« Point de Shakespeare, rien ; un ouvrage manqué » : I Capuleti e i Montecchi de Bellini et le « Shakespeare » de Berlioz

DOI : 10.56078/atlantide.387

Résumés

« Point de Shakespeare, rien ; un ouvrage manqué » : c’est par ces mots qu’Hector Berlioz exprimait sa déception après avoir assisté à une représentation de I Capuleti e i Montecchi de Bellini à Florence en 1831. Examinant quelques-uns des reproches adressés par Berlioz à une œuvre qui ne fut pas inspirée par Shakespeare, mais par les novelle italiennes qui lui avaient servi de source, et qui utilisait un support générique, l’opéra, qui n’existait même pas à l’époque de Shakespeare, cet article tente de retrouver quelques-unes des caractéristiques considérées « shakespeariennes » par les romantiques français du début des années 1830.

“Point de Shakespeare, rien; un ouvrage manqué” (“No Shakespeare, nothing; a failure of a work”) were the words used by the French composer Hector Berlioz to express his disappointment after a performance of Bellini’s I Capuleti e i Montecchi in Florence in 1831. Examining some of the charges he brought up against a work inspired, not by Shakespeare, but by the Italian novelle which were his sources, and using a medium, the opera, which did not even exist in Shakespeare’s time, I will try and recover some of the characteristics considered ‘Shakespearean’ by the French romantic standards of the early 1830s.

Texte intégral

« Point de Shakespeare, rien ; un ouvrage manqué » : c’est par ces mots que le compositeur Hector Berlioz exprimait sa déception après avoir assisté à Florence à une représentation de I Capuleti e i Montecchi de Vincenzo Bellini, tragédie lyrique créée à Venise en 1830, avant que l’opéra ne soit donné à Paris au Théâtre-Italien (salle Favart) en février 18331. La réaction de Berlioz donne la mesure d’un malentendu tenace et encore fréquent de nos jours : on vient à Bellini par ce titre qui évoque l’adaptation la plus célèbre de la légende des amants de Vérone, alors que le livret de Felice Romani se passe de Shakespeare pour puiser ses ingrédients directement dans les novelle italiennes qui avaient également servi de source au dramaturge élisabéthain. Mais qu’est-ce que Berlioz trouve non shakespearien chez Bellini, et qui établit de surcroît pour lui une équivalence entre « non shakespearien » et « manqué » ? Derrière le vocable « shakespearien » et le mythe littéraire de « Shakespeare », Berlioz place en fait non seulement un idéal théâtral romantique fort éloigné de celui des Élisabéthains, mais aussi un modèle issu de son temps et de son propre parcours pour un support générique, l’opéra, qui n’existait même pas à l’époque de Shakespeare. Cet article tentera de cerner cet idéal pseudo-shakespearien en creux, en examinant quelques-unes des caractéristiques de l’opéra de Bellini critiquées par Berlioz.

Cependant, avant d’en arriver à Berlioz, une mise au point s’impose sur ce statut de mythe littéraire dont jouissent Shakespeare et son Roméo et Juliette, un statut qui depuis longtemps déjà rend difficile la perspective de les éviter complètement pour arriver directement à quelque autre œuvre traitant des amants de Vérone, fût-elle antérieure à la pièce de Shakespeare. L’exemple du titre en forme de clin d’œil choisi par Laetitia Sansonetti pour sa traduction récente de la version de William Painter (1566), Roméo et Juliette avant Shakespeare, est tout à fait éloquent à ce sujet. Son volume est en outre présenté par l’éditeur avec un bandeau en forme de teaser qui annonce en grandes lettres sur un fond rouge « copié par Shakespeare », raccrochant malgré tout cette version à Shakespeare, qui reste le modèle pour nous, même quand il arrive en aval2.

Mais qu’est-ce qu’un mythe littéraire au sens où je l’entends pour cette étude ? Le mythe littéraire n’est certes pas, à l’instar d’un mythe ethno-religieux, un récit fondateur pour une société humaine et tenu pour sacré par ses membres. Néanmoins, le mythe littéraire, comme son cousin ethno-religieux, est un patrimoine culturel devenu collectif et anonyme, même si ses points de départ ont pu être une circonstance ou une création individuelles. On m’objectera que Shakespeare n’est pas un anonyme, et qu’en dehors d’un certain nombre d’« Oxfordiens », de « Marloviens » ou de « Baconiens » acharnés, peu de gens réfutent l’idée qu’il ait pu être l’auteur unique ou partiel de la majorité des œuvres que l’in-folio de 1623 lui reconnaît. Certes, on dispose de suffisamment de documents authentiques (registres de paroisse, testament, actes de propriété, signatures officielles, etc.) pour prouver que l’homme de Stratford a bel et bien existé. Mais c’est dans le passage de cette existence historique au statut de poète national anglais et de génie de la dramaturgie, soutenu par les monuments imprimés que sont l’in-folio de 1623 et le portrait gravé par Martin Droeshout qui l’orne, qu’on assiste à la transformation de l’homme Shakespeare en mythe Shakespeare. Le portrait, devenu le visage le plus communément associé à Shakespeare et de ce fait le plus souvent reproduit, revisité ou parodié (comme dans l’affiche et le matériau publicitaire du congrès d’anniversaire Shakespeare 450 à Paris en avril 2014), a pourtant été réalisé plusieurs années après la mort de Shakespeare par un artiste qui ne l’avait pas connu et qui utilisait, semble-t-il, une copie d’un portrait lui-même non identifié avec certitude à ce jour. Le décalage entre la gravure de Droeshout et l’effigie qui orne la tombe de Shakespeare à Stratford-upon-Avon (elle-même réalisée quelques années après la mort de l’artiste et plusieurs fois restaurée et transformée depuis) en dit long sur la mise en place d’un consensus collectif détaché d’une « réalité » historique impossible à reconstituer et dont le mythe de Shakespeare s’est fort bien passé au fil des siècles.

De la même manière, l’illusion d’authenticité et d’exhaustivité du matériau rassemblé dans l’in-folio de 1623, présenté par ses éditeurs et par l’éloge liminaire de Ben Jonson comme l’effort entrepris par les proches collaborateurs du poète pour sauver son œuvre de l’oubli et de la corruption, ne résiste pas à l’épreuve des faits. Ainsi Pericles ou The Two Noble Kinsmen, pour ne citer que ces deux exemples, sont-ils absents du volume, alors que Macbeth comporte de larges additions par Middleton, que King Lear présente un texte bien différent de celui de l’in-quarto de 1608, etc. Des générations d’éditeurs shakespeariens réactivent régulièrement le mythe de l’œuvre retrouvée, tantôt par l’ajout de nouveaux textes au « canon », tantôt en tentant de se rapprocher d’un état d’origine des pièces, impossible à atteindre dans l’absolu. Cet état hypothétique correspond de toute façon toujours déjà partiellement au fruit d’un travail collectif, puisque le dramaturge écrivait en fonction d’une troupe et en collaboration avec elle, et qu’on (le poète et/ou la compagnie) révisait le matériau pour des reprises ultérieures au fil des adaptations à d’autres scènes, d’autres occasions ou d’autres acteurs. Faire du neuf avec l’ancien a également été la préoccupation de tous ces relais que les adaptateurs/« expurgateurs » des pièces de Shakespeare ont été pour les publics des XVIIe, XVIIIe et parfois XIXe siècles, à l’exemple de Nahum Tate qui en 1681 dotait King Lear d’une fin heureuse. Là encore, on le voit, le mythe littéraire de l’œuvre de Shakespeare se passe d’une création unique et personnelle alors même qu’il se cristallise autour d’un nom et d’une œuvre dont la bardolâtrie croissante n’empêche pas la modification continuelle et l’adaptation aux époques traversées.

Le statut de mythe littéraire est encore plus net dans le cas de Roméo et Juliette, dont l’existence historique elle-même n’est pas fondée. N’en déplaise aux gardiens du tombeau et du balcon de Juliette à Vérone et aux hordes de touristes qui visitent ces lieux chaque année, les Cappelletti étaient une famille guelfe de Crémone dont le parcours n’a pas pu croiser directement celui des gibelins Montecchi de Vérone, même si les deux familles ont pris part aux conflits qui ont opposé les partisans du Pape et ceux de l’Empereur dans l’Italie du XIIIe siècle. Faire des deux familles des habitants d’une même ville est un contresens historique, peut-être parti d’un vers du Purgatoire de Dante qui juxtapose simplement les deux noms sans aller plus loin dans l’association : « Viens voir les Montecchi et les Cappelletti ; / les Monaldi et les Filippeschi, toi qui ignores tes responsabilités ! » (chant VI, vers 106-107)3. Quant aux amants malheureux prétendument issus de ces deux lignées, leur histoire n’est qu’une des multiples itérations littéraires de la trame du Liebestod qu’on trouve aussi bien avec Tristan et Iseut qu’avec Pyrame et Thisbé. Ces derniers, forts d’un héritage ovidien et chaucérien, étaient le modèle le plus connu à l’époque de Shakespeare, qui revisite leur tragédie en la parodiant dans Le Songe d’une nuit d’été, une pièce composée probablement au même moment que Roméo et Juliette. Anonyme et collectif, le mythe littéraire de Roméo et Juliette arrive à Shakespeare par le relais de multiples nouvelles italiennes de la fin du Moyen Âge (dont certaines seront plus tard les sources d’I Capuleti e i Montecchi de Romani et Bellini) et leurs traductions françaises et anglaises : versions de Masuccio Salernitano (qui appelle les amants différemment et situe leur histoire à Sienne), de Luigi Da Porto, de Matteo Bandello traduit par Pierre Boaistueau en français, puis retraduit du français à l’anglais par Arthur Brooke4.

Sur la scène anglaise, Roméo et Juliette poursuivent leur trajectoire sans cesse rectifiée et adaptée après Shakespeare, notamment à la Restauration où la version tragique de cet auteur expurgée par William Davenant est présentée en alternance avec l’adaptation tragicomique conçue par James Howard, pourvue d’une fin heureuse qui unit les amants dans la vie plutôt que dans la mort5. D’autres adaptations suivent, dont une version qui situe Roméo et Juliette dans l’antiquité romaine, sous le titre de History and Fall of Caius Marius (par Thomas Otway, 1680), et une autre de Theophilus Cibber (1737) qui y ajoute de surcroît un matériau issu des Deux gentilshommes de Vérone6. Mais l’adaptation la plus appréciée de Roméo et Juliette, jouée pas moins de 329 fois aux théâtres de Drury Lane et de Covent Garden entre 1748 et 1776, est sans doute celle de l’acteur et metteur en scène David Garrick, chantre de la bardolâtrie s’il en fut, mais néanmoins revisiteur/polisseur de son œuvre. Jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle, c’est sa version qu’on voyait sur scène plutôt que « notre » Shakespeare, c’est-à-dire celui des in-quartos élisabéthains ou de l’in-folio de 1623. La version de Garrick a pour particularité notable, non seulement d’expurger le texte shakespearien de ses références grivoises, mais aussi d’ajouter à la scène finale un moment pathétique de retrouvailles et d’échanges entre les amants au tombeau des Capulet, alors que Roméo a déjà absorbé le poison et que Juliette vient de se réveiller. Paradoxalement, cette fin qui se départit de Shakespeare retrouve certaines des novelle italiennes qui lui sont antérieures et rejoint ainsi l’adaptation non shakespearienne du livret de Felice Romani pour l’opéra de Bellini.

Ainsi que ce survol a tenté de l’illustrer, le vocable « Shakespeare » désigne donc de plus en plus au cours des siècles qui suivent la vie de cet auteur un mythe littéraire auctorial, un agrégat collectif de contributions devenues anonymes à force d’être nombreuses, et qui se modifie sans cesse dans le temps et dans l’espace. L’exemple de Berlioz et de sa défense acharnée de la prétendue pureté textuelle des créations de Shakespeare est tout à fait significatif à cet égard :

Sans doute Garrick a trouvé le dénouement de Roméo et Juliette, le plus pathétique qui soit au théâtre, et il l’a mis à la place de celui de Shakespeare dont l’effet est moins saisissant, mais en revanche, quel est l’insolent drôle qui a inventé le dénouement du Roi Lear qu’on substitue quelquefois, très souvent même, à la dernière scène que Shakespeare a tracée pour son chef-d’œuvre7 ? Quel est le grossier rimeur qui a mis dans la bouche de Cordelia ces tirades brutales, exprimant des passions si étrangères à son tendre et noble cœur ? Où est-il ? pour que tout ce qu’il y a sur la terre de poètes, d’artistes, de pères et d’amants, vienne le flageller, et, le rivant au pilori de l’indignation publique, lui dise : « Affreux idiot ! tu as commis un crime infâme, le plus odieux, le plus énorme des crimes, puisqu’il attente à cette réunion des plus hautes facultés de l’homme qu’on nomme le Génie ! Sois maudit ! Désespère et meurs ! Despair and die ! »8

Curieuse défense des chefs-d’œuvre parfaits et du génie unique de Shakespeare, qui admet la réécriture de Garrick, mais pas celle de Nahum Tate ! Où donc situer la frontière entre un original arrangé et un original dérangé par la réécriture, autrement dit la frontière entre ce qui reste « shakespearien » et que Berlioz continue d’admirer, et ce qui relève du « non shakespearien » et de « l’ouvrage manqué » pour lui ? En fait, la distinction subjective de Berlioz repose sur sa réception du mythe de Shakespeare et le sens que celui-ci revêt pour lui et les autres partisans du romantisme français tandis qu’ils prennent position contre les conventions classiques du théâtre de leur propre pays.

Examinons donc les charges retenues par Berlioz contre la version honnie de Bellini et de Romani. En premier lieu, Berlioz s’en prend à la disparition des personnages secondaires et au resserrage de l’intrigue autour des cinq retenus pour I Capuleti e i Montecchi, c’est-à-dire Giulietta, Romeo, Capellio (Capulet), Tebaldo (amalgame qui réunit les rôles que nous connaissons sous les noms de Tybalt et de Paris) et Lorenzo (qui n’est pas prêtre ici, mais médecin) :

Quel désappointement !!! dans le libretto il n’y a point de bal chez Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d’ermite grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue pour Juliette recevant la fiole de l’ermite, point de duo dans la cellule entre Roméo banni et l’ermite désolé ; point de Shakespeare, rien ; un ouvrage manqué. Et c’est un grand poète, pourtant, c’est Félix Romani, que les habitudes mesquines des théâtres lyriques d’Italie ont contraint à découper un si pauvre libretto dans le chef-d’œuvre shakespearien !9 

Laissons de côté le malentendu habituel qui pousse Berlioz à penser automatiquement que le livret a été réalisé à partir de la version de Shakespeare, parce que c’est à celui-ci qu’il reconnaît l’auctorité sur le matériau de Roméo et Juliette. Au-delà des considérations financières non négligeables entendues par « les habitudes mesquines des théâtres lyriques d’Italie », la réduction des rôles à cinq et la suppression de tout épisode secondaire relèvent de cette autre habitude de la scène italienne du premier tiers du XIXe siècle perçue comme « mesquine » par Berlioz, à savoir son classicisme persistant. L’effet immédiat de la concentration de l’intrigue et de la limitation des rôles opérées par Romani est de faire tenir l’action sur les vingt-quatre heures classiques, depuis l’ambassade d’un Roméo déjà marié en secret à Juliette et sa tentative avortée de l’enlever le jour de son mariage prévu avec Tebaldo, à la mort des amants au tombeau des Capulet. Le classicisme de l’intrigue est exacerbé par l’influence de la source directe de Romani pour la composition de son livret, à savoir la tragédie néo-classique de Luigi Scevola, Giulietta e Romeo, publiée à Milan en 1818.

Le reproche suivant de Berlioz est l’invraisemblance du choix d’une voix de femme pour incarner Roméo, un manquement au naturel apparemment aggravé par le petit gabarit de la chanteuse Giuditta Grisi pour qui Bellini et Romani avaient créé le rôle :

Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent tous faux, à l’exception des deux femmes dont l’une, grande et forte, remplissait le rôle de Juliette, et l’autre, petite et grêle, celui de Roméo – Pour la troisième ou la quatrième fois après Zingarelli et Vaccai, écrire encore Roméo pour une femme !... Mais au nom de Dieu, est-il donc décidé que l’amant de Juliette doit paraître dépourvu des attributs de la virilité ? […] Toutes ces passions volcaniques germent-elles d’ordinaire dans l’âme d’un eunuque ?10

Ici, le « manqué » et le « non shakespearien » semblent consister en un maintien d’une convention esthétique et d’une tradition établie plutôt que le choix de la vraisemblance et du naturel. En effet, comme le rappelle Berlioz, Nicola Zingarelli, ancien professeur de Bellini, avait écrit le rôle du Roméo de son Giulietta e Romeo (1796) pour l’un des derniers castrats de l’opéra italien, Girolamo Crescentini. Le rôle était ensuite passé au répertoire d’une soprano, Giuditta Pasta, au cours des premières décennies du XIXe siècle, de sorte que le public italien s’était sur près de trois décennies habitué à ne pas attendre une voix de ténor pour Roméo. Nicola Vaccai, autre proche de Zingarelli et qui avait conservé jusqu’à son titre pour son opéra de 1825, avait continué la tradition en confiant directement le rôle de Roméo à ce qu’on appellerait aujourd’hui une mezzo-soprano. Bellini se place clairement dans cette lignée, tout comme son librettiste qui avait déjà écrit Giulietta e Romeo de Vaccai et en a conservé de larges portions pour la version de Bellini.

Mais tout comme Berlioz rejetait l’idée de réécrire Shakespeare dans l’absolu, tout en appréciant paradoxalement la contribution de Garrick, il condamne par principe l’usage du contralto féminin pour un rôle masculin, tout en appréciant par moments l’effet produit. C’est le cas à la fin du premier acte, où les deux voix féminines à l’unisson s’opposent à un chœur d’hommes en chantant « ah ! ci vedremo almeno in cielo » :

Le musicien, toutefois, a su rendre belle une des principales situations ; à la fin d’un acte, les deux amants, séparés de force par leurs parents furieux, s’échappent un instant des bras qui les retenaient et s’écrient en s’embrassant : « Nous nous reverrons aux cieux. » Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une phrase d’un mouvement vif, pleine d’élan et chantée à l’unisson par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble comme une seule, symbole d’une union parfaite, donnent à la mélodie une force d’impulsion extraordinaire. […] J’avoue que j’ai été remué à l’improviste et que j’ai applaudi avec transport.11

Ce que Berlioz semble avoir apprécié ici est ce qui les avait déjà transportés, lui et ses amis romantiques, en découvrant la saison anglaise de la troupe de Drury Lane à l’Odéon en 1827, événement qui a largement contribué à la révolution théâtrale française théorisée par Victor Hugo dans la préface de son Cromwell, publiée la même année12. Berlioz et les autres avaient d’emblée été frappés par les mélanges de genres et les effets répétés de contraste si éloignés des conventions classiques françaises. L’option vocale choisie par Bellini et les autres Italiens avant lui permet d’obtenir ce décalage soudain et ce même contraste par le registre élevé des voix féminines isolées et posées au-dessus des voix graves du chœur des Capulet.

Récapitulons donc : refus de l’artifice classique des trois unités, choix du naturel et du spontané, et surtout un goût marqué pour les mélanges et les contrastes semblent avoir constitué les attentes « shakespeariennes » de Berlioz déçu par l’opéra de Bellini. Cet idéal dessiné en creux dans sa condamnation d’I Capuleti e i Montecchi est conforme à ce que les romantiques français ont retenu de « Shakespeare », alors qu’il s’agit plutôt de normes élisabéthaines que ce dramaturge n’avait pas personnellement définies, ni même forcément suivies de manière systématique (on songe par exemple à l’action de La Tempête qui tient sur les vingt-quatre heures préconisées par l’esthétique classique). Pour Berlioz, Hugo et les autres, le mythe de « Shakespeare » est une sorte d’hypertexte du drame romantique, un nom et une référence autour desquels une nouvelle conception s’élabore pour le théâtre français et pour le pendant musical romantique qui l’accompagne. Pour Berlioz, cet hypertexte se matérialise dans sa symphonie poétique Roméo et Juliette, commencée vers 1830 mais achevée en 1839, un objet musical difficile à classer du point de vue générique et qui mêle la symphonie à des passages chantés relevant presque de l’oratorio. Mais au-delà de la référence artistique, le « shakespearien » au sens de refus de frontières conventionnelles et artificielles s’immisce aussi dans la vie de Berlioz, tombé éperdument amoureux de la Juliette et Ophélie de la saison anglaise de l’Odéon, l’actrice irlandaise Harriet Smithson, qui devient Harriet Berlioz en 1833 et qu’il appelle au fil des années heureuses et malheureuses de leur vie commune tantôt sa « fair Ophelia » et tantôt sa « poor Ophelia ».

C’est à ce « Shakespeare » suprême, divinisé, que Berlioz en appelle finalement jusque dans le deuil, dans des lignes écrites sur la mort de Harriet survenue en 1854 :

Shakespeare ! Shakespeare ! où est-il ? où es-tu ? Il me semble que lui seul parmi les êtres intelligents peut me comprendre et doit nous avoir compris tous les deux ; lui seul peut avoir eu pitié de nous, pauvres artistes s’aimant, et déchirés l’un par l’autre. Shakespeare ! Shakespeare ! tu dois avoir été humain ; si tu existes encore, tu dois accueillir les misérables ! C’est toi qui es notre père, toi qui es aux cieux, s’il y a des cieux.13

Véritable litanie, le « Shakespeare ! Shakespeare ! » de Berlioz exprime un idéal romantique pensé et vécu par et pour son temps, que ce soit dans l’art ou dans la vie, deux catégories que, pour le meilleur et pour le pire, lui et ceux de sa famille artistique refusent de voir comme des domaines séparés.

Notes

1  Hector Berlioz, Mémoires, Pierre Citron (éd.), Paris, Harmoniques Flammarion, 1991, p. 190.

2  Laetitia Sansonetti (trad. et éd.), Roméo et Juliette avant Shakespeare, Paris, Aux Forges de Vulcain, 2014. Il s’agit d’un extrait de The Palace of Pleasure de William Painter. La pièce de Shakespeare a été composée près de trente ans plus tard (c. 1594).

3  Lire la Divine Comédie de Dante, vol. 2, Le Purgatoire, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994, p. 47.

4  Pour plus de détails sur ces sources, voir l’introduction de Jill L. Levenson à son édition de Romeo and Juliet, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 4-15, qui présente les principales sources signalées par Geoffrey Bullough dans son ouvrage de référence, Narrative and Dramatic Sources of Shakespeare, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1957-1975.

5  Voir pour détails l’introduction de Levenson, op. cit., p. 71.

6  Ibid., p. 72-75.

7  Il s’agit de la version de 1681 de Nahum Tate, mentionnée plus haut.

8  Hector Berlioz, op. cit., p. 108-109.

9  Ibid., p. 189-190.

10  Hector Berlioz, op. cit., p. 189.

11  Ibid., p. 190.

12  Sur les détails de cette saison théâtrale, voir les chapitres « “Fair Ophelia” » (p. 57-78) et « Romantic Image » (p. 176-193) du livre de Peter Raby, “Fair Ophelia”: A Life of Harriet Smithson Berlioz, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, qui reproduit notamment les lithographies d’Achille Devéria et de Louis Boulanger pour le volume commémoratif Souvenirs du théâtre anglais à Paris (1827).

13  Hector Berlioz, op. cit., p. 543.

Citer cet article

Référence électronique

Ladan Niayesh, « « Point de Shakespeare, rien ; un ouvrage manqué » : I Capuleti e i Montecchi de Bellini et le « Shakespeare » de Berlioz », Atlantide [En ligne], 4 | 2015, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=387

Auteur

Ladan Niayesh

Professeur de littérature britannique à l’Université Paris Diderot – Paris 7, et spécialiste de la Renaissance anglaise, ses recherches portent sur le théâtre de Shakespeare et de ses contemporains, ainsi que sur la littérature de voyage (récits, documents commerciaux, œuvres de fiction) des XVIe et XVIIe siècles anglais.

Droits d'auteur

Licence Creative Commons – Attribution 4.0 International – CC BY 4.0