« C’étaient des lignes fort étendues d’hommes rouges ; mais, ce qui l’étonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui étaient des régiments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contrebas que le maréchal et l’escorte s’étaient mis à suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. […] Fabrice se trouva à côté d’un maréchal des logis qui avait l’air bon enfant. […] “Monsieur, c’est la première fois que j’assiste à la bataille, dit-il enfin au maréchal des logis ; mais ceci est-il une véritable bataille ?”1 »
Toute mise en récit des hauts faits d’armes passés ou censés s’être réellement produits vise à exposer la vérité par le biais de descriptions détaillées des événements. Celles-ci donnent alors l’illusion au lecteur que les rangs armés défilent sous ses yeux : comme Fabrice devant Waterloo dans La Chartreuse de Parme, le lecteur devient spectateur de l’action. Le journal de guerre intitulé De Excidio Troiae Historia2 et attribué à Darès le Phrygien joue abondamment des « effets de réel3 » pour raconter la véritable histoire de la guerre de Troie dont l’auteur prétend avoir été témoin et participant. C’est peut-être ce qui valut à ce texte un tel succès auprès des hommes du Moyen Âge, qui considéraient que la guerre de Troie était un événement historique majeur. Dès lors, toutes les bibliothèques médiévales en possèdent un exemplaire, parfois rangé aux côtés des œuvres virgiliennes sur les étagères. Ce récit en prose latine, daté du VIe siècle, est aussi connu pour avoir fait l’objet de diverses traductions en langue vernaculaire à partir du XIIe siècle. L’adaptation de Benoît de Sainte-Maure en est de loin la version la plus fameuse. Or, c’est bien souvent à partir de ce Roman de Troie que les prosateurs français reprirent la matière troyenne4. La démarche adoptée par deux traducteurs français du XIIIe siècle n’est pas la même : chacun d’entre eux revendique à sa façon sa fidélité à la source latine, le De Excidio de Darès. Le premier, dénommé Jofroi de Waterford, un dominicain irlandais ayant vécu au XIIIe siècle, nous a laissé une traduction littérale de ce texte, par ailleurs conservée dans un manuscrit unique5 ; le second, Jean de Flixecourt, moine au monastère de Corbie dans la seconde moitié du XIIIe siècle, s’est lui aussi évertué à rester aussi près que possible de sa source. Nous en avons conservé deux copies, dont une partiellement détruite6. Si ce dernier affirme connaître le roman de Benoît, le premier ne fait aucune révélation à ce sujet. De là naît un écart entre leurs méthodes respectives, puisque Jean de Flixecourt invite implicitement son lecteur à observer sa traduction à l’aune de l’adaptation de Benoît. On peut par conséquent s’interroger sur l’influence que Benoît, considéré par la critique comme l’un des premiers « romanciers » de langue française, a pu exercer sur la traduction réalisée par Jean de Flixecourt, mais aussi sur celle de Jofroi de Waterford, alors même que l’un et l’autre s’engageaient à reprendre « mot à mot » le récit historique latin. Et si cette influence est avérée, n’y a-t-il pas, selon notre perception moderne, dichotomie évidente entre le Roman de Troie en vers et le journal d’un témoin oculaire de la guerre, en prose ? Ou bien ces deux formes de la translatio constituent-elles finalement deux faces d’une même médaille, distinctes par une « esthétique de l’histoire7 » propre à leur contexte de création ? En somme, les traductions de Jean de Flixecourt et de Jofroi de Waterford répondraient-elles à un désir de retour à la source, évitant le plus possible les détours causés par le Roman de Troie ? Après avoir résumé les raisons pour lesquelles Darès le Phrygien faisait autorité dans l’Antiquité tardive et tout au long du Moyen Âge, cette étude, s’inscrivant dans le sillage des travaux menés par Françoise Vielliard8, sera l’occasion de voir si Jofroi de Waterford et Jean de Flixecourt sont aussi fidèles à la source latine qu’ils l’ont prétendu de manière explicite ou non. Cela nous permettra de déceler la trace d’éventuelles interférences entre ces traductions françaises et la translation-adaptation de Benoît de SainteMaure.
1. Remarques préliminaires
S’il a existé, le récit grec de Darès ne nous est parvenu qu’à travers sa traduction latine supposément réalisée par Cornelius Nepos. Celui-ci, ayant décidé de transmettre ce texte à Salluste, le lui présente en ces termes : « cum multa ago Athenis curiose, inveni historiam Daretis Phrygii ipsius manu scriptam, ut titulus indicat, quam de Graecis et Troianis memoriae mandavit9 ». Trouvé au hasard d’une promenade à Athènes, ce récit se veut un témoignage direct de la guerre de Troie transmis par un Phrygien, qui, on l’apprend plus tard, s’est battu aux côtés des Troyens. C’est pour cette raison que Cornelius s’est résolu à traduire le récit grec en latin,
ut legentes cognoscere possent, quomodo res gestae essent : utrum verum magis esse existiment, quod Dares Phrygius memoriae commendavit, qui per id ipsum tempus vixit et militavit
cum Graeci Troianos obpugnarent, anne Homero credendum, qui post multos annos natus est, quam bellum hoc gestum est10.
Ce topos du poète Homère affabulateur et représentant de la « Graecia mendax » appuie le crédit que l’on doit accorder à Darès. Ce dernier, ayant vécu et combattu au temps de la guerre de Troie, est nécessairement d’une fiabilité et d’une authenticité incontestables. Dès lors, il n’est pas surprenant d’apprendre qu’Isidore de Séville considère cet auteur comme le premier historien « apud Gentiles11 », puisqu’il définit l’histoire comme un récit des faits passés dénué de mensonges car réalisé à partir d’un témoignage oculaire ou par ouï-dire12. Le témoignage de Darès entre donc pleinement dans cette catégorie. Cet auteur, qu’il ait existé ou non, quoi qu’il en soit érigé en modèle par Isidore de Séville, était donc détenteur d’une autorité indéniable, qui se confirme par le nombre considérable de manuscrits alors en circulation13. Son auctoritas était d’autant plus forte qu’elle profitait également de la présence des noms de Salluste et, dans une moindre mesure, de Cornélius Népos dans le prologue.
À cela s’ajoutent plusieurs raisons ayant contribué à la très large diffusion du récit de Darès en Europe, notamment du début du XIIe à la fin du XIVe siècle14. L’ensemble de ces raisons concerne, de près ou de loin, l’effort de rationalisation, assez singulier, à l’œuvre dans le texte. Cet effort repose sur plusieurs procédés : tout d’abord, le De Excidio Troiae propose un récit en prose détaillé et chronologique de la guerre de Troie, de ses origines à son dénouement : aucune question n’est, en apparence, laissée en suspens15. Tous les événements ayant eu lieu avant, pendant et immédiatement après la guerre sont présentés au lecteur. Cette version du récit, probablement composée à la fin du Ve siècle dans un contexte de christianisation16, supprime toute mention d’intervention divine dans le déroulement de la guerre. Cela est ainsi revendiqué dans le prologue : contrairement à Darès, Homère ne peut être jugé sain d’esprit – ni de bonne foi, cela va de soi – puisqu’il place les dieux aux côtés des hommes lors des combats17. Le récit de Darès donne dès lors une explication rationnelle, suivant la tradition évhémériste, des rares interventions divines18 : le jugement de Pâris n’est plus qu’un songe justifiant le départ du séducteur pour aller conquérir Hélène19 ; de surcroît, la déification de Castor et Pollux trouve simplement ses origines dans l’imagination populaire20. Tout y est donc mis en œuvre pour réduire et mettre à distance le rôle joué par les divinités païennes dans le cours des événements ; cet effort facilita évidemment l’assimilation et l’appropriation du récit de Darès dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge chrétiens21.
Pourtant, tout ne joue pas en la faveur de ce texte. Dès le XIIIe siècle, et jusqu’à nos jours, nombreuses sont les critiques blâmant la qualité littéraire du récit22. Les censeurs successifs déplorent la pauvreté du style et l’abondance de formules stéréotypées comme « tempus pugnae supervenit », « fit magna caedes », « nox proelium dirimit »23 ; ils relèvent enfin le manque de cohérence narrative qui démontre, selon plusieurs chercheurs modernes, le fait que le De Excidio Troiae serait une version lacunaire d’une source antérieure de meilleure qualité24. Cependant, cette sobriété est également perçue comme un gage de vérité et d’authenticité au Moyen Âge : le style utilisé coïncide non seulement avec la réputation de concision propre à l’historien Salluste25, mais surtout avec l’idée qu’un lecteur médiéval se fait d’un journal de guerre, qui se présente, avant tout, comme description et témoignage de l’événement. Le récit en prose, qui est présenté comme vecteur de la vérité26 à partir du XIIIe siècle en langue d’oïl, est alors la forme esthétique privilégiée de l’historiographie, certes encore étroitement liée au roman27. Ainsi dans la perspective médiévale, l’auteur s’élève au rang d’historien plutôt qu’à celui d’affabulateur.
Certains procédés visant à ancrer le récit dans le réel amplifient de façon notable l’effet produit par ce style dépouillé. Tout d’abord, le De Excidio Troiae se présente comme un enchâssement continu de listes : les récits des batailles s’enchaînent, fonctionnant toujours selon le même principe28, puis sont entrecoupés par des catalogues de navires de guerre et des énumérations de protagonistes29. Cette mise en forme par la liste, déjà fréquente chez Homère30, et valorisée par le procédé rhétorique de l’amplificatio, est ici omniprésente. Ces catalogues, en plus de « donner la sensation de l’immensité31 » procèdent aussi de l’hypotypose, mettant en présence le réel sous les yeux du lecteur, ou aux oreilles de l’auditeur. Ce procédé est d’autant plus efficace qu’il est associé à celui de l’ajout de caractérisations et de détails descriptifs et chiffrés qui, même erronés, produisent un effet de rigueur historique et, de fait, fournissent des preuves indiscutables quant à l’authenticité du témoignage.
Il n’est donc aucunement surprenant que l’on ait souhaité, au Moyen Âge, rendre accessible le De Excidio Troiae au plus grand nombre par le biais de la traduction. Le nom de Darès le Phrygien devait nécessairement attirer le public aristocratique, « soucieux de s’instruire plutôt que de se divertir32 ». De plus, « l’un des enjeux de l’écriture du passé en français était de transférer, en même temps que les faits ou les connaissances du passé, l’autorité de la source latine33 ». Or, le meilleur moyen de transférer et de conserver l’autorité d’un texte-source, était, pour un traducteur médiéval, de revendiquer sa fidélité à ce dernier34. Le prologue était alors l’occasion, pour le traducteur, de formuler ses intentions et sa démarche générale. C’est ainsi le cas du prologue énoncé par Jean de Flixecourt :
Pour che que li roumans de Troies rimés contient mout de coses que on ne treuve mie ens u latin, car chis qui le fist ne peust mie autrement belement avoir trouvee se rime, je, Jehans de Fliccicourt, translatai sans rime l’estoire des Troïens et de Troies du latin en roumans mot a mot, ensi comme je le trouvai en un des livres du livraire mon Seigneur Saint Pierre de Corbie, en l’an de l’Incarnation Jhesu Christ .m.cc. et .lxii. el mois d’avril, a le requeste dant Pierron de Besons, aumosnier de Saint Pierre de Corbie, si que chil qui veulent oïr le batailles de Troies et ne pueent mie avoir le roumant qui est rimés, ou pour chou que il est trop grans, ou pour chou que il en est peu, si porroit avoir chestui legierement car il est petis et porroit bien savoir par chestui le verité de l’estoire35.
Le prologue fixe les circonstances de la traduction de Darès en même temps qu’il expose la méthode mise en œuvre par le traducteur. Jean de Flixecourt, suivant le topos, affirme traduire littéralement « l’estoire des Troïens et de Troies » sans rime, et dissocie par là-même sa démarche de celle de Benoît de Sainte-Maure, auteur du « roumans de Troies rimés ». Annonçant ainsi qu’il s’attachera à respecter la forme de son texte-source, Jean de Flixecourt ancre sa traduction dans une continuité historiographique antique, et oppose son travail à celui de B. de Sainte-Maure, qui, contraint par l’embellissement inhérent à la forme versifiée, se serait vu dans l’obligation d’apporter des changements à l’original latin36. Cette nouvelle traduction, plus fidèle au De Excidio Troiae, trouve aussi des raisons pratiques : le Roman de Troie est long (« trop grans ») et rare (« il en est peu ») : Jean s’émancipe une nouvelle fois de l’adaptation réalisée par Benoît. Mais loin de renier ou de dévaloriser l’œuvre poétique de ce dernier, il démontre implicitement qu’il l’a lue, ou du moins qu’il en a une certaine connaissance, et qu’elle est digne d’intérêt.
Le choix délibéré de la prose va de pair avec une revendication de la traduction de verbo ad verbum, « mot a mot », du latin vers le français37. Cette méthode de traduction renforce le lien de dépendance à la source : Jean de Flixecourt renouvelle ici ses intentions pratiques et didactiques de rendre accessible directement, sans le moindre détour, un texte de première importance. Le fait qu’il assume sa traduction, en son nom, signifie qu’il s’engage donc personnellement vis-à-vis de son lecteur à translater un témoignage véritable de la guerre de Troie, dont l’autorité est reconnue de tous38. Dans cette perspective, le prologue du traducteur doit aussi être relu à la lumière du prologue de l’auteur latin, riche en interférences et échos. Jean de Flixecourt l’introduit de cette manière :
Premierement, on doit savoir que Daires fu uns chevaliers de Troies qui l’estoire descrist en grijois ; et Cornilles, uns clers de Roume, le translata de grijois en latin, si comme il apert en cheste epystre que il envoïa en latin a Saluste son oncle. L’epystre dist tant en roumans […]39.
Ce préambule démontre qu’il se positionne consciemment dans l’optique de la translatio studii : il devient à son tour vecteur de l’histoire de la chute de Troie, après Darès qui, témoin de la guerre, a écrit son journal en grec, puis Cornélius, clerc qui a traduit ce témoignage en latin. Or ce dernier est tout autant digne de foi que le traducteur français, puisque, selon la traduction de Jean, Cornélius affirme :
Cheste estoire, je l’amai mout, et le translatai maintenant. Nule cose je n’i vauch ajouster ni amenuisier pour che que aucuns ne peust croire que ele fust moie ; ains me sambla que ch’est mieux que je le translataisse de grieu en latin vraiement et simplement, si comme ele avoit esté escrite, si que chil qui le liroient peussent connoistre comment les coses furent faites40.
Après avoir valorisé cette source de seconde main, Jean de Flixecourt renouvelle, en arrière-plan, ses intentions de fidélité à l’autorité de Darès et sa prétention à la vérité.
Jofroi de Waterford a peut-être estimé qu’un prologue au De Excidio Troiae n’était pas indispensable, le prologue du traducteur latin de Darès venant éclairer sa propre démarche. Suffisamment proches des siennes, ses intentions n’avaient pas besoin d’être développées au-delà d’un rapide incipit : « Chi comence l’epistle Cornelius qu’il envoïa a Saluste Crespus de l’estoire des Troïens, laquele estoire fu escrite en griu par Darés le Frigien41 ». Nous savons pourtant que Jofroi n’était pas hostile à l’idée de rédiger un prologue, dans la mesure où le manuscrit qui conserve sa traduction de Darès préserve également deux autres de ses traductions, à savoir celles du Breviarium historiae romanae d’Eutrope et du Secretum secretorum attribué à Aristote. En préambule à cette dernière traduction, Jofroi développe de façon détaillée sa méthode, qui visait surtout à respecter la volonté de son commanditaire42 :
Et por ce moi priastes que cel livre ki fu translatei de griu [249rb] en arabic et de rechief de arabic en latin, vos tran[s]lataisse de latin en franchois et, je, a vous prieres al translater ai mise ma cure et avoiques le plus grant travail ken autres hautes et parfondes estudes sui enbesoingniés. D’autre part, savoir devez ke les arabiiens trop ont de paroles en corte veritei et les Grigois ont oscure maniere de parler, et il me convient de l’un et de l’autre langage translater ; et por chou le trop de l’un escourcirai et l’oscurtei de l’autre esclarcirai solonc ce ke la matire puet soffrir car lur entente sievrai ne mies lur paroles. Saichés derechief que sovent metterai autres bones paroles43.
Conscient des différences linguistiques, Jofroi se propose de suivre et transmettre l’« entente » du texte plus que sa « parole » : il prouve qu’il sait adapter sa démarche en fonction de la langue-source par de menus ajustements et qu’il est aussi capable de perfectionner sa traduction grâce à l’insertion de passages issus d’autres sources. Dès lors, que peut-on conclure de l’absence de prologue à sa traduction du De Excidio ? Signifie-t-elle qu’il va traduire le latin littéralement ? Seule une étude traductologique peut le déterminer. Quoiqu’il en soit, il est évident que Jofroi est pleinement conscient de son travail de traducteur et qu’il s’affirme tout à fait en tant que tel.
Ces remarques préliminaires semblent montrer que Jean de Flixecourt et Jofroi de Waterford n’entretiennent pas un rapport tout à fait similaire avec le De Excidio Troiae de Darès le Phrygien. Le second traducteur, à première vue fidèle à la lettre, ne donne en effet aucune indication supplémentaire par rapport aux renseignements fournis par le prologue latin, tandis que le premier, grâce à l’ajout d’un prologue de son cru, n’hésite pas à expliciter ses intentions et à s’inscrire dans une double continuité aux frontières perméables, sinon entremêlées, celle de la tradition historiographique antique et celle des premiers romans français incarnés par le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure. Ces deux héritages ne sont aucunement antinomiques selon le point de vue de Jean de Flixecourt, car ils procurent finalement un enrichissement certain à la transmission d’un savoir.
2. Deux traducteurs, deux traductions : quelques remarques
Bien que les prologues des traducteurs français et latin exposent leur méthode pour translater le De Excidio Troiae, il est essentiel de vérifier si la mise en pratique correspond aux intentions annoncées. Or l’étude de la méthode employée par ces traducteurs de langue vernaculaire ne va pas de soi : en dehors du problème de la langue en elle-même, il est pour le moment impossible d’identifier précisément le(s) manuscrit(s) latin(s) à l’origine de leur traduction44. Notre travail de comparaison s’appuie donc nécessairement sur des textes latins hypothétiques mais qui trouvent leur fondement dans l’étude minutieuse des variantes proposées dans l’édition de F. Meister (renouvelée par A. Beschorner) et des analyses présentées dans l’ouvrage de L. Faivre d’Arcier.
De façon générale, nos deux traducteurs reproduisent fidèlement le fil du texte dans son intégralité et n’omettent aucun passage du récit. Mais les recherches menées par Françoise Vielliard45 sur ce sujet ont déjà apporté de grandes précisions quant à la relation que Jean de Flixecourt et Jofroi de Waterford ont pu entretenir avec leur source. À partir de plusieurs points de comparaison, elle a pu démontrer que Jofroi « s’attache à traduire mot à mot, en rendant le plus précisément possible mais aussi le plus économiquement possible un mot latin par un mot français », alors que Jean « est moins rigoureux, il lui arrive de sauter le mot ou le groupe de mots qu’il ne sait pas traduire »46. L’étude menée par F. Vielliard à partir des traductions des adjectifs est particulièrement éloquente à ce sujet : à chaque mot latin correspond un équivalent français soigneusement choisi par Jofroi47, qui trouve également des solutions habiles pour éviter quelques lourdeurs48 ; tandis que Jean n’hésite pas à traduire deux adjectifs latins par un unique mot en français49 ou, inversement, multiplie les quasi-synonymes afin de rendre au mieux un mot latin lui posant problème50.
Cette pratique de l’itération lexicale51 est « un trait caractéristique de la traduction de Jean de Flixecourt52 » qui vient en partie expliquer la longueur de sa traduction, bien supérieure à celle de Jofroi de Waterford53. On trouve en effet 174 polynômes dans la première traduction mais seulement 48 dans la seconde, si l’on ne tient pas compte des itérations lexicales déjà présentes dans la source latine54. Les catégories grammaticales principalement touchées par ce procédé, et cela dans les deux versions françaises, sont les substantifs, les verbes et, dans une moindre mesure, les adjectifs, c’est-à-dire les lexèmes permettant de faire progresser l’action55. Parmi les champs lexicaux les plus représentés56, force est de constater que Jean de Flixecourt privilégie certains domaines et certains mots en particulier. C’est ainsi le cas des exemples que nous allons commenter57 : les traductions du substantif latin « injuria », « l’injure », des bruits qui surgissent de la bataille, et des verbes relatifs à la religion. Leur comparaison avec la traduction de Jofroi de Waterford ainsi qu’avec celle de Benoît de Sainte-Maure pourra, d’une part, faire surgir certaines pratiques des deux traductions françaises, et, d’autre part, mettre en évidence un lien entre ces traductions et l’adaptation de Benoît58.
L’étude de la traduction du substantif latin « injuria », présentée dans la première annexe, étend l’analyse proposée par F. Vielliard à la traduction de Jofroi de Waterford et au Roman de Troie59. Il s’avère que les traits spécifiques à chaque traducteur ressortent particulièrement. Si Jofroi reste constant60 et évite volontiers les répétitions quelquefois lourdes, Jean, quant à lui, propose différents équivalents, « injure », « tort », « grieté », « maus », « outrage », « desraison », aussi nombreux que dans le texte de Benoît : « lait », « honte », « damage », « tort », « despit », « orgueil ». Bien que les substantifs relevés chez Benoît et Jean ne soient pas identiques, se dégage une répartition semblable d’un point de vue quantitatif : là où Benoît emploie des binômes (voire trinômes) synonymiques, Jean utilise lui aussi ce procédé dittologique, et, a contrario, lorsque Jean traduit littéralement « injurias » par « injures » seul, Benoît n’emploie qu’un seul substantif « lait » : il ne s’agit probablement que d’une coïncidence qu’il serait nécessaire de vérifier en d’autres lieux pour pouvoir prétendre que Jean s’est inspiré de Benoît sur ce point.
Lorsque l’on s’intéresse à la traduction des substantifs dénotant les bruits et les cris retentissant pendant la bataille (annexe n° 2), il apparaît que Jean de Flixecourt a, à chaque occurrence des substantifs « tumultus » et « clamor », utilisé une itération lexicale. Cela peut s’expliquer, pour le premier terme, « tumultus », par le fait que son dérivé français, « tumulte » était encore peu fréquent ; c’est peut-être pour cette raison d’ailleurs que Jofroi n’emploie pas le substantif français « tumulte » mais « noise » associé à un complément de nom précisant le contexte61. Il semble dès lors évident que les deux associations de polynômes présentes dans la traduction de Jean jouent, pour une part au moins, un rôle explicatif62. Mais on peut aussi supposer que les réduplications, dans cette même traduction, permettent à Jean de Flixecourt de rendre son texte plus expressif (et par là peut-être plus attractif), de la même manière que l’hypotypose. Ses traductions de « clamor » par l’association des substantifs « cri » et « noise », également agrémentés de l’adjectif « grant », apportent un surcroît d’intensité au bruit produit par la bataille, comparé à l’expression latine originale. Ce procédé est aussi un moyen pour Jean de traduire le superlatif « maximus », tout en satisfaisant son goût pour l’amplification. Cette insistance sur le bruit est également présente dans le Roman de Troie, son auteur utilisant de nombreux synonymes, comme pour diffuser le bruit, en répandre les échos. Là encore, on ne peut affirmer avec certitude que Jean de Flixecourt s’est directement inspiré de Benoît, puisque le vocabulaire et les tournures utilisés ne sont pas strictement identiques63. Mais ces exemples montrent tout de même que les tournures procèdent d’une même démarche, c’est-à-dire de l’amplification par l’itération lexicale.
Quelques coïncidences peuvent également être relevées, entre la traduction de Jean et l’adaptation de Benoît, à propos des verbes relatifs aux pratiques et rituels religieux (il s’agit des expressions « rem divinam facere », « Dianam placat », et « vaticinari »). Si Jofroi ne semble pas particulièrement gêné par la traduction de tels verbes, à l’exception de l’expression « rem divinam facere », qui ne peut être traduite littéralement en français, Jean, à l’instar de Benoît de Sainte-Maure, multiplie les quasi-synonymes pour, de façon didactique, expliquer les rituels, mais aussi pour donner de l’ampleur et de la solennité à ces pratiques et ainsi valoriser la piété des personnages dont il est alors question. Le vocabulaire que Jean, Jofroi et Benoît emploient est, de manière générale, très proche, mais la proximité entre les travaux de Jean et de Benoît se fait jour puisque les termes utilisés par le premier sont, à plusieurs reprises, situés à la rime dans l’adaptation. Ce constat n’est toutefois pas un indice suffisant pour admettre l’hypothèse d’un emprunt.
En somme, l’étude de l’itération lexicale confirme les particularités, déjà mises en avant par F. Vielliard, de chaque traducteur, et fournit également quelques pistes de réflexion sur le lien unissant l’adaptation de Benoît de Sainte-Maure aux deux traductions françaises. D’un côté, rien n’indique que Jofroi ait eu connaissance du Roman de Troie, puisqu’il suit le latin mot à mot dès que cela lui est possible. De l’autre côté, l’esthétique de la dittologie à l’œuvre dans la traduction de Jean de Flixecourt montre au contraire qu’il est influencé par le style littéraire de son temps et par les techniques de traduction qui lui sont contemporaines64. Quelques interférences entre l’adaptation et cette traduction sont troublantes, mais il est encore difficile, à ce stade, de s’avancer vers plus de conclusions.
La fidélité de Jean et de Jofroi à la syntaxe du De Excidio Troiae a partiellement fait l’objet d’études menées par F. Vielliard65, qui a notamment mis en avant deux points parmi les plus complexes de la syntaxe présents chez Darès, « l’ablatif absolu et la construction ad suivi de l’adjectif verbal ou gérondif66 ». Ce sont en effet les seuls points de la syntaxe véritablement problématiques pour traduire ce journal de guerre : rares sont les occasions où les traducteurs peuvent faire démonstration de toute leur virtuosité dans la maîtrise du latin, puisque le récit de Darès est construit autour d’un lexique et d’une syntaxe à la fois simples et condensés. Nous reprenons seulement ici les exemples d’ablatifs absolus cités par F. Vielliard67. Nous élargissons son analyse à la traduction de Jean de Flixecourt et à l’adaptation de Benoît de Sainte-Maure.
Comme le démontrait F. Vielliard, Jofroi intègre « naturellement dans la phrase française68 » la traduction des ablatifs absolus par le biais de propositions indépendantes, de subordonnées temporelles introduites par « quant »69 ou de compléments circonstanciels composés d’une préposition et d’un substantif, procédés qu’il emploie presque à parts égales. Jean de Flixecourt utilise ces mêmes techniques, privilégiant toutefois les propositions indépendantes coordonnées ou juxtaposées, à l’instar de Benoît de Sainte-Maure. L’exemple suivant est d’ailleurs très révélateur des techniques de transfert de l’ablatif absolu latin vers le français : « Brachio sinistro chlamyde involuto » (chap. XXXIV) devient, dans la traduction de Jofroi, « Son brac senestre envolepa de son mantel [et aussi fist Anthilocus] » (f. 54vb). La proposition indépendante demeure économique, efficace et fidèle à l’original. En revanche, Jean de Flixecourt décompose l’action en étapes successives grâce à la coordination de deux propositions : « Il deffulerent leur mantiax et envoleperent leur bras senestres » (f. 57rb). Cet étalement chronologique par la parataxe (qui n’est certes pas une technique très originale chez les traducteurs français du Moyen Âge70) et l’amplification qui en résulte constituent une autre caractéristique du style de Jean de Flixecourt. Ce goût pour l’amplification découle peut-être en partie de sa lecture du Roman de Troie. L’adaptation du De Excidio joue en effet abondamment de la rhétorique de l’amplificatio : Benoît de Sainte-Maure traduit ainsi l’exemple cité par les vers : « Son braz met tost e molt isnel / a bien entors de son mantel » (v. 22189-22190). La réduplication « tost » + « molt isnel », quoique plus concise que les procédés mis en œuvre par Jean, décompose elle aussi chronologiquement l’action : le premier adverbe indique la succession immédiate de l’action par rapport à la précédente, le second groupe adverbial signale la vitesse à laquelle cette action est réalisée. Le recours à ce procédé, chez Jean et Benoît, leur permet de déplier le récit pour l’embellir et, dans le même temps, créer une cohérence narrative plus forte. Les événements s’enchaînent les uns aux autres sans laisser de place au vide71.
3. Des traces directes d’emprunts au Roman de Troie ?
Jusqu’à présent, on ignore donc si Jofroi de Waterford a lu le Roman de Troie, puisque rien ne nous permet de l’affirmer ni dans le prologue, ni dans le récit. En revanche, Jean de Flixecourt affirme le connaître dès le prologue, et semble être influencé par un style littéraire d’une proximité parfois troublante avec le Roman. Mais à quel point cet auteur influence-t-il la traduction de Jean, qui est tout de même très fidèle au récit latin de Darès ? Jean de Flixecourt a-t-il, par ailleurs, puisé certaines informations dans d’autres sources ?
Quelques exemples singuliers de caractérisations trouvés dans la traduction de Jean (mais absents de celle de Jofroi) procèdent d’une démarche très didactique. Or Benoît de Sainte-Maure utilise parfois des précisions du même ordre permettant de clarifier les relations entre les personnages. Jean spécifie ainsi que Ménélas est l’époux d’Hélène, « Menelaus, li barons Elaine » (f. 48va), alors que Darès ne donne que « Menelaus » (chap. IX) mais Benoît « cist Menelaus esteit sis sire » (v. 4245) : les deux traductions françaises caractérisent le rapport de l’époux à sa femme. De même, Jean précise « Helaine leur suers », évoquant Castor et Pollux, alors que Darès ne propose que « Helena », contre « D’Eleine, qui iert lur seror » (v. 5119) dans le Roman de Troie. Jean, tout comme Benoît, éprouve sans cesse le besoin de rendre explicites des informations qui ne se trouvent pas directement inscrites dans le récit de Darès : les toponymes et patronymes, éloignés du monde connu d’un laïc médiéval, nécessitent des explications. Cela vient se confirmer par la caractérisation d’un autre lieu, la région appelée « Aulide », désignée comme une « selve » par Benoît au v. 5957, mais comme une île par Jean : « une isle qui est apelee Aulide » (f. 50vb). Il est étrange que Jean n’ait pas eu ici recours au récit de Benoît ; il a pu, en revanche, trouver cette information dans le commentaire de Servius72, ouvrage dont l’abbaye de Corbie possédait un exemplaire aux XIIe-XIIIe siècles73. Quoiqu’il en soit, Jean et Benoît adoptent une même démarche didactique et « ex-plicative »,74 souvent à l’œuvre dans l’historiographie française du XIIIe siècle. À ce point de notre analyse, il ne s’agit encore que d’influences littéraires et stylistiques : les mises en roman des XIIe et XIIIe siècles ne jouent-elles aucun rôle sur la manière de traduire de Jofroi de Waterford ?
Fidèle au texte de Darès, ce dernier s’est aussi permis quelques écarts qui ne peuvent cependant être mis directement en relation avec le Roman de Troie. Le récit latin est en effet parsemé de conseils de guerre entre chefs troyens ou grecs. Or Jofroi, afin de rendre ces passages au discours indirect plus vivants, les transpose en discours direct, et cela à sept reprises. Cette initiative ne semble pas trouver son explication dans une reprise immédiate de Benoît de Sainte-Maure, bien que les discours directs employés par Jofroi coïncident six fois sur sept à ceux de Benoît : dans le Roman de Troie, les discours, bien plus longs, ne présentent pas de similarités lexicales ni même syntaxiques permettant de révéler une véritable filiation de la traduction à l’adaptation. Jofroi, malgré cette légère modification de pronoms personnels et de temps verbaux, demeure tout à fait fidèle au De Excidio Troiae : ainsi, la phrase « Calchas ex augurio respondet, uti revertantur et in Aulidem proficiscantur »75 (chap. XV) devient, dans la traduction de Jofroi, « il respondi : “Retornez ariere. Ains que vos alez ver Troie faites sacrefice a Diane en Aulide.” » (f. 50ra) ; de même, Jofroi traduit « [Agamemnon] negat se umquam cupidum imperii fuisse, […] satis sibi esse, dum hostes ulciscantur et parvi facere cuius id opera fiat, se tamen regnum Mycenis habere »76 par « [Agamenon] lur dist que onques convoitous n’avoit esté de l’empire […] et asez li vint a grei, mais que li Grigois de lur annemis fuissent vengiet et ne fist force par quel chevetain ce fuist fait : “Et non por quant, dist il, si ai ge roausme a Michenes” » (f. 52va). Quelques menus ajustements et additions suffisent donc à Jofroi pour rendre le récit d’un style un peu monotone bien plus au goût d’un lecteur du XIIIe siècle, habitué aux chansons de geste, aux chroniques et aux romans : c’est en cela que le Roman de Troie, entre autres œuvres, a effectivement pu exercer une influence sur la traduction de Jofroi.
En revanche, quelques indices remarquables, relevés par F. Vielliard, mettent en avant le fait qu’à plusieurs reprises Jean de Flixecourt faisait allusion au Roman de Troie. Elle en venait même à se demander si Jean de Flixecourt n’avait pas obtenu certaines informations de la part de Benoît de Sainte-Maure en personne77. Nous rappelons ici les exemples cités par F. Vielliard dans ce même article78 :
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Jean avoue refuser de raconter l’histoire de Jason et Médée comme le fait l’« auteur » Benoît aux v. 1138-2078 : « Jou entrelais ichi comment Jason conquist le pel d’or par l’aiwe de Medee, le fille le roi de Colcos, et quex coses il y couvint faire anchois que il le peust avoir, pour che que je ne le truis mie ens u latin que je translatai en roumans, ja soit chou cose que je l’ai maintes fois oï es auteurs » (f. 46ra). Cette mention, absente du récit de Darès, replace l’histoire des amants malheureux dans le contexte de la guerre de Troie, donnant de cette manière des pistes de lecture et un aperçu du contenu du Roman de Troie à ses lecteurs.
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L’épisode de la naissance de Neoptolème est rappelé au lecteur de la même façon, ce dernier étant implicitement invité à le lire dans un autre ouvrage : « Achillés engenrra l’enfant en Deïdamia, le fille Licomedés. Mais je ne voel mie dire comment il fu engenrrés ni en quel lieu, car je ne le truis mie en escrit u latin que je translate en roumans » (f. 57va).
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Le Roman permet aussi à Jean d’expliquer l’étymologie de certains toponymes parmi les moins connus : « Herculés estoit par devant alés a Ylium, – ensi fu apelee Troies au commenchement, car ensi l’apela Hylus qui le fonda premiers » (f. 46va). Or Benoît donne lui aussi une explication à l’étymologie du nom de la cité : « Ylus, li reis toz premerains / qui onques fust des Troïains / qui fonda Troie e Ylion / e qui li emposa son nom » (v. 25379-25382).
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Jean tente également de donner quelques explications au sujet des personnages et de leurs patronymes. Il en va ainsi de Pâris-Alexandre, nommé exclusivement Alexandre chez Darès, mais Pâris chez Benoît. Jean fait alors un choix clair :
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« Sachiés que chis Alixandres est chis que vous avés oï nommer Paris, mais en tout chou livre chi que je translatai du latin en roumans, il n’est apelés fors Alixandres. Mais pour que on l’a plus en [f. 48va] usage d’apeler Paris que Alixandre, che sevent bien chil qui ont oï les auteurs, je lairai d’ore en avant Alixandre et l’apelerai Paris ».
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En revanche, il choisit de suivre Darès lorsqu’il nomme le fils d’Achille, Néoptolème : « Chis Neotholemus estoit apelés Pirrus par autre non, si que on trouva et trouvé est es [f. 60va] auteurs. Mais je ne l’apele nient en l’estoire Daire que je translatai en roumans ». Benoît, qui compte parmi les auteurs dont il est question ici, fait alterner les noms Neoptolemus et Pirrus, même si ce dernier « domine vers la fin du roman79 ».
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Jean explique son choix de mettre fin à son travail en vue de rester fidèle au récit de Darès : « Je fai chi fin pour chou que jou ne trouvai plus ens u latin que jou translatai en roumans, car Daires n’en raconta nient du repairement des Grijois, et je ne voell dire cose fors que chou que jou truis ens u latin » (f. 60vb). Comme l’a montré F. Vielliard, cela peut correspondre au moment où Benoît choisit quant à lui de suivre une autre source, celle de Dictys de Crète.
Ces six exemples relevés par F. Vielliard montrent que Jean de Flixecourt a lu attentivement le Roman de Troie et qu’il y a puisé quelques informations : cela prouve que Jean considérait l’adaptation comme une source fiable.
Notre comparaison entre les deux récits français a permis de mettre au jour d’autres indices intéressants de ce point de vue. Jean a en effet également eu recours au roman de Benoît afin de clarifier certains toponymes : le toponyme « Colchos » (chap. I) est traduit « isle de Colcos » par Jean, or Benoît, au v. 765, évoque lui aussi « l’isle de Colcos », alors que Jofroi traduit littéralement par « Colcos ». Jean traduit « Salamina » (chap. III) par « une chité qui a a non Salamine » (f. 46rb), or là aussi Benoît propose « la ot une cité fondee / que Salemine ert apelee » (v. 28447-48)80, tandis que Jofroi reste encore très fidèle à Darès en proposant « Salemine » simplement.
À deux reprises également, Jean semble s’inspirer du travail de Benoît quand il s’agit d’énumérer des noms de personnages. Ainsi, les enfants de Priam sont énumérés dans le texte latin par la proposition « liberis Hectore Alexandro Deiphobo Heleno Troilo Andromacha Cassandra Polyxena »81 (chap. IV), mais Jean insiste sur l’ordre de naissance de la fratrie : « Li premiers avoit a non Hector, li secons Alixandres qui estoit apelés par autre non Paris, li tiers Deïphebus, li quars Elenus et li quins Troïlus. Et ses .ii. filles amena il aussi, Cassaudra et Polixena, et aveuc eles vint Andromache, le femme Hector » (f. 46vb) ; tout comme Benoît :
si aveit del rei uit enfanz / les cinc vaslez, lez treis meschines / […] / Hector ot non li ainz nez fiz / […] / Li autres aprés ot non Paris / […] Li tierz ot non Deïphebus / e li quarz aprés Helenus / […] / Li quinz Troïlus aveit non / […] / Des treis filles, ot non l’ainz nee / Andromacha : mout fu senee / […] / Cassandra ot non cele aprés / […] / Polixena fu la puis nee [v. 2030-2955].
Remarquons tout de même que Jean corrige ici Benoît – et par la même occasion précise Darès –, puisque, contrairement à l’auteur français, il ne fait pas d’Andromaque la fille de Priam, mais sa belle-fille. Jean oscille en revanche entre le texte de Darès et celui de Benoît pour traduire le nom de Pâris : préférant ne pas choisir encore entre les deux autorités, il propose les deux dénominations possibles du personnage.
Quelques expressions assez singulières utilisées par Jean pourraient également trouver leur origine dans le Roman de Troie ou présentent du moins des coïncidences assez étranges avec l’adaptation :
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« et cum se utrique respexissent, ambo forma sua incensi tempus dederunt, ut gratiam referrent » (chap. X), traduit mot à mot par Jofroi « et quant entreveus se furent, chascuns d’autrui biatez fu alumez et tens agarderent a grasces rendre » (f. 48va), devient, chez Jean « Et quant li uns eut bien regardé l’autre, andoi furent espris et embrasé de leur biautés et misent tans que il peussent parler ensamble » (f. 48vb). Cette expression finale évoquant une discussion entre les amants pourrait provenir du roman de Benoît, v. 4366-67 : « Tel leisir orent de parler / qu’auques i distrent de lur buens ».
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La proposition « quo pacto Hector a navibus ignem removeri jussit » (chap. XIX) est traduite par Jofroi « et por ce comanda a oster le feu des nefs » (f. 51ra) mais par Jean : « Hector fist [torner] le fu dont li Troïen voloient ardoir les nés as Grijois » (f. 52ra). Nous avons ajouté le verbe à l’infinitif, omis dans la copie, à partir de l’adaptation de Benoît, que Jean semble reprendre assez fidèlement : « quant il en fist le feu torner / e cil qui ardeir les voleient » (vv. 10167-10168). Mais il convient de rester prudente cependant : la coïncidence vient ici peut-être d’une source latine commune.
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Enfin, il est également possible que Jean se soit inspiré de Benoît lorsqu’il a pris l’initiative d’insérer du discours direct là où le texte de Darès s’en tenait à du discours indirect : « Dicit Iasoni Colchis pellem inauratam arietis esse dignam ejus virtute, ut eam inde auferret, omnia se ei daturum pollicetur » (chap. I) ; Jean présente alors la traduction « Biau niés, il a une pel de mouton doree en l’isle de Colcos. Qui le porroit conquerre et aporter de la, il en averoit grant pris et grant los. Et se vous volés che faire, je vous pramech que je vous dourrai tout chou que me vaurrés demander » (f. 45va). L’apostrophe « Biau niés » n’est pas sans rappeler celle de Benoît au v. 817 : « Oiés, beaus niés, fait Peleüs ». Bien que courante, cette apostrophe, absente du texte de Darès doit donc être mise en relation avec celle utilisée par Benoît82.
Ces derniers exemples sont la preuve que Jean de Flixecourt utilisait, ici et là, le Roman de Troie à des fins explicatives, mais pas seulement : le traducteur se permettait de le corriger, de tourner certains vers en prose ou encore de reprendre quelques éléments structurels de l’adaptation. Elle lui servait donc de source garante de vérité, tout en étant elle-même subordonnée à la version latine originale ; elle constituait, dans le même temps, un modèle littéraire dont il fallait suivre le style et la démarche.
Le succès plus que relatif de ces deux traductions françaises trouve peut-être son origine dans cette quasi absence d’embellissement du récit, assez sec, de Darès le Phrygien. Son auctoritas, pourtant partagée avec Benoît de Sainte-Maure dans la traduction de Jean de Flixecourt, n’a pas contribué à la diffusion de cette traduction. Comme a pu le montrer récemment Pierre Courroux83, la mise en roman telle qu’elle se présente sous la forme du Roman de Troie ne s’oppose pas à l’historiographie dans l’esprit d’un médiéval. Au contraire, mise en intrigue, l’histoire gagne un « surplus de sens84 » et répond au goût des lecteurs laïcs. L’amplification à l’œuvre dans la traduction de Jean démontre une volonté de transmettre un savoir qui s’étend au-delà du récit de Darès et constitue également un moyen possible, pour ce traducteur, de tenter de dépasser son statut pour parvenir à celui d’auteur85. Jofroi, quant à lui moins didactique, reste l’humble transmetteur du récit latin. Cela vient peut-être des exigences propres à son commanditaire dont on ignore tout et que Jofroi jugeait suffisamment érudit pour éviter de s’étendre en explications. Quoi qu’il en soit, les menus ajustements réalisés par les traducteurs, et pour l’un d’entre eux les influences provenant de sa lecture du Roman de Troie, ne remettent pas véritablement en question leur fidélité au De Excidio Troiae, puisqu’ils sont parvenus à translater dans le monde médiéval du XIIIe siècle « le verité de l’estoire des Troïens ».