En août 1733 le « Mercure de France, dédié au Roy », célèbre hebdomadaire littéraire parisien, publie l’éloge funèbre de la marquise de Lambert, décédée à Paris le 12 juillet 1733. Bernard Le Bovier de Fontenelle, secrétaire de l’Académie des sciences et ami de la marquise, y loue la vie et l’œuvre d’Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles et mentionne en tant qu’« excellent ouvrage » les Avis d’une mère à son fils et à sa fille, parus à Paris chez Ganeau en 1728. Pour préserver la réputation d’une femme qui n’avait pas eu l’audace de devenir une femme de lettres, il rappelle l’opposition de la marquise à tout projet de publication. Les Avis d’une mère avaient été écrits pour elle-même et pour le petit cercle d’amis qui fréquentait l’hôtel de Nevers, puis avaient été publiés contre la volonté de la marquise par ceux qui « ne crurent point qu'une modestie d’Auteur pu (sic) être sincère » (Mercure de France, p. 1847). Cependant « le mérite de ces ouvrages, la beauté du stile, la finesse et l’élévation des sentimens, le ton aimable de vertu qui y règne partout »1 avaient retenu l’attention du public français, dont l’appréciation était confirmée par plusieurs éditions publiées en France et à l’étranger. Le succès connu par les Avis d’une mère à son fils et à sa fille, dont témoigne aussi sa traduction en espagnol en 1781, montre le rôle considérable qu’a occupé l’ouvrage dans le débat public, notamment en relation à l’éducation de la jeunesse.
En esquissant les principales étapes de la formation morale et sociale d’un jeune aristocrate du XVIIIe siècle, les Avis d’une mère à son fils permettent de s’interroger sur la représentation des hommes au prisme du regard féminin, si l’on accepte pleinement le défi méthodologique offert par l’histoire du genre (Scott, 1986 ; Godineau, 2009). La production littéraire de la marquise de Lambert peut offrir un cas d’étude intéressant, bien que singulier, pour analyser le regard que les femmes d’Ancien Régime ont posé sur les hommes, et ce pour deux raisons principales. Dans un premier temps, la question éducative en tant que telle est strictement liée à la représentation du rôle et du destin public et privé envisagé pour le sujet à qui on s’adresse ; dans les Avis d’une mère à son fils la marquise de Lambert invite son fils à perfectionner son éducation morale et intellectuelle pour devenir un homme qui sait vivre en société, qui sait comment se comporter avec ses supérieurs tout en gardant sa dignité et diriger les soldats sous son commandement. Dans un deuxième temps, les indications et les préceptes de la marquise de Lambert contenus dans les Avis d’une mère à sa fille permettent de faire une comparaison entre les étapes nécessaires pour la formation des jeunes hommes et des jeunes femmes en approfondissant la question de la représentation des hommes.
Étudier le regard des femmes à partir d’un seul texte peut paraître discutable ; toutefois on ne peut pas négliger que le thème de l’éducation des jeunes et de la différence genrée dans le processus de formation morale, intellectuelle et personnelle était, comme on le verra, un thème central dans la réflexion morale de Mme de Lambert, qui se retrouve dans différents écrits et qui était discuté dans le cercle de philosophes qui fréquentaient son salon à l’hôtel de Nevers. Enfin, il est intéressant d’analyser le succès d’un texte qui a connu une dizaine de rééditions jusqu’à 1804, et qui a certainement exercé une très grande influence dans le débat pédagogique au cours du XVIIIe siècle français mais aussi pendant la Révolution française, bien que le contexte social et politique auquel la marquise de Lambert faisait référence ait été profondément bouleversé.
1. L’Avis d’une mère à son fils : genèse d’un succès littéraire
À la mort de la marquise de Lambert, une partie de sa renommée était certainement liée à la publication des Avis d’une mère à son fils et à sa fille. Toutefois, comme il était précisé dans l’éloge funèbre de Fontenelle, la marquise de Lambert avait toujours revendiqué d’avoir écrit pour elle-même ou pour son petit cercle d’amis sans avoir jamais envisagé la publication de ses textes pour le grand public. Cette réticence à l’égard de la publication s’explique par le débat du XVIIe et XVIIIe siècle autour du métier des lettres pour les femmes et est confirmée par l’histoire des éditions de la marquise de Lambert (Marchal, 1991, p. 153-198).
Dans l’éloge funèbre, Fontenelle insiste sur la surprise et la honte provoquées par la publication de l’ouvrage contre la volonté de la marquise : « [pour] une femme de condition faire des livres, comment soutenir cette infamie ! » (Mercure de France, p. 1847). Par cette phrase lapidaire l’ami de la marquise résume les arguments principaux qui pouvaient rendre la publication d’un livre une « infamie », à savoir : le genre et la noblesse de l’auteure. Tout au long du XVIIe et XVIIIe siècle jusqu’à la Révolution française, la publication d’un texte était considérée comme incompatible avec la vertu des femmes car elle constituait une sortie de la dimension privée de l’écriture et une entrée dans la sphère publique du marché éditorial (Goldsmith, 1995). Le cas de Suzanne Curchod, Mme Necker, dont les œuvres ont été publiées à titre posthume par son mari, qui remarquait l’opposition de sa femme à se faire connaitre en tant que femme auteure, est très évocateur (Goodman, 1995). De plus, pour une femme aristocrate comme la marquise de Lambert, le préjugé qui interdisait la carrière des lettres en tant que profession, à cause du risque de dégrader le livre en une valeur marchande, pesait sur ses choix : même Mme de La Fayette, dont le nom et la renommée étaient très attachés à ses romans « a eu le souci presque obsessionnel de ne passer en aucun cas pour un auteur de profession » (Picard, 1977, p. 358).
À cette opposition envers le monde de la publication qui touchait de plus près la question de l’auctorialité féminine, en particulier au sein de la noblesse, on peut ajouter quelques considérations autour du genre et de la dimension privée d’une écriture comme celle des Avis d’une mère à son fils et à sa fille. Il s’agit d’un genre hybride entre la morale et la pédagogie qui est en soi très attaché à la question du perfectionnement de l’auteur : « les conseils sont sans autorité, dès qu’ils ne sont pas soutenus par l’exemple » (Lambert, 1728b, p. 116)2. La marquise de Lambert souligne à plusieurs reprises qu’elle a écrit pour elle-même, pour s’instruire et s’améliorer : dans l’introduction des Avis à son fils elle précise que « je m’instruis moi-même par ces réflexions : peut-être serai-je assez heureuse pour changer un jour mes préceptes en exemple » (Lambert, 1728a, p. 14) tandis que dans les Avis à sa fille elle avoue que « par ces précepts, je me forme de nouvelles obligations. Ces réflexions me font de nouveaux engagemens pour travailler à la vertu » (Lambert, 1728b, p. 116). Il s’agit donc d’une écriture privée qui s’inscrit dans le registre de l’écriture morale, de l’examen de conscience issu de la tradition chrétienne mais aussi de la tradition des mémoires et avis parentaux de l’aristocratie française.
La forme d’écriture privée conçue pour sa propre amélioration et revendiquée par la marquise de Lambert dans les Avis d’une mère à son fils et à sa fille n’excluait pas la discussion des textes dans son salon et leur diffusion manuscrite parmi les proches de l’hôtel de Nevers. D’ailleurs, dans le salon créé par la marquise de Lambert en 1698 et fréquenté par la comtesse d’Aulnoy, Fontenelle, Montesquieu et La Rivière, le thème de l’éducation et de la formation morale de la jeunesse était parmi les plus importants ; en effet la nature même des Avis d’une mère à son fils et à sa fille ne peut pas s’expliquer sans réfléchir au double rôle de salonnière et d’écrivaine morale de la marquise. Le salon était, en plus d’un lieu de discussion et de réflexion, le centre d’un réseau de correspondances et de relations dans lequel s’inscrivait la circulation des manuscrits. La diffusion des œuvres manuscrites était une stratégie bien répandue dans le monde des lettres d’Ancien Régime, surtout chez les femmes qui profitaient de l’opportunité de sonder les réactions du public, en sortant du petit cercle des amis et des familiers, avant de s’exposer aux critiques du marché éditorial. Charles Giraud (1880, p. 116) a évoqué une filiation directe entre les Maximes de la Rochefoucauld qui avaient été bien connues et appréciées avant d’être imprimées et les Avis d’une mère à son fils « lus et applaudis d’abord dans son salon, d’où ils coururent manuscrits de main en main comme les Maximes ou les Conversations du XVIIIe siècle ».
L’étude de la correspondance savante de la fin du XVIIe siècle a fourni de nombreux indices qui permettent de reconstruire la circulation manuscrite des Avis, qui selon Marchal (1991, p. 163), sont l’œuvre de la marquise qui a le plus couru le monde avant d’être imprimée. En 1709 Louis-Silvestre de Sacy adresse à l’archevêque de Cambrai, Fénelon, les Avis d’une mère à son fils et c’est le pédagogue lui-même qui demande à la marquise, une fois établie une correspondance directe entre eux, la copie manuscrite des Avis d’une mère à sa fille. D’ailleurs, dans sa correspondance avec le prélat la marquise avoue sa dette envers les œuvres de Fénelon : « j’ai trouvé dans Télémaque les précepts que j’ai donnés à mon fils ; et dans l’Éducation des filles, les conseils que j’ai donnés à la mienne » (Lambert, 1808, p. 383)3. Marchal a aussi signalé la présence des copies ou des références claires aux Avis dans les papiers du comte de Boulainvilliers et Montesquieu, tandis qu’on peut raisonnablement présumer que les familiers de la marquise comme Fontenelle, La Motte, Saint Aulaire, Mongault et La Rivière possédaient depuis longtemps des copies. On a déjà évoqué l’opposition de la marquise à tout projet de publication et sa dénonciation d’une publication illégitime causée par un lecteur externe au cercle de l’hôtel de Nevers. Cette version, qui fait certainement référence au mythe de la modestie d’une femme aristocrate qui ne veut pas être auteure, mais qui évoque en même temps le topos préfaciel de se dédire de toute responsabilité de son texte, est toutefois soutenue et confirmée par l’histoire des éditions : il faut tout d’abord souligner que les Avis sont la seule œuvre, avec la Métaphysique de l’Amour, publiée du vivant de la marquise et que, par ailleurs, on a des traces bien claires des tentatives de la marquise d’empêcher sa publication.
En 1726 les Avis d’une mère à son fils sont publiés, sous le titre de Lettres d’une dame à son fils. Sur la vraie gloire, dans la partie seconde du tome premier des Mémoires de littérature et d’histoire de M. de Salengre (Desmolets, 1726, p. 265-317) édité par le Père Pierre-Nicolas Desmolets, bibliothécaire de l’Oratoire. Accusé dans le Journal des savants (1728, p. 179-182) d’avoir publié le texte sans le consentement de l’auteure pour compenser la pénurie de matière nécessaire aux quatre tomes annuels des Mémoires de littérature, Desmolets se défend en 1728 en déclarant avoir reçu le manuscrit de la main du chevalier de Saint Jorry en le « priant de l’insérer dans les Mémoires qu’on alloit imprimer, [afin de faire] connoitre à qui le public étoit redevable d’une pièce si utile et si importante » (Desmolets, 1728, p. iii-xi). La publication anonyme des Lettres d’une dame à son fils avait conduit le libraire parisien Etienne Ganeau à demander l’approbation royale pour le manuscrit intitulé Avis d’une mère à son fils et à sa fille. Malgré les tentatives de la marquise de demander la suppression du privilège4 et ensuite de racheter l’édition à Etienne Ganeau, le tirage commence5.
Comme l’avait prévu Desmolets en 1726, le succès des Avis d’une mère à son fils et à sa fille fut immédiat et extraordinaire : quatre éditions furent publiées en moins de dix ans (1728, 1729, 1734, 1739), dont la seconde fut enfin autorisée et acceptée par son auteure. Pour comprendre les raisons de ce succès et le regard de la marquise de Lambert sur les hommes, il faut d’abord s’interroger sur les éléments qui rapprochent les Avis d’une mère à son fils de ceux à sa fille.
2. Une éducation pour le cœur
Bien que publiés après, on peut présumer par des références à certains événements de la vie de la marquise de Lambert que les Avis d’une mère à sa fille ont été écrits une dizaine d’années avant les Avis d’une mère à son fils. Les avis étaient conçus pour diriger la formation et l’entrée dans le monde de la fille de la marquise, Monique-Thérèse : « vous arrivez dans le Monde, venez-y, ma Fille, avec des principes » (Lambert, 1728b, p. 57). L’absence de références directes à un projet de mariage établi pour la fille permet de retenir l’année 1703 comme terminus ad quem pour l’élaboration de l’ouvrage : la fille à qui on s’adresse a probablement entre quinze et vingt ans. On peut donc affirmer que l’ouvrage a été composé entre 1684 et 1692 pendant le séjour à Luxembourg ou au cours des années qui suivent la mort d’Henri de Lambert, mari de la marquise. Plus précisément, des indices internes permettent de situer la composition entre 1688 et 1692 (Marchal, 1991, p. 188). Les nombreuses références internes, comme les « fautes de vivants » (Lambert, 1728a, p. 5) dans la campagne d’Italie contenues dans les Avis d’une mère à son fils permettent de situer avec plus de précision la datation de cet ouvrage après celui dédié à sa fille ; les critiques s’accordent pour affirmer qu’ils furent achevés en 1702, bien qu’on ne puisse pas nier que le projet et certains éléments puissent être antérieurs.
Au fondement des Avis d’une mère à son fils et à sa fille, on trouve la même perspective et un certain nombre d’éléments en commun : Mme de Lambert écrit pour former le cœur de ses enfants en soulignant que la formation morale doit être bien plus importante que la formation intellectuelle. Les Avis d’une mère à son fils s’ouvrent avec cette remarque de la marquise :
[…] quoique deux hommes célèbres (Le P. Bouhours & le P. Cheminais) aient eu attention à votre éducation, par amitié pour moi ; cependant obligez de suivre l'ordre des études établis dans les collèges, ils ont plus songé dans vos premières années à la science de l'esprit, qu’à vous apprendre le monde et les bienséances. Voici, mon fils, quelques préceptes qui regardent les mœurs (Lambert, 1728a, p. 2-3).
Au thème d’une éducation privilégiant la formation du cœur et des vertus à celle de l’esprit, et différenciant hommes et femmes, comme on le verra, la marquise ajoute la question de l’éducation négligée. Il n’est pas étonnant que les Avis d’une mère à sa fille s’ouvrent avec une dénonciation explicite de la négligence à laquelle les femmes sont condamnées dans leur éducation : « on a dans tous le tems négligé l’éducation des Filles, l’on n'a d’attention que pour les hommes, et comme si les Femmes étoient une espèce à part, on les abandonne à elles-mêmes sans secours, sans penser qu’elles composent la moitié du monde » (Lambert, 1728b, p. 97). En dénonçant la négligence éducative dont souffrent les femmes, Mme de Lambert souligne l’imprévoyance de cette pratique étant donné qu’« on est uni à elles nécessairement par les alliances : qu’elles font le bonheur ou le malheur des hommes […] : que c’est par elles que les maisons s’élevant ou se détruisent : que l’éducation des enfans leur est confiée dans la première jeunesse, tems où les impressions se font plus vives et plus profondes » (p. 98). Néanmoins la marquise de Lambert souligne aussi l’imperfection de l’éducation confiée aux hommes : les Avis d’une mère à son fils s’ouvrent, en fait, avec cette constatation : « quelques soins que l’on prenne de l’éducation des enfans, elle est toujours très-imparfaite ; il faudroit pour la rendre utile, avoir d’excellens gouverneurs et où le prendre ? à peine les princes peuvent ils en avoir et se les conserver » (Lambert, 1728a, p. 1).
Les Avis d’une mère à son fils et à sa fille montrent que, du point de vue de la formation morale, l’éducation des hommes et des femmes est de la même manière négligée. En s’intéressant à la formation du cœur des enfants, la marquise de Lambert pose sur les mêmes fondations le parcours éducatif des hommes et des femmes, sans toutefois oublier leurs différences de condition (dans les Avis d’une mère à sa fille, la marquise de Lambert s’adresse à une fille qui vient de sortir du couvent et qui est presque ignorante du monde, tandis que son fils a déjà mené des campagnes militaires).
Le deuxième point en commun dans l’éducation morale des femmes et des hommes concerne la réflexion sur les vertus privées et sociales à exercer et en particulier la prise de distance avec les opinions et les habitudes du « peuple ». On voit très clairement dans ce texte le reflet de la culture aristocratique de la marquise de Lambert. Bien qu’exhortant son fils à ne regarder « les avantages de la naissance et des rangs que comme des biens que la fortune vous prête et non comme des distinctions attachées à votre être » (p. 76), la marquise de Lambert invite le jeune homme à « pénétrer les premiers principes des choses et ne [se laisser] pas trop asservir aux opinions du vulgaire » (p. 80). Ainsi dans les Avis à sa fille, elle exhorte Monique-Thérèse à se donner « une véritable idée des choses » et poursuit : « ne jugez point comme le peuple : ne cédez point à l’opinion : relevez-vous des préjugez de l’enfance » (Lambert, 1728b, p. 154). La marquise de Lambert insiste pour que ses enfants apprennent à « [juger] par [eux-mêmes] et non par l’opinion d’autrui » (Lambert, 1728a, p. 94).
À la question de l’indépendance d’esprit, contre l’influence corruptrice du peuple et des pairs, est étroitement lié, notamment dans les Avis d’une mère à son fils, le thème du libertinage : la marquise demande à son fils de se méfier du libertinage répandu parmi les jeunes hommes du même milieu : « la plupart des jeunes gens croient aujourd’hui se distinguer, en prenant un air de libertinage, qui les décrie auprès des personnes raisonnables, c’est un air qui ne prouve pas la supériorité de l’esprit mais le dérèglement du cœur » (p. 27). Elle souligne avec force que « le libertinage de l’esprit et la licence des mœurs doivent être bannis sous le règne où nous sommes » (p. 28)
Le troisième point en commun concerne la dimension des devoirs envers la société : la marquise de Lambert consacre une partie importante de ses Avis à la sphère de la société et aux devoirs que ses enfants doivent accomplir pour être un homme et une femme vertueux. Sans oublier les différences entre les devoirs des femmes et des hommes en société, il faut souligner l’attention de la salonnière de l’hôtel de Nevers à éduquer ses fils à vivre en société, à garder sa propre indépendance de jugement et à s’aimer soi-même sans pour autant perdre la capacité de converser en société, sans manquer de politesse et s’isoler du reste du monde.
L’analyse des traits communs entre l’éducation morale des femmes et celle des hommes, chez Mme de Lambert, clarifie et explique la nature des Avis d’une mère à son fils et à sa fille, mais fournit également des indices utiles pour envisager le regard de la marquise envers les hommes à travers les conseils qu’elle adresse à son fils. En esquissant la formation de son fils elle revendique la priorité de la sphère morale sur la sphère intellectuelle, comme elle l’explique très clairement :
Je vous exhorterai bien plus, mon fils, à travailler sur votre cœur, qu’à perfectionner votre esprit, ce doit être là l’étude de toute la vie. La vraie grandeur de l’homme est dans le cœur ; il faut l’élever par aspirer à de grandes choses et même oser s’en croire digne (Lambert, 1728a, p. 84).
Un homme digne est donc celui qui travaille constamment sur son cœur en perfectionnant ses vertus et son caractère, qui est capable de s’aimer soi-même mais qui sait vivre en société, en respectant ses supérieurs sans perdre sa dignité et commander ses subordonnés sans haine et mépris. Mais pour mieux comprendre le regard de la marquise de Lambert envers les hommes il faut se concentrer sur les différences entre les Avis d’une mère à son fils et ceux à sa fille.
3. Avis d’une mère à son fils ou la gloire d’être homme
En lisant les Avis d’une mère à son fils, on n’est pas surpris que la version publiée en 1726 par Desnolets fut intitulée Lettres d’une dame à son fils. Sur la vraie gloire ; la gloire est, en effet, le mot-clé qui résume la première partie des avis de la marquise de Lambert à son fils. Durant les premières années du XVIIIe siècle la définition de gloire fut au centre d’un débat auquel participent plusieurs écrivains et philosophes du milieu lambertin, parmi lesquels Fontenelle, Robert Challe, l’abbé Saint Pierre, Terrasson, Marivaux, Montesquieu et Louis-Sylvestre de Sacy, membre de l’Académie française, qui en 1715 fit paraître un Traité de la gloire. La marquise de Lambert participe également à ce débat autour de l’idée de gloire et dans les Avis à son fils elle se propose de définir la vraie gloire et d’expliquer comment l’acquérir :
En entrant dans le monde, vous vous êtes apparemment proposé un objet ; vous avez trop d’esprit, pour vouloir y vivre à l’avanture : vous ne pouvez aspirer à rien de plus digne, ni de plus convenable, que la gloire ; mais il faut savoir ce que l’on entend par le terme de gloire, et quelle idée vous y attachez » (Lambert, 1728a, p. 3).
La définition de gloire de la marquise de Lambert s’entrelace avec les vertus militaires et la naissance aristocratique. Mme de Lambert, en s’adressant à un jeune homme issu d’une famille d’ancienne noblesse qui a entrepris une carrière dans les armes, veut démontrer que la vraie gloire ne coïncide pas avec la gloire militaire des nobles. En précisant que « chaque profession à la sienne » (Lambert, 1728a, p. 4), la marquise de Lambert reconnaît que la gloire de la profession des armes choisie par le fils « est la gloire des Héros. Elle est la plus brillante » (ibid.).
Pour circonscrire l’ampleur de la gloire militaire, la marquise de Lambert soulève deux considérations : tout d’abord bien que « tout le monde [ait] consenti qu’on donnât le premier rang aux vertus militaires […] il [y] a plusieurs manières de s’acquiter de ses obligations » (ibid.). Mme de Lambert propose une distinction stricte entre ceux qui n’embrassent la profession des armes « que pour éviter la honte de dégénérer » (ibid.) et ceux qui « ne la suivent pas seulement par devoir, mais par goût » (p. 5). Tandis que les premiers ne s’élèvent pas au-dessus de leur état et ont la fortune pour objet, les seconds marchent à grand pas dans le chemin de la gloire vers l’élévation et l’immortalité. Mme de Lambert rappelle à son fils que « tout homme qui n’aspire pas à se faire un grand nom, n’exécutera jamais de grandes choses » (p. 5) et atteste que « rien ne convient moins à un jeune homme qu’une certaine modestie, qui lui fait croire qu’il n’est pas capable de grandes choses » (p. 7). En condamnant la modestie en tant que « langueur de l’âme qui empêche de prendre l’effort et de se porter avec rapidité vers la gloire » (p. 7), Mme de Lambert appelle son fils à poursuivre sa carrière dans les armes avec ambition en suivant l’exemple d’Agésilas, qui avait toujours refusé d’admettre la supériorité du roi de Perse, mais en même temps elle limite l’apport de la fortune dans la profession des armes en consolant son fils de l’échec de la campagne d’Italie, « où tout est contre nous, où nous avons à combattre, climat, ennemis, situation et prévention » (p. 8). Mme de Lambert fait très probablement référence à la défaite de Villeroy à Chiari au cours de la guerre de succession d’Espagne (septembre 1701). Elle reconnait que « les campagnes malheureuses pour le roi, le sont aussi pour les particuliers, la terre ensevelit les morts et les fautes des vivans et ne parle plus des services de ceux qui restent ; mais il faut compter que la vraie valeur n’est jamais ignorée » (p. 9) ; la marquise de Lambert assure que les campagnes malheureuses ont l’avantage de montrer la vraie nature des hommes et des soldats : « vous vous êtes essayé ; vous savez vous-même à peu près ce que vous êtes ; les autres le savent aussi, et si votre réputation se forme moins vite, elle en est plus certaine » (p. 9).
À cette première considération sur les limites de la gloire militaire qui pour être vraie doit être embrassée avec courage et ambition, s’ajoute une réflexion sur l’insuffisance de la valeur militaire pour définir la véritable gloire. La marquise de Lambert affirme très clairement que :
L’idée d’un héros est incompatible avec l’idée d’un homme sans justice, sans probité, et sans grandeur d’âme. Il ne suffit pas d’avoir l’honneur de la valeur, il faut aussi avoir l’honneur de la probité. Toutes les vertus s’unissent pour former un héros. La valeur, mon fils, ne se conseille point ; c’est la nature qui la donne ; mais on peut l’avoir à un très-haut dégré, et etre d’ailleurs peu estimable (Lambert, 1728a, p. 10).
Les vertus militaires sont en elles-mêmes insuffisantes ; la vraie gloire à laquelle le fils de Mme de Lambert doit aspirer comprend d’autres valeurs et vertus, auxquelles sont en grande partie consacrés les avis de la mère. Tandis que « la plûpart des jeunes gens croient toutes leurs obligations remplies dès qu’ils ont les vertus militaires, et qu’il leur est permis d’être injustes, malhonnêtes et impolis » (p. 10), Mme de Lambert affirme que le droit de l’épée ne dispense pas des autres devoirs.
Comme la gloire militaire ne coïncide pas avec la vraie gloire, ainsi le droit de naissance n’autorise pas à confondre la gloire des ancêtres avec la sienne ; la marquise de Lambert précise que « la naissance fait moins d’honneur qu’elle n’en ordonne et vanter sa race, c’est louer le mérite d’autrui » (p. 11) ; elle insiste sur les devoirs d’imitation et de respect de l’héritage et de la mémoire des pères. Un bon nom et la réputation des pères sont, pour la marquise de Lambert, « un grand trésor » qui prépare « tous les chemins qui conduisent à la gloire » (p. 12). Pour guider le fils dans son parcours, Mme de Lambert emploie les exemples de Jean de Lambert et Henri de Lambert, grand-père et père du jeune Henri-François. À la figure du grand-père sont associés « les qualités éminentes et le talent de la guerre » (p. 12) ; elle rappelle son aptitude au commandement, sa capacité stratégique, sa fidélité au roi qui lui envoya le brevet de Chevalier de l’Ordre pour récompenser son attachement pendant la guerre de Paris, mais aussi le manque de reconnaissance malgré son dévouement loyal en paix et en guerre ; la marquise de Lambert assure à son fils que « plus d’une personne en place ont dit bien des fois que c’étoit la honte de la France, qu’un homme de ce mérite-là n’ait pas été élevé aux premières dignités de la guerre » (p. 16).
Dans la description du père on trouve à côté des mérites militaires, sur lesquels la marquise ne veut pas s’attarder, « toutes les vertus de société : il a su joindre l’ambition à la modération : il aspiroit à la véritable gloire, sans trop penser à sa fortune » (p. 17). L’histoire du père du jeune Lambert « long-tems oublié et [victime d’une] espèce d’injustice » (p. 17) vise à enseigner la nécessité de privilégier le mérite aux dignités, à ne pas manquer à ses devoirs, à éduquer aux vertus qui s’acquièrent seulement dans la disgrâce. Il s’agit d’un enseignement très valable pour le fils sur lequel pesait la défaite de la campagne en Italie, mais il servait aussi à circonscrire l’importance des richesses et des grandes fortunes. En soulignant la portée de l’héritage, constitué par « un Nom et des exemples » (p. 22), laissé par le père et le grand-père, Mme de Lambert admet « sans honte qu’ils ne vous ont laissé aucune fortune ; on ne rougit point de l’avouer quand on a employé son bien au service de son Prince, et qu’on a vécu sans injustice et sans bassesse » et en même temps elle reconnaît qu’« il y a si peu de grandes fortunes innocentes » (p. 23).
Avec la description des vertus et des mérites non récompensés de Jean de Lambert et d’Henri de Lambert se conclut la première partie des Avis d’une mère à son fils. La marquise de Lambert après avoir démontré que la gloire militaire, la naissance noble, les fortunes ne sont pas suffisantes pour acquérir la vraie gloire, décrit à son fils ses devoirs : « comme je ne souhaite rien tant que de vous voir parfaitement honnête homme, voyons quels en sont les devoirs, pour connaitre nos obligations » (Lambert, 1728a, p. 24). Avant de consacrer son texte aux devoirs envers la société d’un jeune homme honnête, la marquise de Lambert ouvre une petite parenthèse sur elle-même : en citant les exemples des femmes de Sparte honorées parce qu’« elles seules savent faire des hommes » (p. 25) et de la mère de Phocion qui montre ses enfants quand on lui demande de montrer sa parure et ses ornements, la marquise de Lambert exprime sa fierté : « j’espère bien, mon fils, qu’un jour vous serez toute ma gloire : mais revenons aux devoirs des hommes » (p. 25). Cette observation sur la gloire des femmes en tant que mères est particulièrement significative pour réfléchir au regard de la marquise de Lambert envers les hommes : dans la première partie des Avis d’une mère à sa fille on ne trouve pas cette longue description de la véritable gloire et des moyens pour l’acquérir mais plutôt une exhortation à suivre « deux préjugés auxquels il faut obéir : la religion et l’honneur »6 (Lambert, 1728b, p. 107) en avouant que « les vertus des femmes sont difficiles, parce que la gloire n’aide pas à les pratiquer » (p. 113). La marquise de Lambert semble donc exclure les femmes de la véritable gloire masculine, elle assure à sa fille que quand « la religion sera gravée dans notre cœur : alors toutes les vertus couleront de cette source ; tous les devoirs se rangeront chacun dans leur ordre » (p. 100). Quant à l’honneur, elle montre que, bien qu’« ouvrage des hommes, rien n’est plus réel que les maux que souffrent ceux qui ont voulu s’y dérober ; il seroit dangereux de se révolter, il fait même travailler à fortifier ce sentiment, puisqu’il doit régler votre vie » (p. 108). Mme de Lambert rappelle qu’une femme a « deux tribunaux inévitables » auxquels elle doit passer : « la Conscience et le Monde » (p. 109). Bien qu’en précisant qu’on doit à soi-même le témoignage d’être une personne honnête, « il ne faut pourtant pas abandonner l’approbation publique, parce que du mépris de la réputation naît le mépris de la vertu » (p. 109-110)7.
En rapportant cette réflexion à celle qui précède la description des devoirs des hommes, on voit que la marquise de Lambert, bien qu’en exhortant sa fille à cultiver la vertu en tant que « source du bonheur, de gloire et de paix » (p. 101) puisqu’on ne peut pas trouver « hors de vous de bonheur solide ni durable » (p. 104), admet que les femmes ne peuvent pas négliger le tribunal du Monde tandis que les hommes, desquels dérive la gloire des femmes en tant que mères, sont au contraire invités à se concentrer sur leurs propres mérites en ignorant le tribunal de l’opinion et les dignités publiques.
Pour compléter le cadre de la formation du fils, la marquise de Lambert explique les devoirs des hommes de façon hiérarchique : « l’ordre des devoirs est de savoir vivre avec ses supérieurs, ses égaux, ses inferieurs et avec soi-même […]. Au-dessus de tous ces devoirs, est le culte que vous devez à l’Être suprême » (Lambert, 1728a, p. 26). La marquise de Lambert rappelle à son fils que la religion est un commerce entre Dieu et les hommes, fondé sur les grâces de Dieu aux hommes et le culte des hommes à Dieu. Elle invite son fils à s’éloigner du culte populaire, c’est-à-dire « d’une piété remplie de foiblesse et de superstition » (Lambert, 1728a, p. 27) mais elle rappelle que « les vertus morales sont en danger sans les chrétiennes » (p. 26).
Dans la description des devoirs envers ses supérieurs, Mme de Lambert inscrit un hommage subtil mais clair à Louis XIV en témoignant que « nous sommes bien heureux d’être nés dans un siècle, où la pureté des mœurs et le respect de la Religion sont nécessaires pour plaire au Prince » (p. 29). Dans les emplois subalternes, la marquise rappelle à son fils qu’« il y a plusieurs sortes de grandeurs qui demandent plusieurs sortes d’hommages » (p. 32) ; il faut savoir tout d’abord distinguer « les grandeurs réelles et personnelles des grandeurs d’institution » (p. 31-32) auxquelles on doit seulement un respect extérieur. Il faut donc être capable de « séparer l’homme de la dignité et voir ce qu’il est quand il en est dépouillé » (p. 32). En accord avec ce qu’elle avait expliqué par rapport à la véritable gloire, la marquise de Lambert rappelle que ni l’autorité, ni la naissance, ni les richesses font la grandeur d’un homme : « la supériorité réelle et véritable […] c’est le mérite » (p. 33).
En sachant que « le titre d’honnête homme est bien au-dessus des titres de la fortune » (p. 33), la marquise invite son fils à faire la cour aux ministres avec dignité en se gardant de jamais s’avilir comme « les esclaves » (p. 33). Elle conseille de cultiver des liaisons avec des personnes au-dessus de soi-même pour s’accoutumer au respect et à la politesse, et en même temps à regarder leurs défauts pour se redresser. Dans le cadre des « devoirs de la société », la mère rappelle « les règles de politesse et de savoir vivre » (p. 40). Mme de Lambert décrit « les qualités agréables et liantes » (p. 43) qu’un jeune homme doit cultiver pour être bien apprécié en société et approfondit les mérites de l’amitié et les devoirs envers les femmes. Tandis que dans les Avis d’une mère à sa fille, la mère explique à sa fille que le premier devoir en société est de penser aux autres, dans les Avis à son fils, elle fait l’éloge de l’amitié : « c’est elle qui corrige les vices de la société. Elle adoucit les humeurs farouches : elle rabaisse les glorieux et les remet à leur place. Tous les devoirs de l’honnêteté sont renfermés dans les devoirs de la parfaite amitié » (p. 49). Dans les Avis d’une mère à son fils et dans Le traité de l’amitié (Lambert, 1736) la marquise de Lambert définit l’amitié comme un élément majeur et indispensable de la morale des hommes, « capable de satisfaire le pragmatisme mondain et les besoins du cœur » (Marchal, 1991, p. 399-400), tandis que dans les Avis d’une mère à sa fille elle précise seulement que « une honnête femme a les vertus des hommes, l’amitié, la probité, la fidélité à ses devoirs » (Lambert, 1728b, p. 121)
Par ailleurs, il faut souligner que la marquise de Lambert exhorte son fils à se garder des hommes qui manquent de respect envers les femmes : « ils sont fidèles les uns aux autres, parce qu’ils se craignent, parce qu’ils savent se faire rendre justice : mais ils manquent aux femmes impunément et sans remords ; leur probité n’est donc que forcée ; elle est plutôt l’effet de la crainte que l’amour de la justice » (Lambert, 1728a, p. 60). D’ailleurs elle rappelle que les hommes « ne sont pas en droit de tant blâmer les femmes ; c’est par eux qu’elles perdent l’innocence, hors quelques femmes destinées au vice dès leur naissance » (p. 61). Elle intime à son fils « qu’il n’est jamais permis de les déshonorer ; si elles ont eu la foiblesse de vous confier leur honneur, c’est un dépôt, dont on ne doit point abuser » (p. 61-62).
Dans les rapports entre égaux, la marquise invite son fils à savoir vivre avec ses concurrents en ne songeant qu’à les surpasser en mérite et à se contenir dans les plaisirs procurés par le jeu et le vin avec les pairs : « la plus nécessaire disposition pour gouter les plaisirs, c’est de savoir s’en passer » (Lambert, 1728a, p. 68). Enfin, la mère recommande à son fils de ne pas se soustraire à la libéralité ; elle rappelle qu’indépendamment de la fortune qu’on possède « la libéralité est un des devoirs d’une grande naissance » (p. 73). Le cadre des devoirs d’un jeune homme élaboré par la marquise de Lambert se conclut avec les devoirs envers ses inferieurs : elle sait que « peu de gens savent vivre avec leurs inferieurs. La grande opinion que nous avons de nous-même, nous fait regarder ce qui est au-dessus de nous comme une espèce à part ; que ces sentimens sont contraires à l’humanité ! » (p. 74). Concernant la profession des armes de son fils, elle rappelle qu’« il faut commander par l’exemple et non par l’autorité » (p. 75) et convoque l’exemple de Germanicus qui était adoré par ses soldats. Bien que dans les Avis à sa fille, la marquise rappelle les devoirs de la jeune femme envers ses domestiques il faut quand même souligner qu’elle invite son fils et sa fille à « ne regarder les avantages de la naissance et de rangs que comme des biens que la fortune vous prête » (p. 76) et à respecter toujours les lois de l’humanité : « sachez que les premières loix à qui vous devez obéir sons celles de l’humanité ; songez que vous êtes homme et que vous commandez à des hommes » (p. 77).
Les Avis d’une mère à son fils se terminent sur le thème des devoirs envers soi-même : en ayant présenté la différence entre « un amour propre, naturel, légitime et réglé par la justice et par la raison [et un] autre vicieux et corrompu » (p. 52-53), elle invite son fils à établir sa félicité avec lui-même et à travailler plus sur son cœur que sur son esprit. Très significativement dans l’étude de l’histoire, utile pour la profession des armes, la marquise de Lambert souligne :
[…] il y a un usage moral à en faire bien plus important pour vous. La première science de l’homme, c’est l’homme. Laissez aux Ministres la politique et aux Princes, ce qui appartient à la grandeur ; mais cherchez l’homme dans le Prince : observez-le dans le train de la vie commune : voyez dans quel avilissement il tombe, quand il s’abandonne à sa passion. Une conduite dérèglée est toujours suivie d’évenemens malheureux (p. 81-82).
Pour la marquise de Lambert l’usage moral de l’histoire dépasse l’utilité pratique dans les armes ou érudite dans la discussion parce qu’elle sert à former le cœur des jeunes et « la vraie grandeur de l’homme est dans le cœur » (p. 84).
4. Conclusion
La richesse des arguments et la profondeur de la réflexion de la marquise de Lambert montrent que les Avis d’une mère à son fils sont bien plus qu’un ensemble de suggestions pour un jeune officier ou des leçons de morale pour un jeune seigneur de la cour. Mme de Lambert veut éduquer son fils à la « véritable gloire » (p. 17), elle veut qu’il apprenne à respecter les lois de l’humanité, à voir l’homme derrière le Prince, les ministres et ses inférieurs. Contrairement à la vision dominante de la pensée du XVIIIe siècle qui lie la sphère des sentiments aux femmes et la sphère de l’esprit aux hommes, la marquise de Lambert semble anticiper le développement du courant sensible quand elle invite son fils à privilégier l’éducation du cœur sur celle de l’esprit pour être en paix avec soi-même et les autres, pour acquérir la vraie gloire sans se perdre à la recherche de la vaine gloire, des richesses et des dignités, savoir faire face aux imprévus du destin et distinguer l’être du paraître. Il n’est pas anodin de rappeler que dans le cadre de la querelle des femmes du XVIIe siècle la question du savoir féminin et des défauts d’ordre intellectuel de ces dernières était central. Comme l’a souligné Linda Timmermans (1993, p. 245), il était couramment admis que la partie animale de l’être dominait en la femme sur la partie supérieure, en rendant celle-ci étrangère au terroir des sciences : la sensualitas était incarnée par la femme, la ratio par l’homme. Ainsi, dans le regard de la marquise de Lambert on voit certainement le regard d’une mère qui veut améliorer l’éducation de son fils, mais aussi d’une femme qui montre à un jeune homme les opportunités de sa condition sans oublier les inconvénients et les préjudices qui peuvent être un obstacle à son bonheur :
Joüissez, mon fils, des avantages de votre état, mais souffrez-en doucement les peines. Songez que par tout où il y a des hommes il y a des malheureux. Aïez, s’il est possible, une étendue d’esprit qui vous fasse regarder les accidens comme prévus et connus. Enfin souvenez-vous que le bonheur dépend des mœurs et de la conduite, mais que le comble de la félicité est de la chercher dans l’innocence ; on ne manque jamais de l’y trouver (Lambert, 1728a, p. 96).