un personnage delonien ?
Dans l’intrigue de Zurlini, le personnage de Delon, Daniele Dominici, est caractérisé par la solitude, la tristesse et le désespoir : il apparaît à l’écran tel un spectre, ne quittant jamais son manteau beige, mal rasé et les cheveux ébouriffés. Ancien bourgeois déclassé et désargenté, Dominici est un homme qui a tout perdu : ses relations familiales sont relevées en filigrane, quasiment inexistantes, son passé et sa jeunesse sont à peine évoqués ; de plus, sa femme le trompe ouvertement, mais il n’arrive pas à la quitter ; il s’entoure de faux amis lors de ses soirées à jouer au poker, et perd le peu d’argent qu’il possède ; il tombe éperdument amoureux d’une jeune étudiante, mais c’est un amour impossible et voué à l’échec. Il le sait mais persiste aveuglément. Cette relation passionnée l’entraîne inéluctablement vers un destin tragique, comme nous l’avons déjà observé. Dominici traîne sa solitude et sa mélancolie dans une salle de classe qu’il anime sans passion, dans des bars autour de parties de cartes clandestines et de soirées de débauche avec des jeunes oisifs qui se rendent dans ces lieux pour faire la fête toute la nuit (Galán, 1974, p. 48). Toutefois, aucune de ces distractions ne semble pouvoir guérir le spleen indicible et incurable de Dominici. Il demeure apathique et atone face au monde qui l’entoure, dans la ville de Rimini. Son seul espoir réside dans sa relation passionnée avec Vanina. En se reconnaissant dans le caractère et la souffrance intérieure de son étudiante, il entame une reconstruction amoureuse et émotionnelle. Tous deux fuient leur passé douloureux et l’ensemble du film porte sur l’impossibilité de leur histoire d’amour, l’incapacité de s’unir et de recommencer une vie ensemble, loin des souvenirs et fêlures du passé : le titre du film original, La prima notte di quiete, renvoie à une progression vers la mort. Il traduit à la fois la mélancolie qui imprègne l’ambiance du film, tout en préfigurant le destin funeste du professeur. On identifie alors le thème de l’épuisement tant émotionnel que physique du personnage, qui coïncide avec la représentation de Rimini, ville sinistre, sombre et mortuaire, comme nous l’avons déjà précisé.
Ce rôle de l’homme blafard, livide et singulier est exactement celui que Delon incarnait dans les années 1970 : un homme solitaire et taciturne, voué à une fin tragique. En effet, la mort de son personnage fait écho aux films dans lesquels il joue dans les années soixante et soixante-dix en France : Le Samouraï, Le clan des Siciliens (Henri Verneuil, 1969), Jeff (Jean Herman, 1969), Le Cercle rouge ou La Veuve Couderc (Pierre Granier-Deferre, 1972). Toutefois, son rôle dans La prima notte di quiete diverge à certains égards de celui de gangster ou de policier qu’il interprète dans le cinéma français de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix. Bien qu’il partage l’aspect solitaire, impassible et émotionnellement vide de Jef Costello du Samouraï, Dominici est un homme épuisé, en bout de course, déambulant telle une âme en peine dans les rues sombres de Rimini, dont l’aspect moral et vestimentaire, comme son état émotionnel et physique, divergent de ceux du Samouraï.
Pour conclure, nous pouvons considérer Le Professeur comme portrait de la société italienne décadente des années soixante-dix, d’une bourgeoisie minée par l’ennui, où des jeunes bourgeois rongés par l’indolence s’adonnent aux mêmes activités sempiternelles, entre les boîtes de nuit et les jeux d’argent. Parallèlement, nous y découvrons une histoire d’amour qui se conclut sur un drame tragique. Valerio Zurlini brosse le portrait d’un homme ambivalent, un homme malheureux et désespéré, un homme qui joue, qui boit, qui aime, qui souffre et qui meurt.
Aux côtés des films de gangsters et films policiers, La prima notte di quiete permet à Alain Delon de s’échapper de ses rôles habituels dans le cinéma français de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix. Le rôle de Daniele Dominici lui offre ainsi un nouveau souffle dans sa carrière d’acteur.
À travers La prima notte di quiete, nous pouvons saisir l’impact des rôles de Zurlini et de Delon dans le cadre de cette collaboration cinématographique franco-italienne. En dépit des divergences concernant le titre du film, la longueur de l’œuvre, les coupes de scènes et les modifications des traits des personnages, le film représente bel et bien l’épuisement émotionnel d’un héro, s’inscrivant dans un espace urbain symbolique de la déchéance d’un homme qui se consume à petit feux. Cette coproduction entre la France et l’Italie à l’orée des années soixante-dix reflète un conflit d’idées et d’approches, mais malgré cela, l’œuvre est autant un succès dans la carrière singulière de Zurlini que dans l’identité actorielle de Delon.