La notion de « génie des langues » se développe au xviie siècle, et devient hégémonique aux xviiie et xixe siècles1. Son impact sur les traductions en langue française est grand, du moins en théorie, puisque se multiplient les affirmations liminaires des traducteurs selon lesquelles l’une de leurs priorités aurait été le respect du « génie de la langue française »2. La question que l’on souhaite soulever ici est la suivante : l’impératif du respect du génie de la langue vers laquelle on traduit est-il une prescription d’ordre poétique ou d’ordre politique ? Autrement dit, engage-t-il des conceptions de l’écriture littéraire fondée sur un travail particulier sur la langue, déterminant ainsi la fabrique poétique du texte ? Ou bien repose-t-il sur une conception politique de la langue comme émanant naturellement d’une nation porteuse de caractéristiques spécifiques ? Cette alternative ne saurait être entièrement binaire, et les deux discours se superposent et se mêlent, a fortiori dans le cadre de la réflexion sur la traduction, en ce qu’elle met en contact des langues différentes, mais aussi des cultures, des traditions littéraires hétérogènes.
1. Généalogie de la notion de génie de la langue française
La notion de « génie » appliquée aux langues apparaît vers le milieu du xviie siècle. Quand le mot fait son apparition dans le Thresor de Jean Nicot, c’est en ces termes : « Genie, m. penac. Genius. Est le naturel et inclination d'un chacun »3. Le terme équivaut alors à l’ingenium latin, qui si l’on suit la définition du dictionnaire de Félix Gaffiot, désigne les « qualités innées », les « dispositions naturelles » d’une personne, et dans un sens dérivé seulement son « talent » ou son « génie ». Le premier dictionnaire de l’Académie française n’évoque pas non plus le génie des langues, mais exprime cependant une application collective du génie : « Il se dit aussi, De ces esprits ou demons qui, selon la doctrine des Anciens, president à de certains lieux, à des villes, &c. Le genie du lieu, le genie de Rome, du Peuple Romain. On dit, Le genie de la France, pour dire, LAnge [sic] tutelaire de la France. »4 Cependant, le génie désigne alors une instance surnaturelle, inspirée des anges chrétiens et des démons grecs (« le démon de Socrate), non pas l’expression d’une tournure de pensée commune.
Ce n’est en effet pas dans le dictionnaire de l’Académie qu’apparaît l’expression, qui est pourtant déjà présente dans la langue, comme en témoigne le titre du manuel pour l’apprentissage du français, publié à Jena et destiné aux Allemands de Jean Ménudier : Le Génie de la langue françoise, c'est-à-dire : ses propriétés, ses élégances et ses curiosités (…)5, ou encore celui de Joseph Leven de Templery, Le Génie, la politesse, l'esprit et la délicatesse de la langue françoise, nouvelles remarques contenant les belles manières de parler de la cour6, destiné aux lecteurs des Provinces Unies, qui, d’après l’auteur, ne peuvent se targuer de parler français parce qu’ils ont eu une « nourrice wallone ». Le terme de « génie de la langue » est ainsi utilisé dans des ouvrages qui mettent l’accent sur l’apprentissage des langues et surtout sur le bon usage de celles-ci. L’expression apparaît un peu plus tard, au xviiie siècle, dans les titres des ouvrages traduits : ainsi cette Traduction nouvelle des Pseaumes de David, faite sur l’hébreu & justifiée par le génie de la langue7 par Joseph-Michel Laugeois de Chastellier. Parallèlement, sans que soit nécessairement utilisé le terme même de « génie de la langue » ni l’idée du génie national au sens abstrait, apparaît dans les travaux de l’Académie française l’idée d’une promotion de la langue nationale, comme on le voit dans l’épître au roi liminaire :
C’est sur de tels fondemens que s’appuye l’esperance de l’Immortalité où nous aspirons ; & quel gage plus certain pouvons-nous en souhaiter que vostre Gloire, qui asseurée par elle mesme de vivre eternellement dans la memoire des hommes, y fera vivre nos Ouvrages ? L’auguste Nom qui les deffendra du temps, en deffendra aussi la Langue, qui aura servi à le celebrer […]. La superiorité de vostre Puissance l’a desja rendue la Langue dominante de la plus belle partie du monde.8
Certes la promotion de la langue française fait partie de la rhétorique justificative des académiciens. Quel que soit l’opportunisme d’une telle épître, elle témoigne de la conjonction d’une esthétique de la langue (définie par les normes du goût que l’on dira ensuite classique) et d’une centralisation du pouvoir, la langue unie, réglée, normée, se faisant l’organe du pouvoir. Dans l’exemple cité, cela se produit parce que le rayonnement de la littérature est mis au service de celui du roi ; par ailleurs l’identification de la langue à la nation est en germe : la langue se fait le miroir des caractéristiques communes. Jusqu’au milieu du xviiie siècle, la notion de génie de la langue a donc des contours flous : elle n’est pas définie et sert surtout de mot d’ordre globalement équivalent à la notion de bon usage. Son sens se précise notamment avec la notice « génie » du Dictionnaire philosophique de Voltaire :
Pourquoi disons-nous le génie d’une langue ? C’est que chaque langue par ses terminaisons, par ses articles, ses participes, ses mots plus ou moins longs, aura nécessairement des propriétés que d’autres langues n’auront pas. Le génie de la langue française sera plus fait pour la conversation, parce que sa marche nécessairement simple et régulière ne gênera jamais l’esprit. Le grec et le latin auront plus de variété. Nous avons remarqué ailleurs que nous ne pouvons dire “Théophile a pris soin des affaires de César” que de cette seule manière, mais en grec et en latin on peut transposer les cinq mots qui composeront cette phrase en cent vingt façons différentes, sans gêner en rien le sens.
Le style lapidaire sera plus dans le génie de la langue latine que dans celui de la française et de l’allemande.
On appelle génie d’une nation le caractère, les mœurs, les talents principaux, les vices même, qui distinguent un peuple d’un autre. Il suffit de voir des Français, des Espagnols, et des Anglais, pour sentir cette différence9.
Plusieurs choses doivent être ici soulevées. D’abord, le génie d’une langue est décrit comme lié aux caractéristiques grammaticales de cette langue, et en particulier à l’ordre des mots. La question de l’ordre des mots est un véritable poncif de la comparaison des langues après Voltaire. L’ordre sujet-verbe-objet du français, rendu nécessaire par l’absence des flexions en français moderne, serait ainsi plus clair que l’ordre des mots en allemand, qui met le verbe à la fin des subordonnées, ou que l’ordre non fixe du latin. Le lien est facilement fait entre ce qui est considéré comme l’ordre naturel des mots en français, la clarté qui en découle, et les propriétés de la pensée cartésienne puis des Lumières. Le français, en un mot, devient la langue de la raison — avec ce que cela comporte comme limitations : ainsi est-il considéré peu poétique ou propre à la poésie. Comme le note Gilles Siouffi, dans cette pensée qui indexe les productions littéraires et les caractéristiques sociales sur une description grammaticale de la langue, c’est une confusion de la norme et de l’usage qui se joue :
À la vérité, c’est sans doute dans l’imbrication inédite entre les dimensions de norme et d’usage — imbrication qui ne se présentera plus avec la même force dans notre histoire, et qui n’a peut-être pas d’équivalent dans les autres traditions culturelles — que semble le mieux pouvoir être saisie la production grammaticale classique.10
Cette affirmation de l’adéquation des productions littéraires dans une langue donnée et de l’esprit du peuple locuteur de cette langue est à mettre en relation avec le développement de la réflexion sur les caractères des peuples dans le contexte de l’émergence de la théorie des climats11. En effet s’amorce l’idée d’une corrélation, d’une codétermination entre un territoire, une langue, et une mentalité collective. Il faut toutefois préciser que la pensée du génie des langues, appliquée aux productions françaises, n’est pas nécessairement affirmation d’une supériorité française : c’est surtout le signe d’une pensée mettant en réseau la poétique et la politique des langues. Quant à l’impact de cette notion sur la pratique traductive, il est difficile à mesurer objectivement. Derrière le mot d’ordre du respect du génie français (on ne trouvera pas de traducteur adhérant à la notion du génie pour déclarer traduire contre le génie français), il y a en réalité une grande variété de pratiques.
2. Du génie des langues au génie des peuples : la traduction entre langues et nations
Dans un contexte esthétique où la notion de génie des langues est communément admise, à l’âge classique et au xixe siècle, les traductions se développent nécessairement à l’aune de cette représentation. Elles incarnent une réponse pragmatique à la différence des langues constatée par les théoriciens et les traducteurs, et les péritextes (préfaces, notes accompagnant les traductions), permettent d’exposer quelles conceptions les traducteurs se font des langues source et cible, quels principes gouvernent leur travail, et quels choix ils ont effectués. On s’appuiera pour illustrer ces questions sur des exemples tirés du corpus de la Bible hébraïque, qui ont pour intérêt de confronter deux langues extrêmement différentes, l’hébreu et le français, avec, qui plus est, la question de la distance dans le temps (séparant la rédaction des textes dans les quelques siècles antérieurs à notre ère, et les traducteurs deux millénaires plus tard). Le corpus biblique, en ce qu’il est estimé sacré par les traducteurs qui travaillent dans une perspective confessionnelle, implique, qui plus est, une littéralité de la traduction qui permettra d’autant mieux de caractériser les modifications concédées par les traducteurs au génie de la langue française.
Pierre Robert Olivétan est le premier à avoir intégralement traduit la Bible en français depuis l’hébreu et le grec12. L’« Apologie du translateur », qui sert de préface à sa traduction, contient la considération suivante :
veu aussi quil est autant difficile (comme vous le savez) de pouvoir bien faire parler a leloquence Ebraicque & Grecque/ le languaige françoys (lequel nest que barbarie au regard dicelles) si que lon vouloit enseigner le doulx rossignol a chanter le chant du corbeau enroue13.
Pour Olivétan, la langue française est inférieure en musicalité, en possibilité de chant, là où il fait de la langue hébraïque l’équivalent linguistique du « doux rossignol ». Il faut remettre ces propos dans le contexte historique d’Olivétan. D’une part, pour lui, l’hébreu est sans doute la langue de Dieu, dans laquelle le monde a été créé14 : son statut de langue divine lui assure une prééminence de facto sur toute autre langue. Si le français est inférieur à l’hébreu, c’est pour ce traducteur également du fait de sa nature de langue mêlée, de langue abâtardie du latin :
ainsi donc par faulte dautre termes avons este astreinctz de user des presens/ en nous acommodant a nostre temps/ et comme parlant barbare avec les barbares. Au surplus ay estudie tant qui ma este possible de madonner a ung commun patoys et plat langaige/ fuyant toute affecterie de termes sauvaiges emmasquez & non accoustumez/ lesquelz sont escorchez du Latin.
C’est un problème en effet pour le traducteur français de la Bible que de décider, notamment pour les mots ayant une importance théologique particulière, s’il faut reprendre le terme consacré en langue française mais dérivé du grec ou du latin (baptême, crucifixion, résurrection par exemple) ou s’il faut adopter un terme plus directement issu de la langue courante. Quoi qu’il en soit, pour Olivétan, le bariolage latin et grec de la langue française religieuse est un défaut de cette langue, et semble mettre à mal la possibilité même de traduire, puisque cela équivaut à faire déchoir, non pas tant en signifiance qu’en beauté, le texte biblique sacré. Mais la question, chez Olivétan, est esthétique et théologique ; le débat sur la dignité des langues n’implique pas de hiérarchie entre les peuples dont ces langues émanent.
L’exemple des traductions de Michel de Marolles montre comment la tendance semble s’inverser dans la représentation de la dignité comparée des langues hébraïque et française. Précisons ici d’abord que le travail de Marolles est esthétiquement et exégétiquement bien distinct de celui d’Olivétan. Michel de Marolles [1600-1681] est un ecclésiastique, habitué des salons, traducteur prolixe de textes sacrés, religieux et profanes — parmi ces derniers, les élégiaques latins, qu’il est le premier à traduire en langue française et en prose15. Parallèlement il traduit plusieurs livres bibliques en vers français, dont le Cantique des cantiques. Dans la préface, il expose ainsi sa méthode traductive :
Salomon […] use de redites à la maniere de plusieurs, qui ont écrit entre les Anciens. Mais ces redites-là mesmes ont esté rendues differemment, selon l’abondance de nostre Langue, qui n’est point ni si miserable, ni si delictueuse, que quelques uns des nostres l’ont voulu insinuer dans leurs Ecrits, ou par leurs discours de vive voix dans une conversation. Ce qui fait bien connoistre que le bel usage ne leur en est pas trop familier : mais il l’est bien moins encore à ceux, qui l’appellent un jargon, ou un Barragoin (qui sont d’étranges mots), ou qui la nomment servante, Fole & Inconstante, ne le font tout exprés de la sorte, que pour relever infiniment au dessus d’elle l’élegance & la beauté.16
Le titre, Le Cantique des cantiques de Salomon. Traduction en vers selon le sens Litteral, qui se doit expliquer par un sens mystique, rattache la traduction de ce texte biblique (attribué à Salomon selon la tradition) à l’exégèse catholique ; mais ce n’est pour Marolles sans doute qu’un expédient pour se garder de la censure : son entreprise est éminemment littéraire, poétique. Il s’agit pour lui de rivaliser avec Salomon, conçu comme le plus grand poète biblique, et cela, selon les usages de la langue française, dont il loue les possibilités poétiques, en s’attaquant ce faisant aux contempteurs de la langue française. D’un point de vue méthodologique, la traduction du texte biblique est conçue comme la défense et illustration des possibilités poétiques, et de la langue française, et du paraphraste Marolles. Concrètement, les implications sur la traduction sont les suivantes : la versification suit les usages français — ce qui entraîne une extension assez modérée du texte ; les répétitions de Salomon disparaissent. Autrement dit, Salomon est acclimaté au goût français. Une sorte de renversement a donc eu lieu entre la pensée d’Olivétan et celle de Marolles. Mais la question — informulée — du génie des langues, la nécessité (chez Marolles) du respect des usages français n’est toujours formulée qu’en termes de rapports esthétiques des langues entre elles, et non de rapport et de hiérarchie des peuples. La préface de l’abbé Glaire à sa traduction du Pentateuque, cent cinquante ans plus tard, témoigne de la constance du jugement esthétique sur les « beautés » du texte biblique, et à la fois d’un discours plus détaillé quant à la tâche que le traducteur se donne, et aux moyens mis en place pour la remplir :
Si notre intention eût été de traduire l’hébreu rigoureusement mot pour mot, nous nous serions bornés à donner, avec de légers changemens, une nouvelle édition de la traduction de Le Gros ou de celle de Chais, qui nous offrent des modèles de ce genre. Nous avons voulu, au contraire, nous attacher à représenter fidèlement la pensée de l’auteur, plutôt qu’à rendre servilement la lettre de son texte. Mais, pour atteindre ce but, il a fallu suppléer aux ellipses sans nombre que le style concis et serré de l’hébreu autorise, et qui forment une de ses plus grandes beautés. Or, c’est ce que nous avons eu soin de faire, en exprimant toutefois en caractères italiques, soit les mots et les phrases sous-entendus, soit les explications renfermées entre parenthèses, qui devenaient nécessaires pour rendre le sens du mot précédent plus clair et plus précis. […] Ainsi notre ouvrage, dans son ensemble, offre au lecteur l’avantage d’une traduction rigoureusement littérale, sans préjudice aucun pour l’esprit du texte original et pour le génie de notre langue.17
Au contraire de Marolles qui opérait une acclimatation de Salomon en des terres plus occidentales, et rendait son texte entièrement conforme à sa vision du goût français, Glaire ici tente de préserver l’une et l’autre partie, « l’esprit du texte original » aussi bien que « le génie de notre langue », ce qui passe, concrètement, par un écart quant à la lettre du texte, estimé trop concis. Cependant cet écart est matérialisé par l’emploi des italiques (ce en quoi Glaire n’innove en rien puisque les traductions de Port-Royal faisaient elles aussi appel aux italiques pour les rares mots ajoutés). Glaire en ceci produit un texte qui n’est pas dans son rapport à la langue française très différent de celui de Marolles, mais qui en revanche l’est dans sa conception de la traduction, qui n’est plus rivalité avec le poète biblique mais matérialisation de la double énonciation, hébraïque et française, de la langue. Quoi qu’il en soit ici, le génie de la langue, posé comme un fait acquis, régit une conception à la fois linguistique et esthétique de la traduction, sans encore que le traducteur fasse de l’idiome étranger, dans ses particularités, le reflet du peuple dont il est issu. En creux, on constate aussi dans les propos de l’abbé Glaire une conception hégémonique en France à son époque (mais qui ne va pas de soi partout à la même époque18) : la traduction doit être rédigée dans une bonne langue française, c’est-à-dire dépourvue de grossièretés, d’imperfections syntaxiques, de régionalismes. Autrement dit, ce que constatait Siouffi pour l’âge classique est toujours d’actualité : la bonne langue n’est pas tant la langue grammaticalement correcte que la maîtrise du bon usage, essentialisé en norme transcendante. C’est en cela que l’on peut considérer que la traduction « selon le génie de la langue française » repose sur un impensé politique : la langue de la traduction, c’est le bon français, c’est-à-dire un français centralisé et élevé, éloigné du langage concret du peuple et des régions.
3. Du génie des langues au génie des peuples : de la pôétique à la politique
Jusqu’ici le propos a porté sur la question du génie de la langue française, et la façon dont cette conception peut présider à une poétique de la traduction qui ne se formule pas en des termes explicitement politiques, même s’il est possible de la lire au prisme d’une forme de centralisation linguistique. Quelle place est alors accordée à la caractérisation de la langue source, et à l’écart entre elle et la langue cible ? A fortiori lorsque, dans le contexte d’une traduction fondée sur le génie de la langue française, postuler le génie français suppose une théorisation du génie étranger comme intrinsèquement différent. Puisque la traduction est une expérience par excellence de la diversité des cultures, les discours sur la traduction révèlent alors une pensée de l’unité des nations — voire d’une unité nationale. C’est à partir du xviiie siècle qu’apparaît en général une indexation de la qualité de la langue sur la qualité des mœurs, qui pour l’hébreu voit un complet renversement depuis les éloges d’Olivétan envers la richesse expressive du « rossignol » hébraïque. Émerge en effet l’idée d’une pauvreté de la langue hébraïque, reflétant l’incapacité des locuteurs (c’est-à-dire les anciens Hébreux, mais aussi plus généralement les Juifs) à développer une riche littérature, et notamment une fiction développée. L’hébreu, par son vocabulaire restreint, par son système temporel particulier, serait condamné à l’adoration de la divinité, mais resterait imperméable au développement d’une pensée rationnelle ainsi que d’une création fictionnelle. L’expression d’une telle idée est paradoxale si l’on considère le statut de langue sacrée qui était celui de la langue hébraïque. Critiquer les possibilités expressives et rationnelles de l’hébreu, c’est réduire la Bible à un texte d’origine humaine, ou du moins de forme humaine : cette critique suppose donc l’émergence préalable de la critique biblique, et s’impose surtout au xixe siècle quand les premiers travaux de la linguistique comparée et de la philologie biblique affirment le statut de langue naturelle de l’hébreu, qui est alors une langue comme les autres et non plus une émanation divine. Dans la « Préface générale aux livres de l’Ancien Testament » de la Bible de Calmet, on lit ainsi :
Il y a tel mot Hébreu qui ne se trouve qu’une seule fois dans la Bible, il y en a d’autres qui s’y trouveront plus souvent, & qui n’en sont guère plus connus pour cela, tant à cause que leur racine est inusitée & inconnue, que parce qu’ils s’éloignent de la signification de leur primitif, ou qu’enfin le sens de cette racine est trop vague, & qu’on n’a rien qui en détermine précisément le sens dans l’endroit dont il s’agit. La langue des Juifs est assez stérile : elle n’a que peu de mots & de racines.19
D’un constat qui était déjà celui de Sébastien Castellion au xvie siècle, c’est-à-dire la déploration d’un grand nombre de mots dont le sens est impossible à déterminer avec précision, et qui découlent souvent d’une même racine induisant ainsi une polysémie importante, Calmet tire une conclusion paradoxale, et axiologique : celle de la stérilité de la langue. Outre le jugement sur le lexique, qui procède d’une comparaison avec l’idéal de clarté monosémique de l’Académie, ce jugement procède entre autres d’un examen de la langue hébraïque qui a de quoi dérouter le grammairien occidental. L’hébreu biblique ne possède que deux « temps », en réalité deux aspects, l’accompli et l’inaccompli, là où le français en possède huit. Que l’hébreu biblique possède en revanche sept modes (correspondant à l’actif et au passif du français, mais aussi au réflexif, au causatif, à l’intensif…) n’est singulièrement pas évoqué par les traducteurs comme étant une richesse de l’hébreu et soulignant un manque du français. C’est ainsi que les problèmes concrets de traduction débouchent sur une comparaison des deux langues qui se fait assez largement en défaveur de l’hébreu, caractérisé de façon générale par des propriétés morales — ici, la « stérilité ». Ce défaut de clarté et d’articulation intrinsèque à la langue, selon des traducteurs comme Calmet, se retrouve, pour d’autres commentateurs, exporté vers la littérature. Ainsi lit-on chez François de Salignac à propos de la structure du Cantique des cantiques :
Mais, comme le drame antique exclut de la scène l’action extérieure, récitée seulement par des messages et ne donne que le nom des personnages sans indiquer le lieu de l’action, dans le Cantique, c’est à la fois l’interlocuteur, l’action et le lieu que doit révéler le dialogue. Le défaut de transition entre les parties, le manque de relief descriptif, et ce qui est propre au génie sémitique, la prédominance de l’expression personnelle et du lyrisme dans la poésie, rendent ce discernement difficile ; mais il est décisif pour apprécier justement les deux principaux personnages, Salomon et Sulamith.20
La nécessité de rendre lisible le Cantique des cantiques d’une part en lui assignant un genre littéraire, d’autre part en en distinguant explicitement les différentes voix, est une constante dans les péritextes avant la fin du xxe siècle. Mais ce qui est nouveau chez François de Salignac, et qui sera constant au long de son siècle, c’est la façon dont le défaut de clarté du texte est ici identifié comme procédant d’un défaut du peuple dont il émane. Autrement dit, le Cantique des cantiques est présenté comme une œuvre représentative du « génie sémitique », lequel est davantage propre à « l’expression personnelle et [au] lyrisme » qu’au genre du drame d’une part, et plus généralement à la production d’une œuvre littéraire claire et équilibrée. Les fautes littéraires du texte (estimées telles par le traducteur qui juge ici à l’aune des critères du drame français) sont donc projetées sur l’esprit du peuple dont le texte émane. Les propriétés d’une langue, d’une nation et d’une littérature semblent ici se confondre. Cette vision est encore celle d’Ernest Renan, qui, contrairement à François de Salignac, est un hébraïsant accompli21. On lit ainsi dans l’ouvrage qu’il consacre au Cantique des cantiques :
En somme, le Cantique des cantiques n’est pas une exception à cette grande loi qui nous montre l’esprit hébreu incapable d’œuvres littéraires formant de grands ensembles et ayant une unité bien définie. […]
Le manque de goût pour les grandes fictions est l’un des traits de l’esprit sémitique. Les musulmans de nos jours sont restés fidèles à cette ancienne antipathie ; les efforts qu’on tente à Beyrouth et en Algérie pour introduire chez les Arabes l’usage des représentations restent sans grand résultat. […]
Cette curieuse lacune dans les littératures des peuples sémitiques tient, du reste, à une cause plus générale, je veux dire à l’absence d’une mythologie compliquée, analogue à celle que possèdent tous les peuples indo-européens. La mythologie, fille elle-même du naturalisme primitif, est la riche source d’où découlent toute épopée et tout drame. Les deux seuls grands théâtres originaux de l’Antiquité, le théâtre grec et le théâtre hindou (je persiste à croire que celui-ci n’est pas une copie du premier) sortent directement de la mythologie et y prennent tous leurs sujets.22
On pourrait multiplier, dans les œuvres de Renan consacrées aux textes de l’Ancien Testament, les citations de ce type : ce passage n’a strictement rien d’isolé dans la pensée de Renan23. Ici, la considération poétique est associée à une considération ethnologique : la qualité (ou plutôt les défauts) littéraire des textes bibliques, leurs règles de composition, semblent déterminées tout ensemble par les structures des langues sémitiques, et les caractéristiques d’un peuple. La dimension ethnologique est patente dans la façon dont Renan étaye son argument par le recours à la comparaison avec la pratique (ou plutôt l’absence de pratique) théâtrale au Proche-Orient. Les Sémites d’aujourd’hui partagent l’esprit des Sémites d’hier. Malgré l’écoulement de vingt-huit siècles (puisque Renan date le Cantique de l’époque de Salomon, ce qui est erroné : le texte, truffé d’aramaïsmes est en réalité distant de vingt-quatre siècles au plus de Renan), les Sémites, dont la langue ne leur a apparemment pas permis d’entrer dans l’histoire, n’ont pas changé. Pour autant, Renan ne définit pas le peuple hébreu par la race ou le sang : selon lui, ce sont les structures linguistiques de l’hébreu, et en général des langues sémitiques, qui déterminent les habitudes de pensée des peuples. Pour lui, les langues sémitiques ne permettent ni la fiction ni la logique. Néanmoins, l’essentialisation est patente : les caractéristiques de la langue s’appliquent à l’ensemble des communautés qui la parlent, de façon complètement transcendante et anhistorique. Il y a chez Renan une très forte contradiction entre la pensée politique et le discours en marge de la comparaison des langues. Comme penseur politique, il définit l’appartenance à une nation non par l’appartenance à une race, mais par le libre choix rationnel de qui se reconnaît dans les principes communs. Mais en marge des traductions des textes de la Bible hébraïque, il révèle une exclusion des locuteurs des langues sémites de la réflexion rationnelle, et donc de l’universalité des principes politiques qui permettent l’évolution historique et l’autodétermination politique. Autrement dit, sans mobiliser la théorie des races, il peut être dit, dans la pratique, raciste. D’où la critique virulente, et selon nous justifiée, que fait Edward Saïd de Renan dans Orientalisme :
Manière comparative, comme tout le traité de Renan sur la branche sémitique des langues orientales prend beaucoup de peine à le montrer : l’indo-européen est pris comme la norme vivante, organique, et, par comparaison, l’on voit que les langues orientales sémitiques sont inorganiques. Le temps est transformé en l’espace de la classification comparative, qui, au fond, est fondée sur une opposition binaire rigide entre langues organiques et inorganiques […]. Nous refusons donc aux langues sémitiques la faculté de se régénérer, tout en reconnaissant qu’elles n’échappent pas plus que les autres œuvres de la conscience humaine à la nécessité du changement et des modifications successives.24
On voit avec le cas de Renan, et sa critique par Saïd, comment la pensée du génie des langues est une pensée politique, lorsqu’elle est déployée à l’aune d’une essentialisation des peuples locuteurs de ces langues : elle en vient à dépeindre des communautés par des caractéristiques morales générales, et est rarement dépourvue d’une hiérarchie des peuples.
Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que la critique de la notion de génie des langues par les théoriciens de la traduction se soit faite dans le concept d’une pensée politique de la traduction. Antoine Berman décèle derrière les habitudes traductives de ses contemporains une tendance à l’ethnocentrisme, dans le sens où traduire en vertu du génie de la langue française suppose, comme on l’a vu plus haut, de rendre le texte de la traduction entièrement conforme à la norme grammaticale française, mais également aux usages du français. Autrement dit, la naturalisation en français du texte étranger est une assimilation. Dans la pensée d’Antoine Berman25, et dans celle d’Henri Meschonnic26 qui avait été son professeur, la traduction est un acte éthique, qui engage une pensée, consciente ou non, du rapport à l’autre et du rapport à l’étranger. Ainsi, une application en traduction d’une règle d’usage que l’on peut ne considérer que sous l’angle esthétique, par exemple l’habitude d’éviter en français les répétitions, peut être considérée comme relevant d’une logique ethnocentrique, et critiquée de façon politique. C’est en s’appuyant sur une vision politique de la traduction que des traducteurs contemporains comme Serge Quadruppani ou Sika Fakambi élaborent pour la traduction de textes eux-mêmes métissés des solutions en langue française qui sont radicalement opposées à la notion de génie de la langue, entendue comme somme des normes et des usages déterminant la production littéraire. Quadruppani traduit l’auteur sicilien Camilleri en sicilianisant la langue française sur le modèle phonétique des déformations du phrasé sicilien en italien27. Fakambi se sert pour traduire le roman ghanéen de Nii Ayikwei Parkes de structures syntaxiques du pidgin béninois, et traductrice et éditrice ont opté, à l’image de l’original anglais, pour une absence de glossaire : « Y a-t-il un glossaire pour expliquer à un lecteur francophone d'Afrique toutes les réalités et tous les termes qui lui seraient étrangers dans un roman de Flaubert, par exemple ? Ne pas écrire avec l'idée d'un lecteur occidental penché par-dessus son épaule, à qui il faudrait « expliquer » le Ghana, est à mon sens une des réussites du roman. »28 Autrement dit ces traducteurs travaillent contre la vision centraliste et prescriptiviste de la langue « pure » de l’Académie française. Par « vision politique », nous entendons que ces traducteurs conçoivent leur travail à la fois dans l’écoute de la fabrique littéraire du texte de départ, et dans l’idée que la traduction instaure un rapport à l’étranger pour le lecteur qui reçoit le texte. La préservation de la part étrangère du texte par métissage de la langue d’arrivée est en ce sens une prise de position politique, et milite pour l’accueil de l’étranger.