L’historiographie de la Seconde Guerre mondiale a souvent vu en 1943 une année charnière, celle où l’espoir change de camp : si jusque-là, en effet, l’issue du conflit paraissait incertaine, la déroute allemande devant Stalingrad en février 1943, dans le contexte des débarquements alliés en Afrique du Nord (novembre 1942) puis en Sicile (juillet 1943) semblent marquer un net infléchissement de la logique de guerre et accélérer le cours des événements, laissant entrevoir une issue possible. La nouvelle de la défaite allemande à Stalingrad surtout fut accueillie comme un signe d’espérance, amenant avec elle des repositionnements dans le champ politique, mais aussi intellectuel et littéraire. Face à l’éventualité de plus en plus vraisemblable d’une Allemagne perdant in fine la guerre, l’empressement à collaborer tendit en France à décroître sensiblement, des stratégies de repli se mirent en place afin de ne pas compromettre l’avenir. Le vent de l’Histoire semblait bien avoir tourné.
1943 marque-t-il également une césure dans la vie littéraire française et francophone, permet-il d’observer une inflexion dans les flux ou les choix traductifs effectués en France ? Qu’en est-il notamment de la poésie traduite qui a occupé une place si importante dans le champ éditorial français dès les débuts de l’Occupation ? Il s’agira ici de proposer un panorama des traductions de poésie en français parues en 1943 au miroir d’un échantillon représentatif de publications (revues, journaux) et des recensions critiques auxquelles elles ont donné lieu. On s’intéressera également aux commentaires de nature plus traductologique que ces traductions ont pu susciter, attestant d’une réflexion nourrie menée, même en temps de guerre, sur l’art de traduire.
1. 1943 : une année pivot dans l’édition française ?
Si l’on en croit l’aperçu de R. Thalman1, la situation de l’édition en France, tant en zone Nord que Sud, aurait été assez enviable durant l’Occupation, ce en dépit de la censure, de la réorientation idéologique et d’un contingentement du papier de plus en plus strict : ainsi, « 1941 reste une année littéraire relativement faste, d’autant plus que le nombre de lecteurs a, d’après les statistiques de l’époque, triplé en France depuis 1938 »2, note-t-elle, se demandant en passant si cela n’est pas dû en fait à des mailles de la censure restées trop larges. De même, le programme de traductions (l’Aktion Übersetzung) lancé depuis décembre 1940 bat son plein avec des objectifs ambitieux, envisageant 300 à 350 traductions de l’allemand d’ici la fin de 1941 contre 11 du français entre 1941 et 1943 (chiffres donnés par la Pariser Zeitung du 11 février 1941). En zone Nord, des maisons d’éditions telles que Sorlot, Gallimard (Camus, L’Étranger, 1942, Aragon, Les Voyageurs de l’impériale, même année), Denoël (éditeur de Céline, et des Décombres de L. Rebatet, 65 000 exemplaires), Grasset, Stock (Anthologie de la poésie allemande de R. Lasne et G. Rabuse, 6000 exemplaires), Plon (René Benjamin, Le Maréchal et son peuple, 95 000 exemplaires), Flammarion (éditeur des discours de Laval), etc. sont des plus actives ; en zone Sud, l’existence d’éditeurs comme Seghers, Barbezat, Robert Laffont, contribue également à ce dynamisme, tout comme la création des clandestines Editions de Minuit (Vercors, Le silence de la mer, 1942) ou de la Bibliothèque française (pour ne pas parler des revues, légales ou non, qui se multiplient elles aussi). Cependant, note R. Thalman, « le véritable reflux n’intervient qu’en 1943 »3, avec, très symboliquement, la disparition de la NRF alors dirigée par P. Drieu La Rochelle sous le contrôle de l’Occupant. Le tournant se mesure également à un autre indice, le bondissement du nombre de nouveaux journaux clandestins (chiffres d’E. Gravenstern4) : 176 journaux sont créés entre juin 1941 et novembre 1942 (invasion de la zone Sud), 240 entre novembre 1942 et la fin de l’année 1943. La dynamique enclenchée est incontestable (le chiffre retombera nettement après juin 1944).
L’année 1943 est également, si l’on se place du point de vue de l’importation de la littérature étrangère en français, une date pivot qui souligne encore davantage à quel point la poésie (hors antique et religieuse) concentre l’intérêt et les stratégies éditoriales d’un bord ou de l’autre ; ainsi, c’est en 1943 que l’Occupant célèbre à grands frais le centenaire de la mort du grand poète allemand F. Hölderlin ; c’est fin 1943 que paraît chez Stock, avec une intense couverture médiatique, la très controversée Anthologie de la poésie allemande des origines à nos jours précédée d’une préface de Karl Epting, le Directeur de l’Institut Allemand de Paris et ami de Céline. On notera aussi cette année-là la traduction des Hymnes à la nuit de Novalis par G. Bianquis (Aubier), ainsi qu’une forte actualité rilkéenne (Élégies de Duino et Sonnets à Orphée dans la version de J. F. Angelloz chez Aubier ; Sonnets à Orphée par A. Bellivier ; Poésie par M. Betz chez Emile-Paul frères), et de manière générale, de la poésie allemande (outre Novalis, Hölderlin, bien sûr, avec les Poèmes traduits par G. Bianquis chez Aubier, mais aussi deux traductions de poésies de Goethe, respectivement chez Haumont et Aubier, la traduction des Galgenlieder de C. Morgenstern par A. Thérive chez Haumont, celle du 2e volume de Choix de poèmes de S. George par M. Boucher chez Aubier). On relève également au catalogue des traductions de poésie enregistrées par la BNF en 1943 une réédition (la première date de 1841) de La Divine Comédie de Dante par A. Brizeux (Gibert), la première traduction française de la Première Solitude de Góngora par P. Darmangeat (Seghers), et, toujours par Darmangeat, le Poème du cante jondo de F. G. Lorca (Le Méridien, Rodez). Si l’on excepte une traduction des Poésies d’Emily Brontë par Pierre Pascal au Mercure de France, une autre d’Astrophel et Stella de P. Sidney par Charles-Marie Garnier (Aubier), on conviendra sans peine, pour s’en tenir ici à des ouvrages parus en volume en 1943 et, pour cette raison, facilement identifiables lors d’une recherche bibliographique, que la balance penche nettement du côté de la poésie allemande ou des pays alliés de l’Allemagne (Espagne, Italie).
Mais c’est aussi en 1943, et comme en contrepoint, que sort à Alger au mois d’août le numéro 27-28 de la revue Fontaine entièrement consacré aux « Poètes et écrivains des États-Unis d’Amérique », ce qui, dans le contexte troublé en Afrique du Nord, n’avait rien d’anodin (une grande place y était faite à des auteurs contemporains comme T. S. Eliot, E. Cummings, W. C. Williams, a priori interdits par la censure). En 1943, encore, paraît un numéro spécial des Cahiers du Sud conçu comme un hommage à la Suisse qualifiée par Jean Ballard d’« unique témoin de la liberté en Europe », un autre consacré au « Génie d’Oc ». Ce sont visiblement les journaux ou revues, de plus en plus nombreux, qui jouent alors un rôle capital de médiateurs culturels et littéraires, voire de subversion d’une ligne officielle et d’une censure de plus en plus contestée et contournée (surtout dans le cas des revues paraissant dans le Sud ou dans l’Empire colonial). À partir d’un échantillon de titres d’obédience et de localisation géographique diverses, il s’agira ici de retracer l’actualité de la traduction poétique en français pendant l’année 1943, en mettant en évidence, outre la simple dimension bibliométrique, les aspects idéologiques de cette importation, ainsi que des amorces de réflexion sur les textes ainsi réalisés, que l’on pourrait déjà qualifier de « traductologique ».
2. la poésie en traduction française dans un échantillon de périodiques parus en 1943
Ont été retenus ici les titres suivants : pour les journaux, Comoedia (Paris), Je suis partout (Paris), Le Mot d’Ordre (Marseille), Panorama (Paris), la NRF (Paris) ; pour les revues : Cahiers du Sud (Marseille), Fontaine (Alger), Poésie 43 (Villeneuve-lès-Avignon) et Pyrénées (Toulouse). Cet échantillon comporte un ensemble de publications dont la périodicité, la longévité et les orientations politiques diffèrent fortement, mais qui ont en commun l’intérêt pour la littérature, la poésie et la culture en général, et qui publient des traductions durant 1943. La diversité de leurs emplacements géographiques (Paris, province, Empire) permet également de garantir une certaine représentativité de l’éventail de textes traduits dans leurs pages pendant cette année. Il manque cependant une publication clandestine pour compléter le tableau, mais en l’état actuel de nos dépouillements, aucun titre (que ce soit Les Étoiles d’Aragon, Les Lettres françaises, Messages ou Les Cahiers de l’École de Rochefort) ne venait étayer le sujet de cette étude : on n’y trouve pas de texte traduit en 1943.
Comoedia dir. René Delange (Paris) – hebdomadaire – officiellement « apolitique » (en fait proche de l’Occupant). Juin 1941-août 1944.
Traductions en 1943 : outre l’actualité liée directement au centenaire de la mort de Hölderlin et à la sortie de l’anthologie Stock (qui donne lieu à une couverture très fournie, parfois en pleine page comme le 2/10), de très nombreuses traductions paraissent au fil des semaines de l’année 1943, principalement de l’allemand (Novalis 6/11, S. George 21/08, G. Engelke 9/01, G. Britting 27/03, F. Hölderlin 20/03, 5/06, 19/06), mais aussi de pays « amis » de ou occupés par l’Allemagne : Hongrie (E. Ady 20/02, A. Joszef 25/09), Espagne (Bécquer 27/11, Lorca 11/09), Italie (D. Valeri 7/08, S. Aleramo 31/07), Bulgarie (I. Vazov 24/04), Roumanie (Eminescu 16/01), Hollande (H. Marsman 11/12)
Je suis partout, dir. Robert Brasillach, puis à partir de 1943 Pierre-Antoine Cousteau (Paris) – hebdomadaire – collaborationniste. Février 1941-août 1944.
Traductions en 1943 : citation d’un extrait de la traduction de « coplas » espagnoles par J. Prévost (18/06) ; extraits de traductions de Hölderlin, Mörike et Rilke dans un article de G. Blond sur la sortie de l’anthologie Stock (10/09). Plusieurs commentaires sur la manière de traduire la poésie (18/06, « Traduction des poètes » par Jean Servière).
Le Mot d’Ordre dir. L. O. Frossard (Clermont puis Marseille) – quotidien – favorable à Vichy. Août 1940-février 1944.
Traductions en 1943 : « La jeune poésie hispano-américaine – Une conférence de P. Darmangeat » par A. Goléa, contenant la traduction du « Clavecin de l’aïeule » de R. Darío (9/01) ; « Un poème de M. Eminesco » par A. Goléa (13/02) ; « Lorca en français » par A. Goléa (comparaison de traductions de « La casada infiel » par J. Prévost et F. Gattégno 19/06) ; quatre traductions « inédites » de Hölderlin par M. Seuphor (« Il y a cent ans mourait Hölderlin » 23/06). Activité de réflexion et commentaires fournis sur la manière de traduire (26/06, 18/08, 25/09).
NRF, dir. Drieu La Rochelle (Paris) – mensuel – collaborationniste. Décembre 1940-fin 1943.
Traductions en 1943 : B. Pasternak, « L’avènement du visage » par A. Robin (janvier) ; « Trois poètes russes : Essénine, Maïakovski, Pasternak » par A. Robin (février) ; F. Hölderlin, « Ainsi Ménon pleurait Diotima » trad. R. Lasne (avril) ; F. Hölderlin, « Patmos » (sans nom de traducteur) (mai)
Panorama, dir. Pietro Solari (Paris) – hebdomadaire – collaborationniste – 1943-1944.
Traductions en 1943 : principalement de l’italien – Marinetti (n°2), Montale (n°3), S. Quasimodo (n°8), Ungaretti (n°9, n°11, n°19), Diego Valeri (n°13, n°30), D’Annunzio (n°43) – et de l’espagnol (Unamuno, n°2), Bécquer (n°44). Puis la revue ne publie quasiment plus que des traductions de la poésie allemande (phénomène très visible à partir du n°13) dans des versions d’E. Bestaux et surtout de R. Lasne : Hölderlin (n°16, n°18), Mörike (n°23), Körner (n°30), Trakl (n°32, n°36), le Volkslied (ballades, n°34, n°37), préparant puis accompagnant la sortie de l’anthologie Stock.
Cahiers du Sud dir. Jean Ballard (Marseille) – mensuel – distances avec Vichy. Publie durant toute la période.
Traductions en 1943 : « La Grande Taijia de Ibn Al Farid – Fragment » par Claudine Chonez et Ahmed Bernani (janvier) ; « Folklore » traduit du provençal par R. Nelli (mars) ; traduction de 5 poèmes d’A. Sikélianos par R. Levesque (juillet) ; « Le Satyre ou la chanson nue » de C. Palamas (mort en 1943), traduction par R. Levesque et G. Catsimbalis (octobre) ; « Poèmes de T. Arghezi (trad. du roumain) accompagnés de 3 poèmes de L. Blaga (pas de nom de traducteur mais signés par l’auteur, il s’agit peut-être d’autotraductions) (novembre). À noter également en mars le numéro spécial des Cahiers du Sud consacré au « Génie d’Oc » qui contient des traductions du provençal.
Fontaine, dir. Max-Pol Fouchet (Alger) – mensuel – opposant à Vichy. Publie durant toute la période.
Traductions en 1943 : « 4 poèmes de John Pudney »5 trad. par Hélène Bokanowski, « Serpent » de D. H. Lawrence trad. par Hélène Bokanowski (janvier) ; « Écrivains et poètes des États-Unis d’Amérique », numéro anthologique de plus de 200 pages qui comprend un panorama très détaillé et informé de la poésie américaine moderne, avec comme instigateur et traducteur principal Jean Wahl (juillet-août)
Poésie 43, dir. Pierre Seghers (Villeneuve lès Avignon) – distances avec Vichy. Publie durant toute la période.
Traductions en 1943 : traduction de « Aux Parques » de F. Hölderlin par M. Alexandre dans le compte-rendu sur la parution de son ouvrage Hölderlin le poète chez Laffont (mars-avril) ; « Regards sur l’Amérique latine – le poète Juan Burghi », traduction de « La Hoja », « Anoranza » par H. Christian Coxe (mars-avril) ; « Chant 6e des 100 000 chants de Milarépa – Milarépa à la forteresse céleste de Kyang Pan » traduction du tibétain par Henriette Meyer (octobre-novembre) ; annonce de la sortie des Hymnes à la Nuit de Novalis traduits par G. Bianquis (article de J. Filloux qui contient des extraits de traduction) (octobre-novembre). Commentaires sur la traduction.
Pyrénées dir. A. Ferran (Toulouse) – mensuel – favorable à Vichy. Juillet 1941-juin 1944.
Traductions en 1943 : « D’une suite ibérique » (n°10), numéro consacré à l’Espagne, contient des traductions de maximes de B. Gracián (dans la version d’Amelot de la Houssaie, 1694), des poèmes de Góngora, de Lorca, de E. de Castro, de M. Machado, de R. Darío traduits par P. Darmangeat (Raymond Bernard pour Machado) ; « Folklore de France » (n°11), contient plusieurs extraits traduits de chansons populaires en divers patois français qualifiés de « haï-kaïs rustiques » ; « Trois poèmes de Rilke traduits par A. Goléa » (n°12) ; « Notre Quercy » (n°13-14) propose des chansons et des poèmes en patois quercinois avec leur traduction en regard.
Quelques remarques s’imposent à l’issue de ce sondage restreint : 1943 voit la traduction en français d’un large éventail de poètes étrangers, pas seulement européens (cf. cas du tibétain et de l’arabe), même si la volonté hégémonique de l’Allemagne dans ce domaine reste perceptible. Le nombre de poètes de langue allemande traduits et présents dans les périodiques est quantitativement important, une situation que vient souligner symboliquement la parution fin 1943 de l’anthologie de la poésie allemande en 2 tomes chez Stock. Comme dans le cas des traductions parues en volume, la présence de certains poètes (issus des pays d’Europe centrale notamment) s’explique par les réalités politiques d’alors (l’Allemagne occupant une grande partie de l’Europe), ou bien encore par des affinités politiques marquées (cas de l’Espagne et de l’Italie).
Les titres parus dans le sud de la France témoignent souvent d’une plus grande latitude éditoriale que dans le nord, c’est surtout visible dans le cas de Fontaine qui peut se permettre de faire paraître à Alger un numéro double sur des auteurs anglophones modernes en principe interdits par les listes Otto (le même phénomène est constatable au Maroc avec Aguedal qui publie en 1943 une livraison sur « La littérature anglaise d’aujourd’hui »). En revanche, un titre comme Pyrénées, assez favorable à Vichy, suit une ligne plus ambiguë : ainsi, l’année 1943 y est fortement teintée de régionalisme (n°11 sur « Folklore de France », n° double 13-14 sur « Notre Quercy » avec des textes en patois), ce qui peut être interprété à la fois comme une orientation maréchaliste (il y est question de « l’œuvre de relèvement » du pays) mais aussi comme une volonté « résistante » de célébrer les racines d’une France désormais complètement occupée par l’Allemagne depuis novembre 1942. Le même dessein6 est peut-être aussi partiellement à l’origine du numéro spécial des Cahiers du Sud consacré au « Génie d’Oc » (finalisé en 1942 mais dont la parution fut retardée en 1943).
Par ailleurs, le cas de la prestigieuse NRF ne laisse pas d’étonner : des poètes soviétiques y sont à l’honneur par l’intermédiaire d’Armand Robin, alors que la littérature russe était interdite de publication. Le choix d’auteurs connus pour être en délicatesse idéologique avec le pouvoir (Pasternak, Maïakovski, Essenine) explique peut-être cette tolérance de Drieu La Rochelle et de l’autorité occupante dans un contexte où le pacte germano-soviétique avait vécu et où l’URSS était devenue un ennemi à combattre (pour mémoire les écrivains antisoviétiques avaient été interdits durant toute la période du pacte germano-soviétique).
Mais ce qui retiendra surtout l’attention ici est l’intérêt soutenu et ininterrompu porté à la poésie étrangère traduite en français, qui se lit également dans les débats récurrents que l’on constate autour de la manière de la traduire, et dont tous ces titres se font, à des degrés divers, l’écho.
3. Une amorce de regard traductologique sur la poésie traduite
À l’image des quatre ans de guerre, 1943 est une année féconde, pour la poésie française (pensons à l’emblématique Honneur des poètes, ouvrage collectif paru dans la clandestinité, auquel participèrent Aragon, Eluard, Desnos, Tardieu, Ponge, etc.), pour la poésie traduite, et plus spécifiquement encore, pour les réflexions menées sur la traduction poétique. À croire que le contexte d’Occupation, le discours de la propagande (vichyste et allemande) et la nécessité, souvent, dans les milieux d’opposants, de dissimuler ou de coder le sens de certains messages, avaient suscité le besoin de se replier sur une forme de langage bref mais efficace, aisément mémorisable, en entraînant dans son sillage une interrogation accrue sur la notion même de sens. Il est étonnant de lire dans les pages de publications très diverses autant de considérations sur l’acte de traduire la poésie allant du simple compte-rendu factuel à la lecture croisée (où plusieurs traductions d’un même texte sont comparées et discutées), qui posent parfois des questions de fond sur ce qu’est le sens poétique et dans quelle mesure il peut (ou doit) être traduit en français.
La sortie de l’anthologie de poésie allemande chez Stock fin 1943 par exemple, événement éditorial de l’année relayé dans de multiples journaux et revues, fut l’occasion d’exposer des points de vue allant de poncifs attendus sur la difficulté de la traduction poétique (« Le problème de la traduction » par Jacques Boulanger dans Comoedia7) à des considérations plus averties (mais dont la plupart parurent avec retard dans la presse au début de 1944, excédant donc les bornes temporelles assignées à ce travail). Cependant, l’intérêt pour la traduction des poètes déborde largement le cadre de cette publication présentée comme le fleuron de la Collaboration intellectuelle en France, et se reflète à plusieurs reprises dans les revues/journaux de l’année 1943.
Ainsi, Je suis partout, le très collaborationniste et antisémite journal de R. Brasillach, puis, à partir de 1943, de P. A. Cousteau, consacre le 18 juin une rubrique « Traduction des poètes » signée Jean Servière (pseudonyme de Brasillach) qui affirme sans ciller que « notre temps est le seul à comprendre l’art de la traduction »8. S’ensuit une argumentation très étayée battant en brèche l’intraduisibilité de la poésie et la fidélité poétique que permettrait le vers : « le traducteur en vers est presque toujours plat »9. Soulignant l’importance de la « respiration » du vers, le critique, visiblement au fait de la question (Brasillach était lui-même traducteur du grec), préconise d’utiliser plutôt un type de verset proche de celui de Claudel et de garder le vers « traditionnel » pour les chansons et les poèmes réguliers qui ont, eux, besoin d’une forme fixe.
Deux titres d’orientation en apparence plutôt opposée, Poésie 43 et Le Mot d’Ordre, ont des centres d’intérêt assez proches lorsqu’il s’agit de la poésie étrangère traduite. Dans les deux cas en effet, le problème de l’intraduisibilité se trouve au centre de vives discussions. Claude Jacquier s’interroge dans Poésie 43 sur « Les traductions impossibles »10 et en particulier l’intraduisibilité de Pouchkine en français (alors que le poète russe était sans doute, de sa génération, le plus imprégné par la langue française). Jacquier en vient à suggérer le sous-titrage de la poésie lors des lectures, comme conseil aux « traducteurs futurs ». Le même mois, cette fois depuis Marseille, Le Mot d’Ordre fait chorus, en proposant successivement un article d’Armand Coulier « Traduire, est-ce trahir »11, et un autre intitulé « Trahison du poète ? »12, où un parallèle intéressant est fait avec la fameuse « trahison des clercs » de J. Benda (ouvrage paru en 1927). En juin 1943, dans « Le ‘Mot d’ordre’ littéraire », A. Goléa pose à nouveau la question devenue presque obsédante « Traduire, est-ce donc trahir ? »13, et poursuit en juillet avec une chronique « À propos des traductions de poésie »14. Il met en scène le différend qui l’oppose à Pierre Darmangeat15, traducteur de Lorca durant les années 194016, notamment sa conception de la traduction comme « reflet » qui lui semble tendre exagérément du côté de la trahison et s’opérer au détriment du lecteur :
Bien entendu, une traduction ne doit jamais être une substitution. Mais entre celle-ci et le simple reflet dont se contente Darmangeat, il y a de la place pour une traduction qui ne trahisse l’original ni d’une manière ni de l’autre. Car le reflet est souvent trahison aussi. Et réduire l’ambition du traducteur à donner au lecteur le désir de connaître l’original nous semble excessif.17
Cet échantillon de réflexions menées sur la manière de traduire la poésie laisse songeur et pose question. Qu’est-ce qui nourrit durant la guerre un intérêt si soutenu pour la traduction poétique (un phénomène semblable ne se retrouvant pas pour la prose, par exemple) ? Doit-elle être perçue comme un révélateur et si oui, de quoi ? Il faudrait sans doute s’interroger plus longuement sur ce que représentaient alors la poésie et les poètes étrangers dans une période historique si tourmentée. Sans apporter ici encore de réponse définitive (nous menons actuellement un travail plus approfondi sur le sujet), on peut déjà formuler quelques hypothèses. Ainsi, on remarque que la poésie est très souvent comparée à un trésor, au reflet authentique de l’esprit d’un peuple, à l’expression d’une pureté ou d’une innocence qui auraient été perdues. En ce sens le poète serait, pour ainsi dire, un symbole d’autorité au sens étymologique du terme, le garant d’une humanité idéale fantasmée au-delà de toute appartenance nationale. N’était-ce pas le sens des propos de J. Cocteau évoquant « la haute patrie des poètes, patrie où les patries n'existent pas, sauf dans la mesure où chacun y apporte le trésor du travail national »18 ? Une telle approche qui a de quoi fédérer des sensibilités très diverses, au-delà des clivages politiques existants, explique sans doute pour une bonne part pourquoi la poésie en général, et la poésie en traduction, ont été aussi présentes durant les années d’Occupation en France. La poésie fut bel et bien un enjeu idéologique de cette guerre (qui n’en était plus une d’un strict point de vue militaire, la France et l’Allemagne se trouvant depuis juin 1940 sous un régime d’armistice), car mieux que tout autre discours, elle savait mobiliser les consciences. Ce dernier point, allié à l’idée de pureté, d’innocence, déjà évoquée, permet peut-être d’esquisser une autre piste en lien avec l’idée de « trahison ». La peur de trahir la poésie en la traduisant est formulée de manière si récurrente tout au long des années 1940-44 qu’il est difficile de ne pas être tenté d’y lire l’indice d’autre chose : la crainte de se trahir soi-même ? L’expression d’une perte de confiance dans les capacités du langage à réellement dire (effet collatéral de l’activité de propagande qui jette le soupçon sur la réalité de ce qui est énoncé) ? Un questionnement du sens en général dans un contexte où trahison et délation étaient omniprésentes, dans le quotidien et au sommet du pouvoir ? Autant d’hypothèses qu’il s’agira d’approfondir et d’étayer à l’avenir.
Parce que la poésie est une langue à part à l’écart du langage quotidien véhiculaire19, qui plus est souvent entaché de soupçon à cette époque, elle semble cristalliser tout un ensemble d’aspirations qui vont de l’idéologie pure et simple (cas de la récupération de Novalis, Hölderlin ou Rilke et plus généralement de la poésie allemande par l’Occupant, mais aussi exploitation de la poésie régionaliste par Vichy) à la résistance par livres interposés (dont témoignera par exemple en 1944 la parution aux éditions de Minuit de l’anthologie Les Bannis où se voient réhabilités des poètes tels que H. Heine ou K. Tucholsky, grands absents de la ligne « officielle »20), en passant par le désir d’y trouver de nouvelles raisons d’espérer (la présence de traductions de poètes spiritualistes non européens tels que R. Tagore, Ibn Al Farid ou Milarépa doit nous alerter sur ce point). Que la poésie ne soit pas toujours là pour elle-même apparaît particulièrement dans le cas de Fontaine. À la suite du débarquement allié de novembre 1942, le champ littéraire d’Afrique du Nord se recompose et les priorités éditoriales changent : ainsi, on a pu constater que la part de la poésie s’affaiblissait nettement dans la revue en 1943, « la fonction de propagande dévolue au genre poétique se trouv[ant] désormais privée d’une partie de son intérêt. »21 De ces contrastes et nuances subtiles, les différentes publications du moment se font l’écho, même au-delà de la seule année 1943, attestant que la poésie, y compris en traduction, fut sans doute la 5e arme inattendue (la presse en ayant été la 4e selon E. Gravensten22) de ce second conflit mondial.