« Le poète ne peut plus se placer au-dessus du tumulte ». Tel est le constat formulé par Jean Starobinski en 1943, dans le premier numéro de Lettres. En détournant le célèbre titre de Romain Rolland1, Starobinski revendique une implication de la poésie dans l’actualité et pose le programme de la revue nouvellement créée à Genève. Lettres sera en effet l’un des relais de la Résistance artistique et intellectuelle en Suisse – au même titre que d’autres revues de l’époque, telles que Traits et Suisse contemporaine, ou Formes et Couleurs et Labyrinthes, pour les revues d’art. Son engagement passe par la publication de poètes résistants et de textes-manifestes, mais aussi par les nombreuses traductions qu’elle donne, et qui la distinguent de ses consœurs. En effet, si Lettres peut être qualifiée de « revue littéraire légale à intention subversive », pour reprendre la formule d’Olivier Cariguel2, cette dimension subversive s’exprime autant à travers la publication de textes clandestins de Guy Lévis Mano (sous le pseudonyme de Jean Garamond), Paul Eluard, ou Pierre Emmanuel, qu’à travers la publication de traductions de Kafka, d’Eliot, ou encore de Montale.
La présente contribution se propose de partir d’une analyse des traductions parues dans la revue dès 1943, afin de cerner le rôle de cette publication suisse au sein du paysage littéraire et éditorial de l’époque. La première partie présente la revue et le contexte de sa création en mobilisant des éléments du contexte politique et institutionnel, et en revenant sur les configurations interpersonnelles à l’origine de cette entreprise. La deuxième partie est consacrée à la présentation des traductions publiées au cours de l’année 1943 et au début de l’année 1944, et cherche à dégager l’influence de la revue en matière de traduction et de transferts culturels en Suisse et à l’étranger. Dans la troisième partie enfin, il s’agit de retracer la diffusion de Lettres et son insertion dans les réseaux franco-suisses de circulation des textes sous l’Occupation. Pour ce faire, nous nous basons sur les exemplaires originaux de la revue conservés à la Bibliothèque universitaire cantonale de Lausanne (BCUL) ainsi que sur des fonds d’archives : sur la correspondance entre le couple Courthion et Jean-Rodolphe de Salis d’une part, et, d’autre part, sur le fonds de la famille Courthion, conservé aux archives cantonales du Valais, et jusqu’ici resté inexploité.
1. 1943, année de naissance de Lettres
Lettres est fondée en 1943, à Genève, par Pierre et Pierrette Courthion. Pierre Courthion, après être « monté » à Paris en 1923 pour y achever ses études aux Beaux-Arts, abandonne rapidement la peinture et devient critique d’art3. Il rejoint les surréalistes et fréquente assidûment les cercles artistiques et littéraires du Paris de l’Entre-deux-guerres4. Il publie de nombreux articles et monographies consacrées à des artistes majeurs du XIXe et XXe siècles5, dirige la première série de la collection « Cahiers des Douze » (1935-36) chez Guy Lévis Mano6, et s’occupe, entre 1933 et 1939, de la direction de la Maison Suisse de la Cité universitaire conjointement avec sa femme Pierrette, une Suissesse rencontrée à Paris. Après la Débâcle, le couple passe en Suisse et s’installe à Genève. Pierre Courthion y travaille dans l’édition, notamment avec Albert Skira et Walter Egloff, continue de publier des ouvrages consacrés à l’histoire de l’art, et dirige la collection « Le Cri de la France » lancée en 1943 à la Librairie Universitaire de Fribourg (LUF). Il reçoit aussi des commandes ponctuelles d’articles et de conférences7, tandis que Pierrette Courthion est bénévole au sein de la Croix-Rouge et se déplace régulièrement à Lyon pour le compte d’un des réseaux Buckmaster rejoint grâce à Robert Lacoste, résistant et ami du couple installé à Thonon8.
C’est Pierrette qui a l’idée de la revue et qui regroupe les fonds nécessaires à sa création9. C’est elle qui en est le « rédacteur en chef » – titre qui figure toujours au masculin dans l’impressum – et qui s’occupe de la gestion des affaires courantes : elle contacte les auteurs, réunit les textes, gère les rapports avec l’imprimeur et organise la diffusion. Mais Lettres est aussi le fruit de l’amitié entre Pierre Courthion et Pierre-Jean Jouve. Le critique et le poète s’étaient déjà rencontrés à Paris, et Jouve se trouvant lui aussi en exil involontaire à Genève, il devient l’un des piliers du comité et une sorte de maître spirituel pour la revue. Son nom et sa réputation sont des atouts précieux pour cette jeune publication et contribuent à en asseoir la légitimité. Le comité de Lettres émerge ainsi d’une constellation d’intellectuels français et suisses que les circonstances ont réunis à Genève, et qui se retrouvent régulièrement chez les Jouve. On y trouve, outre Jouve et les Courthion, Jean Starobinski, alors jeune étudiant, et Jean-Rodolphe de Salis, homme de lettres suisse et journaliste influent, célèbre pour sa chronique radiophonique hebdomadaire, la « Weltchronik », dans laquelle il analyse l’actualité du conflit10. Après le départ de Jouve à la fin de la première année suite à des différends avec Pierrette Courthion, c’est Marcel Raymond11, professeur à l’université de Genève, critique de renom et ami proche d’Albert Béguin, qui y fait son entrée.
Genève, à l’instar de toute la Suisse romande, constitue alors un îlot de paix où les idées circulent de façon relativement libre. La région devient un relais pour l’édition parisienne mise à mal par l’Occupation, et notamment pour les voix résistantes. L’édition romande connaît un essor inattendu, qui retombera rapidement à la fin du conflit12, mais qui, dans l’intervalle, voit se créer de nombreuses revues et maisons d’édition qui peuvent accueillir des textes d’Eluard, de Pierre Emmanuel, de Seghers, de Jouve, et d’Aragon, auteurs jusque-là restés inaccessibles pour les éditeurs suisses13. À Neuchâtel, Albert Béguin lance avec Hermann Hauser « Les Cahiers du Rhône » aux éditions de La Baconnière, la collection « Le Cri de la France » voit le jour à la LUF, et une myriade de maisons se créent un peu partout : Véronique Papilloud dénombre pas moins de soixante-six labels éditoriaux nés durant cette période, dont 70% publieront plus de cinq volumes14. Pierre Emmanuel résume parfaitement la position à la fois privilégiée et absurde de Genève au milieu d’une Europe en guerre, lorsqu’il écrit en avril 1943 : « Travaillez bien dans ce petit Genève si paradoxalement civilisé dans un monde où l’homme joue son va-tout… »15. Pierre Courthion quant à lui affiche une certaine déception face à cette ville, devenue à ses yeux trop embourgeoisée, trop paresseuse. Il note dans ses mémoires : « Genève n’était plus alors, comme en 1917, la ville des internés français, de Hodler, des Pitoëff, d’Ansermet, la ville de notre bohême et du voisinage vaudois et lacustre, de Stravinsky et de Romain Rolland. C’était une Genève moins internationale, plus délaissée intellectuellement […] À Genève, on s’ennuyait un peu, dans la prudente retenue de la bonne société »16. La création de Lettres semble donc répondre à une certaine frustration face à ce qui est ressenti comme une grande inertie au sein de la société civile et artistique, et à un besoin de raviver l’esprit de la Genève internationale.
L’année 1943 est d’ailleurs perçue comme un tournant. En effet, jusqu’au milieu de l’année 1942, malgré l’engagement antifasciste de nombreux intellectuels, de larges pans de la presse et de l’opinion publique suisses sont favorables à Pétain et voient en lui le seul salut possible pour la France17. La défaite de la France et l’entrée en guerre de l’Italie en 1940 avaient placé la Suisse dans une position délicate, puisqu’elle se retrouve encerclée par les forces de l’Axe18. Des accords économiques sont alors passés avec l’Allemagne afin de garantir l’approvisionnement du pays, tandis qu’en parallèle, la Division Presse et Radio (DPR) est créée, afin de veiller à la mise en œuvre des mesures de censure19 et d’éviter toute irritation chez les régimes voisins. Cependant, la défaite des Allemands à Stalingrad et le débarquement allié en Italie changent la donne : la préparation de l’après-guerre et la normalisation des rapports avec les Alliés deviennent l’une des priorités du gouvernement suisse20, la presse change de ton21, et les sympathies tendent à se porter du côté du Général de Gaulle. Un regain d’optimisme se fait alors sentir parmi les intellectuels antifascistes. Les rédacteurs de Traits, revue très critique à l’égard des autorités helvétiques, constatent ainsi dans une rétrospective consacrée à l’année 1943 :
Hitler recule devant Stalingrad. Les Alliés débarquent en Sicile et en Italie. Le sort tourne. La carte allemande ne semble plus jouable. Pourtant le Conseil fédéral refoule encore des milliers de réfugiés qui vont alimenter les fours crématoires de Pologne, tandis que l’industrie – y compris celle des armements – travaille à plein rendement pour l’Allemagne et que la Censure et la police veillent à ce que cette politique de ne soit par critiquée, attitude qui serait éminemment contraire à la neutralité ! Mais en dépit de la répression, les forces démocratiques se regroupent, une littérature abondante se moque des autorisations et de la Bupo22. […] De fait, la Censure, dès 1943, nous laissa plus tranquilles, nous considérant un peu – le mot est d’un colonel – comme un mal inévitable.23
Si la création de Lettres en 1943 intervient de manière relativement tardive par rapport à d’autres revues françaises et suisses24, elle témoigne du regain d’espoir parmi les acteurs engagés dans la lutte intellectuelle et répond à une volonté de préparer l’après-guerre, soudain devenu une réalité tangible. C’est ce qui ressort d’une lettre de Pierre Emmanuel à Pierrette Courthion, datée de mars 1943 : « Ce qui est tout de même exaltant, c’est de savoir qu’il nous appartient de déterminer l’avenir : et Lettres en est un solide témoignage. »25 Dès la fin de l’année et le départ de Pierre-Jean Jouve, le comité s’interroge d’ailleurs sur la suite à donner à la revue, et Jean-Rodolphe de Salis insiste sur la nécessité de se projeter : « Il faut voir loin et songer dès maintenant à l’après-guerre, à la France libérée, et alors il sera beau qu’en Suisse une revue littéraire franco-suisse et internationale continue de paraître… »26
Le choix de publier des traductions répond à cette vocation « internationale » et à la volonté du comité de préparer le terrain pour l’avenir. La revue est pensée comme un espace de dialogue intellectuel et artistique européen, un dialogue jugé essentiel pour la construction commune de l’Europe à venir.
2. Les traductions 1943-1944 : un engagement esthétique, moral et politique
Les sommaires des six numéros parus durant première année d’existence de la revue donnent un bon aperçu des ambitions et des sensibilités du comité (voir annexe 1). Les traductions y côtoient des poèmes de Paul Eluard, Pierre Emmanuel, Pierre-Jean Jouve et Jean Garamond (le poète et éditeur Guy Lévis Mano, qui fait parvenir ses textes au comité via la Gefangenenpost), et les premiers textes de jeunes auteurs romands comme Maurice Chappaz, qui vient de publier son premier livre27, Aloys Bataillard, ou Anne Perrier.
Au cours de l’année 1943 on compte ainsi six textes traduits, soit en moyenne un par numéro. Le premier numéro, qui paraît en janvier 1943, s’ouvre sur quelques sonnets de Don Luis de Góngora y Argote, traduits par Rolland-Simon et Pierre-Jean Jouve, et qui seront repris dans la revue Fontaine l’année suivante28. Après la guerre, ils paraissent dans la revue littéraire La Licorne en 1947, et font l’objet d’une nouvelle traduction par Guy Lévis Mano, qui les publie en 1959 dans une édition bilingue29. Pour le deuxième numéro le comité choisit de donner des extraits de la pièce Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot, dans la traduction de Henri Fluchère, principal artisan de la réception de l’auteur américain en France, ainsi que des poèmes de Ventura Gassol, regroupés sous le titre de Fleurs30, qui semblent être des autotraductions31. La correspondance nous apprend que le choix de publier ces textes, initialement prévus pour le premier numéro, dans la deuxième livraison de la revue répond à une nécessité stratégique : Pierrette mentionne en décembre 1942 dans une lettre à Jean-Rodolphe de Salis que les textes de Gassol ne pourront pas figurer au sommaire du premier numéro, puisque la situation du Catalan n’a pas encore été régularisée par la Police fédérale32. Elle promet cependant un sommaire plus « nerveux » pour le deuxième numéro, une fois les autorités rassurées par la première édition33. Les poèmes de Gassol ainsi que le texte Meurtre dans la cathédrale d’Eliot paraissent la même année dans les Cahiers du Rhône édités par La Baconnière, l’un dans la série rouge, l’autre dans la série blanche34. La publication du texte d’Eliot dans cette collection dans une version « revue et autorisée par l’Auteur (sic) », est d’ailleurs annoncée à la suite des extraits publiés dans la revue35, puisqu’il s’agit d’un auteur célèbre et de la première traduction de ce texte en français. Le troisième numéro ne comporte pas de traductions. Le numéro de juillet 1943 en revanche, s’ouvre sur des extraits de la Glose de Sainte-Thérèse d’Avila, traduite elle aussi par Rolland-Simon et Pierre-Jean Jouve. Cette version, déjà parue chez GLM en 1939, ainsi que dans le cadre du numéro spécial de Fontaine « De la poésie comme exercice spirituel » de mars-avril 1942, sera encore reprise par les éditons Charlot dans la « Collection Fontaine » en 1943. Dans le même numéro paraissent deux textes de Kafka traduits par Jean Starobinski et qui sont parmi les premières traductions du jeune critique : « La muraille de Chine » et « A cheval sur le seau à charbon ». Ils sont précédés d’une étude sur l’œuvre de l’auteur elle aussi signée par Starobinski. L’année 1943 se clôt sur la publication d’extraits des notes autobiographiques de l’auteur autrichien Hugo von Hofmannsthal, intitulées Ad me ipsum, dans une traduction de Germaine de Tonnac-Villeneuve.
Ce survol des traductions parues en 1943 suscite plusieurs observations. D’une part, il laisse transparaître l’intérêt du comité pour la dimension spirituelle de la poésie, une dimension présente à la fois dans les poèmes de Sainte-Thérèse, dans le texte de T.S. Eliot et dans les extraits de Ad me ipsum de Hofmannsthal. Dans le texte qu’il consacre à la poésie de l’évènement dans le premier numéro de l’année, Jean Starobinski aborde le rapport entre « le moi du poète, l’évènement présent, et un troisième terme, divin ou surnaturel, en fonction duquel toute grande poésie acquiert son intensité »36 afin de tenter de cerner les contours d’une « nouvelle poésie née de l’évènement »37, qui chercherait à « élever l’évènement historique à la dignité d’évènement intérieur »38. L’expérience du poète est ainsi rapprochée de l’expérience spirituelle, puisque le poète doit intérioriser la tragédie afin de parvenir à une expression lyrique à la fois profondément personnelle et, pour cette raison même, universelle, de l’évènement. Ces considérations rappellent le dépassement de l’individualisme en faveur de la « personne » et la primauté du spirituel prônées par la pensée personnaliste d’Emmanuel Mounier, dont Marcel Raymond et Albert Béguin notamment s’étaient fait les relais en Suisse dans les années 193039. L’expérience et la création poétiques apparaissent dès lors comme indissociables d’un engagement éthique du poète et de considérations spirituelles et existentielles40. Les traductions publiées semblent avoir été retenues pour leur capacité à nourrir cette réflexion autour du rôle spirituel et existentiel de la poésie, soit parce que les textes eux-mêmes constituent une expression de cette réflexion, soit parce qu’ils se prêtent à être relus en ce sens. Dans l’étude sur Kafka qui précède ses traductions, Starobinski ne cherche ainsi pas à présenter l’auteur, déjà bien connu, aux lecteurs francophones, mais à proposer une relecture de Kafka à la lumière de la poésie de l’évènement.
Au-delà de leur signification pour le double engagement esthétique et moral du poète, certains textes sont également retenus pour le potentiel subversif de leur contenu. Que ce soit le martyre de St-Thomas chez Eliot ou la critique de la « Commanderie » dans La muraille de Chine de Kafka, il s’agit de textes dont la charge politique, passée inaperçue auprès de la censure en vertu de leur forme littéraire, aurait sans doute valu au comité une remise à l’ordre si elle s’était exprimée dans un article polémique. Si la critique de l’autorité contenue dans ces textes n’est pas directement dirigée contre les régimes fascistes en place, elle prend néanmoins une portée politique très explicite dans le contexte de l’Occupation. Cette actualisation du message est d’ailleurs avancée par Pierre Courthion comme l’un des critères de sélection des textes donnés en traduction. Ainsi, lorsque Jean-Rodolphe de Salis critique assez vertement le manque d’originalité dans le choix des traductions données la première année41, il lui répond par l’argument suivant :
Les textes d’Eliot, de Kafka, de Hofmannsthal parus dans « Lettres » n’y figuraient pas tellement à cause des auteurs déjà connus, qu’en raison de leur contenu. Ces textes nous ont paru avoir une signification pour l’heure présente.42
Par ailleurs, il faut souligner que le fait de publier des textes d’Eliot et de Kafka en 1943 constitue un acte politique non seulement en raison de leur contenu, mais également au vu de l’interdiction de vente dont ils font l’objet en France en vertu des listes Otto. Eliot tombe sous l’interdiction frappant les traductions de l’anglais et Kafka sous celle frappant les textes d’auteurs juifs.
Si l’impression générale d’un manque d’originalité dans le choix des auteurs étrangers peut néanmoins se comprendre à la vue des sommaires de 1943, il faut relever que cette année est également vouée à la préparation des deux numéros spéciaux de 1944, à savoir le numéro consacré aux poètes anglais et celui dédié à la poésie italienne. Le numéro anglais est le fruit d’une collaboration avec le British Council, dont le caractère inédit est souligné par Pierrette Courthion à l’intention de Jean-Rodolphe de Salis, afin de le rassurer :
Vous savez que nous avons la chance de recevoir de Londres, grâce à la démarche faite spécialement pour nous auprès du British Council par l’attaché de presse de la légation britannique, à peu près tout ce qui paraît actuellement en Angleterre comme poésie et écrits littéraires. Nous avons donc décidé de faire un choix dans cette jeune poésie, et de présenter à nos lecteurs dans notre premier numéro de 1944 une quinzaine de poèmes traduits, une ou deux proses, et la traduction intégrale d’un poème inédit et récent de T.S. Eliot, traduction qui serait faite par P. J. Jouve. Nous pensions consacrer à peu près le tiers de ce numéro à cette jeune littérature anglaise, le tout serait présenté par une étude de G. Cattaui. Nous sommes les seuls actuellement en Suisse à pouvoir donner une idée à peu près complète de ce que pensent et sentent les jeunes écrivains d’Outre-Manche.43
La traduction d’un poème « inédit et récent de T.S. Eliot » par Pierre-Jean Jouve ne se fera finalement pas, mais le premier numéro de 1944 présente néanmoins 12 poèmes d’auteurs britanniques (voir annexe 2), qui sont toutes des traductions inédites réalisées pour l’occasion par le couple Yvette et Georges Haldas44, à l’exception du poème de Dylan Thomas, « Crucifixion », traduit par Hélène Bokanowski pour Fontaine en 1942. Les traductions sont précédées d’un article de Georges Cattaui45 intitulé « Tendances de la poésie anglaise contemporaine »46 afin de les situer pour les lecteurs. Les textes retenus sont pour la plupart issus de deux recueils transmis à Pierrette Courthion par le British Council : « Poems of this War »47 et « Poetry in War Time »48. Parmi les textes retenus pour la revue, aucun des grands noms de l’époque comme Keith Douglas, mais de jeunes voire très jeunes poètes : Alex Comfort et Roy McFadden ont tout juste entamé leur vingtaine et leurs premiers poèmes viennent de paraître dans le recueil Three New Poets en 194249, tandis que Kathleen Raine, Theodore Roethke (qui est en fait américain) et Emanuel Litvinoff, plus âgés, en sont tous trois à leur premier recueil. La carrière de ces poètes viendra par la suite confirmer la sensibilité esthétique du comité, puisqu’à l’exception d’Alex Comfort, Margery Smith, et N.K. Cruickshank50, ils – et elle – feront tous l’objet d’une réception enthousiaste, bien que limitée aux cercles restreints de la poésie, et, dans certains cas, tardive. La qualité lyrique est donc assurée et la dimension spirituelle reste présente comme un fil rouge, mais dans le cas du numéro anglais, les traductions semblent avant tout répondre à la volonté de donner quelque chose « d’inédit et de nouveau » mentionnée par Pierrette Courthion dans sa lettre à de Salis, et d’affirmer le positionnement idéologique de la revue. Le choix de traduire depuis l’anglais et de publier des textes transmis par un organisme officiel britannique constitue en effet un message très clair, puisque la revue se fait ainsi en quelque sorte le relais de la propagande culturelle alliée. En 1942 encore, cette attitude lui aurait presque certainement valu des ennuis avec la censure suisse. En 1943 en revanche, ses interventions se font plus rares et les médias suisses prennent de plus en plus souvent et ouvertement position en faveur des alliés.
La direction du numéro italien est confiée par le comité à Gianfranco Contini. Ce dernier est alors professeur à l’université de Fribourg et fait déjà figure d’autorité dans le domaine de la philologie italienne et de la critique littéraire en Suisse et en Italie51. Pierre Courthion souligne d’ailleurs la renommée de Contini en ouverture du numéro, en le présentant comme « l’un des connaisseurs les plus objectifs des lettres italiennes »52. Le philologue s’occupe de la sélection des textes, de la coordination du travail des traducteurs, et de la relecture et la correction des traductions53. Comme pour le numéro anglais, les traductions sont introduites par un article présentant les textes du numéro aux lecteurs, article que l’on doit cette fois à Contini, et qui s’intitule « Introduction à l’étude de la littérature italienne contemporaine »54. Comme son titre et son volume (36 pages) l’indiquent, il s’agit d’un texte érudit, qui s’apparente à un cours ou une conférence universitaire. Contini s’y donne pour mission de faire connaître la poésie et la littérature contemporaine italiennes, restées selon lui « terra incognita aux yeux de l’étranger »55, à un public éduqué. Il renvoie dès le début du numéro aux limites d’un tel effort d’anthologie, en soulignant les nécessaires omissions et le « grossissement didactique des disproportions », qui fait des auteurs « plutôt des symptômes qu’eux-mêmes »56. Dans le sommaire, il fait ainsi se côtoyer des poètes antifascistes comme Elio Vittorini et Montale, et un Ungaretti, à la position plus ambiguë, puisqu’il est inscrit au parti fasciste ; des poètes célèbres (les mêmes Vittorini, Montale et Ungaretti, ainsi que S. Quasimodo) et des auteurs moins connus (Gatto, Bachelli et Cardarelli)57. Leur point commun réside dans le fait qu’ils sont pour la plupart considérés comme des représentants de l’hermétisme, mouvement littéraire qui voit le jour à Florence dans les années 1930 et qui revendique la dimension mystique de l’expérience poétique et où les poètes cherchent à toucher, à travers la parole, à l’essence même de l’existence. Parmi les traducteurs ayant contribué à ce numéro, on trouve Guglielmo Alberti, écrivain et critique littéraire engagé dans la lutte antifasciste et ami proche de Gianfranco Contini. Exilé comme lui à Fribourg, il contribue à la revue "Cultura e Azione" dirigée par Contini. Georges Cattaui proche des cercles intellectuels italiens de Fribourg, assure la traduction de deux textes, tout comme Pierre-Jean Jouve, auquel sont confiées les traductions des deux poètes les plus célèbres du numéro, à savoir Ungaretti et Montale.
Le numéro italien est donc conçu par un spécialiste qui s’entoure de collaborateurs de confiance et de renom. Il répond à la volonté de faire connaître la littérature italienne de l’époque et se situe dans le prolongement des échanges littéraires franco-italiens fructueux des années 1930, dont l’hermétisme est en partie le produit. Quelques un des auteurs présents aux sommaires de Lettres ont d’ailleurs été les acteurs de cet échange : les traductions d’Ungaretti signées Pierre-Jean Jouve sont celles qui avaient paru à la NRF en 193158, alors qu’Ungaretti, longtemps installé à Paris, a notamment traduit Paulhan et Saint-John Perse en italien59, ainsi que Mallarmé et le poète espagnol Góngora, traduit comme nous l’avons vu par Pierre-Jean Jouve et paru dans le premier numéro de la revue.
À l’inverse des traductions présentées, les traductions absentes sont elles aussi parlantes : la revue ne publie aucune traduction d’un auteur allemand avant la Libération. Même au-delà, il faut attendre 1946 pour trouver une traduction de Hölderlin, qui jouit pourtant d’un grand succès dans les milieux de la Résistance60. Au contraire de ce qui se passe en France, où la réception de textes allemands semble connaître une réelle continuité sous l’Occupation61, le comité de Lettres écarte les auteurs allemands de ses sommaires, intègre quelques textes très critiques à l’égard de l’Allemagne et de la culture allemande en général62, et fait la part belle aux articles exaltant la France63. Si Kafka et Hofmannsthal, sont présents, c’est en tant que représentants de peuples opprimés par les Allemands. Même l’année Hölderlin ne peut rien y changer, puisque le seul texte toléré à cette occasion est un poème de Pierre Emmanuel intitulé « A Hölderlin »64. La conscience de faire partie des « épargnés », semble contribuer à susciter un besoin plus marqué d’afficher sa loyauté et il ne s’agit sans doute pas d’un hasard si l’une des autres revues à avoir renoncé à la publication d’auteurs allemands durant la guerre était les Lettres françaises à Buenos Aires. Dans le cas d’une revue suisse, les arrangements des autorités du pays avec l’Allemagne auront également poussé les intellectuels engagés dans la lutte contre le fascisme à se démarquer très clairement de l’attitude de leur gouvernement.
Les textes traduits revêtent donc une triple mission au sein de la revue Lettres. Ils nourrissent une réflexion à la fois esthétique et éthique autour du rôle de la poésie et du poète au sein de la société, ils permettent au comité d’afficher nettement ses positions politiques, et ils participent d’un engagement intellectuel en faveur d’une Suisse et d’une Europe fondées sur le dialogue culturel et artistique.
3. La revue Lettres comme relais traductif
Si les traductions publiées dans la revue connaissent une réception au-delà de la seule Suisse romande, c’est que Lettres s’insère dans un vaste réseau franco-suisse de circulation de littérature résistante65. Le comité de la revue reçoit des textes de Pierre Emmanuel, de Guy Lévis Mano, et d’autres poètes français, notamment Eluard et Michaux, par l’entremise de Pierre Seghers. Ces textes sont publiés dans la revue, et certains paraissent ensuite chez des éditeurs suisses. Le comité de Lettres est ainsi en contact étroit avec Albert Béguin et ses « Cahiers du Rhône » – où paraissent, nous l’avons vu, les traductions d’Eliot et de Gassol données dans la revue, ainsi que bon nombre d’auteurs résistants – et bénéficie d’un débouché éditorial direct avec la collection le « Cri de la France » que Pierre Courthion dirige à la LUF. Une fois les manuscrits et les traductions publiés, il s’agit de faire passer les livres et les revues en France et au-delà. Dans ses mémoires au sujet des éditions des Trois Collines, François Lachenal revient sur cette fonction de plaque tournante qu’assurait alors la Suisse romande, en soulignant particulièrement le rôle de la traduction dans ces échanges :
Non seulement l’importation de livres en France était soumise à la censure et les envois en zone nord impossibles, mais les autorités allemandes avaient durement frappé l’édition française : on se souvient des quatre listes successives – celle dite Bernhard, en août 1940, et les listes Otto 1, 2, puis 3 en mai 1943 – listes, rappelons-le, établies avec l’agrément des éditeurs français et interdisant la publication de centaines de livres, la vente d’ouvrages en anglais, polonais, russe ainsi que leurs traductions, et, bien évidemment, tous les textes d’auteurs juifs. On devait donc tout tenter pour faire passer en Suisse des manuscrits qui ne pouvaient être édités en France. En retour, il fallait transporter les volumes imprimés vers la France et les faire circuler.66
François Lachenal, cofondateur de la revue politique et littéraire Traits, est également diplomate attaché à la représentation suisse à Vichy. Cette position lui permet de faire passer des manuscrits en Suisse, et de faire circuler les textes publiés en France. La correspondance entre Seghers et Pierrette Courthion nous apprend que Lachenal s’est entre autres chargé à plusieurs reprises d’acheminer Lettres en France. Cette distribution officieuse fonctionne dès 1943, grâce à Lachenal et à Seghers, qui propose dès l’été à Pierrette de faire parvenir quelques exemplaires à Paris. En automne de la même année, il lui confirme ainsi :
La revue est chez Jean Paulhan et chez Eluard. Tout Paris va donc la connaître, et on vous félicite à l’envie. Il faudrait que je reçoive au moins 6 ex. de chaque n°, pour SP régulier à Eluard-Paulhan-Louis-Sartre-Lescure (groupe Messages)-Malraux. Il faut que votre effort pour la poésie soit mieux connu, vous pouvez compter sur mon concours amical. Paulhan va collecter des textes pour vous.67
Une petite partie des 600 exemplaires68 de Lettres est donc reçue et lue jusqu’à Paris en 1943 déjà, avant même le début de sa distribution officielle. Les démarches entreprises par Pierrette en ce sens n’aboutissent en effet qu’en novembre 1944, et le prix en Francs français n’apparaîtra sur la couverture en Francs français qu’à partir de l’année 1945. Mais la revue circule parmi les cercles initiés bien avant cette date. Elle fait l’objet d’une réception positive69, et les traductions sont particulièrement remarquées : Maurice Chappaz mentionne qu’il a tout aimé du premier numéro, et « … plus particulièrement Haldas et les traductions de Góngora »70, tandis qu’Alex Comfort, l’un des auteurs anglais publiés dans le numéro spécial, félicite Pierre Courthion pour la qualité des traductions de l’anglais71. Pierre Seghers, dans son compte-rendu au sujet de la première année de Lettres, relève notamment le texte d’Eliot « … dans l’excellente traduction due à Henri Fluchère… », la Glose de Ste-Thérèse d’Avila, « … traduite (et comment) par R. Simond et Pierre-Jean Jouve… », et la « pénétrante étude » de Starobinski sur Kafka72. Guy Lévis Mano quant à lui, fait part de son impression aux Courthion depuis sa prison, et relève lui aussi les textes de Kafka : « L’esprit de la revue me plait beaucoup – c’est vivant et actuel – Et j’ai aimé ce rappel de Kafka – Et en plus le plaisir perdu un peu pour moi – de feuilleter des pages bien présentées et imprimées »73.
En plus de compliments ou de remerciements pour certaines traductions, les Courthion reçoivent des suggestions spontanées de traductions en vue de futurs numéros – notamment de la part de Georges Cattaui, qui avance en novembre 1945 l’idée d’un numéro irlandais –, ainsi que la demande d’intercéder auprès d’un éditeur en faveur de la traduction d’un ouvrage sur la musique.
La fonction de relais traductif de Lettres est donc reconnue par ses contemporains dès la fin de la première année de parution de la revue, et à plus forte raison après la parution des deux numéros spéciaux consacrés respectivement à l’Angleterre et à l’Italie. À un moment où les régimes voisins tentent d’exercer leur contrôle sur les échanges littéraires et culturels, le choix de publier des traductions devient un acte de résistance, un « acte de refus » du totalitarisme au même titre que la publication de textes clandestins. En lançant une revue de poésie à vocation « internationale »74 en 1943, il ne s’agit pas uniquement de combler le vide éditorial laissé par Paris, mais de recréer, en partie du moins, l’espace cosmopolite de dialogue et d’émulation artistique qu’offrait la ville aux artistes et intellectuels de tous horizons et de s’opposer aux doctrines uniques. La création de Lettres répond ainsi à l’ambition de relancer le dialogue artistique européen et, nous l’avons vu, de préparer l’après-guerre en amorçant une réflexion commune autour des fondements intellectuels, artistiques et sociétaux à donner à l’Europe à venir. L’entreprise s’inscrit dans la continuité d’une fonction de refuge éditorial, que la Suisse avait déjà revêtue à la fin du XIXe siècle pour les réfugiés politiques allemands et italiens75 et dans une tradition humaniste, revendiquée par ses acteurs, qui se trouvera par la suite au fondement des Rencontres internationales de Genève, lancées après la guerre et dans lesquelles plusieurs des intellectuels impliqués dans Lettres auront un rôle à jouer – notamment Marcel Raymond, Jean-Rodolphe de Salis et François Lachenal.
Enfin, il faut souligner que le succès de la revue Lettres et de son rôle en tant que « relais traductif » doit davantage à la spécificité du moment historique qui l’a vue naître, à la position politique et géographique particulière du pays ainsi qu’à l’engagement de certains acteurs individuels, qu’à la configuration plurilingue du pays et à une hypothétique « tradition » de la traduction. En revanche, l’idéal d’une Suisse gardienne de valeurs humanistes et carrefour international des idées que des revues comme Lettres ont contribué à nourrir, revêt, aujourd’hui encore, un rôle central dans la place importante occupée par la traduction littéraire dans le pays.