La promenade sur la digue dans Le livre des mémoires. Forme, temps et musique : une quête du récit

DOI : 10.56078/atlantide.882

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Diffractée sur plusieurs chapitres, la scène où le narrateur du Livre des mémoires porte ses pas troublés sur la digue qui longe la mer Baltique depuis la station balnéaire de Heiligendamm occupe dans le roman une fonction matricielle, où se joue la possibilité même du récit, sa forme, sa réussite et son sens. La ligne du rempart dressé contre l’assaut des vagues figure un modèle narratif rapidement confronté à l’opacité de l’individu et de l’Histoire, dans lequel la « lisibilité » cède le pas à une conception de la forme forgée selon une idéalité musicale. Dans le chaos de la modernité, ce fantasme romantique est malmené par l’ironie et le maniérisme mais il conserve, pour peu qu’il tienne à distance son propre volontarisme constructif, sa capacité supérieure à livrer une vérité du sujet et de l’existence dans le temps.

Spread out over several chapters, the scene where the narrator of A Book Of Memories carries his troubled footsteps on the dike which runs along the Baltic Sea, from the seaside resort of Heiligendamm, encompasses a matrix function in the novel, where the very potential of the story is played out; its form, its success and its wider meaning. The barricade built to weather the onslaught of the waves represents a narrative model confronted with the opacity of the individual and of History, in which "clarity" gives way to a conception of a form moulded according to a musical ideal. In the chaos of modernity, this romantic fantasy is mistreated by irony and mannerisms but it retains its superior capacity to deliver a subject that is truthful and exists in time, as long as it can keep its own constructive volountariness at bay.

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« Peut-on raconter le temps ? » Ces mots, qui pourraient tout aussi bien servir d’épigraphe au deuxième roman de Péter Nádas, ouvrent la septième et dernière partie de La Montagne magique. Au cours de ce chapitre célèbre intitulé « Promenade sur la grève », Thomas Mann délaisse provisoirement l’interrogation initiale au profit d’une comparaison entre le champ du récit et celui de la musique, avant de chercher à définir le genre, à la fois accueillant et insaisissable, du Zeitroman. Le temps, écrit-il, est l’élément du récit mais peut aussi devenir son objet. À défaut de pouvoir « raconter le temps » (die Zeit erzählen), on peut « évoquer le temps dans un récit » (von der Zeit erzählen) (Mann, 1961, p. 586). Et le romancier d’en venir rapidement à sa propre entreprise, en décrivant les vertiges temporels dans lesquels s’abandonne son jeune héros sur les sommets alpins.

À quelques soixante années de distance, Le Livre des mémoires s’ouvre sur une scène qui fait écho à ce passage crucial du roman de Mann. Le narrateur principal, retranché dans la station balnéaire de Heiligendamm après le départ vers l’Ouest de son amant Melchior, affronte le sentiment de déréliction qui l’accable en portant ses pas sur la digue qui mène au village voisin. Dans la monotonie du paysage de houle et de marais, les heures, les jours et les années peu à peu se confondent. Or, pour évoquer ce nivellement temporel qu’expérimentait Hans Castorp au Berghof, l’auteur de La Montagne magique utilisait justement l’image de la promenade en bord de mer. Dans Le Livre des mémoires, cette scène n’est pas exactement inaugurale, mais elle a une fonction matricielle. Elle occupe une place majeure dans les premiers chapitres, où elle accompagne la prise de parole du narrateur et installe d’emblée les effets de superposition entre ce récit principal et le roman écrit par le protagoniste (notamment par la concordance du lieu, Heiligendamm). À l’autre bout du roman, la mort du narrateur sur les rives du Danube où il effectue de longues et solitaires escapades vient discrètement rappeler l’importance structurante de cette image initiale.

Il ne faut certes pas réduire Le Livre des mémoires à une longue paraphrase du chapitre « Promenade sur la grève ». Au rang des sources évidentes, Thomas Mann ne supplante sans doute pas Marcel Proust, ombre portée identifiable dès le titre, puis dans le modèle du récit de souvenirs écrit par le romancier en devenir. C’est cependant cette scène que nous choisirons pour point d’ancrage de l’étude qui va suivre, parce qu’en elle se réfléchit le triple visage du roman : les deux faces du Zeitroman roman du temps mais aussi roman d’un temps c’est-à-dire d’une époque, selon les distinctions manniennes (ibid., p. 586-587) — puis celle du Bildungsroman, avec les codes duquel La Montagne magique comme Le Livre des mémoires jouent indubitablement. L’image choisie par l’éditeur Plon pour figurer en couverture de la traduction française du roman de Péter Nádas corrobore cette intuition. Implicitement, ce qui est en jeu dans cette promenade sur la digue, ce sont la nature et la forme mêmes du récit que le narrateur projette d’écrire. En marchant dans ses pas, c’est cette quête du récit que nous tenterons de comprendre. Comment raconter l’individu dans l’Histoire, livrer une vérité du monde sans abdiquer celle du sujet, quel roman écrire dans le chaos et l’effondrement ? Alors que se clôt le xxe siècle, Péter Nádas figure avec la ligne de ce rempart dressé contre l’assaut des vagues le devenir d’un modèle narratif pris dans les méandres de la modernité. Nous suivrons dans notre réflexion les principales étapes de la promenade, relatées dans les chapitres 1 (« Le charme de ma marginalité » / « Szabálytalanságom szépségei »), 4 (« L’arrivée d’un télégramme » / « Távirat érkezik ») et 7 (« Perdre et reprendre connaissance » / « Az eszmélet elvesztése és visszanyerése ») : un moment propice à l’introspection, d’abord, qui se dissout ensuite dans le déchaînement des éléments naturels, une chute grotesque et ironique, enfin, ouvrant sur les voluptés de l’évanouissement.

1.  La duplicité du moi : bildung et anti-bildung

A gáton indultam el Nienhagen, a szomszédos község felé, a gát egyik oldalán a döndülő tenger, csupa síkos él, a másik oldalon a néma láp, egyedüli élő, én, az elemek között, […]
Tisztán és átláthatóan mentem magam előtt, könnyedén, és súlyosan követtem magam.
[…]
Izgalmas, új, tulajdonképpen felborzoló volt érzékelni széthullásomat, mégis a tapasztalt ember nyugalmával éltem át, mintha ötven, hetven, száz évvel lennék idősebb önmagamnál, kellemes öregúr, aki a fiatalságára emlékezik; […]
A helyzet kivételességét csupán az adta, izgalmi állapot, hogy se ezzel, se azzal nem éreztem azonosnak magam, mintha egy romantikus díszletben mozognék színészként, s a múltam is önmagam sekélyes alakítása lett volna csak, ahogyan az lesz a jövőm is, összes szenvedéseim, mindez tehát játékosan a jövőbe vagy a történelmi múltba vetíthető, mintha meg se történt volna még, vagy ha megtörtént, akkor rég, minden felcserélhető, a szétcsúszó életsíkok zűrzavarát csak a fantáziám fogja át s rendezi egy olyan köznapi nehézkedésektől meghatározott tartás köré, ami énemnek nevezhető, amit énemként mutogatok, de nem én vagyok. (EK I, p. 24-26)

Je me mis à marcher sur la digue en direction de Nienhagen, une bourgade voisine, avec, d’un côté, la mer grondante et ses crêtes scintillantes, de l’autre le marécage silencieux, et moi, seul être vivant au milieu des éléments […].
Je me voyais moi-même, en toute clarté, en toute transparence, marcher devant moi et je me suivais d’un pas léger et pourtant grave.
[…]
L’expérience de ma propre désintégration me procurait une agréable sensation nouvelle, euphorique et excitante, que j’acceptais pourtant avec la sérénité d’une personne d’âge mûr, comme si j’avais cinquante, soixante-dix, voire cent ans de plus, en vieux monsieur affable qui évoque le temps de sa jeunesse […].
Cet état de choses n’était exceptionnel qu’en ceci que j’étais incapable de m’identifier à l’un ou l’autre de ces deux moi, et dans ma surexcitation, j’avais l’impression d’être un acteur qui évolue dans un décor romantique, mon passé n’étant qu’une pâle imitation de moi-même, exactement comme le seraient plus tard mon avenir et toutes mes souffrances, comme si tout était susceptible d’être projeté ludiquement dans le passé ou l’avenir, comme si rien de tout cela ne s’était réellement produit ou si tout pouvait encore être changé, et que c’était uniquement mon imagination qui tirait un sens de ces divers pans enchevêtrés de mon existence, les enfermant dans le cadre d’une entité étiquetable que je pusse appeler moi, que je pusse exhiber comme étant moi, mais qui n’était pas moi. (LM, p. 26-27)

Ces lignes, avec lesquelles débute la relation de la promenade, ne sont donc pas les premières du roman. Une image, cependant, rappelle directement le pacte d’écriture posé dès l’incipit, celui du récit-anamnèse. Tel un vieil homme se retournant avec nostalgie et lucidité sur ses années de formation (comparaison d’emblée ironique, puisqu’il n’a que trente-trois ans), le narrateur va retracer l’« histoire de ses amours »1 sans nier que ces expériences personnelles « parfaitement banales et dénuées d’intérêt »2 puissent porter un enseignement plus vaste (LM, p. 12). Les méandres de la construction du moi, qui se cristallisent dans l’extrait ci-dessus, forment un enjeu fondamental du récit. De fait, le narrateur revendique d’écrire un « roman d’éducation »3 (LM, p. 188).

Malgré l’éclatement narratif, qui est un des traits les plus singuliers du roman, le schéma du récit d’éducation est bien présent dans Le Livre des mémoires. Il reste en effet possible de reconstituer peu ou prou le parcours du protagoniste. Les jeux avec les partenaires d’enfance, la mort de la mère puis celle des grands-parents, le conflit avec le père et l’insurrection de 1956, l’exil à Berlin et la rencontre avec Melchior et Thea, la fuite de Melchior et la dépression consécutive à la séparation, les retrouvailles avec Krisztián et les dernières années passées à écrire chez les tantes de celui-ci… en forment les principales étapes. La confrontation à des événements majeurs, où l’intime et le collectif convergent, sonne ainsi le glas des libres expérimentations de l’enfance pour signer l’entrée dans la maturité. L’ensemble de ces moments de vie, qui mettent en résonance la sexualité et le politique, travaillent à la construction identitaire, redoublée, creusée, et déformée par la mise en abyme dans le « récit imaginaire » (LM, p. 750) écrit par le narrateur, la fiction dans la fiction.

Toutefois, il apparaît bien vite que les motifs caractéristiques du Bildungsroman ses « mythes », pourrait-on dire — sont tous systématiquement mis à mal. Le principal est celui de l’idéalité et de l’innocence de l’enfance. L’élection du jeune âge comme objet littéraire à part entière, première conséquence remarquable de l’émergence du genre du Bildungsroman, s’accompagne d’une transformation progressive des représentations : d’abord perçue comme un état informe et encore à modeler, l’enfance devient vite le refuge idéalisé de l’innocence préservée, non touchée par les corruptions de la société ni abîmée par les vicissitudes de l’existence humaine. Or, bien loin de cette image d’Épinal, Péter Nádas livre le portrait d’une enfance perverse, d’un jeune garçon à l’« âme torse ». Décrit comme « grossier, vulgaire, sombre et sournois »4, ou ailleurs « maussade, irritable, assoiffé de plaisirs grossiers, coléreux, haineux »5 (LM, p. 59-60), son protagoniste a néanmoins acquis la nécessité de se conformer aux attentes suscitées par le fantasme d’une enfance transparente, masque qu’offre à son entourage son visage d’ange blond. Nourri au lait de la dissimulation, de la duperie et du mensonge, il en fait les maîtres mots d’une enfance placée sous le signe de l’« impureté »6 (LM, p. 388). C’est d’ailleurs ce motif des simulacres qui, en faisant le lien entre les jeunes années et les souvenirs de l’époque berlinoise marquée par la fréquentation des milieux théâtraux, laisse le plus clairement entendre qu’il n’y a guère d’écart entre le monde de l’enfance et celui de la maturité. En définitive, la coïncidence entre le moi intime et le moi social, censée entériner l’aboutissement heureux de la Bildung, fait l’objet d’une déconstruction radicale. De ce fait, il ne peut y avoir non plus de participation active du personnage dans la société, comme le visait l’idéal des Lumières. Cantonné dans un « rôle d’observateur impuissant », incapable de « met[tre] à profit les amères expériences accumul[ées] »7 (LM, p. 419) au fil des années, le personnage de Péter Nádas meurt symboliquement exilé de la société.

Ces constats sont d’évidence liés au thème de l’homosexualité, qui contraint à la marginalité et au secret. Il ne faut pourtant pas dissocier ici la question individuelle de l’identité sexuelle des enjeux plus vastes touchant à la situation historico-politique, même si la manière dont les deux aspects s’interpénètrent est un sujet en soi qui ne peut se réduire simplement. Il reste que le monde dans lequel évoluent les personnages détermine fortement le tropisme du mensonge et de la duplicité. Le narrateur reconnaît dans sa propre différence la « langue commune »8 (LM, p. 176) qui l’unit à sa petite sœur handicapée ou à sa mère malade. Le déclin des corps comme le déséquilibre psychique sont les symptômes d’une « maladie européenne » — du titre de l’essai qu’Odile Marcel consacre à Thomas Mann — que le xxe siècle ne finit pas d’ausculter. Péter Nádas observe comment les événements politiques et historiques conditionnent les destinées individuelles (en ce sens, Le Livre des mémoires est bien davantage roman d’éducation que roman historique ou roman d’époque, lesquels cherchent dans les situations privées une forme d’exemplarité dont la fonction est d’éclairer les mouvements de l’Histoire). C’est parce qu’ils sont « immerg[és] dans l’ignominie de l’époque »9 (LM, p. 534) que les enfants sont condamnés à la « singerie »10 (LM, p. 377) maladroite des comportements parentaux.

En évoquant l’idée d’une coécriture de l’aventure subjective par l’Histoire11, Péter Nádas ratifie une corrélation plusieurs fois rapportée dans Le Livre des mémoires. L’abandon d’un idéal de transparence et l’impossible résolution harmonieuse de la tension entre l’individu et la société, en effet, conditionnent le récit lui-même, tel que le narrateur le projette et l’écrit. Le dérèglement d’un être irrémédiablement livré au chaos du monde rend le roman rétif à l’idée même de forme. Dans un passage réflexif qui accompagne le souvenir des promenades en forêt partagées avec Thea, le narrateur constate la vanité de ses tentatives pour s’« arracher à l’informe » : « le sentier n’était qu’un concept, nous l’avions inventé pour essayer d’échapper à cette matière encombrante que nous étions »12 (LM, p. 583), écrit-il. Ce sentier, qui renvoie à la limpide linéarité de la Bildung, c’est de la même manière le fil ténu de la digue construite contre les assauts de la mer Baltique. De fait, la fin du premier chapitre revient une nouvelle fois sur la portée modélisante de cette promenade pour le récit sur le point d’accéder à l’écriture :

Bizonyára ez volt a pillanat, amikor néma, immár évek óta készülődő egyezségemet megkötöttem, mert ha ma az összes következmények tudatában, szomorú okosként elképzelem a lehetetlent, mi lett volna, ha félelmeimnek engedve nem Nienhagen felé megyek tovább, hanem visszafordulok, és mint minden józan eszű elő, meghúzódom unalmasan közönséges szállodai szobámban, akkor feltételezhető, hogy történetem a legszabályosabb keretek között marad, akkor azok az elhajlások és kilendülések, melyek eddigi életemben adódtak, inkább annak irányát jelezték volna, merre nem szabad, akkor talán józan és egészséges undorral elfojthattam volna azt a kéjt, amit a szabálytalanság szépsége így megadott. (EK I, p. 29-30)

Ce moment devait être pour moi celui de conclure enfin ce pacte muet qui était en gestation depuis des années, car, si, aujourd’hui, beaucoup plus triste et avisé que je ne l’étais alors, au fait de toutes les conséquences, j’imagine l’impossible et réfléchis à ce qui serait arrivé si, cédant à ma frayeur, j’avais fait demi-tour au lieu de continuer jusqu’à Nienhagen, et si, comme n’importe quel mortel un peu sensé dans de semblables circonstances, je m’étais retiré dans ma chambre d’hôtel banale et ennuyeuse, il est fort probable que mon histoire serait restée confinée dans les bornes de la normalité, que ces écarts et ces déviations qui ont jusque-là marqué ma vie n’auraient fait qu’indiquer la route à ne pas suivre, et qu’avec une bonne dose de dégoût salutaire j’aurais réprimé le plaisir que me procurait le charme de ma marginalité. (LM, p. 30-31)

Le refus de rebrousser chemin pour s’assurer un environnement plus sécurisant marque donc une nouvelle étape dans la promenade sur la digue qui nous sert ici de fil conducteur. Renonçant à un déchiffrement intime trop schématique, le narrateur porte ses pas sur un chemin invisible et mouvant, alors que les éléments peu à peu se déchaînent.

2.  Tout ouïe dans la tempête : l’hypothèse méloforme

Ekkor már, gondolom, elveszítettem mindazt, ami taz idő és a tér helyes észlelésének nevezhetünk, s feltételezhetően azért is, mert a szél szeszélye, a felfoghatatlan sötéség és a minden fenségessége ellenére is álmosítóan ritmusos hullámverés, akár valami erős kábítószer, tökéletesen elzsongított, s ha azt mondanánk, hogy csupa fül voltam, akkor ez egyáltalán nem lenne pontatlan meghatározás, hiszen szinte fölöslegessé lett minden más érzékelési forma, s miként egy furcsa éjszakai állat, pusztán a hallásomra voltam utalva; morajlott a mélység, ez nem a víz moraja volt és nem is a földé, nem volt fenyegető és nem volt közömbös, s hangozzék bármily romantikusan, megkockáztatom kijelenti, hogy a végtelen monoton mormogása hallatszott a mélyből, hang, […] ugyanis olyan mértékben adtam át magam a sötétseg hangjainak, hogy lassan még azok a képzelgések és emlékek is felszívódtak benne, melyekkel sétám kezdetén szórakoztattam magam […]. (EK I, p. 91-92)

Sans doute avais-je à ce moment perdu tout sens du temps et de l’espace, probablement à cause des caprices du vent, des ténèbres insondables et des rouleaux au rythme engourdissant de la mer, malgré tout son caractère grandiose, qui agissaient sur moi comme un stupéfiant, et si je disais que j’étais toutes oreilles, je ne serais pas dans le faux, étant donné que tout autre mode de perception était désormais inutile, et que, tel un animal nocturne, je dépendais entièrement de mon ouïe : j’entendais gronder les profondeurs, non pas le grondement des eaux ou de la terre, mais un grondement qui n’était ni menaçant, ni indifférent, et, même si cela peut paraître par trop romantique, je me risquerais à soutenir que c’était le murmure monotone de l’infini que j’entendais ainsi sourdre des profondeurs […] car je m’abandonnais si volontiers aux bruits des ténèbres que même les fantasmes et les remémorations dont je me distrayais au début de ma promenade se dissolvaient à présent dans ces bruits […]. (LM, p. 81-82)

La symbolique du décor tempétueux est nette : la lumière de la lune laisse place à une obscurité opaque, le vent souffle de biais et déséquilibre le promeneur, l’eau monte par vagues tumultueuses13. Outre l’hypothèse que nous venons de formuler sur la portée réflexive de cette progression malaisée, est ici à l’œuvre un topos des plus romantiques : l’homme projette sur les éléments son âme troublée, la nature devient caisse de résonance d’un état émotionnel. Cette tentation romantique, on s’en souvient, apparaissait dès le début de la promenade. Elle trouve désormais son plein épanouissement. Dans les paragraphes qui précèdent l’extrait ci-dessus, lumière et obscurité alternent un moment avant que les ténèbres n’envahissent tout. Dès lors, les paradigmes du profond et du sonore viennent au premier plan de cette évocation tourmentée. C’est cela qui retiendra prioritairement notre attention.

Il est encore indirectement question du récit à venir, dans ces lignes, de la manière dont Péter Nádas entend mettre en œuvre son propre Bildungsroman. La dissolution des repères offerts par la clarté dans un tout indistinct et sonore peut, en effet, renvoyer aux métamorphoses subies, à l’époque romantique, par le modèle gœthéen. L’essor des romans de l’artiste et les succès de la Kunstreligion14, on le sait, occasionnent bien des bouleversements dans l’optimisme terrien des Lumières. Nous pensons surtout au virage pris avec la célèbre recension de Wilhelm Meister par Friedrich Schlegel, lequel accorde soudain moins d’attention à l’argument pédagogique qu’à la conduite du récit, à son architectonique derrière laquelle se dessine déjà un modèle de type musical. Le Bildungsroman de l’artiste a ainsi vocation à devenir le Roman des romantiques, avec la majuscule que lui conserve Jean-Marie Schaeffer dans La Naissance de la littérature (1983) pour désigner la part mythique que confère au poème narratif le premier romantisme allemand. Né avec l’esthétique spéculative qui consacre les notions de profondeur, d’absolu, d’infini, trouvant dans l’élément biographique sa qualité totalisante, le Roman, a montré Frédéric Sounac, a une idéalité musicale, c’est-à-dire qu’il lie l’intelligence du sujet dans le temps à sa propre forme musicale. Dans Le Livre des mémoires, si le paradigme dominant reste d’évidence le théâtre, il ne faut sans doute pas oublier l’apparition curieuse d’un « roman du musicien », embryon narratif avorté. Dans un moment d’intense vérité, Melchior confie au narrateur les souvenirs de son enfance de violoniste prodige dans le « temple sacré de l’art »15 (LM, p. 592), vocation difficile et brisée, dans les années troubles de l’après-guerre, par l’emprise de son professeur homosexuel. Le récit prend l’allure d’une fable, comme si sa portée révélatrice dépassait le cadre de la construction d’une identité sexuelle, conviant avec le sujet musical une histoire culturelle complexe.

La qualité méloforme16 de l’œuvre de Péter Nádas — l’idée que ses romans, en se structurant selon un modèle compositionnel, absorbent de la musique son génie et sa faculté supérieure d’élucidation du réel — est reconnue de l’auteur lui-même. Dans un entretien avec Caroline Broué (2012), celui-ci affirme la forme musicale de son roman Histoires parallèles, alléguant notamment l’influence de Wagner. Certes, il insiste ailleurs sur les différences architecturales qui existent entre Histoires parallèles et Le Livre des mémoires17. Sans aller jusqu’à ces distinctions, toutefois, il est évident que les procédés portés à leur comble dans l’un étaient déjà en exercice dans l’autre. Si Le Livre des mémoires n’a pas la dimension chorale incontestable d’Histoires parallèles, le fantasme nourri par les possibilités de la polyphonie est bien actif, en témoigne cet aveu : « On ne peut dire qu’une seule chose à la fois, or je voulais tout raconter. »18 (LM, p. 545) La triade des narrateurs (le narrateur principal, le grand-père de Melchior tel qu’il est imaginé et refiguré dans le récit fictif19, puis Krisztián) et l’allure contrepointée du récit (qui circule entre les différents niveaux narratifs d’un chapitre à l’autre, entre les différentes strates temporelles à l’intérieur d’un même chapitre) participent de ces stratégies mises en œuvre pour contourner l’univocité du verbal et tendre vers une pluralité polyphonique. L’effet musical provient ensuite de l’effort d’unification. Du divers, il faut faire un organon par l’agencement des éléments. Les relations d’interdépendance transcendent alors l’ordre successif du discours et l’hétérogénéité du matériau. Dans Le Livre des mémoires, elles sont d’abord le fruit de la mise en abyme, qui redouble dans le roman fictif certains motifs du récit autobiographique principal. Au-delà de ce seul phénomène, et comme par contamination, la parenté des situations vécues construit une série de variations sur quelques thèmes et schèmes matriciels : l’hésitation sexuelle (la multiplication des trios de personnages), la quête du père et les troubles de la cellule familiale, les impasses du dire liées à la situation politique, le désir de fuite et le motif de la promenade introspective…

Si l’on cherche à adosser ces observations à un modèle musical précis, le nom de Wagner (outre un rapprochement peut-être trop attendu et approximatif avec le leitmotiv), s’impose à trois titres : la présence fondamentale du modèle théâtral/opératique dans le roman, le rapport au creusement du temps (le motif parsifalien de la scène ouvrant sur un infini20) et, sur le plan stylistique, l’étirement de la mélodie continue qui semble guider les phrases indéfiniment allongées — parfois agrammaticales — du romancier. Pourtant, c’est étonnamment Fidelio, et non Wagner, qui sert de révélateur lors de la rencontre entre Melchior et le narrateur. Si la référence est d’abord, dans cette scène, thématique21 (l’oppression politique, la liberté, le travestissement), l’idéal d’organicité et d’autotélie, revendiqué explicitement par Péter Nádas22, convoque tout autant la figure de Beethoven. Point n’est besoin de trancher, en définitive, si l’on considère que les deux références se rejoignent dans un même rêve de « grande forme » d’expression romantico-symboliste, relayé dans le monde du roman par le modèle proustien — modèle fondamental s’il en est dans une œuvre qui cherche dans un destin d’artiste la clé d’une intelligence profonde de la mémoire et du temps.

3.  La chute : ironie et maniérisme

Le texte, cependant, produit des effets de distorsion qui mettent à distance ces procédés compositionnels caractéristiques du fantasme de musicalisation du Roman. La structure en variations, loin de révéler sur le plan existentiel la cohérence organique d’un destin, déroule un « processus fatal de répétitions »23 (LM, p. 51), dont le caractère aliénant rappelle davantage un ostinato. La polyphonie, échouant à saisir l’altérité et la pluralité des consciences, se replie sur une absolue subjectivité (les différentes voix renvoient surtout à une diffraction du « je » dans plusieurs moments). Le contrepoint entre le récit autobiographique et le roman-dans-le-roman est altéré par le déséquilibre entre les deux décennies que parcourt le premier et les quelques jours dont traite le second. La tonalité policière et fortement parodique du roman, en outre, fragilise l’ambition sérieuse de la réminiscence qui guide la narration principale. À l’échelle de l’ensemble, il y a certes des remarques réflexives sur la forme-sens, mais celles-ci sont toujours grevées par l’ironie. L’amusement point lorsque l’écrivain évoque sa position factice « juché sur le perchoir de [s]on âge et de [s]es expériences »24 (LM, p. 301) ou ses tentatives toujours dérisoires pour renouer le fil d’un récit dévoré par les digressions. L’organicité musicale du Roman est censée concourir à la lisibilité de l’œuvre, elle fait surgir de la complexité même de la vie une révélation du sens, à l’instar de celle qui conclut Le Temps retrouvé. Dans Le Livre des mémoires, cette Recherche d’une autre époque, les effets musicaux sont redoublés, sursignifiés jusqu’au maniérisme, mais la révélation finale ne vient pas. Et la promenade sur la digue s’achève par une chute grotesque :

S megértettem végre, hogy fekszem a kövek között.
[…]
[…] amilyen nevetséges módon bánt el velem a vihar, amit az imént még hajlamos voltam érzelmeim jól festett díszleteként, hatásos kísérőzeneként felfogni, olyan nevetségesen közönséges módon fosztott meg feltételezett önrendelkezési jogomtól saját természetem; hiszen nem történt semmi, kicsit vizes lettem, mondjuk nagyon vizes, aminek következtében legfeljebb náthás leszek, […]. (EK I, p. 93, 137)

Et enfin je compris que je gisais au milieu des rochers.
[…]
[…] de même que ma propre nature m’avait privé, d’une façon ridicule et grossière, de mon droit à disposer de moi-même, de même la tempête, que j’étais, peu avant, enclin à considérer comme un décor adéquat, comme un effet musical en phase avec mes propres sentiments, venait d’avoir raison de ma résistance physique, et si je me sentais humilié, c’était, au fond, parce qu’il ne m’était rien arrivé, j’étais juste un peu mouillé, mettons trempé, ce qui, au pire des cas, me vaudrait un bon rhume […]. (LM, p. 83, 118-119)

Péter Nádas considère que Le Livre des mémoires possède une structure close. La fin, pourtant, échappe au processus d’anamnèse et au Bildungsroman. Elle est un subterfuge. En effet, c’est l’intervention providentielle de Krisztián qui vient mettre chaque chapitre à sa place (dévoilant au passage que le récit imaginaire et celui des souvenirs formaient un seul et même projet), de même qu’elle permet de reconstituer une totalité biographique qui échappe nécessairement à la narration à la première personne. Elle rétablit de manière caricaturale le pôle objectif foncièrement absent jusque-là (l’ami d’enfance se décrit comme un « homme raisonnable »25, un « chroniqueur »26 (LM, p. 647) analytique et distancié). L’impératif de relecture, inhérent au schéma proustien fondé sur le rapprochement asymptotique entre le temps biographique et le temps de l’œuvre, ne s’impose lui aussi que par l’entremise de cet éclairage extérieur. Si l’on relie, comme le fait Paul Ricœur dans Temps et récit, le critère de concordance et celui de terminaison (ce dernier établissant l’unité et la complétude de l’œuvre), le doute vient à nouveau fragiliser la reconstruction de Krisztián, confronté aux silences du manuscrit. De son propre aveu, le choix de faire figurer en dernière place l’ultime fragment solitaire est arbitraire, quand bien même ce chapitre était attendu comme la « clé de voûte »27 (LM, p. 747) de toute l’histoire. Alors que les derniers mots de cette architecture vertigineusement complexe sont ironiquement pour la simplicité, il n’en résulte qu’une « fuite » du sens qui a aussi une résonance politique28. La forme aspire à cette « formule capable de représenter le fonctionnement de l’univers »29 (LM, p. 560), chez Péter Nádas, mais entretient un rapport problématique avec la clôture et la totalité, caractéristique de la crise poétique ouverte par les désastres historico-politiques du xxe siècle. Le concept de Bildung semble frappé d’obsolescence, comme tous les paradigmes du récit assurant un rapport signifiant au réel.

Faut-il alors penser, comme Ricœur l’envisage dans sa lecture de La Montagne magique, que l’échec du Bildungsroman est la condition du succès du Zeitroman ? Si la musique en tant que modèle structurel a perdu sa fonction d’élucidation, elle semble toujours chargée d’exprimer notre condition temporelle, sa plus grande vérité.

4.  La grâce des sirènes : vertiges de l’abandon et écriture rhapsodique

La première conclusion de la promenade sur la digue, en effet, n’a pas l’humour penaud du passage cité plus haut. Quelque chose a eu lieu avant que ne s’installe le sentiment du ridicule de la situation, quelque chose qui ne donne pas lieu à une « leçon » mais qui, sans pouvoir être maintenu longtemps actif, a malgré tout la saveur d’une révélation. Il s’agit de l’état qui donne son titre au chapitre 7, « Perdre et reprendre connaissance » (« Az eszmélet elvesztése és visszanyerése ») :

Azt is tudtam, hogy nem a víz, a bőr, a kő, a test érzete volt az első ismerősen evilági és megfogható, hanem a hang.
Az a különös hang.
De amint ott feküdtem a kövek között, immár az emlékezés és a gondolkodás kellemetlen képességével és szokásával megáldva, egyáltalán nem arra gondoltam, hogy miként kéne megváltoztatnom veszélyes helyzetem, nem a menekülés esélyeit mérlegeltem hát, holott ez annál is időszerűbb lett volna, minthogy nagyon pontosan éreztem már a hullámokat, amint átcsapnak fölöttem, és a jeges víz pillanatokra elönt, a fulladás veszélye eszembe se jutott, hanem azt a különös, erős és mégis messzi hangot szerettem volna újra elérni, egy kicsit visszanyújtózni még a puszta érzet könnyű és homályos lebegésébe, oda, ahol egy bizonytalanul távoli határon, csattanva, ütődve, akár valami hangsúlyos jelzés, ez a hang tudósított először arról, hogy vagyok. (EK I, p. 134-135)

En fait, ma première perception, celle qui me fit revenir à moi, ne fut pas celle de l’eau, de la pierre, de ma peau et de mon corps, mais celle d’une voix.
D’une voix étrange.
Couché parmi les pierres, ayant retrouvé la mémoire et le raisonnement, chose que je jugeais donc fort désagréable, je ne songeais nullement à modifier ma position, ni à supputer mes chances en faveur d’une hypothétique évasion, alors même que ma situation aurait dû m’y pousser, certes, je percevais très nettement les vagues, certes, l’eau glaciale me submergeait, mais l’idée de la noyade ne m’effleurait même pas, j’aurais seulement voulu entendre et réentendre la voix, cette voix étrange, intense et pourtant lointaine, j’aurais seulement souhaité rejoindre, ne serait-ce qu’un instant, l’empire à la fois obscur et aérien des sensations pures, au centre duquel cette voix, en provenance d’une région située au-delà de toute frontière, cette voix, que soulignait un claquement sourd, m’avait appris que j’existais. (LM, p. 116-117)

Ce passage, qui fait penser au chant des sirènes30, est précédé d’une description minutieuse (la phrase française fait quarante-sept lignes !) de la jouissance de l’évanouissement et de l’instant qui précède le retour de la conscience. La mémoire et la pensée n’encombrent pas encore la pure sensation, laissant le corps se fondre dans « un Tout insaisissable, [une] Totalité profonde et archaïque »31 (LM, p. 116). L’aspiration à la totalité qui fait retour ici est cependant différente de celle qui était soumise à l’ironie et à l’échec. Elle cherche l’éternité dans l’instant, la déprise de soi, le vertige de l’extase. Le narrateur du Livre des mémoires relate plusieurs expériences similaires (particulièrement dans les années d’enfance) : le baiser partagé avec Krisztián, l’échange de regards avec Livia, les jeux absorbants avec la petite sœur… La musique offre un accès privilégié à cet état, elle dont l’écoute rend le narrateur et son amant oublieux des « calendriers » (LM, p. 247).

Un autre passage (où la question interartistique est, de surcroît, centrale) nous semble de ce point de vue singulièrement éclairant. Trois instruments qui forment comme l’embryon de toute musique — la flûte, le luth, le tambourin — font leur apparition dans la « fresque antique » qui fait l’objet de l’énigmatique chapitre 11 (« Sur une fresque antique » / « Egy antik faliképre »). Le point d’origine de ce chapitre est une fresque pompéienne32 (10 ap. J.-C.). Traditionnellement décrite comme une représentation de Pan entouré de trois nymphes, cette image qui matérialise pour le narrateur « le monde mystérieux de [s]es suppositions et de [s]es intuitions »33 (LM, p. 257) devient un support de projections et de fantasmes érotiques, au sein duquel les arbres sombres du coin supérieur droit tiennent lieu de punctum barthésien. De l’ekphrasis archaïsante et quelque peu pompeuse des débuts naît alors peu à peu, envahie par les obsessions personnelles, une pulsion narrative désordonnée et foisonnante qui s’effondre pour finir sous le poids de son propre échec, laissant place à une série de conseils formulés à la deuxième personne, dans un style éclaté qui annonce celui du dernier chapitre. Forme et contenu sont hermétiques, dans l’ensemble de ce passage, mais cet ultime dialogue de soi à soi semble détenir une clé dans la quête du récit. Au moment où le narrateur cesse d’imaginer l’intrigue qui se trame derrière les figures mythologiques et accepte de s’abandonner aux mystères de la forêt vient la leçon qui lève les impossibilités de l’écriture : « Tu cherches toujours à substituer tes pensées à toi-même, or tant que tu voudras apprendre, tu ne seras pas là tout à fait. […] Tant que tu voudras te l’approprier, la forêt restera silencieuse. »34 (LM, p. 284) En d’autres termes : il faut renoncer aux illusions de la Bildung et de la reconstruction artificielle du moi, accepter de se perdre pour saisir la juste valeur de l’existence dans le temps.

C’est précisément ce que perçoit le narrateur en chutant de la digue. Le « séisme sentimental »35 (LM, p. 562) que provoque son écoute de Fidelio aux côtés de Melchior est une expérience similaire et, cette fois, explicitement musicale : « Il semble qu’en trente années d’existence on finisse par acquérir une sorte de sécurité trompeuse, laquelle ce soir-là s’était mise à craquer dans toutes ses jointures […] ; or, dans tout ce chambardement, un instant avant l’effondrement total, il me fut donné la grâce d’entrevoir en un éclair les lois fondamentales de la vie, ou, tout au moins, de ma vie. »36 (LM, p. 562-563)

Même si ce rôle dévolu à l’opéra de Beethoven montre que la révérence persiste à l’endroit des modèles romantiques, un autre terme musical intervient pour décrire plus précisément l’incidence que ce rapport différent au sujet et au monde peut avoir sur le plan poétique : la rhapsodie (voir notamment LM, p. 537). « Cessons donc de réfléchir ! abandonnons-nous librement et sans contrainte à l’agréable sensation […] »37 (LM, p. 195), s’exclame le narrateur, conscient malgré cela de l’inconfort dans lequel le récit atomisé et tâtonnant qui en résulte place parfois son lecteur. Les conséquences de ce surgissement rhapsodique, en termes de poétique du récit, sont principalement au nombre de deux. La première tient à la prééminence de l’association d’idées. Le mécanisme de la mémoire involontaire — le souvenir, archivé inconsciemment et demeuré hors de portée, revient soudain, décontextualisé — devient la formule de toutes les superpositions et la logique de progression de l’écriture. La seconde est la prolifération permanente par exploration systématique du moindre détail, ce que le narrateur déplore parfois avec humour. De fait, cette tendance à l’expansion infinie est une problématique fréquente des œuvres longues. Signe poétique du temps long de la gestation (onze ans selon les propos de l’auteur), elle rend exigeant celui de la lecture, le lecteur devant lutter contre son propre oubli.

Parmi les exemples les plus développés de ces phénomènes, on peut citer les seize pages du chapitre 15 (« L’année des enterrements » / « Temetések éve ») au cours desquelles le récit fait par Melchior de l’insurrection de 1953 se mêle au souvenir qu’a conservé le narrateur de celle de 1956 à Budapest. Le rappel des deux événements trouve sa source en 1972 dans la conversation des amants sur une plateforme de tramway, ce lieu devenant le point de contact des trois moments historiques. Le chapitre 4 (« L’arrivée d’un télégramme » / « Távirat érkezik ») est, lui, entièrement construit sur l’alternance entre la promenade sur la digue et le souvenir des rapports avec Mme Kühnert à Berlin, sans que jamais un signe textuel ne vienne indiquer le franchissement d’un niveau à l’autre. Chaque fois, les bifurcations du récit semblent involontaires et concourent au brouillage des pistes. Chercher une saisie synoptique, retracer une chronologie peut être utile à l’analyse, mais sera assurément contraire à l’esprit du roman. Celui-ci tient plus de la déambulation sensible que du volontarisme constructif de la grande forme.

Le temps humain que Péter Nádas traque dans Le Livre des mémoires trouve peut-être sa quintessence dans le temps musical. Mais il s’agirait alors d’une temporalité telle que pourrait la décrire Jankélévitch, plus rhapsodique que symphonique et, surtout, non subordonnée à la culture du développement et aux structures du langage38. Cette expérience de la temporalité dont la musique rend compte est-elle, dès lors, racontable ? Le narrateur se heurte aux impossibilités de son propre récit. « Si je n’avais encore jamais parlé à personne de cet épisode-là », écrit-il, « c’était pour ne pas en faire un récit d’aventures, pour ne pas transformer en fable ce qui n’en était pas une, pour ne pas atténuer à coups de mots et réduire à un simple conte cette expérience qu’il valait mieux enterrer vivante dans la crypte de la mémoire, le seul endroit où elle pouvait reposer en paix. […] N’est-ce pas le silence qui représente le Tout intégral ? »39 (LM, p. 546) Pourtant, c’est bien un ineffable, et non un indicible, qui est à l’origine de ce sentiment d’insuffisance. L’indicible, dit Jankélévitch, naît d’un défaut d’expérience qui ne donne pas prise au discours, alors que l’ineffable suscite un discours infini, voué à tourner sans cesse autour de son objet sans véritablement l’appréhender40. Chez Péter Nádas, les doutes quant aux insuffisances du récit n’équivalent pas à une faillite de la parole. Le narrateur fait état de son « envie compulsionnelle de raconter »41 (id.), prolixité irrépressible qui est aussi le moteur, malgré qu’il en ait, d’une exhumation de la mémoire. Mais celle-ci, faite de vibrations sensibles dans l’instant, ne vise pas à la reconstitution téléologique des faits et des personnalités. Si Péter Nádas est proustien, en somme, ce serait comme un Proust qui, averti des écueils de sa propre ambition, en reviendrait finalement à la grâce ineffable de la madeleine.

Lorsque le narrateur-personnage du Livre des mémoires dirige ses pas vers la digue qui relie Heiligendamm à Nienhagen, ce n’est pas seulement un destin personnel qui tend vers son accomplissement au moment où affleure la pensée du suicide. C’est tout autant le récit qui, sur cette ligne tendue entre deux eaux, cherche sa forme et ses modèles pour accéder à l’existence. Voilà, du moins, la lecture métaphorique que nous avons tentée ici de cette promenade, dont le narrateur reconnaît lui-même le caractère matriciel. Immanent à un langage dont il constate les apories, voyant poindre à l’horizon de son désir insatisfait de l’autre la tentation du solipsisme, Le Livre des mémoires reste un roman-monde, au sens où l’entend Tiphaine Samoyault : son excès est celui « du monde rendu à sa dislocation, à son impossible totalité », sa forme est « son inquiétude » autant qu’un « instrument de connaissance » (Samoyault, 1999, p. 11-12, 192). Rendant hommage à un héritage littéraire parfaitement intégré, Péter Nádas s’approprie cependant la nécessité d’une distance critique. Sans abdiquer le souffle de l’ambition compositionnelle ni la portée émotionnelle du récit de vie, il les soumet à l’impératif ironique né de leurs faillites et de leurs vanités. Dans l’impressionnante mise à nu des paradigmes narratifs de notre modernité que Péter Nádas livre avec cette radiographie du xxe siècle, le roman a les fragilités touchantes mais aussi la force obstinée de son personnage, frêle silhouette cherchant son équilibre sur un mur de pierre battu par les eaux.

Bibliografía

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BROUÉ Caroline (8 mars 2012), Entretien avec Péter Nádas diffusé sur France Culture dans l’émission La Grande Table, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-2eme-partie/ecrire-apres-fukushima-grand-entretien-avec-peter-nadas-3198034

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SOUNAC Frédéric (2014), Modèle musical et composition romanesque. Genèse et visages d’une utopie esthétique, Paris, Classiques Garnier.

Notas

1  « mondjuk szerelmeim történetét megírhatom » (EK I, p. 7).

2 « lényegtelen és érdektelen » (EK I, p. 7).

3 « nevelési regényt » (EK I, p. 230).

4 « én durvának, közönségesnek, sötétnek és alattomosnak tudtam magam » (EK I, p. 63).

5 « holott valójában komor voltam, ingerlékeny, minden érzékemmel nyers élvezetekre vágytam, indulatos voltam és gyűlölködő » (EK I, p. 63).

6 « tisztátalanság » (EK I, p. 488).

7  « ám mégis ki kellett magamat szabadítani a tehetetlenségre kárhoztatott megfigyelő szerepéből, vagy legalábbis kihasználni azt a keserű tényt és évek óta gyűlő tapasztalatot » (EK II, p. 9).

8  « közös nyelvünk » (EK I, p. 215).

9  « de megmerítkezzünk a korszak fertelmében » (EK II, p. 157).

10  « majomkodás » (EK I, p. 474).

11 Voir les propos tenus par Péter Nádas dans le documentaire La Hongrie – Péter Esterházy et Péter Nádas (Bergère et Isidori, 2013) et retranscrits par Floriane Rascle dans sa thèse de doctorat (2016) : « Si je ne convoque pas forcément l’Histoire, je m’intéresse à la manière dont elle participe aux histoires individuelles, aux histoires privées, aux histoires confidentielles, aux plus intimes histoires, c’est-à-dire comment elle les co-écrit, comment elle modèle les biographies, comme elle les modifie ou les déforme de fond en comble, comment elle les transforme, comment elle les disloque, ou comment elle brise ce qu’il y a de plus important dans la vie des gens, leur caractère. »

12 « hiszen az ösvény is csak egy fogalom, amit azért találtunk ki magunknak, hogy segédletével próbáljuk meg eloldani magunkat a magunk nyűgös anyagától » (EK II, p. 221).

13 Notons que la dernière phrase du manuscrit laissé par le narrateur principal — « Il faisait sombre, c’était une nuit d’hiver brumeuse, et bien sûr, je ne pouvais rien voir » (LM, p. 646 / « Sötét volt, ködös téli éj, s persze nem láthattam semmit », EK II, p. 300) — décrit une situation comparable.

14 Le terme de Kunstreligion (ou religion de l’art) vient désigner une attitude qui tend à considérer les œuvres d’art comme le support d’une parole ou d’une connaissance supérieures, à valeur métaphysique. Nourrie, dans un rapport de réaction complexe vis-à-vis des Lumières, par un déplacement du besoin de sacré vers le domaine de l’art, cette idée émerge dans la sphère théorique du premier Romantisme et trouve dans la musique son objet de prédilection.

15  « a művészet felszentelt csarnokába » (EK II, p. 233).

16 Le « méloforme » est une catégorie forgée par Frédéric Sounac pour désigner un mode de musicalisation du roman, lorsque ce dernier, « sans renoncer à rester un objet narratif, cherche à se constituer en organon autonome et autocritique, à atteindre une logique formelle dont le modèle est fourni par la musique instrumentale » (Sounac, 2014, p. 41). Cette notion est amplement convoquée par Floriane Rascle dans ses travaux sur Péter Nádas (2016). Nous ne reviendrons donc pas en détail sur les possibles analyses des structures narratives du Livre des mémoires en termes musicaux. Nous nous contenterons de quelques remarques synthétiques destinées à éclairer notre propre logique.

17 Dans un autre entretien radiophonique (Adler, 2012), le romancier compare la structure ouverte d’Histoires parallèles à la « forme complètement close, classique, comme un roman du xixe siècle » du Livre des mémoires.

18  « Csak valamit lehet elmondani, s én egyszerre mindent, az egészet szerettem volna elmondani » (EK II, p. 173).

19 L’indice est donné au début du roman avec l’évocation des immeubles berlinois : « lorsque je rentrais l’après-midi et grimpais les marches, [j’]essayais d’imaginer à ma place un autre jeune homme qui, un beau jour, il y a longtemps de cela, était arrivé à Berlin, un jeune homme qui était le grand-père de Melchior, devenu le héros des péripéties du récit que j’inventais jour après jour » (LM, p. 19 / « mégis, mikor délutánonként hazaértem, a lépcsőházban mindig eszembe jutott elképzelni azt a fiatal férfit, magam helyett, aki egy régi szép napon Berlinbe jött, Melchior nagyapja volt ez a férfi, s ő lett naponta bonyolódó történetem hőse », EK I, p. 16).

20 Cette idée est relevée par Péter Nádas dans l’entretien avec Caroline Broué : « Ce roman est, d’une certaine façon, wagnérien dans la façon dont il construit le temps ; il entre dans les différentes scènes comme s’il voulait partir à l’infini, et c’est comme ça que ça se passe parce que nous aimerions entrer dans l’infini, mais ce n’est pas possible. Et c’est donc dans cette impossibilité que j’abandonne. » (Nádas dans Broué, 2012).

21 Avant toute considération sur le livret, c’est néanmoins l’ouverture (op. 72b) qui fait l’objet d’une mélophrasis assez précise lors de la première évocation de cette scène décisive (LM, p. 445-446).

22 Le romancier parle en ces termes de son premier éveil à l’écriture : « J’ai commencé à écrire un conte à onze ans. C’est un petit conte assez bête, mais ce qui est intéressant dans sa forme, c’est que j’y exclus le monde extérieur et, ce qui existe, c’est seulement ce que moi j’ai créé avec la langue, la grammaire. Et c’est ce qui m’a animé, tout au long de ma vie. » (Nádas dans Adler, 2012).

23 « a tragikus azonosságba » (EK I, p. 53).

24 « s ma, mikor az életkor és a tapasztalat magasleséről széttekintve e sorokat írom » (EK I, p. 373).

25 « józan » (EK II, p. 301).

26 « a tudósítóé » (EK II, p. 301).

27 « zárókövének » (EK II, p. 427).

28 « Fuite » (« Szökés ») est le titre de ce dernier chapitre. Il relate les circonstances du départ pour la France de Melchior, loin du joug soviétique et de la terreur exercée par l’insaisissable police politique. C’est en regardant la carte postale envoyée par son ancien amant, un cliché de l’océan Atlantique ouvert « jusqu’à l’horizon vide » (« a látóhatárig »), que le narrateur conclut : « Que tout est si simple ainsi. / Il pensa, que tout était si simple ainsi. / Si simple, oui, tout était si simple. » (LM, p. 773 / « Hogy akkor ilyen egyszerű. / Arra gondolt, hogy akkor ilyen egyszerű. / Ilyen egyszerű, igen, ilyen egyszerű volt minden », EK II, p. 457-458).

29  « mintha a világképlet felállításán fáradoznék » (EK II, p. 191).

30 Chant de sirènes est, au demeurant, le titre d’un « drame satyrique » de Péter Nádas (Szirénének. Szatírjáték, 2010). Le rôle dévolu à ces figures mythologiques, toutefois, est sans écho avec ce qui se passe ici.

31 « sokkal inkább arra a megfoghatatlan egészre utalt, arra a mélyebb és ősibb teljességre » (EK I, p. 133).

32 Provenant de la Maison de Jason à Pompéi (IX, 5, 18), cette fresque est conservée au Musée national archéologique de Naples. On peut en trouver une reproduction en ligne par exemple à l’adresse suivante : https://www.meisterdrucke.lu/fine-art-prints/Roman/1080726/Fresque-repr%C3%A9sentant-Pan-et-les-nymphes-de-Pomp%C3%A9i%2C-Italie.html

33 « föltételezéseim többszörösen titkos világaként leírtam volna » (EK I, p. 319).

34  « Még mindig gondolatokkal helyettesíted magad, míg meg akarod tanulni, addig nem vagy egészen itt. […] Míg magadnak akarsz találni, csendes marad az erdő » (EK I, p. 352).

35 « ami hasonlatos volt valamiféle érzelmi földinduláshoz » (EK II, p. 194).

36 « Úgy tűnik, mintha harminc éve alatt az ember bizonyos álságos biztonságra lelne, s akkor ez az önmagától eltelt biztonság repedt volna szét [...]; és ebben a földindulásban mintha mégis abban a kegyelemben részesülnék a pusztulás, a teljes összeomlás pillanata előtt, hogy még lássam, egyetlen villanás idejére rálátásom legyen az élet vagy az életem legalapvetőbb törvényeire. » (EK II, p. 194-195).

37 « ne gondolkodjunk hát! adjuk át magunkat szabadon és minden elfogultságtól mentesen annak kellemes érzetnek […] » (EK I, p. 240).

38 Il n’est pas interdit d’avoir de ce glissement une lecture politique : celui qui ne sera jamais le Wunderkind attendu mais s’arrachera dans la douleur deux molaires pourries assimilées à « deux petits Adolf Hitler » (LM, p. 243 / « mint a fogorvos, aki a két kis Hitler Adolfkát kihúzta a szájábol », EK I, p. 302), Melchior, ne cesse de regarder vers la France, tout entier voué à sa « haine inexorable de la germanité » (LM, p. 450 / « a németség ellen érzett olthatatlan gyűlöletét », EK II, p. 50). On connaît l’antigermanisme de Jankélévitch, la manière dont il bannissait de sa vie tout compositeur allemand (fussent-ils Bach, Mozart ou Beethoven) tandis que sa pensée de la musique naissait volontiers d’une fréquentation assidue de Debussy, Fauré ou Ravel.

39 « Ez idáig is azért hallgattam minderről, azért nem beszéltem minderről soha, senkinek, hogy ne válhasson kalandos elbeszéléssé, ne legyen mese abból, ami nem mese, ne szelídíthessem fabulává szavakkal; elevenen kellett inkább eltemetni az emlékezet kriptájában, és egyedül ott van jó és háborítatlan helye. […] És nem a hallgatás-e a teljesebb egész? » (EK II, p. 173).

40 Voir Jankélévitch, 1983, p. 92 sq. La musique relève de l’ineffable en tant qu’elle « exprime l’inexprimable à l’infini », ce que la parole s’emploie à faire, peu ou prou, dans Le Livre des mémoires.

41 « az elbeszélési kényszernek » (EK II, p. 173).

Para citar este artículo

Referencia electrónica

Nathalie Avignon, « La promenade sur la digue dans Le livre des mémoires. Forme, temps et musique : une quête du récit  », Atlantide [En línea], 15 | 2024, en línea desde el 01 juillet 2024, consultado el 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=882

Autor

Nathalie Avignon

Maîtresse de conférences en littératures comparées à l’université de Nantes, Nathalie Avignon est l’auteure d’un ouvrage intitulé Musique et abolition du temps. Figures d’un idéal dans le roman contemporain (Classiques Garnier, 2022). Elle travaille sur les relations entre musique et littérature dans les périodes modernes et contemporaines. Elle s’intéresse plus particulièrement aux espaces germanique, nord-américain et slave.

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