C’est un paradoxe surprenant : la ville la plus célèbre de l’Antiquité est aussi la grande absente de la littérature antique qui devrait en rendre compte. Troie, ville de l’épopée fondatrice, ne fait pas l’objet d’une ekphrasis particulière, ni dans le texte matrice d’Homère, ni dans l’ensemble des réécritures posthomériques de langue grecque. Pour autant, Troie n’est pas laissée pour compte et le lecteur n’est pas abandonné à sa propre imagination palliative. La description détaillée et clairement délimitée dans un moment précis de la diégèse n’est pas la seule modalité d’écriture pour donner corps et vie à la ville de Troie. Dès Homère – et c’est ce qui a rendu difficile la compréhension précise de la géographie de Troie en particulier et de la Troade en général – la ville de Troie se présente à l’imagination du lecteur sous forme de touches disséminées dans l’ensemble des passages narrant la prise d’Ilion, renforçant ainsi la présence paradoxale de la ville. Ainsi, on voit rapidement se mettre en place une représentation stéréotypée de Troie qui circule depuis Homère jusqu’aux dernières mentions de la ville dans la littérature épique de la fin de l’Antiquité.
Les dernières réécritures antiques de la ville de Troie, comme celles de Triphiodore dans son Ilioupersis, ou de Quintus de Smyrne dans sa Suite d’Homère, n’en proposent pas plus de descriptions détaillées que chez Homère. Chez ce dernier en effet, la ville de Troie est perçue selon une approche spatiale bien plus qu’en fonction d’un paysage urbain précisé et incarné. La géographie spatiale de Troie et de la région qui l’entoure se structure en effet autour de deux grands pôles : le camp des Achéens près du rivage et le pôle urbain de la ville Troie, séparés par un espace tiers, celui du champ de bataille. Cette organisation bi-partite autour de pôles forts et d’un espace de transition, a fait l’objet de récentes études qui se sont concentrées sur une approche spatiale de la question1. De ces analyses, nous pouvons retenir que cette structuration bi-partite ordonne la géographie troyenne selon la logique des clans et fait en sorte que Troie ne soit pas, dans le texte d’Homère, matrice de l’image de la ville à prendre, centre unique de la Troade, mais l’un des deux pôles avec le camp achéen2 autour desquels se construisent paysage et espace3 de la diégèse.
Pourtant, dans les réécritures posthomériques, on constate un fait majeur : à cette structuration bi-partite se surimpose une autre bi-partition qui organise la ‘nouvelle’ ville. L’image de la ville de Troie se construit alors plus par une dynamique qui complexifie l’organisation spatiale homérique jusqu’à la brouiller parfois. La linéarité hodologique4 opposant les deux clans n’est plus lisible sous la multiplication des pas qui traversent cet espace et sous la subjectivité des regards qui s’y surimposent. Ce phénomène de complexification spatiale et de subjectivation de l’espace est particulièrement sensible dans le travail poétique d’intertextualité et de jeux virtuoses qui en découlent dans les réécritures de Triphiodore et de Quintus de Smyrne, dont les hypotextes sont à la fois théâtraux et rhétoriques (Seconde Sophistique).
Comment faut-il comprendre cette complexification de l’espace troyen, qui tend à dépasser l’appréhension spatiale de Troie dans une approche paysagère, cette répétition brouillant la lisibilité spatiale (linéaire) alors que les auteurs tardifs semblent avoir voulu respecter l’absence de description précise du texte homérique ? C’est sans doute qu’il faut voir ici une nouvelle image de la ville de Troie, issue d’un travail de recomposition de l’espace urbain troyen qui, par un déplacement spatial, traduit un déplacement des enjeux de la représentation de la ville qui prend désormais corps dans un paysage urbain. Troie devient en effet tout à la fois le prétexte spatial à une réécriture détournant les codes épiques pour embrasser ceux de la Seconde Sophistique et l’objet d’une vision singulière qui traduit le rapport d’un auteur à sa culture de lettré.
On l’aura compris, nous établissons ici une différence cardinale entre une approche objective spatiale de Troie, dénuée de subjectivité et d’épaisseur, seulement destinée à orienter le lecteur, et une approche paysagère faite d’un tissage de données qui allient perception subjective de l’environnement et modélisation par des schèmes culturels identifiables (artialisation5) donnant ainsi, dans la logique du palimpseste de culture6, une réelle épaisseur à la ville qui permet de pleinement la qualifier de paysage urbain7.
Notre propos souhaite montrer que dans ce changement de paradigme de la représentation de la ville de Troie, le concept de paysage urbain, dans toute son épaisseur culturelle8 vient traduire un changement de valeurs épiques et une adaptation aux préoccupations contemporaines de ces auteurs : Troie est une matière malléable qui se transforme au gré des époques qui projettent leurs visions singulières et ce, dès la fin de l’Antiquité. Pour mesurer ce changement, nous étudierons tour à tour le cas de la réécriture distanciée d’Homère à travers l’exemple du cheval dans la ville de Troie chez Triphiodore et à travers l’exemple de la Troie « muséifiée » chez Quintus de Smyrne, pour voir comment on passe d’une hodologie spatiale à une construction du paysage urbain qui traduit toute la distance critique de la matrice homérique et l’adaptation à la vision contemporaine des auteurs de l’Antiquité tardive au travers du prisme de la culture de la Seconde Sophistique, permettant ainsi de compléter par l’exemple de la réception de Troie, de loin en loin, l’étude des modifications génériques que subit l’épopée à la fin de l’Antiquité.
1. Le cheval de Troie ou le cheval dans Troie ? Pour une hodologie spatiale métaphorique
S’il est assez difficile de parler d’épopée dans le cas de la Prise d’Ilion de Triphiodore, on remarque cependant que les caractéristiques de composition, le style, et les événements choisis dans cette œuvre, proposent une sorte de condensé permettant de définir le caractère épique d’une œuvre de langue grecque à période impériale. Ainsi, dans l’Ilioupersis, on lit le récit du sac de Troie narré en 691 vers dont 43 sont consacrés à l’ekphrasis du célèbre cheval de Troie, la plus longue description du cheval de Troie qui nous soit parvenue de l’Antiquité9. Mais cette épopée miniature propose une vision de la ville de Troie – puisque l’action s’y resserre – qui n’est pas sans nous intéresser. Tout comme chez Quintus de Smyrne, la ville apparaît dans une vision singularisée qui aurait pu donner lieu à une pause narrative et à une ekphrasis particulière centrée sur la description détaillée de la ville. Pourtant la ville est présente partout et tout au long de ce dénouement historique : elle y est cependant présente par touches qui construisent l’image de la ville autour d’informations spatiales plus que paysagères. Toute la tension dramatique de ce récit peut être analysée au travers des indications spatiales qui concourent à créer un circuit autour et dans la ville de Troie. Cependant, c’est par la médiatisation du cheval – objet quant à lui d’une description détaillée répondant à un certain nombre de codes qui traduisent une culture littéraire précise, différenciée du substrat homérique – que le regard du spectateur est guidé pendant toute la narration du sac de Troie. Nous allons suivre ce mouvement pour voir comment se construit la ville, faisant basculer la perception de Troie selon une logique de l’hodologie spatiale proche d’Homère, vers une ekphrasis-paysage, véritable innovation rhétorique témoin d’une transformation du regard sur la matière épique à la fin de l’Antiquité.
2. La Troie de la Prise d’Ilion, un espace hodologique10 : parcours du cheval et visite guidée de Troie et ses environs
S’il est vrai qu’Homère « n’a pas décrit l’incendie de Troie mais l’incendie de toute ville »11, le lecteur découvrant la Prise d’Ilion est frappé par l’absence de toute description de la ville de Troie, précise et condensée en un même moment de la diégèse. Tout au contraire, la ville de Troie lui apparaît par fragment diffus, par touches plus ou moins développées, et ce, tout au long de l’œuvre. La sainte Ilion exerce une certaine fascination du fait même de son absence matérielle clairement localisée et, bien souvent, le lecteur est tenté de lire, derrière cette absence, une sorte de présence paradoxale. C’est une première caractéristique qui place tout d’abord ce texte dans l’héritage de la conception spatiale homérique de la ville de Troie, organisée autour de deux pôles, comme le souligne Alexandra Trachssel :
L’espace de la Troade a pu se présenter de manière très différente selon les époques successives […] Ces indications peuvent être de nature très différente […] permettant au lecteur d’imaginer un endroit dans lequel se déroule le récit de l’Iliade […] tous ces éléments contribuent à créer une scène d’action qui se développe au cours de la lecture de l’Iliade […] [avec] deux extrémités d’un mouvement de combat, à savoir la ville de Troie et le camp des Achéens […] La ville de Troie avec sa muraille représentait l’extrémité établie à l’intérieur des terres, construite plus solidement et représentant de ce fait une installation plus durable dans le temps. Le camp des Achéens et chacune de ses parties étaient en revanche décrits comme un endroit construit récemment et situé au bord de la mer – rappelant ainsi l’arrivée en Troade des Achéens et annonçant leur départ12.
On voit en effet se mettre en place une structuration bi-partite, qui semble organiser les déambulations du cheval en un circuit autour et dans la ville de Troie. Après que les Troyens sont convaincus de faire entrer le cheval dans leur cité, voici comment le poète-rhéteur décrit la pérégrination du cheval :
είπετο δ’ αίόλος ίππος άρηιφίλους επί βωμούς
κυδιόων ύπέροπλα, βί,ην δ’έπέρεισεν Άθήνη
χείρας έπιβρίσασα νεογλυφέων επί μηρών.
ώδε θέων άκίχητος έπέδραμε θασσον όιστοΰ
Τρώας έυσκάρθμοισιν όδοιπορίησι διώκων,
είσόκε δή πυλέων έπεβήσατο Δαρδανιάων.
αΐ δέ οΐ έρχομένω θυρέων πτύχες έστείνοντο·
άλλ’ Ήρη μέν έλυσεν επί δρόμον αυθις όδόίο
πρόσθεν άναστέλλουσα, Ποσειδάων δ’ άπό πύργων
σταθμόν άνοιγομένων πυλέων άνέκοπτε τριαίνη. (Triph. Iliou, 330-339)
Mais le cheval fringant les suit en direction des autels chers à Arès, superbe d’arrogance ; et Athéna lui communique sa force, les mains appuyées sur ses cuisses récemment sculptées ; alors, dans une course rapide, il part comme une flèche, poursuivant les Troyens de ses bons agiles, jusqu’à son arrivée sur le seuil des portes dardaniennes. Pour son passage, les embrasures des portes sont trop étroites ; mais Héra, le remet dans sa marche rapide en écartant devant lui les vantaux, et Poséidon, du haut des remparts, repousse de son trident le jambage des portes grandes ouvertes13.
On voit bien dans cette description que c’est le cheval, de lui-même, comme s’il était autonome et vivant, comme l’indique le premier hémistiche du vers 330 mettant en relief l’action du cheval avant la coupe : είπετο δ’ αίόλος ίππος qui suit les Troyens de son propre chef :
– × × – × × – × / × – × × – × × ––×–×
είπετο δ’ αίόλος ίππος άρηιφίλους επί βωμούς
C’est l’idée que vient renforcer la construction du vers 334 disposant le complément au datif ejuskavrqmoisin oJdoiporivh/si (par des bonds agiles), complément qui assure le processus métaphorisant du cheval de bois en véritable animal animé, de part et d’autre de la coupe centrale :
– – – – – × / × – × × – × × – –
Τρώας έυσκάρθμοισιν / όδοιπορίησι διώκων
Toujours selon le procédé de personnification, le cheval de bois, à qui la déesse Athéna, par son intervention divine, vient d’insuffler la vie (vv. 331-332), se voit attribuer des émotions et des sentiments humains : κυδί,όων ύπέροπλα, il est fier d’arrogance. À ce propos, il est intéressant de noter comment les deux enjambements successifs des vers 330-331 et 331-332 soulignent ce lien de cause à effet : la vie insufflée par Athéna rend le cheval fier de lui-même comme le prouve le rapprochement syntaxique qui a lieu au vers 331 suite à l’enjambement et dont la première coupe met en relief l’orgueil du cheval ύπέροπλα, et la seconde coupe, une coupe hephthémimère que ce vers accepte, renforce la place centrale de la vie, de la force par la mise en relief du nom βίην que la coupe entraîne :
– × × – × × – × / × – // × × – × × – –
κυδιόων ύπέροπλα, βίιην δ’ έπέρεισεν Άθήνη14.
On suit alors les déambulations du cheval à travers la plaine de Troie jusqu’aux portes de la ville (vv. 333-335) :
ώδε θέων άκίχητος έπέδραμε θασσον όιστοΰ
Τρώας έυσκάρθμοισιν όδοιπορίησι διώκων,
είσόκε δή πυλέων έπεβήσατο Δαρδανιάων.
alors, dans une course rapide, il part comme une flèche, poursuivant les Troyens de ses bons agiles, jusqu’à son arrivée sur le seuil des portes dardaniennes.
C’est encore la rapidité et l’agilité du cheval animé qui permet de construire une approche spatiale dynamique du parcours jusqu’à Troie, comme le prouve l’insistance sur la métaphore de la flèche qualifiant la démarche du cheval que propose la scansion spondaïque du vers 333 :
– × × – × × – × × – × × – – – –
ώδε θέων άκίχητος έπέδραμε θασσον όιστοΰ
Dans ces diverses qualifications caractérisant les déplacements spatiaux du cheval, ce dernier est sujet des verbes de mouvements (είπετο, έπέδραμε, διώκων, έπεβήσατο) et c’est lui qui conduit le regard du spectateur à travers l’espace de la plaine et de la ville de Troie. Pourtant, le cheval, une fois traîné dans la ville de Troie, s’arrête devant espace sacré : dès lors, il redevient un objet inerte et n’est plus maître de son déplacement. C’est ainsi que le poèterhéteur construit une subtile opposition signalant au lecteur une tension particulière dans le déroulement de la prise d’Ilion. Le lieu devant lequel est arrêté le cheval prend donc une importance singulière du fait de ce double changement de perception spatiale : statisme opposé au dynamisme du cheval et sujet des verbes de mouvements opposé à objet de déplacement, comme l’indiquent les vers 444 à 453 :
ol δέ πολισσούχοιο θεής υπό νηόν Άθήνης
ΐππον άναστήσαντες έυξέστων έπί βάθρων
έφλεγον Ιερά καλά πολυκνί,σσων έπί βωμών
άθάνατοι δ’ άνένευον άνηνύστους έκατόμβας.
είλαπί,νη δ’ έπί,δημος έην καί άμήχανος υβρις,
υβρις έλαφρί,ζουσα μέθην λυσήνορος οίνου,
άφραδί,η τε βέβυστο, μεθημοσύνη τε κεχήνει
πασα πόλις, πυλέων δ’ όλίγοις φυλάκεσσι μεμήλει·
ήδη γαρ καί φέγγος έδύετο, δαιμονίη δέ
Τλιον αίπεινήν όλεσίπτολις άμφέβαλεν νύξ. (Triph* lliou, 444-453)
Cependant les Troyens, devant le temple de la déesse protectrice de la cité, Athéna, dressent le cheval en offrande sur un piédestal poli, ils brûlent de belles victimes sur les autels ruisselants de graisse ; mais les dieux refusent leurs vaines hécatombes. Le peuple festoie et se livre sans mesure aux excès, excès qui entraînent l’ivresse née du vin qui brise les forces ; toute la cité, emplie de folie, sombre dans l’insouciance ; seules quelques sentinelles veillent encore aux portes, car déjà la lumière du jour disparaît et la divine nuit enveloppe l’altière Ilion pour ruiner la ville.
Ici le cheval de Troie arrête sa course et devient l’objet d’une offrande. Il est dressé ίππον
άναστήσαντες έυξέστων έπί βάθρων sur un piédestal ouvragé, tout à côté du pôle sacré du temple d’Athéna, mais en vain. C’est un pôle urbain structurant l’espace de la ville et construisant la tension dramatique de la prise de la ville, que marque cet autel d’Athéna comme le souligne la mise en relief de l’expression πολισσούχοιο θεής par le jeu de la coupe hephthémimère. Cette mise en relief de la qualification de déesse protectrice de la cité ne fait que renforcer son mutisme et la condamnation des Troyens à leur triste sort que développent les vers 446-447 avec leur isométrie, leur jeu de coupe et leur effet de paronomase (άνένευον άνηνύστους) qui renforcent le refus des dieux à accepter les offrandes sacrées :
– × × –× × – × / × – – – × × – –
έφλεγον ιερά καλάπολυκνί,σσων επί βωμών
– × × – / × × – × / × – – – × × – –
άθάνατοι δ’ άνένευον άνηνύστους έκατόμβας.
Il s’agit donc bien, dans la logique du poète-rhéteur de médiatiser la découverte de la ville de Troie au travers de l’actualisation de la marche du cheval, devenu acteur de cette marche. Lorsqu’il est sujet du déplacement, il médiatise le regard du lecteur et le guide vers la cité à prendre. Lorsqu’il est entré et conduit près du pôle sacré qui organise la géographie urbaine troyenne, il redevient objet et marque, par son statisme, l’imminence du drame de la prise de Troie.
La construction de l’espace troyen par le truchement d’un personnage ou d’un être animé déambulant dans la ville n’est pas une invention de Triphiodore. On trouve déjà cette technique de composition spatiale chez Homère, notamment au chant VI de l’Iliade, lorsque Hector revient dans la ville15. L’organisation à laquelle aboutit la composition spatiale homérique, composition hodologique, est en effet proche de celle que nous avons sous les yeux dans l’Ilioupersis, à la fois suffisante pour que le lecteur se représente les mouvements dynamiques et place correctement les espaces de la diégèse mais insuffisamment précise pour qu’il puisse dessiner une carte détaillée de Troie et de la région :
From this sequence we may construct a general sketch of Troy’s geography with the lower city surmonted by the citadel that embraces both the royal oikos and the temples of the gods, a roughly hierarchical shape […] Opposite the city and its ramparts lies the encampment of the Greeks, their ships arrayed in ranks according to continent along the beach16.
Mais il y a plus : à cette bi-partititon interne/externe de la cité de Troie, correspond une autre bipartition interne. Si, comme le souligne Christos Tsagalis, « The city of Troy includes the following subsettings : (1) the walls, (2) the palace and (3) the entrance of the city »17, il convient de noter que Triphiodore propose une autre organisation. Accepté au cœur de l’enceinte, le cheval indique par sa localisation la structuration intérieure de Troie organisée autour de deux pôles sacrés : le temple d’Athéna et le temple de Zeus. Il est alors pertinent de noter comment Triphiodore articule minutieusement ces deux pôles spatiaux et la progression de la tension narrative. Le temple d’Athéna, dont la localisation est marquée par le statisme objectivant du cheval est aussi le lieu près duquel Cassandre a ses visions. C’est également le lieu près duquel on enferme Cassandre, afin de l’empêcher de parler, au plus profond des appartements royaux18 pour qu’elle ne trouble pas de ses funestes prédictions les festivités en l’honneur du cheval, don aux dieux.
Il est intéressant de noter que dans la pièce théâtrale qui s’occupe clairement du cycle troyen, l’Alexandra de Lycophron, se met en place également, selon d’autres modalités poétiques, tout un jeu sur l’espace et le paysage troyen, avec des effets de resserrement et de claustration spatiale mimétiques de la claustration de la parole dans la bouche de l’héroïne – comme l’a montré Christophe Cusset – et des effets de desserrement et d’ouverture de l’espace sur l’horizon paysager de la Troade. À propos de l’Alexandra de Lycophron, Christophe Cusset note :
cet étrange poème est donc, du point de vue de sa construction, un enchâssement de deux voix, au moins : d’une part, au centre, la voix de Cassandre, qui est contrainte à l’enfermement par son père Priam et qui ne cesse de déverser des prophéties ininterrompues ; d’autre part, la voix de son gardien, qui intervient en propre à l’ouverture et à l’épilogue du poème et par lequel passe en fait la voix de Cassandre. La conclusion qu’il donne à cette longue logorrhée divinatoire mérite d’être citée (Alexandra, vers 1461-1471) […] Le gardien rappelle tout d’abord l’enfermement de la jeune femme au moment précis où la prophétie s’achève et où le texte se referme sur lui-même, et le retour de la jeune fille au fond de sa cellule pourrait bien être métaphorique de la parole retenue, et la prophétie une manière d’exprimer une liberté contrôlée, une libération, certes temporaire, mais irrévocable. Cette claustration de Cassandre est en effet un élément caractéristique de la prophétesse qui a un statut particulier, qui est exclue du monde et de sa famille même, radicalement marginalisée […] L’enfermement de Cassandre est la traduction emphatique du thème de l’isolement dans lequel se trouve la prophétesse, et même toute prophétesse. […] Tout est donc ici lié : l’espace de la prison obscure, la mise à distance, la virginité rebelle, la parole énigmatique, la vocalisation imagée extatique, la multiplicité des niveaux d’énonciation dans le poème, tout cela est l’expression diverse d’une même figure sonore, à la fois contrainte et insaississable, à la fois surchargée de sens et incompréhensible, d’une voix qui appartient à toutes les époques du passé et de l’avenir sans pouvoir être efficace dans le présent19.
Les jeux d’espace, de dilatation et de contraction spatiale sont donc utilisés, chez Lycophron comme chez Triphiodore, à des fins dramatiques dans le récit de la prise de Troie, de même que le rapport symbolique à la parole : tout ceci rapproche le texte du poète alexandrin de celui de Triphiodore. Ces jeux spatiaux et paysagers sont tout particulièrement perceptibles dans l’opposition qui existe entre le paysage évoqué et décrit dans le récit du serviteur de Priam et l’espace et le paysage mentionnés et vécus par Cassandre, opposition qu’a nettement mise en valeur Alexandra Traschel20. Nous notons alors une autre série de parallèles entre le texte de Lycophron et l’Ilioupersis : les mêmes lieux de la ville sont évoqués et ce, à des fins géographiques similaires. Lycophron mentionne en effet non seulement la géographie de la plaine de la Troade et des environs immédiats, avec le cas de l’île de Ténédos21, mais encore la géographie urbaine de Troie avec les maisons à l’intérieur de Troie et les sanctuaires de Zeus et d’Athéna22. Il est intéressant de noter que l’Alexandra pourrait être un hypotexte à l’Ilioupersis de Triphiodore car l’image de Troie qui s’y construit « mélange deux, voire trois niveaux : l’espace homérique, l’espace mythologique composé d’éléments non homériques, et peut-être également d’éléments tirés du paysage réel »23.
On voit donc que le métissage des données spatiales et géographiques concourt à la représentation de l’ensemble du paysage troyen chez Lycophron et, par effet d’intertextualité, ouvre le texte de Triphiodore à cet hétérogène de la représentation. Dernier élément à noter quant à la possible dimension théâtrale de cette réécriture de Triphiodore : c’est tout autour du temple d’Athéna que va se jouer un événement décisif : celui de l’inflexion d’Hélène par Athéna24 pour qu’elle aide les Achéens (les renforts postés dans les îles voisines) à pénétrer dans la ville. Par la suite, nous suivrons l’héroïne qui se dirige vers l’autre pôle sacré25 que constitue le temple de Zeus et où se condense l’architecture royale26. Ce sera le lieu de l’acmé du pillage27. Les pôles internes de la ville de Troie, chez Lycophron comme chez Triphiodore, sont instrumentalisés à des fins dramatiques. Ils ne sont pas seulement sollicités pour marquer l’organisation géographique de la ville, mais ils marquent aussi la logique du récit et participent de la construction de la tension dramatique.
On observe ainsi deux types d’organisation spatiale médiatisés par le cheval parcourant la ville : tout d’abord un mouvement dynamique entre l’intérieur le plus profond de la ville et l’extérieur des bâtiments urbains. Cette approche de l’espace rappelle l’organisation spatiale déjà observée dans le cas des constructions des espaces urbains dans les réécritures épiques de l’époque hellénistique, notamment dans le cas de la ville de Lemnos dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes28. Dans ce cas, le modèle structurant convoqué par le poète alexandrin, est un modèle théâtral. Et ce n’est pas sans raison que Triphiodore le convoque ici aussi : la dimension théâtrale de l’espace, la construction de la tension diégétique de l’Ilioupersis, rappelle le drame théâtral comme nous allons le voir.
Ensuite, c’est une composition spatiale en cercles concentriques et autour des deux espaces sacrés internes que le rhéteur propose car se surimpose à la bi-partition troyenne un effet de resserrement et dilatation de l’espace, un jeu de composition spatiale entre un horizon large ouvert par le camp achéen sur le rivage et par les navires achéens postés sur les îles au large et un horizon refermé, celui de la cité de Troie repliée sur elle-même, enfermée dans l’attente d’un destin inexorable. De ce point de vue, le statisme du cheval près de l’autel d’Athéna qui représente symboliquement la claustration extrême de Troie sur elle-même avec l’enfermement de Cassandre au plus profond de ses appartements et les jeux de jonction et d’articulation de l’espace troyen avec l’autre pôle sacré qu’est le temple de Zeus, en sont révélateurs. Car c’est bien depuis le temple de Zeus, construit en opposition spatiale avec le temple d’Athéna, que le poète construit l’effet de desserrement et d’ouverture de l’espace vers l’horizon géographique de la plaine, puis des côtes et enfin des îles au large, annonçant le retour au pays des Grecs29.
On voit donc une tension spatiale se mettre en place entre une linéarité théâtrale héritée du modèle urbain épique hellénistique et une construction en cercle concentrique qui réfère au modèle épique homérique de l’espace30. Triphiodore ne se contente pas de reproduire une ville bipartite de type homérique, les nouveautés qu’il apporte à la ville de Troie posthomérique sont bien plus révélatrices de sa perception urbaine que l’héritage homérique ne pourrait le laisser penser. Il faut noter qu’une nouvelle dimension est apportée à l’espace urbain, précisément lors de l’acmé dramatique31.
Il s’y produit un changement de construction spatiale : à la composition linéaire articulée autour de l’intérieur-extérieur convoquant le modèle théâtral32 et à la composition concentrique relevant du modèle spatial hellénistique33 succède une percée structurante de l’espace urbain par le haut. Une dimension de verticalité, jusqu’alors peu sollicitée par les textes34 dans la composition de l’image de la ville de Troie, apparaît comme décisive dans cette épopée miniature35. Ainsi Hélène, du haut du palais royal, au cœur de la ville, annonce aux Achéens l’heure du pillage36. La métaphore qui suit explicite poétiquement les jeux de reflets lumineux qui se propagent tout autour du cœur de la ville37 : c’est bien l’espace qui se construit ici par le haut. La suite du texte confirme ce travail de percée verticale en filant des métaphores aériennes comme celle de l’hirondelle38 ou de la tempête39 qui décrivent le désarroi et le chaos de la scène de pillage. Les troyens désespérés se jettent massivement du haut de leur toit40. Ce faisant, le poète construit l’image d’une ville qui passe essentiellement par une construction verticale en plongée : Troie n’existe que dans ce mouvement de chute. L’Ilioupersis donne ainsi une image des plus tragiques de ce paysage urbain qui ne peut s’incarner, s’actualiser dans une nouvelle dimension qu’au moment où il est voué à disparaître. Cette épopée miniature apporte une autre dimension à la construction de l’espace de Troie, une dimension verticale qui prend corps dans une épaisseur dramatique.
Si la vision floue de la ville chez Triphiodore ne semble permettre qu’une lecture spatiale, la médiatisation de la composition spatiale de la ville au travers de la dynamique du cheval puis d’Hélène, les appels aux divers intertextes théâtraux et épiques hellénistiques laissent deviner une épaisseur culturelle portée par les références intertextuelles dont l’ajout de la dimension verticale, innovation du poète au même titre que la médiatisation par le cheval assurent un basculement du simple plan spatial au plan paysager. Si l’on veut bien entendre le paysage urbain au sens esthétique du terme et au sens où il est construit au travers de la figure du palimpseste spatial (sédimentation des couches historiques) et culturel (au sens littéraire du terme). Il semble alors productif de repartir du cheval lui-même pour approfondir tous les jeux spatiaux et culturels que le poète-rhéteur propose à son lecteur au travers d’une intertextualité créative aux enjeux identitaires forts.
3. L’ekphrasis du cheval de Troie ou le moment-paysage de l’Ilioupersis
La logique spatiale de la ville de Troie chez Triphiodore est complexe et va en se complexifiant par des jeux intellectuels. Nous venons de noter que l’une des logiques spatiales de Troie est celle qui reprend la bi-partition homérique entre deux termes opposés : la ville et le camp des Achéens. Mais nous savons désormais que Triphiodore superpose à cette composition une autre logique spatiale : celle qui ouvre et resserre l’espace diégétique et le charge d’une valeur symbolique. Le début et la fin de l’épopée miniature de l’Iloupersis se caractérisent par l’espace extérieur à la ville sainte : la géographie extérieure, celle de la plaine mais aussi celle des îles environnantes est alors mentionnée par le poète41 en même temps que le camp grec42 à l’ouverture du récit, tandis qu’il clôt son œuvre par un effet de « zoom arrière » qui embrasse tout l’arrière-pays de la Troade au fur et à mesure que s’éloignent les Achéens43. Par la suite, un jeu de resserrement autour de l’enceinte se met en place afin de créer une tension diégétique qui met en relief l’ekphrasis du cheval de bois. Comme la majorité des ekphraseis, qu’elles soient palatiales, urbaines ou paysagères (cosmogoniques), dans la littérature épique ou romanesque de cette période44, l’ekphrasis du cheval de bois n’a pas pour simple vocation de « placer sous les yeux du lecteur une scène de manière vivante »45 ou l’objet décrit. Cette dernière a également une valeur programmatique importante. Prenons le texte en son ensemble :
ποιεί δ’ εύρυτάτης μέν επί πλευρής άραρυΐαν
γαστέρα κοιλήνας, όπόσον νεός άμφιελίσσης
ορθόν επί στάθμην μέγεθος τορνώσατο τέκτων.
αυχένα δέ γλαφυροΐσιν επί στήθεσσιν έπηξε
ξανθώ πορφυρόπεζαν έπιρρήνας τρίχα χρυσώ·
ή δ’ έπικυμαίνουσα μετήορος αύχένι κυρτώ
εκ κορυφής λοφόεντι κατεσφρηγίζετο δεσμώ.
οφθαλμούς δ’ ένέθηκε λιθώπεας εν δυσί κύκλοις
γλαυκής βηρύλλοιο καί αίμαλέης άμεθύσσου·
των δ’ έπιμισγομένων διδύμης άμαρύγματι χροιής
γλαυκών φοινίσσοντο λίθων έλίκεσσιν όπωπαί.
άργυφέους δ’ έχάραξεν επί γναθμοΐσιν όδόντας
άκρα δακεΐν σπεύδοντας έυστρέπτοιο χαλινού·
καί στόματος μεγάλοιο λαθών άνέωξε κελεύθους
άνδράσι κευθομένοισι παλίρροον άσθμα φυλάσσων,
καί δια μυκτήρων φυσίζοος έρρεεν άήρ.
ουατα δ’ άκροτάτοισιν επί κροτάφοισιν άρηρεν
ορθά μάλ’, αίέν έτοιμα μένειν σάλπιγγος άκουήν.
νώτα δ’ όμου λαγόνεσσι συνήρμοσε καί ράχιν υγρήν,
ισχία δέ γλουτοΐσιν όλισθηροΐσι συνήψε,
σύρετο δέ πρυμνοΐσιν έπ’ίχνεσιν έκλυτος ούρή
άμπελος ως γναμπτοΐσι καθελκομένη θυσάνοισιν.
οί δέ πόδες βαλίοισιν έπερχόμενοι γονάτεσσιν
ευπτερον ώσπερ έμελλον επί δρόμον όπλίζεσθαι,
ούτως ήπείγοντο· μένειν δ’ έκέλευεν άνάγκη.
ου μέν υπό κνήμησιν άχαλκέες έξεχον όπλαί,
μαρμαρέης δ’ έλίκεσσι κατεσφήκωντο χελώνης
άπτόμεναι πεδίοιο μόγις κρατερώνυχι χαλκώ.
κληιστήν δ’ ένέθηκε θύρην καί κλίμακα τυκτήν,
ή μέν όπως άίδηλος επί πλευρής άραρυΐα
ένθα καί ένθα φέρησι λόχον κλυτόπωλον ’Αχαιών,
ή δ’ίνα λυομένη τε καί έμπεδον εις εν ίουσα
είη σφιν καθύπερθεν οδός καί νέρθεν όρουσαι.
άμφί δέ μιν λευκοίο κατ’ αύχένος ήδέ γενείων
άνθεσι πορφυρέοισι πέριξ έζωσεν ιμάντων
καί σκολιής έλίκεσσιν άναγκαίοιο χαλινού
κολλήσας έλέφαντι καί άργυροδίνεϊ χαλκώ.
αύτάρ επειδή πάντα κάμεν μενεδήιον ίππον,
κύκλον έυκνήμιδα ποδών ύπέθηκεν έκάστω,
έλκόμενος πεδί,οισιν δπως πειθήνιος είη
μηδέ βιαζομένοισι δυσέμβατον οιμον όδεύη.
ως ό μέν έξήστραπτε φόβω καί κάλλεϊ πολλω
ευρύς θ’ υψηλός τε· τον ουδέ κεν άρνήσαιτο,
εί μιν ζωόν έτετμεν, έλαυνέμεν ίππιος ’Άρης.
άμφί δέ μιν μέγα τείχος έλήλατο, μη τις Αχαιών
πριν μιν έσαθρήσειε, δόλον δ’ άνάπυστον άνάψη. (Triph. Iliou, 62-107)
Et déjà, exécutant les volontés de la déesse, Épéios construit, offrande fatale à Troie, un cheval gigantesque. Et déjà, les arbres tombent et descendent dans la plaine, ils viennent de l’Ida, de la même montagne d’où autrefois Phéréclos fit venir le bois pour fabriquer les nefs d’Alexandre, origine de tous les maux. Épéios fait d’abord, en l’ajustant aux larges membrures des flancs, le ventre qu’il creuse aussi largement que l’intérieur d’une nef à double courbure qu’à l’aide du cordeau construit exactement un charpentier. Il fixe le cou sur le poitrail creux et répand sur la crinière pourpre un flot d’or blond. Cette crinière ondoie dans les airs sur le cou incurvé et au sommet se réunit, scellée par un lien en forme de panache. Les yeux qu’il place sont de pierre précieuse, deux cercles concentriques de vert béryl et d’améthyste couleur sang. Ils unissent le scintillement de leur double couleur qui fait rougir les regards du cheval dans les orbes des pierres verdâtres. Éclatantes de blancheur, les dents dressent leurs pointes sur ses mâchoires, ardentes à mordre les extrémités du frein incurvé. Dans la vaste bouche, Épéios ouvre en secret des voies pour permettre aux hommes enfermés de respirer librement ; par les naseaux aussi coule l’air, source de vie. Les oreilles sont ajustées à l’extrémité des tempes, toutes droites, toujours prêtes à attendre le son de la trompette. Le dos s’adapte aux flancs, ainsi que l’échine flexible ; les hanches se rattachent à la croupe lisse. Épéios étire jusqu’au bas des pattes la queue flottante, comme une vigne qui descend en vrilles recourbées. Les pieds, dans le prolongement des genoux agiles, paraissent s’apprêter à une course immobile, tant ils se hâtent ; mais la nécessité les contraint à demeurer sur place. Au bas des pattes, les sabots en saillie ne laissent pas d’être d’airain, mais ils sont cerclés d’un bandage d’écaille brillante, ils touchent à peine le sol de leur robuste corne de bronze. Épéios ménage une porte bien close et une échelle bien faite, l’une invisiblement adaptée aux flancs, destinée à faire entrer et sortir les Achéens embusqués dans l’illustre coursier ; l’autre, afin qu’elle se déploie et s’agence d’un seul tenant, offrant une voie pour monter et descendre. Tout autour, sur sa nuque blanche et sur ses mâchoires, il le ceint circulairement avec l’éclat pourpre des courroies et avec les courbes sinueuses du mors contraignant, qu’il incruste d’ivoire et de bronze aux reflets argentés. Puis, lorsqu’il a entièrement terminé ce cheval belliqueux, il place sous chaque pied une roue aux bons jambages, afin que, traîné dans la plaine, il se montre docile et ne rende pas malaisée la progression de ceux qui peinent à le tirer. C’est ainsi qu’il resplendit, redoutable et beau, avec ses larges flancs et sa haute taille. Certes, le cavalier Arès n’eût pas dédaigné de le monter, s’il l’eût rencontré vivant. Et tout autour on élève une grande muraille, de peur qu’un Achéen ne l’aperçoive avant l’heure et n’évente la ruse46.
Il convient de noter deux faits importants pour notre propos. Tout d’abord, dans cette description fort détaillée47, nous pouvons lire un jeu symbolique qui relie l’espace géographique extérieur à l’espace urbain interne à Troie, espace auquel se destine le cheval. Ainsi, le bois du Mont Ida, la plaine à ses pieds48 et les forêts environnant Troie49, vont entrer dans la citadelle comme un vaisseau pénètre les eaux. C’est une écriture par anticipation. On retrouve alors l’association de la ville avec l’île et sa conquête par le cheval associé au bateau50. Ce dernier traverse une zone de transition, la plaine marécageuse, et se rend enfin aux portes de la ville51. La médiatisation du regard par le dynamisme du cheval n’est donc plus réduite au chemin qu’il parcourt, c’est la description même de ce dont le cheval est fait – ici le bois du Mont Ida et le paysage environnant – qui ouvre l’imagination du lecteur à un horizon plus vaste, à l’arrière-pays de la Troade, dépassant ainsi le cadre de l’espace « objectif », cardinal, pour embrasser une vision qui relève plus du paysage. L’ekphrasis arrête la diégèse pour un moment et le lecteur assiste à la construction d’un paysage, grâce aux divers jeux qui relient l’ekphrasis au reste de l’œuvre.
Cette ouverture de l’espace au paysage troyen est également travaillée par Triphiodore qui effectue un rapprochement entre l’île de Ténédos, lieu d’embuscade des navires grecs et le cheval de Troie, lieu d’embuscade des héros grecs. Le poète nous livre cette association lorsqu’il qualifie le cheval de navire équestre ίππείην … ές όλκάδα au vers 185 et l’associe à la retraite des Grecs sur l’île de Ténédos :
ένθα δέ πευκήεντος άνασχόμενοι πυρός ορμήν
έρκεά τε πρήσαντες έυσταθέων κλισιάων
νηυσίν άνεπλώεσκον άπό 'Ροιτειάδος άκτής
δρμον ές άντιπέραιον έυστεφάνου Τενέδοιο
γλαυκόν άναπτύσσοντες ύδωρ Άθαμαντί,δος 'Έλλης. (Triph. Iliou, ν. 214-218)
C’est alors que brandissant des torches au feu résineux, ils incendient les retranchements de leurs solides baraques et sur les nefs ils gagnent la haute mer ; laissant le cap Rhoetée ils gagnent, en face, Ténédos aux belles enceintes, après avoir sillonné l’onde étincelante d’Hellé, la fille d’Athamas.
Ainsi, bien que l’île de Tenedos ne fasse pas l’objet d’une description détaillée elle non plus, l’utilisation de son toponyme ne relève pas de la simple mention géographique pour s’orienter sur la carte épique mais elle relève d’un tissage diégétique qui la relie à l’ekphrasis du cheval : on voit ainsi clairement la dimension programmatique de cette dernière, au travers de l’instrumentalisation du paysage. Ce dernier souligne le rôle important de cette île dans le dénouement du conflit troyen. Sur le plan esthétique, on voit que le poète ne manque pas de travailler les effets plastiques : il se livre en effet à une autre association entre l’île de Ténédos et la ville de Troie construisant ainsi un subtil effet miroir du paysage insulaire et du paysage urbain, selon le fonctionnement esthétique du paysage épique52, comme le prouve la dernière association étroite entre l’île de Ténédos et la ville de Troie aboutissant à la fusion du navire et du cheval en une image hybride qui confond les deux espaces pour les unir dans une même temporalité et un même but.
Ce travail d’association plastique et de spatialisation, traduisant un détournement des codes de l’écriture homérique d’une ekphrasis vers ceux de la rhétorique, se laisse apprécier au cours du subtil jeu sur les couleurs que le poète rhéteur travaille afin de créer des effets de cercles concentriques de couleurs, portés par des doubles chiasmes qui semblent réfléchir l’éclat des couleurs et des métaux qui composent ce cheval : on note en effet un premier jeu sur les couleurs pourpre et blonde qui créent un premier chiasme qui enferme ces reflets en cercles concentriques au vers 66 en début d’ekphrasis :
ζαν&ω πορφυρόπεζαν έπιρρήνας τρίχα χρυσω.
comme le prouve l’éclatement à l’attaque et à la fin du vers du complément au datif ζαν&ω
χρνσω qui enferme la syntaxe sur l’espace du vers et mime ce cercle de rayonnement coloré. Ce vers 66 réfléchit les couleurs qu’il porte aux vers 100-103 :
– × × – / – – × / × – × × – × × – –
άμφί δέ μιν λευκοΐο κατ’ αύχένος ήδέ γενεί,ων
– × × – × × – × / × – – – × × – –
άνθεσι πορφυρέοισι πέριξ έζωσεν Ιμάντων
καί σκολιης έλί,κεσσιν άναγκαίοιο χαλινού
– – – × × – – / – × × – × × – –
κολλήσας έλέφαντί καί άργυροδί,νεϊ χαλκω.
Ces derniers reprennent en effet l’éclat de la couleur blanche brillante mis en relief par l’adjectif λευκοΐο entre les deux coupes qu’accepte ce vers, couleur éclatante qui croise la couleur pourpre évoquée aussi à l’ouverture de la description et qui est ici aussi mise en valeur avant la coupe. Enfin l’éclat blanc se réfléchit dans la mention de l’ivoire du mors en relief avant la coupe et dans la mention du bronze chaud rappelant la couleur blonde que marque l’adjectif au datif en fin de vers et que souligne la scansion spondaïque. À ce premier chiasme pourpre/blond (vers 66) blanc/pourpre (vers 100-101, réfléchit encore en blanc/bronze vers au vers 103) répond un autre chiasme coloré dessinant un autre cercle concentrique de couleurs catoptriques : celui qui fait se répondre vert/rouge et rouge/vert aux vers 69-70 et 70-71 :
οφθαλμούς δ’ ένέθηκε λιθώπεας εν δυσί κύκλοις
γλαυκής β-ηρύλλοιο καί αίμαλέης άμε&ύσσου-
των δ’ έπιμισγομένων διδύμης άμαρύγματι χροιής
– – – – – × / × – × × – × × – –
γλαυκών φοινίσσοντο λίθων έλίκεσσιν όπωπαί.
On retrouve alors le même procédé prosodique de mise en valeur des couleurs rayonnant en chiasme au vers 70 avec l’éclatement de part et d’autre du vers du complément au génitif et la mise en valeur avant la coupe et par la scansion spondaïque des éléments colorés. Sans entrer dans une vaste comparaison qui excèderait les enjeux de la présente étude, nous souhaitons souligner ici que cette technique de composition spatiale et de jeux sur les formes (ici circulaires, notons l’abondance du lexique soulignant le cerclage des éléments du cheval par les métaux précieux ou les couleurs, comme έλίκεσσιν au vers 71, έν δυσί κύκλοις au vers 69 etc.) au travers de la couleur et des métaux précieux se retrouve dans les réécritures épiques qui se distancient du modèle homérique. L’ensemble des ekphraseis de la littérature grecque d’époque impériale sollicite la grande diversité des couleurs et leur déclinaison colorée comme un kaléidoscope permettant une composition organisée et raisonnée de l’espace ou de l’objet décrit comme nous avons eu l’occasion de l’étudier dans le cas des ekphraseis de boucliers ou d’objets épiques53. C’est ici aussi, pour nous, la preuve d’une réécriture créative qui reprend la matière homérique pour la détourner et la remodeler selon une perception et une vision révélatrice d’un changement d’esthétique et de valeurs, dont les nouveaux codes orientent le lecteur du côté de la culture de la Seconde Sophistique.
C’est une première étape dans l’écriture de Triphiodore qui montre que l’on passe d’un simple espace objectif pour cerner Troie, comme chez Homère, à une représentation bien plus complexe qui construit, peu à peu, l’image d’un véritable paysage. Ce dernier, dans le détournement des codes épiques vers ceux de la rhétorique – l’ekphrasis du cheval de bois étant ici le résultat d’un exercice d’école – qu’il propose traduit un changement de vision et de représentation de la ville troyenne. C’est aussi ce que nous propose la ville de Troie telle que Quintus de Smyrne nous la présente. Si le détournement des codes épiques permet de rapprocher le texte de Triphiodore de celui de Quintus, en revanche les modalités de mise en œuvre de ce détournement et la nouvelle image de Troie qui en ressort diffèrent. On passe en effet du cheval comme guide dans la ville et comme modèle invasif à une hodologie dans une ville « muséifée », un paysage urbain pour « antiquaires » et touristes, selon le goût qui se développe sous la Seconde Sophistique.
4. De l’ espace homérique au paysage urbain des « antiquaires » : l’ Ilion Novum de Quintus de Smyrne54
La ville de Troie chez Quintus de Smyrne pour ne pas offrir d’ekphrasis palatiale autonome et clairement identifiable, n’en présente pas moins quelques informations importantes qui nous permettent de comprendre comment ce poète, émule d’Homère narrant les événements du cycle troyen entre l’Iliade et l’Odyssée, se figurait Troie et surtout comment il a voulu la représenter à son lecteur. Un premier constat s’impose : il n’y a pas d’ekphrasis de la ville de façon unitaire et isolée et qui serait commandée par la description de la prise de la ville et de son incendie au livre XIV sur lequel se clôt l’épopée posthomérique. En revanche, nous avons localisé quatre passages, répartis sur la seconde moitié de l’épopée qui développent des informations sur la composition urbaine de Troie : au livre VI, 120-150, au livre XII, 470-490 et 516-519, au livre XIII, 420-423 et 430-437 et enfin au livre XIV, 320-328.
Un second constat s’impose : la ville apparaît au travers de son organisation matérielle et spatiale. Ce sont les bâtiments caractéristiques et emblématiques des hauts lieux et des personnages importants de cette ville et de sa mythologie qui sont utilisés comme points de repère spatiaux et qui donnent à la ville son épaisseur à la fois matérielle et culturelle. La composition urbaine ainsi dégagée montre que la ville, ici aussi, s’organise autour des deux centres religieux : celui formé par le temple d’Athéna et celui constitué autour du temple d’Apollon55.
Une comparaison avec les informations urbaines du texte homérique est également révélatrice. Chez Homère on trouve déjà la mention de Pergame comme lieu saint dédié à Apollon (Il., IV, 508 ; V, 460 et VII, 21) et qui abrite le temple lui-même (Il., V, 445-448 et 512-513) ainsi que les appartements de Pâris (Il., VI, 512) qui habite dans Pergame même ; mais aussi celle de l’acropole qui soutient le temple d’Athéna (Il., VI, 88 et 297) ainsi que le palais du roi Priam, caractérisé par les cinquante chambres de ses gendres (Il., VI, 242 sqq. et 257) et la demeure d’Hector et celle de Pâris (Il., VI, 316-317). L’organisation bipartite autour des deux centres religieux est donc un héritage homérique. Pourtant, Quintus de Smyrne apporte des modifications plus précises à cet héritage homérique qui contribuent à donner une épaisseur à la ville de Troie, une épaisseur d’une tout autre nature. Le poète posthomérique mentionne en effet le tombeau d’Assaracos56, l’autel de Zeus Herkéios, l’héroôn de Ganymède, la maison d’Anténor, le trou des serpents et les tombeaux des Laocoontides et de Polyxène57. Comme le note Francis Vian, Quintus de Smyrne situe Troie sur l’emplacement d’Ilion Novum58 et témoigne ainsi de sa vision opposée aux théories soutenues par Démétrios de Sceptis et Strabon selon qui, toute trace de l’ancienne Troie avait disparu à jamais. De ce point de vue, l’emploi du présent d’actualité au vers 481 du livre XII, prend alors tout son sens polémique et insiste bien sur le fait que ce vestige est encore présent au moment où le poète compose59.
Il nous paraît alors intéressant de relire cette composition de l’espace urbain troyen, avec, en tête, l’idée que Quintus de Smyrne complète les indications urbaines d’Homère. Il effectue ainsi une mise à jour de ces informations, comme s’il lisait une sorte de guide touristique des hauts lieux troyens60. Si l’on reprend les quelques passages décrivant l’aspect de la ville de Troie on est frappé par le fait qu’il s’agit, à chaque fois, d’un personnage qui se promène le long des rues de la ville :
ως άρα Τρώιοι υιες έγήθεον, ευτ’ έσίδοντο
δβριμον Εύρύπυλον, του δ’ εν φρεσί θαρσαλέον κήρ
τέρπετ’ άγειρομένοισιν άπό πρόθυρων δέ γυναίκες
θάμβεον άνέρα διον ο δ’ έξοχος έσπετο λαών,
ήύτε τις θώεσσι λέων εν δρεσσι μετελθών. Τον δέ Πάρος δειδεκτο, τιεν δέ μιν Έκτοριισον (Q*S*, Posth., VI, 128-133)
ainsi les fils de Troie se réjouissaient à la vue du vaillant Eurypyle, et lui, plein d’assurance au fond de son cœur, aimait à voir leur foule autour de lui : et c’est sur le seuil de leurs portes, que les femmes s’émerveillaient de ce divin héros qui brillait parmi ses peuples comme un lion qui dans les montagnes rencontrent des chacals. Pâris le reçut et l’honora comme l’égal d’Hector
et
Κακή δ’ έπενίσετο φύζα
Τρώας, δτ’ είσενόησαν άνά πτόλιν αίνά πέλωρα·
ουδέ τις αίζηών, ούδ’ εί μένος άτρομος ήεν,
μεΐναι έτλη· πάντας γαρ άμείλιχον άμπεχε δείμα
θηρας άλευομένους, οδύνη δ’ έχεν. ’Ένθα γυναίκες
οίμωζον καί πού τις έών έπελήσατο τέκνων
αυτή άλευομένη στυγερόν μόρον. Άμφί δέ Τροίη
έστεν’ έπεσσυμένων. Πολλοί δ’ άφαρ εις εν ίόντες
γυΐα περιδρύφθησαν ένεστείνοντο δ’ άγυιαίς
άμφιπεριπτώσσοντες. (Q,S,, Posth,, XII, 463-472)
Une horrible terreur saisit les Troyens, lorsqu’ils aperçoivent à travers la ville les sinistres monstres ; aucun homme, aussi téméraire soit-il, n’ose s’y opposer, mais ils sont tous en proie à une peur panique et se sauvent devant les monstres, terrifiés. Alors les femmes se mettent à hurler et sans doute quelqu’une aura oublié ses enfants en prenant la fuite pour échapper elle-même à une odieuse mort. C’est Troie toute entière qui gémit à l’approche des monstres. Et combien de corps sont piétinés pendant l’agitation ! Les rues sont bien trop étroites pour ceux qui cherchent à fuir de tous côtés.
ainsi que
Πάντη δ’ άλλοθεν άλλα κατηρείποντο μέλαθρα
ύψόθεν άζαλέη δέ κόνις συνεμίσγετο καπνω·
ώρτο δ’ άρα κτύπος αίνος· ύπετρομέοντο δ’ άγυιαί.
Καίετο δ’ Αίνείαο δόμος, καίοντο δέ πάντα
Άντιμάχοιο μέλαθρα· καταίθετο δ’ άσπετον άκρη
Πέργαμον άμφ’ έρατήν περί θ’ ιερόν ’Απόλλωνος
νηόν τε ζάθεον Τριτωνίδος άμφί τε βωμόν
Έρκείου· θάλαμοι δέ κατεπρήθοντ’ ερατεινοί
υίωνών Πριάμοιο· πόλις δ’ άμαθύνετο πασα. (Q.S, Posth, XIII, 430-437)
Et, de toute part, les toits des maisons s’effondrent, une poussière sèche se mélange à la fumée, s’élèvent alors d’effroyables craquements ; le sol des rues tremble. Elle brûle la demeure d’Énée, elles brûlent toutes les ailes du palais d’Antimaque, elle est prise dans un vaste feu la ville haute de Pergame, et le sanctuaire d’Apollon, et le temple sacré de la Tritonide, et l’autel de Zeus Herkéios ; les charmants appartements des neveux de Priam finissent de brûler ; la ville toute entière n’est plus que cendres.
Les rues dessinent non seulement une dynamique à l’intérieur de l’espace urbain et l’animent ainsi, mais elles organisent encore la composition même de la ville : c’est sous les pas, mais aussi au travers des émotions des divers personnages qui la traversent ou qui tentent de la fuir qu’Ilion prend forme et sens, la perception de l’espace devient subjective. On retrouve en effet plusieurs fois la mention des rues qui disposent l’espace et rend le lecteur réceptif à l’ordre de la ville derrière le terme d’άγυιαις61. Ce terme relève du vocabulaire canonique épique des voies de communication62. En réalité, il se charge d’une autre dimension, une dimension intertextuelle car il n’est pas sans rappeler l’utilisation qu’en a faite Apollonios de Rhodes dans la construction de son paysage urbain, qui passe, justement, par l’éclatement du réseau de communication et crée une esthétique qui rend lisible de paysage urbain63. On note donc que le possible emprunt à Apollonios de Rhodes64, emprunt lexical mais aussi emprunt de l’image spatiale de la ville, fait éclater la logique linéaire de l’hodologie homérique construisant Troie par une approche spatiale, pour la reconfigurer au travers d’une figure de l’éclatement – une sorte d’esthétique fractale – portée par les voies de communication et ressaisie au travers des émotions et de la subjectivité des personnages la parcourant : on bascule donc du simple espace vers un paysage, esthétique et subjectif. En outre, le terme d’άγυιαις connaîtra une fortune particulière dans l’épopée posthomérique dont Nonnos témoigne encore65. La forme même de la ville semble alors s’établir dans notre texte selon le processus d’une dynamique de communication66. La rue est un premier élément clef de ce paysage urbain, comme il l’est plus largement de toute perception de la ville antique :
La rue n’est pas un espace en deux dimensions : c’est un volume, un espace construit. En raison précisément de son caractère tridimensionnel, la rue assume, ou peut assumer, des fonctions essentielles […] par rapport au tissu bâti.[…] La rue constitue aussi un élément essentiel du paysage urbain67.
Pour autant, peut-on dire que Quintus fait œuvre d’archéologue ? On serait tenté de voir derrière la présentation qu’il nous propose de la ville de Troie une sorte de naissance d’un regard « archéologique » au sens où cela pourrait signifier quelque chose pour un ancien grec68 ; en tout cas celui d’un « antiquaire » assurant la promotion de la culture locale. Il est alors intéressant pour nous de mettre cette démarche poétique en perspective historique avec la création de certaines « fausses reliques » par les habitants de la nouvelle Troie afin d’assurer la pérennité et le lustre de l’antique cité : la maison d’Anténor et la tombe de Polyxène sont sans doute à rattacher à la démarche d’antiquaire faussaire tandis que la reconstruction du temple d’Athéna est à relier à la volonté de conservation des hauts lieux de la sainte Ilion69.
Mais ce qui nous paraît plus significatif encore de la logique dans laquelle le paysage urbain de la Troie posthomérique se singularise, c’est la mention et l’importance que revêt l’autel de Zeus Herkéios dans le texte de Quintus70. Or, si l’on veut bien se rappeler que cet autel a été honoré de la visite d’Alexandre le Grand71 et de celle de César72, on comprendra mieux alors que le modèle principal – à défaut d’intertexte précis – qui sert de référent à la construction du paysage urbain de Troie, ce n’est pas tant la Troie homérique, que la Troie perçue et construite selon la logique des récits de voyage, que ce soit ceux des Empereurs en Orient73 ou ceux des pèlerinages païens74. Ils manifestent tous la singularité de perception et de représentation du paysage, naturel comme urbain, au travers de la notion d’antiquité et de merveilleux vernaculaire à laquelle la Seconde Sophistique a donné naissance75.
5. la Troie des Posthomériques : une ville-musée ou un paysage urbain de la Seconde Sophistique ?
Si le modèle intertextuel de Triphiodore semble être du côté du théâtre ou de l’épopée alexandrins, le tout revu à la lumière des codes rhétoriques que l’auteur apprit sans doute dans l’un des foyers rhétoriques tardifs, probablement dans une école comme celle de Panopolis76, on voudrait, sans mener l’intégralité d’une étude exhaustive que cela demande, dans ce dernier temps de la présente étude, ouvrir un espace de réflexion qui ferait dialoguer le genre épique avec d’autres formes génériques, jusqu’à présent peu sollicitées par la critique qui a focalisé sur les rapports entre épopée d’époque hellénistique et impériale et roman grec. Pourtant, la prose impériale, marquée par la dimension rhétorique, offre des parallèles intéressants dans le traitement de la matière épique homérique dont les épopées de Triphiodore et de Quintus de Smyrne semblent être particulièrement proches. Il existe, dans les divers écrits sophistiques, un véritable souci du traitement du paysage au même titre que d’autres éléments sur lesquels portent les efforts de composition et d’écriture rhétoriques77. Le paysage a son importance dans le traitement des sujets épiques hérités d’Homère. Si l’on prend le cas de Philostrate et ses Eikones, le tableau intitulé le Scamandre en est, pour une part, la preuve. L’étude d’Agnès Rouveret a montré combien le paysage a son importance dans les Eikones et combien le Scamandre de Philostrate (ainsi que le Bosphore) témoigne de ce goût paysager, et plus particulièrement de cette attention porté au paysage lorsque l’on veut traiter de la matière épique héritée d’Homère. Deux faits majeurs sont à retenir : la convocation d’Homère et la construction du paysage troyen au travers de la notion de θαύμα. Homère est en effet cité dans le texte du rhéteur à propos de la description et de la modélisation du paysage par l’art, par l’œuvre d’art, ici picturale et par le dialogue entre texte et image78, caractéristique de l’écriture rhétorique de la Seconde Sophistique :
Les ecphraseis de la seconde sophistique s’inscrivent, en effet, dans le prolongement d’une tradition littéraire, bien établie dès le début de l’époque hellénistique, qui joue précisément sur les interférences entre les collections d’objets d’art et les collections de poèmes descriptifs. […] Dans le cas des Eikones, le texte apparaît plutôt comme une collection encyclopédique de tableaux typiques. C’est ce que Philostrate dit lui-même dans l’introduction de son ouvrage. Mais afin de créer une fiction vraisemblable pour ce musée imaginaire, les eikones doivent se relier à une mémoire visuelle partagée. D’une manière analogue aux listes pliniennes évoquant les opera nobilia des artistes célèbres, la description crée une complicité entre le lecteur-spectateur et l’auteur ; qui prend le masque du peintre, en suggérant le plaisir de la reconnaissance. Cette complicité se bâtit sur un héritage commun de citations littéraires et de souvenirs visuels. […] Ces caractères sont très nets dès le premier tableau, le Scamandre. Le sujet principal de la description est la merveille (θαύμα) de la lutte entre le feu et l’eau79.
Mais Homère est cité par le rhéteur que pour mieux s’en détacher ou le concurrencer : il est, de ce point de vue, édifiant de constater que Philostrate clôt sa description par l’évocation de la flamme dont l’éclat merveilleux « semblable à l’or et aux rayons du soleil » (καί τό άνθος του πυρός ού ξανθόν ουδέ τη είθισμένη οψεο, άλλά χρυσοειδές καί ήλιώδες ne se « trouve pas chez Homère » ταΰτα ούκέτι Όμηρου). On voit bien ici tout le jeu de présence auctoriale du modèle homérique mais de distanciation critique de ce dernier. Il est intéressant pour nous de noter également que cette description rhétorique d’un élément du paysage de la Troade (évoqué également dans ce « portrait » du θαύμα) focalise sur la dimension merveilleuse de ce paysage. Or, chez Quintus de Smyrne, si l’on replace le paysage de Troie et de la Troade, au sein de l’économie générale de l’œuvre, on s’aperçoit que c’est la même modalité de perception et de composition du paysage qui domine : Quintus de Smyrne construit « ses » paysages, les paysages qui lui sont chers, au travers de la notion de θαύμα80. On constate donc que le paysage hérité d’Homère, s’il est convoqué de manière partielle en tant qu’autorité qui permet au poète ou au rhéteur de replacer sa description dans le champ d’une culture littéraire partagée, est cependant reconfiguré, transformé, remodelé selon d’autres codes que la peinture, les arts visuels – et le champ de réflexion que ce parallèle engage – et la notion de θαύμα dénoncent clairement. On voit donc que c’est un nouveau type de regard qui se porte sur Troie et la Troade et dont les auteurs, poètes comme rhéteurs s’emparent pour écrire, décrire et traduire un héritage du passé qu’ils chérissent mais qu’ils cherchent clairement à traduire et à adapter à leur temps, à leur culture personnelle.
Enfin, un dernier élément est à prendre en compte pour notre analyse de la « Troie muséifiée » de Quintus de Smyrne, d’une Troie objet de visites touristiques. Comme tout objet d’art et de culture, la Troie devenue paysage artialisé, devenue θαύμα, fait l’objet de la curiosité des Anciens qui s’y rendent de diverses manières, dans une sorte de voyage que l’on pourrait presque qualifier de touristique puisqu’il consiste à « aller vérifier si le pays[age] est conforme à l’idée que l’on s’en fait » (G. Deleuze). Ces voyages sont en effet une sorte de mode que la culture de la seconde sophistique voit fleurir dont les voyages des empereurs en Orient semble être le modèle pour le reste de la population suffisamment aisée pour voyager et qui se place ainsi « dans le sillage de l’empereur » (A-M. Favreau-Linder)81. Et, précisément, ceux qui se placent dans ce sillage, ce sont les sophistes. De nouveau, les textes des sophistes, comme ceux de Philostrate, le Philostrate de la Vie des Sophistes, nous renseignent précieusement :
La tournée de Marc Aurèle en Asie visait en effet notamment à restaurer la confiance entre l’Empereur et les élites grecques provinciales et à s’assurer de leur soutien. Philostrate conclut l’épisode en y voyant un préambule à l’intercession ultérieure du sophiste auprès de l’Empereur, après le tremblement de terre qui détruisit Smyrne en 178. Cette mise en relation entre les deux événements est symptomatique des enjeux non seulement individuels mais civiques que pouvait revêtir cette rencontre entre l’Empereur et le sophiste dans la cité d’exercice de ce dernier, même si dans le cas d’Aristide, Philostrate indique explicitement que les empereurs seraient venus au secours de la cité, même sans l’entremise privée du sophiste82.
Si Anne-Marie Favreau-Linder met en valeur les liens privilégiés des sophistes avec l’Empereur durant ses voyages en Orient, en revanche elle ne s’intéresse pas aux informations que nous livrent les récits de la Vie des Sophistes concernant la perception des villes et des paysages d’Orient. Nous ne pouvons ici qu’ouvrir une voie de la réflexion sans pour autant mener cette enquête d’ampleur, mais à la lumière de l’écriture et de la composition des autres paysages de Quintus de Smyrne nous avons suffisamment d’informations pour abonder dans le sens d’une lecture « touristique » du paysage de Troie et plus largement une lecture vernaculaire du reste des paysages d’Orient chez Quintus.
Ainsi la description de la ville de Troie n’échappe pas à la règle de composition qui se dégage des Posthomériques : ce sont plus les écarts que les emprunts faits à Homère qui nous permettent de dessiner un dialogue intertextuel et intergénérique par lequel le paysage urbain se singularise ici. Ces écarts participent de la construction d’une sorte de cartographie épique, témoin de la transformation de la matière épique sous l’influence de la Seconde Sophistique. Cette transformation ouvre le texte à une vision spatiale et paysagère propre à cette culture des élites des cités grecques de l’Asie Mineure83. En outre, si l’on compare le paysage troyen et les autres paysages traités par Quintus de Smyrne, alors il apparaît nettement que la Troade et Troie ne sont pas vraiment traitées avec le même intérêt que les autres régions géographiques comme la Lycie, la Carie, la Lydie et la Pamphilie qui ont bien plus retenu l’attention du poète posthomérique84. Elles présentent un écart de traitement entre une dette homérique importante pour la plaine de la Troade tandis que la Troie de Quintus complète la Troie homérique tout en transformant son organisation à l’aide de nouveaux bâtiments qui, rejoignant le statut d’antiquités, assurent en réalité la promotion culturelle locale et la survivance, dans la Troie contemporaine, de la Troie antique. Le matériau épique premier est totalement remodelé dans la ville « moderne » à laquelle il apporte son cachet. Quintus de Smyrne se fait bien guide des antiquités de Troie pour nous donner à lire une présentation parcellaire et éclatée de Troie en diverses notices « archéologiques ». La dynamique de la marche des personnages dans la ville permet d’unifier cette lecture et de proposer une perception du paysage urbain posthomérique étonnamment « moderne ». Ce paysage urbain n’est plus saisi au travers d’une polarisation autour de la « masse palatiale » servant de modèle extensible grandeur nature au paysage environnant – comme dans l’épopée hellénistique – mais il est perçu au travers d’un parcours dont les principaux monuments en dessinent le sens.
Il se produit une sorte de radicalisation de l’effet de compilation caractéristique de la culture savante de la Seconde Sophistique héritière en partie de la culture savante hellénistique85 : tout se passe comme si c’étaient les monuments eux-mêmes qui jouaient le rôle de références intertextuelles, ou plutôt interculturelles. Ainsi la ville n’existe spatialement qu’au travers de la déambulation de celui qui la parcourt tandis qu’elle ne gagne son épaisseur que par l’accumulation, la sédimentation de lieux hautement symboliques qui dessinent le parcours même à effectuer dans cette ville. On s’éloigne définitivement de la perception du paysage urbain épique d’Homère, pour n’emprunter qu’une partie de la perception spatiale urbaine à la culture hellénistique afin de façonner un nouveau regard, émanation propre de la culture locale d’Asie Mineure que traduisent au mieux les récits de voyage de la Seconde Sophistique. De ce point de vue, nous pensons possible de conclure à une Troie muséifiée, objet de tourisme et de promotion culturelle locale.
C’est sur ces remarques que nous souhaitons conclure : la Troie de Triphiodore ou celle de Quintus de Smyrne, présente, par le basculement qu’elle opère entre perception spatiale et construction d’un vrai paysage urbain, une mise en image du changement des codes épiques hérités d’Homère vers des codes rhétoriques de la Seconde Sophistique. Dans ce basculement on voit alors s’opérer une transformation d’un héritage culturel convoqué comme lieu commun et lien entre les élites cultivés à des fins d’adaptation, de traduction en façon de voir et lire un espace, une culture, celle de la fin de l’Antiquité, au travers d’un objet culturel et artistique : le paysage. Ce paysage, le paysage particulier de Troie, historiquement et culturelle chargé, est un instrument de mesure tout à la fois des changements génériques qui ont lieu au sein du genre de l’épopée durant l’Antiquité tardive, mais aussi des changements de mentalité et de rapport de l’homme antique à son environnement et à sa culture. Enfin, ce paysage, durant la fin de l’Antiquité, se charge de plus en plus d’une dimension vernaculaire, d’une identité culturelle locale, permettant ainsi aux auteurs originaires des cités grecques d’Asie Mineure d’affirmer une culture propre sous domination politique romaine. Le paysage de Troie revisitée devient donc une façon d’exprimer un « being greek under Rome »86.