À en juger par l’inventivité stratégique que déploie le narrateur du Livre des mémoires pour échapper au regard de sa propriétaire ou de ses voisins, se déplaçant sans bruit dans l’obscurité et développant l’ouïe et la vue d’un animal nocturne, craignant toujours d’être en infraction, mais ne résistant pas aux délices de l’effraction et du voyeurisme dans la chambre des autres, ou bien encore à se remémorer la nonchalance délectable avec laquelle Carl Döhring fait attendre sa tante qui le guette à sa fenêtre dans Histoires parallèles, le corps chez Péter Nádas est manifestement politique par sa soustraction à la violence du pouvoir exercé par les dispositifs de surveillance. Les romanciers qui ont connu l’Europe de l’Est sous les totalitarismes ne manquent pas, qui relatent le poids des regards embusqués, la crainte de l’impossible invisibilité, la terreur d’être dénoncé c’est-à-dire exposé. Mais tous ne font pas, comme Péter Nádas, le choix de la réversibilité de cette anxiété en jeu érotique et en jeu d’acteur. En effet, les narrateurs et personnages de son œuvre romanesque, et tout particulièrement la trilogie formée par La Fin d’un roman de famille, Le Livre des mémoires et Histoires parallèles, ne dénoncent pas directement leur environnement de suspicion et de délation, utilisées comme instruments de surveillance étatique permanente ; en revanche, ils ne cessent de remobiliser l’observation et la filature de l’autre en mode d’appréhension charnelle. Ils modifient ainsi la proximité subie en proximité jouissive voire en jubilation, comme lorsque les amants occasionnels s’épient dans le célèbre épisode de l’île Marguerite dans Histoires parallèles. Certes, ils vivent dans des immeubles où les logeuses lisent les télégrammes, où les voisines épient les rentrées nocturnes, et où la fameuse « scène primitive » se rejoue indéfiniment, de l’enfant qui surprend ses parents au lit ou dans la salle de bains, qui découvre son père avec d’autres femmes, ou bien du jeune homme qui a connaissance de couples illicites ou encore, si déterminant dans Histoires parallèles, du garçon qui prend conscience de sa jouissance à regarder les hommes. Aussi, loin d’être un objet de malaise et d’inhibition, la scène de voyeurisme est libératoire1, elle entraîne des jeux d’identité à saisir au sens propre en tant que « jeux » — ludiques et théâtraux.
1. Corps furtifs
Le trouble adolescent envers un garçon de sa classe amène le narrateur au mimétisme : « je ne cessais de l’observer, de le suivre comme une ombre, d’imiter ses gestes devant la glace, et j’éprouvais un plaisir douloureux de savoir qu’il ignorait tout de mon manège, tout de mes efforts pour faire surgir en moi-même ces qualités cachées et ces traits caractéristiques qui me rendraient semblable à lui »2 (LM, p. 53-54). Mais cette maladresse, ce manque à être ne font pas du narrateur quelque personnage de Tolpatsch ou Tölpel avec lequel nous a fréquemment familiarisés la littérature d’Europe centrale, douloureux objet ignoré d’autrui et en proie à toutes les bévues, voire toutes les avanies. Le moi souffrant se dédouble, prend la pleine mesure de ce que contient de dolorisme et d’orgueil la posture de l’amoureux silencieux et se fait aussi moi dédaigneux qui reconnaît « et c’était moi, pas lui, qui me comportais comme si j’étais inapprochable, insensible même à ses regards fortuits »3 (LM, p. 54). Quand, chez Kafka, l’isolement et la métamorphose sont insularité et déliaison au monde, chez Nádas, ils sont capacité à désamorcer et à convertir les émotions. La première force de ce corps-là c’est l’inertie, son contre-pouvoir celui de composer des stratégies de contournement envers les accusations : son identité est si composite qu’elle ne permet ni l’arrêt sur image (le personnage parle plusieurs langues, aime les filles et les garçons, a plusieurs pères supposés et donne à chacune des situations dans lesquelles il se trouve des interprétations diverses et parfois contradictoires) ni sa variante carcérale en système totalitaire, l’arrestation. Le dédoublement protège : « Quand se posait un problème grave, le double prenait possession de son visage pour afficher un air de détachement. »4 (HP, p. 51) C’est pourquoi il y a également de l’humour dans les soupçons portés contre le personnage, car à l’absurdité des insinuations d’autrui s’agrège la surenchère du moi. La logeuse de Thomas, dans Le Livre des mémoires, le suppose-t-elle homosexuel qu’il a une relation physique très bruyante avec sa fiancée sur le parquet de sa chambre ; la mère d’un ami d’enfance insulte-t-elle le narrateur en le supposant voleur, que celui-ci partage avec celui-là d’autres secrets plus complexes et plus sulfureux5. S’inventant un autre moi qui le suit, multipliant les surprises et les écarts, ce dédoublement n’a pas les modalités terrifiantes des doubles kafkaïens, il s’affirme plutôt comme un écran protecteur. Le personnage s’en remet au hasard, à l’aléatoire et leur donne cette force de contradiction et de subversion qu’ils ont dans Le Maître et Marguerite de Boulgakov, non sans mettre au jour ce que le désir de savoir, en contexte totalitaire, doit à la sournoise obéissance à la surveillance d’autrui. Ainsi de Maya et du narrateur fouillant, comme beaucoup d’adolescents ou d’enfants l’ont fait ou ont rêvé de le faire, parmi les papiers paternels :
Honnan tudhattuk volna, hogy a mi kettőnk kapcsolata, játékosan túlzó, s ma már tudom, hogy egy ördögi rajzolat formájában, megismételte, mintegy lemásolta a szüleink, és bizonyos fokig a történelmi korszak hivatalosan hirdetett eszményeit és kíméletlen gyakorlatát, maga a nyomozói szerep se volt más, mint ügyetlen, gyermetegen félrenyomott, siralmas minőségű reprodukció, nevezhetjük akár majomkodásnak, de ugyanilyen alapon elmélyedésnek is, hiszen Maja édesapja a katonai elhárítás tábornoka, az én apám államügyész, tehát mindketten általuk, elejtett szavaikat szemelgetve és rágicsálva, szinte véletlenül és mindenképpen akaratuk ellenére avatódtunk be a szakmaszerűen űzött bűnüldözés tevékenységébe, helyesebben a mi számunkra éppen e játékká alakított tevékenykedés tette átélhetővé nagyszerűnek, veszélyesnek, fontosnak, mi több, tiszteletreméltónak tudott életvezetésüket, és tekintettel íróasztaluk tartalmára, kalandokkal, valódi életveszélyekkel, bujkálással és hamisítással terhes múltjukat, az ifjúságukat; sőt, ha egy kicsit még tovább megyek, s miért ne mennék tovább? akkor azt kell állítanom, hogy ők szentelték meg a kést, amellyel az életükre törtünk, […]. (EK I, p. 474-475)
Comment aurions-nous deviné que notre propre relation ne faisait que reproduire, sous une forme à la fois ludique et diaboliquement caricaturale, à la fois les idéaux officiellement proclamés et la pratique impitoyable de nos parents, et, dans une certaine mesure, de toute l’époque, et donc que notre rôle d’enquêteur n’était qu’une déformation misérable, maladroite, enfantine, et en dernier ressort, ratée, de leur propre rôle social, une singerie, certes, mais aussi une réflexion approfondie sur les propos tenus çà et là par le père de Maya, général du service de contre-espionnage, et par le mien, procureur de la République, propos qui nous avaient introduits malgré nous dans tout ce qui était répression des actes criminels, activité dont la reproduction ludique nous permettait d’apprécier la saveur, la magnificence, les dangers qu’elle comportait et l’importance qu’elle possédait, activité qui, au fond, nous inspirait le respect le plus profond, en même temps qu’elle nous faisait connaître, par le truchement des documents découverts dans leurs tiroirs, tout le passé de nos pères, toute leur jeunesse, lourds d’aventures, de dangers mortels, de camouflages et de falsifications ; en allant un peu plus loin — et pourquoi ne pas le faire ? — je devrais dire qu’ils avaient fabriqué et béni le couteau avec lequel nous voulions les égorger […]. (LM, p. 377-378)
Pas de dénonciation frontale de ce que les systèmes de pouvoir coercitif font aux dissidents, pas de scènes de prison, de torture ou d’arrestation arbitraire, mais dans ce tableau d’un Abraham à l’envers où les enfants sont prêts à égorger et dénoncer les pères, une mise en scène d’autant plus forte de ce que les jeux de rôle politiques impliquent directement sur les corps, « car le crime est indivisible et en enquêtant sur un meurtre on devient soi-même meurtrier, obligé qu’on est de reconstituer, et aussi de revivre intimement les circonstances et les motifs du crime »6 (LM, p. 376).
Ce corps furtif, c’est aussi celui du Juif persécuté par les pogroms, ballotté du Moyen Âge à la modernité à travers l’Europe au gré des autorisations impériales et des invasions, tel que le raconte La Fin d’un roman de famille, et entré à cause des totalitarismes « dans l’ère de la ruse »7 (Nádas, 1991, p. 153). Dans un contexte sociopolitique qui encourage la délation discrète mais la condamne de façon spectaculaire dans des procès retentissants relatés à la radio, qui s’appuie constamment sur la vigilance et la surveillance, tout en prétendant n’avoir que dédain pour l’intimité et l’érotisme, le voyeurisme assumé se fait force de contestation et pleine conscience de soi, car regarder l’autre « participait de la bestialité qu’il venait de découvrir en lui-même »8 (HP, p. 349). La perception érigée en principe d’écriture (le narrateur relate par le menu tout ce qu’il saisit du monde et également tout ce qu’il suppose que les autres en appréhendent) et en éthique de soi (le moi ne vaut que à faire du désir un événement, au sens où l’entend Renaud Barbaras « où le sujet comme surface de résonance des désirs et des affects d’autrui, sans aucun jugement moral) revient deviendrait vraiment lui-même, surmonterait le manque d’être en réalisant une forme de coïncidence à soi » (Barbaras, 2016, p. 133).
Le corps échappe à l’assujettissement par son évanescence, un entre-deux qui relate ses déplaisirs mais assume aussi ses plaisirs, qui se fait autant prévalence d’une identité sexuelle trouble que poétique de la fuite. Ainsi, dans Le Livre des mémoires, le jeune homme hongrois bisexuel hanté par les secrets d’un père espion et d’une mère adultère ne s’adonne pas au penchant du récit d’une conscience malheureuse, mais ose aussi dire les joies ambiguës de sa situation. Le récit dévie d’autant plus du schéma narratif attendu (les déboires du roman de formation) qu’il est relaté sous forme d’un dédoublement temporel : le narrateur présent ne cesse de commenter, amender, contextualiser ou désamorcer les sensations de l’enfance, qu’il décrit par ailleurs avec la plus grande minutie. L’indistinction infiniment déclinée (entre le moi présent et le moi raconté, entre le désir d’être fille et celui d’être garçon, entre le moi joué et le moi intime) permet d’échapper à l’incarcération sous toutes ses formes : de la plus ténue et faussement anodine (décliner son identité…) à la plus coercitive (si l’homosexualité a été officiellement dépénalisée en Hongrie en 1962, les homosexuels à l’ère communiste constituaient une communauté invisible, tacitement écartée des emplois et des fonctions liés au pouvoir). Le jeu mondain ne semble guère familier au personnage de cet univers romanesque qui multiplie avec une certaine jubilation les portraits de jeunes hommes en maladroits, ce qui ôte par exemple au narrateur la possibilité de maîtriser la conversation courtoise et anodine lorsqu’il est présenté au célèbre époux de Thea dans Le Livre des mémoires ; mais le jeu théâtral lui offre d’autres champs : l’adolescent mal dans sa peau qui a constamment l’impression de jouer la comédie, de « jouer des rôles plus en harmonie avec [s]on aspect extérieur qu’avec [s]on moi intime » (LM, p. 59) convertit peu à peu ce douloureux masque en superposition de moi possibles, la narration se construisant comme une sorte de récits d’« ego à l’essai ». Si ce qu’on appelle « l’à-propos » lui fait souvent défaut sur le plan social (les scènes de timidité, d’incapacité à trouver le mot juste ou à se sortir d’une situation avec panache abondent…), il pratique à plein l’« a priori métonymique »9 (Barbaras, 2016, p. 135), c’est-à-dire la conscience que le corps est partie d’un tout (son environnement proche, les désirs des autres, mais aussi le fait de vivre dans une dictature et un pays fermé). À ce titre, l’approche du corps par Péter Nádas n’est pas métaphorique mais dynamique, dans un mouvement qui invalide les dualités et les partages.
Désengagé et furtif, et pourtant pleinement sensible, ce corps se défend constamment d’être en infraction (ce qui serait la conception moralisante10 d’un sujet étranger, exogène au monde… parce qu’il est juif, parce qu’il a des penchants illicites…) : anxiété des régimes totalitaires, la hantise d’être là où il ne faut pas se masque et se conjure par l’effraction permanente convertie en désir consenti (le corps est toujours endogène au monde, dans une appréhension phénoménologique et les désirs qui le poussent font partie de la dynamique du monde).
2. Infraction/effraction
Un homme qui court chaque matin sur le même trajet avec les mêmes habitudes remarque un jour un cadavre dans un parc : ainsi s’ouvre Histoires parallèles. Un couple se trouve dans une chambre, quelqu’un entre sans prévenir ou bien un cri, un accident, font dévier le déroulement attendu de la scène. Dans une maison de famille, un ami emprisonné pendant cinq ans survient brusquement, s’agenouille auprès de la mère mourante d’un cancer et accuse son époux de l’avoir dénoncé à la police politique. La scène est anxiogène dans toute situation et plus encore en régime totalitaire, où la crainte est contagieuse et irrationnelle11. Pourtant, en jouant d’effets de parasitage et de contamination, d’intrusion et de violation, le romancier travestit cette inquiétude, la requalifie en révélant ce qu’elle a aussi d’érotique, de comique, de ludique. Ce n’est alors pas le fâcheux qui parasite l’intime mais l’inverse, le voici intégré dans la relation des corps. Une scène de masturbation et un pillage, une crise d’épilepsie et un coup de foudre, les éléments les plus disparates, intimes et collectifs, sont appréhendés ensemble, invalidant les frontières et les limites posées par l’idéologie très clivée de la République populaire de Hongrie. Le non-dit du voyeurisme et de l’espionnage, la violation de l’espace privé éludent la privation et la convertissent en surenchère, en abondance. La scène sexuelle est relancée, le totalitarisme congédié ou plutôt détourné en moteur érotique.
Contre la hantise de la disparition instaurée par les totalitarismes en Europe de l’Est, tout particulièrement en Hongrie après la répression de 1956, contre la redistribution des identités et des liens familiaux (le père dans La Fin d’un roman de famille est déclaré indigne de la paternité quand il est condamné publiquement pour espionnage), mais aussi contre la négation du roman familial juif, la trilogie mémorielle de Péter Nádas invente une mosaïque de récits, une juxtaposition de voix, une permanente expérience plurielle du sensible. Se construit par cette approche une esthétique du surgissement permanent et aléatoire, un épanchement des expériences conjuguées ; ainsi de cette phrase qui s’étend sur deux pages du Livre des mémoires et qui montre comment pensées, émotions et sensations s’articulent et se contaminent :
[…] s ahogy ott álltunk, egymás lélegzetét és a hátunk mögött sétálók nyugalmas lépteinek csikordulását is hallva, nekem ez, a sirályok rikoltásai és a víz morajának, csattanásának, dörrenésének hármas ritmusa, amihez, megfigyeltem, lélegzetem is alkalmazkodni akart, a legédesebb csend volt, az a csend, amelyben minden érzelem mozdulatlanul pihenhet el, s a feltörő gondolatok éppen csak megborzolva felszínét, megfogalmazhatatlanul hullanak alá, visszasimulnak, hogy aztán a sétaléptek csikorgása, egy mulatságos szusszantás, a sirályok összesikoltásai és hirtelen elnémulásai, vagy valami testi érzékelés, hűvos szellő legyintése, térd roggyanása, viszketés, avagy a lélek érzékelése egy semmihez nem kötődő futó szorongás, mindent átmosó derű, görcsösülő vágyakozás formájában valamit, ami a szájunkra kívánkozik, meggondolás, esetleg megvalósítás tárgya lehetne, ismét a felszínre vessen, de az érzelmek hatalma mindezt mégsem engedi, mindent egybetart, és éppenhogy önmaga együttlevését élvezi, mert annál nagyobb élvezetet nem ismer, mint a meg nem valósulás megvalósulását, a köztesség pihentető szünetét. (EK I, p. 39)
[…] tandis que nous étions là, debout, entendant non seulement notre respiration, mais aussi le crissement des pas nonchalants des autres promeneurs derrière nous, une expérience qui fut pour moi celle du silence le plus doux, silence fait du rythme ternaire des cris des mouettes, du murmure grésillant et grondant de la mer, et du bruit de ma propre respiration, que je cherchais, j’en pris conscience, à accorder à ce rythme, silence au sein duquel toutes les émotions s’apaisent, s’immobilisent, dans un état où les pensées qui surgissent ne font qu’effleurer la surface des émotions avant de retomber, informes, informulées, là d’où elles viennent, jusqu’à ce que, mis en branle par un crissement de pas, un reniflement bizarre, les cris en chœur des mouettes et le silence soudain, ou peut-être par quelque sensation physique, comme la caresse de la brise du soir, le fléchissement d’un genou, voire une démangeaison, ou bien encore par une impression psychique d’angoisse fugitive, sans objet, une joie irrésistible ou une poussée de désir nostalgique, quelque chose ne soit de nouveau propulsé vers le haut, quelque chose qui demande à s’exprimer, matière à réflexion ou à projet, mais la puissance des sentiments ne le permettra pas, eux dont l’emprise réside dans leur force de cohésion, jouissant de leur propre plénitude, car cette force ne connaît pas de plus grand plaisir que la réalisation du non-accompli, cet apaisant état intermédiaire. (LM, p. 39-40)
Contre le totalitarisme de l’intrusion, les tyrannies de l’intimité : alors que le pouvoir encourage à l’oubli et qu’officiellement « [d]es événements personnels, chacun devait, à part soi, gommer le souvenir »12 (HP, p. 539), le narrateur, déclinant les multiples variantes d’un regard d’enfant ou de jeune homme malhabile, relate avec une grande profusion de détails les infimes variations d’émotions de ses proches, ses sensations propres et les récits des autres… De ce fait, la répression, la coercition et les silences des totalitarismes ne se trouvent révélés qu’au détour de phrases, de façon inattendue et disruptive, mais aussitôt assimilés à une série d’éléments sensibles. Ainsi, c’est parce que les parents du narrateur sont proches du régime qu’ils vivent près de la résidence du chef de l’État (et pour cette raison aussi qu’ils voyagent et bénéficient d’une certaine aisance), c’est parce que des parents considérés comme déviants en tant que propriétaires sont contraints de travailler hors de leur ferme que deux adolescents se trouvent brusquement devoir faire face à la mise-bas d’une truie. C’est parce que la mère de Melchior a eu une liaison avec un prisonnier de guerre français, fusillé par les nazis, que celui-là, comprenant qu’il est son fils et non celui de l’Allemand dont il porte le nom, se pique de parler français13. C’est comme une coquetterie sans profondeur qu’une jeune fille révèle qu’elle a un père juif mort en déportation, tandis que dans Histoires parallèles un jeune homme regrette : « Si au moins il avait pu se dire juif, mais non, sa mère venait d’une famille catholique en diable. »14 (HP, p. 346) Les matricules des déportés ne sont visibles que par accident, lorsque ceux-ci portent des vêtements d’été ; le fait qu’un père soit « tombé » durant la Seconde Guerre mondiale n’est mentionné que de façon anecdotique. Le secret qui entoure les couples et surtout les pères se trouve nimbé d’une sorte de caractère flou et ludique propre à l’enfance et à l’approximation de sa préhension du réel. Le narrateur, en effet, se refuse à l’attendue quête du roman des origines, conserve tous les possibles, y compris ceux d’un roman policier décevant et inabouti. Des adolescents cherchent à prouver que leurs pères sont des espions et forment le vague projet de les dénoncer ou de les tuer, mais leur compagnonnage lors de la fouille des papiers et des lettres révèle plutôt leur proximité et leur trouble à être ensemble. Contre le roman qui serait reconstitution du passé, autre forme selon Péter Nádas de totalitarisme ou du moins de lecture totalitaire, le corps propose sa propre reconstitution, sa propre mémoire : celle des émois charnels qui naissent ou s’épanouissent dans des situations incongrues, à des dates intempestives ou dans des lieux inappropriés. Ainsi, dans Le Livre des mémoires, de la mort de Staline, qui donne lieu à une cérémonie d’hommage officiel au lycée, qui réunit tous les élèves, le narrateur se rappelle surtout le regard d’une jeune fille, Livia, porté sur lui, du regard des autres posé sur elle et de la révélation de l’attirance qu’elle éprouve pour lui. Contre le devoir de mémoire officielle, qui entend patrimonialiser le corps embaumé et disposé dans un mausolée de marbre, les corps malhabiles et incertains d’adolescents impriment leurs propres souvenirs à cette date de commémoration. La miniaturisation de l’écriture, portée vers la restitution du moindre souffle de l’être aimé, de la moindre variation de la texture de la peau du père, va ainsi à l’encontre du corps imposant à stature officielle. Revanche spectaculaire de corps entravés qui trouvent à se dire et à s’extraire de toute banalisation, le corps est constamment appréhendé dans la singularité de ses sensations, même lorsque l’Histoire bouleverse tous les repères.
Nem volt ijedős ember, puhán pihenő testén mégis átfutott a rándulás, mely először is finoman érzékelő bőrét ébresztette rá, hogy valami rendkívüli történik, s csak ezután riasztotta a nyitott szemét. Látta, amit látott, s mint aki egész testén lúdbőrözik, de izmai aludtak még a takaró melegében. (PT III, p. 751)
Quoiqu’il ne fût pas peureux, un frisson, parcourant tout son corps alangui de sommeil, avertit sa peau sensible qu’une chose extraordinaire avait lieu, et seulement après, lui rouvrit les yeux en catastrophe. Il vit ce qu’il vit, comme si la chair de poule lui grêlait tout l’épiderme, mais ses muscles sommeillaient encore sous la chaleur du plaid. (HP, p. 1135)
En cela la subjectivation ferme, parfois insolente, parfois saugrenue, peut être lue comme une marque de désobéissance civique par laquelle le corps se politise. Si le narrateur se plaît à jouer des similitudes (entre les amis, les amants, leurs gestes, leurs prénoms, etc.), la singularité irréductible de chacun n’en triomphe pas moins : même si plusieurs membres de la même famille sont nommés Simon dans La Fin d’un roman de famille, cela ne banalise jamais l’être. La singularité chez Péter Nádas n’est jamais « quelconque »15 (Agamben, 1990), en une résistance de l’être particulièrement marquante dans un environnement de dictature où les termes de « normalisation » (après la révolution de 1956) et de « banalisation » (des relations avec le grand frère soviétique) ont une résonance forte : le moi s’épanche dans des scènes érotiques qui sont autant de déclinaisons autour du contournement du normatif — ou de son réinvestissement, d’ailleurs. En ce sens, les « histoires parallèles » donnent voix à des corps parallèles qui jamais ne s’enferment dans la catégorisation. L’énigme du plaisir de l’autre, de ses sentiments et sensations, y compris et surtout dans les scènes les plus intimes et érotiques, demeure ; garantie du défi permanent à la claustration, l’esthétique de la fuite propose des variations, échappées discursives et rectifications qui ne figent jamais l’identité.
Si Dominique Rabaté (1991) a pu parler à propos de Proust et de Joyce d’une « littérature de l’épuisement »16, on émet ici l’hypothèse que c’est plutôt à une littérature de l’épanchement que nous convie Nádas, une écriture liquide en permanence relancée par les effets de voix, qui joue de toutes les contaminations, faisant des proximités des porosités et de l’inquiétante surveillance un élan de voyeurisme. Une écriture qui ne ménage rien et fait feu de tout bois, y compris de l’insolite, du grotesque — comme dans l’épisode très rabelaisien « La Liebestod d’Isolde » dans Histoires parallèles, où le lecteur, fronçant le sourcil, se prend à visualiser et cartographier la scène érotique afin d’en (in)valider le déroulement, la vraisemblance, les « rapports »… touchant brusquement à cet « il y a » du rapport sexuel lacanien. Chez Péter Nádas romancier, « il y a », dans l’appréhension du corps, accumulation du descriptif, décliné en divers registres, du pornographique, de l’érotique, du sentimental, des tentatives d’intellectualisation qui vont parfois jusqu’au clinique. Au cœur de ce « rapport », condition de l’être, c’est encore et toujours la juxtaposition qui préside à une logique narrative foncièrement cumulative. Mais il s’agit aussi d’une démarche interstitielle qui déclenche à l’occasion la surprise (à tout moment une incise, une association d’idées vient interrompre le cours du récit), non sans questionnement sur la possible imposture. En République populaire de Hongrie, le « hasard » est volontiers invoqué pour couvrir une dénonciation ou une arrestation violente17. La fragmentation du discours en occurrences supposément aléatoires (dont rendent compte d’ailleurs non sans saveur certains des titres de chapitres) court toujours le risque du soupçon de falsification : les superpositions d’identités narratives, les récits-relais d’un personnage à l’autre semblent renoncer à toute « véracité » factuelle, chacun ne proposant que sa propre expérience sensible des événements. Toutefois, ce faisant, le récit de vie, la posture fictionnelle se matérialisent, s’incarnent, se mettent à l’épreuve d’autrui, chacun des personnages jouant divers rôles et abordant une « vérité » du corps. Autre forme de l’esthétique du contournement ainsi à l’œuvre, ces constructions narratives à plusieurs ont davantage de traits communs avec l’écriture de la conversation du xviiie siècle français qu’avec celle des romanciers de l’histoire du xxe siècle, et exposent constamment le corps désirant.
3. État d’exception
En effet, le corps mis en récit et en spectacle, offert à une représentation nouvelle en permanence, multipliant les masques et les rôles (en toute conscience, les personnages s’adaptent et ne se conduisent pas de la même façon avec leurs logeuses, leurs amis, leurs amants, leurs parents, et ce qui pourrait n’être que convention sociale prend en contexte totalitaire l’aspect de mesures de protection) se trouve également mis en tension dans un régime d’apparition et de disparition. Les protagonistes surviennent sans avoir été attendus, leurs accès d’humeur, cris, larmes spectaculaires, s’agrègent au récit minutieux d’infimes détails, car « [e]n effet, il arrive un moment où la comédie, poussée à ce degré, passe pour de la vérité »18 (LM, p. 207). Tous jouent la comédie : comédie du pouvoir qui distribue les rôles, condamne pour haute trahison, escamote des individus ou leur ôte leur identité, comédie des familles qui pratiquent le non-dit et le secret avec une « violence comportementale »19, comédie des identités genrées et des modèles que chacun joue en étant conscient d’avoir d’autres désirs. Pourtant cette mascarade généralisée ne suscite pas de jugement moral, mais plutôt une théâtralité qui revendique, malgré tout un plaisir du jeu : à force d’empathie le narrateur développe les émotions des autres au point que la cartographie de sa vie sentimentale soit un atlas de vies diverses. Si le pouvoir politique distribue des rôles sociaux et contraints, le récit romanesque, lui, les endosse tous, les revitalise en autant de jeux qui n’évitent aucune exagération, jusqu’au kitsch parfois20. Le Livre des mémoires est un livre de la plurivocalité des mémoires. Contre l’oubli ou le lissage par la commémoration officielle, s’affirme la dissonance d’un corps, de ses propres souvenirs, aussi banals ou infimes puissent-ils paraître. Ainsi l’ami de la famille nommé János Hamar dans Le Livre des mémoires fait-il l’objet d’une observation minutieuse de la part de l’enfant qui le suppose amant de sa mère, offrant par ses nombreuses descriptions un portrait contestataire à l’oubli officiel et à l’interdiction de parler de cet homme condamné pour haute trahison : « par conséquent ce János n’existait plus et n’avait jamais existé et si, par hasard, il était encore en vie, pour nous il était bel et bien mort »21 (LM, p. 386). Les Vies parallèles de Plutarque témoignent d’un constant souci d’équilibre entre figure romaine et figure grecque, à visée édifiante, quand les Histoires parallèles convoquent plutôt de multiples jeux énonciatifs qui ne construisent rien d’autre que du récit, jamais de morale, mais peut-être une communauté rêvée, rassemblant des quatuors de couples et d’amants, des trinités de couples homosexuels avec enfant et des affinités électives plusieurs fois recomposées. Il en est de même d’une stratégie d’écriture qui se refuse à hiérarchiser ou à normaliser la mémoire. Dans La Fin d’un roman de famille, les souvenirs racontés par les grands-parents, les contes populaires, des passages de l’Ancien Testament se juxtaposent en des phrases courtes assemblées sans autre hiérarchie ni structure que l’effet que ces récits ont produit sur l’esprit et l’imagination d’un enfant. Les éléments de répétition sont du registre de l’inconscient : ainsi de la baignoire emplie de sang dans laquelle, âgé de vingt ans, le grand-père du narrateur a tenté de se suicider, et de la baignoire emplie d’eau dans laquelle est conservé un poisson prévu pour le dîner. À côté de la rigidité des postures, cérémonies et bâtiments officiels, en parallèle à une Histoire de pierre, des histoires de fluidité : eau, sang, sperme, larmes composent un imaginaire de relations liquides qui ne sont cependant pas sans liens avec elle. La Fin d’un roman de famille est un récit de sangs mêlés : juifs, protestants, chrétiens dans l’arbre généalogique du narrateur ; de sangs répandus dans Histoires parallèles comme autant de disruptions à tout moment du récit : assassinats, pogroms, suicides, sévices, accidents, « le sang coule à flots »22 (HP, p. 127), « Impossible d’endiguer ce flot de sang »23 (HP, p. 147) ; de sang dilué, transmis : « Car le sang ne se perd pas et ce qui a été sera. Si dans mille ans il n’en reste plus qu’une seule goutte, cette goutte existera en quelqu’un. Une goutte ! »24 (Nádas, 1991, p. 92)
Les histoires familiales et personnelles se transmettent et offrent leur dissidence, leurs variantes et leurs imprécisions, parfois leurs mensonges et leurs légendes, à l’Histoire officielle. Tandis que le grand-père prétend se garder de l’invention, le récit de son « roman de famille » multiplie les effets d’écho, de coïncidence, contrevenant à son propre programme, car c’est bien à l’envers qu’il faut lire sa déclaration d’intention, comme c’est à rebours que se construit ce roman qui prétend retrouver dans les exils forcés des Juifs du Moyen Âge des similitudes de prénoms, de situations ou d’émotions avec l’actualité hongroise :
Es hazudni nem akarok. Ebben a történetben mellékesek a szereplők tervei, képzelgései. Csak a tényekhez ragaszkodhatunk. A tények pedig úgy illeszkednek egymáshoz e finom szerkezetben, mint a fogaskerekek: egyik izgatja a másikat; a hazugságnak egyetlen kis porszeme elegendő, és csikorog és megáll az egész! Ó, nem! Nem a történelem! A történelem fogaskerekeinek illeszkedései titokzatosan tökéletesek; porszem nem kerülhet közé, mert a szerkezetet üvegharang fedi, mint a sajtokat. Csak a mi elbeszélésünk lehet hanyag, ha nem vagyunk kellő mértékben óvatosak. (Nádas, 1993, p. 103)
Et moi, je ne veux pas mentir. Les intentions, les projets, les chimères des personnages importent peu dans ce récit. Il faut s’en tenir aux faits. Et dans ce mécanisme délicat, les faits s’enchaînent à la façon de deux roues dentées dont la première actionne la seconde et il suffit d’un tout petit grain de poussière, c’est-à-dire d’un tout petit mensonge, pour que la machine grippe et s’arrête. Non, je ne parle pas de l’Histoire dont les roues dentées fonctionnent à merveille et ne laissent pénétrer aucun grain de poussière, car cette machine-là est protégée par une cloche, comme un fromage. Mais notre récit, si nous ne sommes pas assez prudents, péchera par imprécision. (Nádas, 1991, p. 134)
C’est l’imagination, autre matériau fluide et insaisissable, qui innerve le récit, le nourrit aussi : s’il n’y a pas de fin au roman de famille, s’il ouvre en fait une trilogie historique et qu’à ses deux cents pages succèdent deux volumes de plus de sept cents pages chacun, c’est parce que justement les cercles fermés des répétitions de noms, de situations et d’émotions, ce labyrinthe de la mémoire, n’empêchent pas le cheminement, infléchissant le cercle en spirale, admettant d’infimes variations, car la hantise réside dans la répétition, le « non-sens humiliant de reproduire la vie et les méfaits de mes parents »25 (LM, p. 51), car « toutes ces portes en enfilade sont condamnées, le cercle ne se brise nulle part et retourne en lui-même. Mais je continue exactement comme il continuait »26 (Nádas, 1991, p. 142). Raconter plutôt que reproduire et créer ainsi de la marge, de l’écart, de la distorsion quand l’épigraphe d’Histoires parallèles est ce mot de Parménide : « Il m’est indifférent de commencer d’un côté ou de l’autre, car en tout cas, je reviendrai sur mes pas. »27 Les figures de conteurs outranciers abondent dans l’œuvre de Nádas ; c’est le grand-père dans La Fin d’un roman de famille, c’est le père dans Le Livre des mémoires :
[…] más esetekben azonban nem óvatoskodott, hanem éppen ellenkezőleg, olyan kitörő lelkesedéssel fogadta az állítást, olyan meglepetten harsogva, akár az én kísértethistóriámat is, olyan heves és átszellemült szóáradattal mosta azt körül, ami, mint minden lelkesültség, szintén nem nélkülözött bizonyos elbűvölően gyermekit, s úgy eltúlozta, kiszínezte, felnagyította az állítás minden kicsi részletét, hogy az teljesen elvesztette eredeti arányait, s a szabadon csapongó fantázia lehetlen méretű szörnyetegévé duzzadva mindenféle realitástól elemelkedett, nem fért el sehol, nem volt sehová beilleszthető, és ebben a játékban aztán egészen addig nem ismert kíméletet, addig fújta, szavalta, hevítette, bírta tüzes szusszal, míg a valóságos burok teljesen és végzetesen el nem vékonyodott, és saját ürességének feszültségétől szét nem repedt [...] (EK I, p. 43-44)
[…] mais à d’autres moments, il lui arrivait de ne pas faire preuve d’autant de circonspection et d’accueillir une assertion avec un enthousiasme si débordant, un étonnement si tonitruant, comme dans le cas de mon histoire de fantôme, de la noyer sous un tel torrent de paroles exaltées, non sans un certain charme enfantin propre à toutes les effusions, exagérant à loisir, coloriant et embellissant à tel point le moindre détail, que l’affirmation perdait complètement ses dimensions initiales, une imagination débridée lui donnant les proportions d’un monstre si absurde qu’elle se détachait de toute réalité concevable, dépourvue de toute pertinence et de toute relation à quoi que ce fût, jeu dans lequel mon père se montrait impitoyable et ne cessait pas de broder et d’en rajouter avant que l’idée initiale, modeste enveloppe de la réalité, ne soit si inexorablement distendue qu’elle éclate sous la pression de son propre vide […]. (LM, p. 43)
Figure de l’inconcevable qui échappe au reproche d’insincérité justement en tant que « monstre » hors normes, le récit ne craint pas de « faire appel à l’imagination pour élucider, au cours de telles évocations, certains détails obscurs du tableau »28 (LM, p. 139). Or c’est bien entendu le narrateur lui-même qui pratique continuellement l’incise, le rapprochement, la comparaison, mobilisant des registres de proximité dans des situations où il y aurait plutôt silence, suspicion, réticence. Faut-il voir dans la boursouflure de la phrase, le monstre qu’est le conte, la disproportion et la fioriture, l’arabesque et la digression autant de contredits stimulants à la résignation et à la politique de normalisation menée en Hongrie après l’écrasement de l’insurrection de 1956 ? En tout cas, cette écriture établit des liens avec d’autres textes, interdits sous la dictature, notamment l’intertexte biblique dans La Fin d’un roman de famille, ainsi que le roman Joseph et ses frères de Thomas Mann, rédigé pendant le nazisme : en matière d’énonciation et de prose poétique également, elle est plus proche d’auteurs antérieurs aux totalitarismes du xxe siècle que de ses contemporains comme Ágota Kristóf. Avec la précision et la préciosité d’une langue en volutes et en vagues successives bien étrangère au minimalisme et à la dérision sèche de l’écriture postmoderne de l’Histoire façon « éditions de Minuit », l’écriture de Péter Nádas, nettement encline au « maximalisme romanesque »29, hantée par la figure du père espion, travaille en profondeur le motif de l’effraction remobilisé en dynamique érotique.
Dans Le Livre des mémoires, le narrateur émet l’hypothèse souriante que notre goût d’aujourd’hui pour les voyages s’apparenterait à une sorte de retour à l’enfance heureuse, c’est-à-dire à l’irresponsabilité et à l’incompréhension (linguistique, culturelle) envers l’environnement. Loin du tourisme engagé, responsable ou à portée humanitaire, il évoque ce « bonheur indicible, de se fier enfin à son nez, à son goût, à ses oreilles et à ses yeux, à ses infaillibles sens élémentaires »30 (LM, p. 453), bref de n’avoir du monde qu’une expérience sensible, débarrassée des superpositions d’usages culturels, de connaissances et d’interdits qui fondent notre appréhension coutumière. La trilogie mémorielle proposée par Péter Nádas répond à cette définition du voyage : les dates historiques, les lieux, le contexte sociopolitique n’y apparaissent qu’en arrière-plan. Le texte le plus historicisant des trois, Histoires parallèles, met l’Histoire à l’arrière-plan d’une histoire du corps et de ses sensations. Le texte le plus documenté des trois, La Fin d’un roman de famille, entre-tisse l’histoire des Juifs d’Europe et une lecture de l’Ancien Testament, congédiant toute précision à portée historique scientifique : l’écriture ici n’a que faire du factuel, de la démarche de l’historien qui s’élabore toujours, selon le narrateur du Livre des mémoires, au risque de « l’inévitable jugement moral du chroniqueur, lequel ne fait que déformer après coup les événements, semblable en cela aux historiens qui, au lendemain d’une grande guerre, se penchent sur celle-ci, plaquant sur des faits plutôt peu réjouissants les catégories morales que sont le courage, la lâcheté, l’honneur et le déshonneur, même si c’est là le seul moyen de domestiquer les actes immoraux d’une époque exceptionnelle »31 (LM, p. 340). Le roman policier possible à l’ouverture d’Histoires parallèles ne tient pas parole, mais propose plutôt des voix multiples qui saisissent le monde de façon composite et processuelle. « Le corps n’oublie pas »32 (HP, p. 24) : il relate l’histoire de la Hongrie de 1956 à aujourd’hui, des pogroms du Moyen Âge aux migrations de l’Empire austro-hongrois selon sa propre cartographie du sensible.