Parmi les héros antiques qui ont retenu l’attention du public médiéval, Hector tient une place de choix. Sa bravoure exemplaire, fréquemment louée dans les romans comme dans les ouvrages historiques, en fait un modèle pour les chevaliers, qui estiment qu’être comparés à lui est une glorieuse reconnaissance de leur valeur. Cette vaillance lui vaut également, à la fin du Moyen Âge, d’intégrer le groupe des Neuf Preux, liste des neuf guerriers considérés comme les plus valeureux de tous les temps, répartis en trois triades – antique, biblique et chrétienne – où Hector trouve sa place aux côtés de César et Alexandre notamment. Les textes médiévaux faisant référence à ce personnage forment un corpus très vaste, qui témoigne de l’engouement de la période pour celui-ci. La notoriété d’Hector tient plus largement à celle de sa cité, revendiquée par de nombreuses dynasties médiévales comme la patrie-mère, démarche que Rome avait menée avant elles. Mais Énée, soupçonné dans certaines versions médiévales de la légende d’avoir trahi Troie1, est parfois remplacé par Hector dans le rôle du glorieux ancêtre. En effet, au Moyen Âge la lignée d’Hector ne s’arrête pas avec la mort d’Astyanax : des fils du héros, nommés Francion2 ou Landomata3, échappent à la ruine de Troie et fondent de nouvelles cités qui seront à l’origine des grandes dynasties européennes. Cependant, malgré l’aura qui entoure le nom d’Hector, celui-ci reste, comme les autres personnages antiques, une figure de l’altérité car il appartient au monde d’avant la Révélation. C’est là que réside le paradoxe de ce personnage glorifié mais nécessairement voué à l’échec, non seulement par la tradition littéraire, mais aussi par son appartenance au monde païen. C’est pourquoi, tout en représentant une figure presque stéréotypée de la bravoure, il est marqué de traits négatifs qui rappellent au lecteur qu’il ne peut être qu’un exemple à dépasser.
Ce n’est pas dans la tradition homérique qu’il faut chercher l’origine de cette ambivalence d’Hector. On a souvent noté la neutralité avec laquelle Homère faisait alterner dans ses chants les scènes grecques et troyennes ; il n’en reste pas moins que son œuvre chante la colère d’Achille et montre comment ce dernier acquiert sa part de kléos en étant vainqueur d’Hector. Or, pour la plupart, les versions médiévales de la légende troyenne mettent avant tout en valeur la gloire du fils de Priam, malgré son échec face à Achille. La raison en est que la matière de Troie s’est constituée à cette époque à partir des réécritures latines de la matière homérique. Ainsi l’Ilias latina4, datée du Ier siècle après J.-C., qui résume et réécrit l’Iliade d’Homère, accorde une place prééminente au héros troyen et fait même disparaître le nom d’Achille du dernier chant. Elle reste cependant une source secondaire des œuvres médiévales car elle est jugée trop proche du récit merveilleux homérique. Or Troie représente avant tout un passé légendaire. Aussi la dimension historique de ce récit est-elle très importante dans la littérature médiévale, ce qui explique que les auteurs privilégient des sources considérées comme plus fiables, à savoir l’Excidio Troiae historia de Darès le Phrygie5 ou l’Ephemeridos belli Trojani libri de Dictys de Crète6, ouvrages datés des IVe et Ve siècles mais dont les auteurs sont présentés comme des témoins oculaires de la guerre de Troie, donc garants de la véracité des faits racontés. Ces œuvres, qui recouvrent toute l’histoire de Troie depuis les origines de la guerre jusqu’au retour des Grecs, inspirent Benoît de Sainte-Maure dont le Roman de Troie constitue la doxa de la légende de Troie à l’époque médiévale et fixe les traits du héros troyen : Hector est sage et avisé lors des préparatifs de la guerre ; c’est un commandant efficace et aimé de ses hommes ; guerrier redoutable, il ne peut être vaincu en combat singulier par aucun Grec, pas même Achille qui doit employer la traîtrise pour le tuer. Même si Benoît s’accorde un certain nombre de libertés, qu’il revendique dans le prologue de son œuvre, la version qu’il donne du mythe troyen est bien héritée de la tradition latine, pro-troyenne, et non de la grecque qui faisait d’Achille son héros. Étant donné que presque toute la littérature médiévale à sujet troyen s’appuie sur le Roman de Troie ou sur ses sources, en particulier l’œuvre de Darès, selon que l’auteur souhaite afficher de manière plus ou moins appuyée le caractère historique de son ouvrage, le traitement de la figure d’Hector se caractérise par une relative stabilité et se construit à partir d’un certain nombre de scènes-types que l’on retrouve également dans les enluminures ornant les manuscrits7 : Hector au conseil ; Hector au combat ; Hector soigné par les dames ; rencontre d’Hector et d’Ajax ; entrevue d’Achille et Hector ; refus d’Hector de céder aux prières d’Andromaque et aux ordres de Priam ; mort d’Hector. D’une œuvre à l’autre, ces scènes apparaissent comme des épisodes obligés pour tout écrivain qui s’attache à raconter l’histoire du Troyen, jusqu’à la fin du XVe siècle.
Sont associées à ces scènes diverses facettes de ce héros : prince, orateur, chef de guerre ou guerrier dont l’importance relative sera modulée selon les besoins des différents auteurs. Dans chacun de ces rôles le héros excelle. Dans le roman de Benoît, c’est un prince avisé qui tempère l’ardeur de ses proches, dont celle de son père, lorsqu’il s’agit de décider s’il convient d’envoyer une expédition punitive contre les Grecs qui ont détruit la ville après avoir tué Laomédon, père de Priam, et enlevé Hésioné, sa sœur. Malgré son désir de venger l’honneur troyen, sa prudence le conduit à peser objectivement les forces en présence, rappelant qu’une telle entreprise ne doit être engagée que si l’on est sûr de sa réussite8. Hector parle « come senez »9, ce qui témoigne de sa sagesse. Orateur brillant, il défend ses idées avec force, parvenant à contredire son père sans lui manquer de respect et prôner la prudence sans craindre de passer pour lâche. De même, lorsque Thoas est fait prisonnier, Hector conseille de l’épargner afin d’avoir une monnaie d’échange si l’un des chefs troyens est capturé (vv. 11810-11824). Ici c’est le chef avisé qui s’exprime en termes de stratégie militaire, calmant les pulsions vengeresses des autres chefs au nom du bien commun. C’est ce même talent qui lui permet de ramener au combat les guerriers troyens qui fuyaient par peur de la défaite (vv. 9607-9626). Ses qualités de commandant des armées sont fréquemment mises en valeur, tant par sa capacité à organiser pertinemment les lignes de bataille, que par les stratégies mises en œuvre ou les conseils avisés qu’il distribue à ses proches. C’est ainsi qu’il invite Troïlus à la prudence, connaissant sa fougue adolescente (vv. 7758-7778). Mais il est aussi à l’écoute des conseils des autres, qu’ils viennent d’Énée (v. 7945-55) ou de son ennemi Thésée (v. 8926-42). Incarnation de la cité troyenne, dont il est le « chasteaus » et l’« estendarz » (v. 16382), il est aussi le défenseur de la lignée, plaçant au-dessus de tout l’honneur des siens. Les droits du sang sont même plus forts que la victoire ou la gloire lorsqu’il reconnaît en Ajax, fils d’Hésioné, son cousin : alors que la victoire troyenne était presque totale, il préfère faire cesser les combats pour accéder à la demande du guerrier grec qui appartient à sa lignée (v. 10125-10192).
L’importance que le héros porte au lignage le relie à la sphère épique, de même que son rapport à l’amour, qui le rapproche davantage de Roland que de Lancelot, et sa bravoure guerrière, qui constitue le trait caractéristique de ce personnage : il est un combattant hors- pair, dont la liste des victimes est impressionnante. Aucun Grec n’échappe à ses coups et certains guerriers prestigieux, comme Agamemnon ou Achille (vv. 11207-11208), ne doivent leur salut qu’à l’intervention de leurs troupes venues à la rescousse. Comme tout héros d’épopée, même grièvement blessé il continue à être redoutable et la force de ses coups ne laisse aucune chance à l’adversaire. Par conséquent c’est par traîtrise qu’Achille, « li coilverz » (v. 16222), le tue, profitant d’un moment où le Troyen a cessé de se protéger de son bouclier pour le frapper à ce point faible (vv. 16215-16230). La cinquième mise en prose du roman accentue même la bassesse du geste du Péléide en le faisant frapper Hector par-derrière. Les miniatures associées à cette scène dans les manuscrits du Roman de Troie en vers confirment cette orientation péjorative : si dans certains manuscrits, comme celui de la bibliothèque vaticane (Vat. Reg. lat. 1505), le miniaturiste suit le texte de Benoît de très près10 (f. 124r. et f. 124v.), montrant Hector tuant Polibétès et blessant Achille, avant d’être tué par devant par celui-ci, d’autres s’en éloignent et reprennent la tradition iconographique qui remonte aux manuscrits de l’Histoire ancienne, où Achille frappe Hector par derrière : dans les manuscrits de Paris, BnF fr. 78211 et BnF fr. 161012, de Vienne13 et de Saint-Pétersbourg14, les enluminures montrent Achille enfonçant son épée dans le dos d’Hector, alors que celui-ci tente de s’emparer des armes d’un roi. La scène de la mort d’Hector est assez révélatrice de l’image associée au héros lors de la période médiévale. En effet Benoît a réécrit ses sources afin de renforcer le contraste entre les deux guerriers. Dictys le faisait mourir lors d’une embuscade ce qui permettait de rabaisser Hector au rang des Barbares en lui accordant une mort bien peu héroïque15. Benoît reprend la version de Darès où Achille attaque Hector pour venger la mort de Polypoetès, mais l’auteur latin résume le duel en deux phrases : « Hector blessa Achille à la cuisse. La douleur une fois surmontée, Achille recommença à le harceler de plus belle et ne cessa de le faire qu’il ne l’eût abattu »16. L’absence de précision sur la manière dont le Grec a pris le dessus sur le Troyen laisse toute latitude à l’auteur médiéval qui n’hésite pas à faire passer le Péléide pour un lâche, qui redoute à ce point le fils de Priam qu’il n’ose l’affronter en face, version que les ouvrages ultérieurs à sujet troyen reprendront pour la plupart. De ce fait, dans le cadre d’un combat loyal, Hector reste invaincu, ce qui participe à la glorification du héros, qui n’est victime ni des dieux comme dans la tradition homérique, ni de sa propre infériorité face au Grec. La figure d’Hector telle que l’impose Benoît de Sainte-Maure représente donc un idéal guerrier, qui parfois tend au stéréotype dans des réécritures comme Prose 4 ou l’Historia destructionis Troiae de Guido delle Colonne, qui abrègent le roman de Benoît selon des modalités qui leur sont propres, en estompant ainsi les nuances, et de ce fait réduisent la complexité du caractère d’Hector. C’est cet usage qui explique que l’on rencontre fréquemment, dans des œuvres très variées, le nom du héros dans des comparaisons qui ont pour but de valoriser un guerrier, dont la vaillance est présentée comme égale ou supérieure à celle du Troyen.
Pourtant dès le Roman de Troie, cette idéalisation est nuancée par des traits négatifs qui rattachent le fils de Priam au monde païen. S’il se montre, par exemple, magnanime avec Ajax et rend la politesse à Thésée, demandant à ce qu’on le laisse partir alors que celui-ci était en mauvaise posture, pour le remercier de ses conseils (vv. 9104-9116), Hector n’hésite pas à utiliser la ruse pour mieux vaincre l’ennemi en faisant contourner le champ de bataille à ses hommes pour rejoindre la mêlée tout en évitant les rangs ennemis :
Hector les en meine un pendant.
Tote la bataille eschiverent :
De grant engin se porpenserent,
Quar a travers bien loinz des lor
Sont avenu al grant estor. (vv. 9690-9697)
Cette scène trouve son origine chez Dictys (ch. 42), où elle est toutefois présentée de manière beaucoup plus négative puisque Hector attaque lors de la trêve hivernale ; l’effet de surprise lui permet d’arriver aux bateaux grecs et de les brûler, comportement caractéristique, pour l’auteur grec, de la perfidie troyenne. Chez Benoît, Hector fait preuve d’« engin », mot que l’on peut prendre en part positive comme c’est souvent le cas lorsqu’il est associé à l’adjectif « grant » traduisant la capacité de réflexion du héros, son savoir-faire. Cependant ce terme désigne aussi la capacité à tromper, or c’est bien ce dont il s’agit dans cet épisode. À travers cet exemple se révèle l’ambivalence d’Hector : l’emploi du mot « engin » à la fois valorise ses capacités intellectuelles et jette une ombre sur son comportement. Hector est fort mais c’est un païen qui agit en dépit des règles du code chevaleresque. Or, la ruse est un trait fréquemment associé au Sarrasin dans la chanson de geste, où le monde antique appartient à la « paienie », altérité à la fois spatiale et temporelle à l’occident chrétien. C’est pourquoi on trouve de nombreux guerriers sarrasins portant des noms antiques17 : un « Priamum » apparaît dans la Chanson de Roland, un « Achilles » dans l’Entrée d’Espagne ou un « Hector » dans Aspremont pour ne citer que quelques exemples. On constate ainsi que, même lorsqu’il est valorisé, Hector reste un personnage d’avant la Révélation. Les scènes elles-mêmes dans lesquelles Benoît fait intervenir le Troyen peuvent ouvrir la voie à plusieurs interprétations : par exemple l’opposition violente du héros, contre l’avis des autres chefs troyens, à la trêve demandée par les Grecs après la sixième bataille (vv. 12789-12796) est-elle un signe de bon sens ou d’orgueil ? Dans cette deuxième interprétation, ce défaut peut se concevoir comme la conséquence de son appartenance au monde troyen, c’est-à-dire une cité perçue comme païenne.
L’orgueil est en effet le trait négatif le plus caractéristique du personnage qui peut prendre la forme du furor guerrier ou de la convoitise. À mesure que l’œuvre de Benoît progresse, le héros est de plus en plus mû par le désir de vaincre, rompant ainsi avec la sagesse dont il faisait preuve lors des premières scènes de conseil. C’est ce qui le pousse à refuser la trêve aux Grecs, mais aussi le poussera à désobéir aux ordres de son père qui lui a interdit de sortir de Troie sur la foi d’un songe funeste d’Andromaque (vv. 15533-15599). Si, dans un premier temps, il obéit de mauvais gré à Priam, la vue de la débâcle troyenne et de son frère Margariton à l’agonie l’amène à transgresser cet ordre :
« Mais jo nel puis plus endurer :
La m’en estuet par force aler
Cestui vengier, se fairel puis.
Se jo dedenz le champ les truis,
Il me lairont sempres lor guage :
Ja lor vendrai chier cest damage.
Toz jorz sereie mais honiz,
S’ensi lor esteie guenchiz ;
Mais il le verront jusqu’a poi,
Qui qu’en ait duel, ire ne joi ». (vv. 15861-15870)
Le désir de vengeance est intimement lié à l’honneur : Hector doit retourner combattre pour venger ce déshonneur fait à sa famille mais aussi parce qu’il ne peut « plus endurer » de rester inactif devant ce désastre. Cette attitude se rattache au furor guerrier qui pousse le héros à se dépasser pour vaincre l’ennemi et dont fait preuve le Troyen dans de nombreuses scènes de combat, où cette force n’est pas perçue de manière négative. Dans ce contexte guerrier, ce désir qui l’engage à la prouesse fait l’admiration du clerc :
Des faiz Hector que parlereie ?
Bien cuit que il fera la veie,
Cui qu’il enuit, desci qu’as suens :
En talent l’a e en porpens.
Grant merveille iert se il i passe.
Toz les detrenche, toz les quasse ;
Nul n’en consiut, nul n’en ataint,
Qu’il ne l’ocie o nel mahaint. (vv. 9281-88)
Caractéristique par excellence du héros épique, cette force hors du commun, une « grant merveille », fait de lui un guerrier invincible devant qui nul ne résiste. Cependant dans la scène où Hector transgresse l’ordre de son père, son comportement provoque l’effroi chez ses hommes et le lecteur, car il pourrait faire retomber sa colère, non contre l’ennemi, mais contre tous ceux qui l’empêcheraient de passer.
Li sans li est montez el vis
E li cuers del ventre engrossiez.
Tant par fu descez e iriez
Que nus ne s’ose traire a lui. (vv. 16014-16017)
Son orgueil lui fait ainsi perdre le contrôle de lui-même et le met dans un état proche du furor. Ainsi, qu’il soit perçu positivement ou négativement, le furor est aussi associé à l’hybris. La prouesse d’Hector n’est en effet pas exempte de quelques excès, dont témoigne par exemple son désir immodéré de butin. Il cherche à plusieurs reprises à s’emparer des armes d’un adversaire vaincu ou à faire des prisonniers, attitude qui de prime abord semblerait normale dans le contexte, si l’auteur n’en soulignait pas le caractère déplacé. Il convoite ainsi les armes de Patrocle avec un tel désir qu’il préfère risquer sa vie plutôt que de renoncer18 car « aamees les a d’amors » (v. 8443). Mérion cependant réussit à emporter le corps mais Hector aperçoit celui-ci sous la tente et tente à nouveau de s’emparer de ses armes. Le désir de butin devient un excès condamnable, comme le souligne l’intervention de Benoît dans le récit : « ço peise mei, quar trop est lait » (v. 10068). L’acte de faire du butin prend ainsi une connotation négative car il est assimilé au désir de richesse comme en témoigne l’insistance, dans les épisodes où il en est question, sur le très grand prix des armes convoitées19. La richesse est aussi un trait caractéristique que partagent Troie et le monde sarrasin. La description de la ville troyenne dans le Roman de Troie met l’accent sur cet aspect qui fait d’elle un exemple de cité humaine20 mais aussi l’expression d’un orgueil démesuré qui justifie sa chute. C’est aussi cette richesse qui domine dans les descriptions du monde sarrasin au travers notamment d’ekphraseis où l’on rencontre le récit du destin de Troie à plusieurs reprises21. Richesse et convoitise rattachent ainsi le Troyen au paganisme.
Le caractère excessif d’Hector s’exprime aussi dans ses relations avec autrui. Son comportement avec ses ennemis est caractéristique du furor guerrier, ce qui se traduit en particulier dans les métaphores animalières dont use Benoît dans ces scènes : il est un « lous enragiez » pour Mérion (v. 8369), un « senglers » lorsqu’il se défend contre Scedius et sa troupe (v. 12233) et l’adjectif « iriez » est employé à six reprises pour le caractériser alors qu’il ne l’est que deux fois pour Achille. Ce trait est d’autant plus frappant quand il est utilisé hors de la mêlée guerrière. C’est envers Andromaque qu’il se montre le plus emporté lorsque celle-ci le supplie de renoncer à combattre après qu’un songe lui a annoncé la mort de son mari. Face à cette femme présentée comme « franche e corteise e proz e sage » (v. 15266), Hector « s’iraist » (v. 15325), lui répond « irieement » (v. 15328) et considère ses avertissements comme « folie » (v. 15334), alors que Priam en revanche respecte l’avis d’Andromaque dont il connaît la grande sagesse. Quand son père lui interdit de sortir, sa colère retombe sur son épouse :
Enragiez fu e si destreiz
Que por un poi n’a mout laidi
Cele que ço li a basti.
Lui e s’amor e son cuer pert ;
Quant el cel plait a descovert
Sor son devié, sor sa manace,
Ja mais n’iert jorz qu’il ne l’en hace,
E por un poi qu’il ne la fiert. (vv. 15402-15409)
Cette scène nous présente un héros bien différent de celui d’Homère. Mépris et violence dominent dans cette dispute qui choque le lecteur médiéval par son manque de courtoisie. Contrairement à des personnages comme Achille, Troïlus et bien sûr Pâris, dont les aventures amoureuses sont l’occasion de révéler leur caractère courtois, Hector n’est que distance et violence envers les femmes. Au combat il recherche leur admiration mais dédaigne la fée Orva qui lui a envoyé le cheval Galatée (vv. 8023-8028). Il est prêt à battre son épouse qui ose s’opposer à ses desseins, sans avoir la moindre tendresse pour celle dont la crainte n’est que l’expression de l’amour. Il montre la même cruelle indifférence quand celle-ci vient avec Astyanax pour le supplier (vv. 15468-15474). Loin de l’Hector homérique qui ôte son casque pour ne pas effrayer l’enfant, le héros médiéval « nel reguarde ne n’en tient plait » (v. 15493). Il ne tient compte ni des supplications d’Hélène, ni de celles de Polyxène ou de sa mère, alors qu’il hésitera à enfreindre l’ordre de son père. L’absence de nuances dans son comportement envers les femmes fait de lui un héros anti-courtois et le rattache définitivement à la tradition épique. Hector est avant tout un guerrier dont la prouesse est teintée de furor et d’hybris. Mais cet excès va le conduire à sa perte puisque le songe d’Andromaque s’accomplit et qu’Hector trouve la mort en se rendant sur le champ de bataille ce jour-là.
Pourtant ce défaut ne doit pas être considéré comme un trait secondaire chez un personnage dont Benoît fait par ailleurs presque un idéal. L’orgueil excessif d’Hector est la cause et l’explication de sa chute. La faute est intrinsèque au personnage car il appartient au monde d’avant la Révélation. Il ne peut par conséquent devenir complètement une figure exemplaire mais demeure un modèle qu’un chevalier chrétien doit dépasser. Le Troyen est condamné à la faute et ses décisions, quelles qu’elles soient, doivent le conduire à sa chute. La scène où le roi Priam lui interdit de sortir est emblématique (vv. 15578-15579) : transgresser cet ordre le conduit à la mort et entraîne finalement la ruine de Troie mais le respecter aurait sans doute mis l’armée troyenne dans un grave péril qui aurait pu la mener à la défaite totale. De plus la mort d’Hector et la chute de Troie qu’elle entraîne sont un mal nécessaire pour permettre à de nouvelles civilisations de naître, civilisations dont la grandeur s’explique par celle de leur ancêtre. En tant que père de Francion ou Landomata, Hector ne pouvait donc qu’être à la fois glorieux et vaincu. Il lui fallait disparaître pour que ses fils puissent quitter l’Orient et fonder en Occident, loin de Troie, des dynasties royales ou comtales dont se réclament la plupart de celles du Moyen Âge occidental. Cette même idée de progrès est véhiculée par la lecture historique du motif des Neuf Preux qui montre comment la notion de prouesse se transmet d’Hector à Godefroi, mais pour aboutir avec ce dernier — voire avec un dixième Preux, qui le dépasse encore — à l’exemple le plus parfait de la valeur guerrière. Le développement de ce motif permet également d’expliquer le paradoxe que constituent la présence et la place de la figure d’Hector, alors même qu’il a été vaincu, dans cette liste de héros22. En effet, la gloire qu’il a acquise et méritée pour ses faits d’armes justifie qu’il ait été retenu comme le premier des Preux. Mais parce qu’il appartient à la triade antique, appelée aussi païenne ou sarrasine, sa chute s’explique également : il est bien un Preux, mais antérieur à la Révélation, qui n’appartient ni à la triade vétéro-testamentaire, ni à celle des guerriers et rois chrétiens.
Figure de la prouesse admirée par les chevaliers médiévaux, Hector reste donc associé au paganisme, incarnant une forme d’altérité temporelle face au chevalier chrétien, ce qui se perçoit de manière très forte dans la chanson de geste, en particulier dans les œuvres de la fin du XIIe siècle23, donc contemporaines ou légèrement postérieures au Roman de Troie, où Troie sert surtout à désigner un temps ancien, quasi mythique, au sens où, à l’époque à laquelle il renvoie, toutes les actions sont perçues comme hyperboliques. Hector participe de cette altérité et constitue non seulement une figure guerrière, mais surtout celle de l’antagoniste par excellence, celui qui appelle la venue d’Achille à Troie. Il ne reste donc plus qu’un pas à faire pour qu’il prenne complètement les traits de l’Autre en donnant son nom à des Sarrasins24. Par exemple dans Élie de Saint Gille25, chanson écrite à la fin du XIIe siècle par un auteur picard, c’est un féroce guerrier qui blesse grièvement le héros et se caractérise par son impétuosité et sa force, traits typiques du combattant de la geste. On peut penser qu’il n’est pas anodin de nommer un personnage Hector et qu’en faisant ce choix l’auteur cherche à faire référence à cette autre matière épique qu’est l’histoire de la guerre de Troie, du siège et de la chute de la ville.
Pourtant, dès le début du XIIIe siècle, l’évolution des relations entre mondes chrétien et païen fait naître un rapprochement dans leurs représentations. Les rapports entre Troie et le monde sarrasin dans la chanson de geste tendent alors à évoluer. Des noms troyens apparaissent ainsi dans des motifs de transmission des armes. Si dans Folque de Candie, écrit entre 1180 et 1210, les païens sont montrés comme les héritiers de Troie puisque ce sont deux Sarrasins, Loquefers et Esclanz, qui possèdent respectivement l’épée d’Achille (v. 2424) et le heaume de Priam (v. 2727), à la même époque, dans Girart de Vienne26, c’est Olivier qui reçoit un haubert ayant appartenu à Énée par le biais du monde oriental. On peut y voir la volonté d’instaurer une translatio imperii puisque c’est désormais le monde franc qui hérite du monde troyen. Il semble alors que la perception du mythe troyen ait évolué depuis le début du XIIe siècle : Troie n’est plus une simple variante du monde sarrasin mais devient un héritage revendiqué par des héros comme Olivier. Cette évolution du rapport entre Troie et le monde chrétien est également perceptible dans le traitement de deux figures sarrasines : Hector de Valpenée et Hector de Salorie. Si le premier partage l’orgueil de son homonyme troyen27, on observe chez le second une évolution28 qui le conduira à la conversion, par laquelle il appartient pleinement au monde chrétien. Les caractéristiques stéréotypées de la prouesse païenne se condensent dans le seul nom d’Hector ; mais ce stéréotype n’est que le point de départ d’une évolution qui permet de dépasser le paradoxe inhérent au personnage troyen : la prouesse et la gloire d’Hector de Salorie par laquelle il rejoint son modèle antique se justifient car elles préparent sa conversion. Hector de Salorie, double d’Hector de Troie par son nom et sa prouesse, dépasse celui-ci en devenant chrétien.
Hector de Troie est donc bien perçu au Moyen Âge comme un Sarrasin parce qu’il possède des défauts caractéristiques du païen, témoignant de son appartenance à un passé d’avant la Révélation, dont l’expression la plus frappante est l’existence de héros sarrasins portant le nom d’Hector. Pourtant ce nom est également associé de manière constante à la prouesse et provoque l’admiration des auteurs et du public médiéval. L’ambivalence est donc au cœur même de ce personnage que l’on célèbre comme une figure exemplaire mais dont on doit justifier la chute. C’est pourquoi Hector pose problème à l’auteur de l’Ovide moralisé29 qui en fait l’incarnation du Diable, face à Achille-Jésus-Christ dans la moralisation, mais le glorifie dans le récit, n’hésitant pas, pour enrichir le récit troyen, à abandonner la source ovidienne pour s’appuyer sur l’Ilias latina, au détriment d’autres sources, c’est-à-dire sur le texte qui met le plus en valeur le destin d’Hector.
Les relectures médiévales du personnage d’Hector mettent en œuvre une tension entre la glorification de la prouesse du héros et la déploration de sa mort. Selon que l’accent sera mis sur l’un ou l’autre aspect, la perception du personnage sera changée. Ainsi Prose 330 insiste sur la gloire héroïque du Troyen, commandant adoré de ses troupes et guerrier exemplaire, tandis que Joseph d’Exeter31 en fait au contraire l’incarnation d’une jeunesse portée à la violence. Le paradoxe intéresse tout particulièrement Christine de Pizan car ce personnage représente ce qu’il y a de plus glorieux et de plus misérable dans la destinée humaine. L’Epistre Othea32 met en scène ce double aspect du personnage, en faisant d’Hector à la fois le destinataire de l’épître et des conseils d’Othéa et le modèle cité en exemple par la déesse : le premier, un Hector encore jeune, doit prendre le second comme modèle de bravoure mais éviter de commettre les mêmes erreurs que lui.
Ainsi, sans vraiment transformer une tradition héritée de l’Antiquité tardive, le Moyen Âge a relu le mythe d’Hector à travers le prisme de ses propres valeurs. La notoriété du héros troyen s’explique par sa proximité avec la chevalerie médiévale et par l’ancêtre prestigieux qu’il représente pour de nombreuses familles régnantes. Mais le personnage reste un païen, trait que les auteurs tantôt cherchent à estomper, tantôt utilisent pour justifier la translatio imperii. Le modèle troyen n’est que le point de départ d’une évolution qui mène à la perfection du chevalier chrétien, que celle-ci prenne la forme de la liste des Neuf Preux ou de la conversion du guerrier sarrasin. Plus que tout autre héros de la légende troyenne, Hector a conservé son caractère épique primitif, sans vraiment acquérir les traits d’un chevalier courtois comme ce sera le cas de son frère Troïlus par exemple. À mesure que la place de la chevalerie évolue dans la société, le héros troyen devient le symbole de valeurs anciennes. Même lorsque ses qualités de stratège sont mises en avant, c’est l’image du guerrier qui reste dominante, à une époque où l’évolution des armes et de la guerre a remis en cause la place des chevaliers. Le modèle d’Hector de Troie devient à la fin du Moyen Âge un exemple de ces valeurs passées, même si le goût prononcé des nobles pour le motif des Neuf Preux traduit une certaine nostalgie pour une époque révolue.