La nouvelle américaine contemporaine face au bref : à propos de David Foster Wallace et William Gass

DOI : 10.56078/atlantide.1200

Resúmenes

La nouvelle, lit-on souvent, dirait le rapport qu’entretiennent nos sociétés contemporaines à la temporalité – un rapport marqué par la fugacité, la rapidité et l’évanescence. Si la volonté de lier nouvelle et rationalisation du temps ne semble en rien propre à notre époque, il nous faut considérer une pratique nouvellistique qui, aux antipodes de la microfiction, joue toutefois à mettre en crise la tension caractéristique du genre entre concision et profusion, au profit de cette dernière. À partir de quelques lectures de William Gass et David Foster Wallace, nous inspecterons les propriétés rhétoriques et stylistiques d’écritures qui choisissent de décliner les modalités de l’excès et du temps long. Nous verrons comment cet autre art du bref bâtit une véritable logique littéraire de la productivité interprétative, qui corrèle le temps passé à « travailler » à la lecture d’un texte au plaisir que l’on peut retirer d’avoir relevé ce défi herméneutique. Leurs nouvelles, souvent touffues, réticentes à expliciter et à conclure, invalident ainsi toute approche consumériste de la brièveté textuelle – une indiscipline tant philosophique qu’épistémologique qui exploite pleinement la labilité de la forme.

The short story has often been said to reflect how modernity—and more specifically our contemporary societies—interact with temporality, within contexts frequently described as marked by evanescence, transience and rapidity. While this coupling between a rationalized temporality and the short story genre might in fact be decades old, this paper chooses to inspect a certain brand of short fiction that resolutely goes against the grain of brevity (as typified today by flash fiction for example) in order to renegotiate the balance between economy and profusion, to the advantage of the latter. With a particular focus on the modalities of excess and length in selected passages from the shorter works of David Foster Wallace and William Gass, the present essay will try to show how interpretative productivity is being correlated in their texts with the amount of time spent on naturalising their demanding styles. Often prone to indeterminacy and convolution, their prose therefore dismisses any consumerist approach to brevity—a stance which appears both subversive and exploratory of the form itself.

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Il est intéressant de noter que la prospérité de la nouvelle a souvent été expliquée par sa supposée adéquation avec l’air du temps. Dans le champ littéraire, la nouvelle ferait ainsi écho au rapport qu’entretiennent nos sociétés à la temporalité : celui-ci serait intimement marqué par la rapidité, l’intermittence et l’évanescence de stimuli et de sentiments qui s’amoindriraient au profit d’un rythme socio-économique toujours plus effréné. Le morcellement moderne de l’écriture, à l’œuvre depuis la poétique romantique du fragment jusqu’à la mise à l’honneur de l’éclatement du texte par les modernismes du XXe siècle, aurait ainsi pour prolongement contemporain l’amenuisement toujours plus avancé de la forme-nouvelle, comme peut l’illustrer aujourd’hui le dynamisme de la flash-fiction1. On peut citer en guise de préambule l’écrivaine sud-africaine Nadine Gordimer, qui abordait en 1968 dans The Kenyon Review la question de l’adéquation entre modernité et nouvelle de la sorte :

The short story is a fragmented and restless form, a matter of hit and miss, and it is perhaps for this reason that it suits modern consciousness—which seems best expressed as flashes of insight alternating with near-hypnotic states of indifference. (Gordimer, 1968, p. 460)

Cette description, qui place en définitive de façon assez conventionnelle la force épiphanique au cœur du projet nouvellistique, dialogue admirablement avec les propos que G.K Chesterton tenait à propos du genre dès 1906, dans son ouvrage sur Dickens :

Our modern attraction to the short story is not an accident of form; it is a sign of a real sense of fleetingness and fragility; […] We have no instinct of anything ultimate and enduring beyond the episode. (cité dans Shaw, 1983, p. 17)

À l’aube du tournant moderniste, Chesterton suggère ainsi que la nouvelle figure la fugacité et l’instabilité de l’époque par l’évanescence de son propos comme de son effet. Cette osmose entre forme brève et modernité ferait alors aujourd’hui de la nouvelle, dans le contexte de circulation des flux qui est le nôtre, l’une des formes littéraires les plus adaptées à notre économie de marché, et ce dès la fin du XIXe siècle2 – de la production en série à la consommation de masse, en passant par la reproductibilité de l’œuvre évoquée par Benjamin et la mécanisation de la société, jusqu’à la déstabilisation des cadres référentiels et le décloisonnement des frontières de notre monde globalisé. Ces diverses facettes de notre modernité contribueraient dès lors à faire de la nouvelle ce genre pressé3, en symbiose avec une société dont tous les rythmes se seraient accélérés, et qui privilégierait la condensation du sens comme de la forme. C’est du moins ce qui transparaît des propos de certains éditeurs français, tels que les rapportait Catherine Grall dans son étude sur nouvelle et brièveté : la nouvelle entrerait effectivement en résonance avec notre monde empressé et productiviste – preuve en est, nous disent-ils, qu’une nouvelle peut être lue le temps d’un trajet de métro4. La nouvelle serait alors de facto ce genre du transit et du transitoire : on pense ici notamment aux « distributeurs d’histoires courtes » installés depuis 2015 dans les villes de Grenoble et Paris par la start-up française Short Edition afin de distraire les citadins de l’attente dans les transports en commun et les lieux publics (le lecteur peut généralement choisir le temps de sa lecture grâce à trois boutons : une, trois ou cinq minutes. Il obtient ensuite gratuitement une bandelette de papier semblable à un ticket de caisse où est imprimée une histoire d’une longueur correspondant à la durée choisie). Outre le caractère savamment promotionnel du dispositif, on voit ici que la nouvelle est appropriée par l’économie culturelle comme une modalité de l’interstitiel et du prosaïque : on comble le temps, devenu trop précieux pour être perdu, avec la lecture d’une forme brève entre deux trains quotidiens.

En somme, et pour le dire un peu vite, la nouvelle s’inscrirait avec aisance dans la rationalisation capitaliste du temps, si l’on suit la logique des discours esquissés jusqu’ici. Pour les écrivains eux-mêmes d’ailleurs, le choix de la nouvelle peut se révéler être celui de cette rentabilité temporelle face à l’exigence de nos responsabilités diverses ; des nouvellistes aussi révérés que Raymond Carver ou Alice Munro ont à plusieurs reprises déclaré avoir choisi la nouvelle tout simplement par manque de temps. La nouvelliste canadienne se confiait ainsi à The Atlantic en 2013 :

So why do I like to write short stories? Well, I certainly didn't intend to. I was going to write a novel. And still! I still come up with ideas for novels. And I even start novels. But something happens to them. They break up. I look at what I really want to do with the material, and it never turns out to be a novel. But when I was younger, it was simply a matter of expediency. I had small children, I didn't have any help. Some of this was before the days of automatic washing machines, if you can actually believe it. There was no way I could get that kind of time. I couldn't look ahead and say, this is going to take me a year, because I thought every moment something might happen that would take all time away from me. So I wrote in bits and pieces with a limited time expectation. Perhaps I got used to thinking of my material in terms of things that worked that way. And then when I got a little more time, I started writing these odder stories, which branch out a lot. But I still didn't write a novel, in spite of good intentions. (Munro, 2013)

Carver avançait quant à lui en 1982 des raisons similaires :

During [the] ferocious years of parenting, I usually didn’t have the time, or the heart, to think about working on anything very lengthy. The circumstances of my life, “the grip and slog” of it, in D.H. Lawrence’s phrase, did not permit it. The circumstances of my life with these children dictated something else. If I wanted to write anything, and finish it, and if ever I wanted to take satisfaction out of finished work, I was going to have to stick to stories and poems. The short things I could sit down and, with any luck, write quickly and have done with. (Carver, 2009 [1982], p. 740)

Ainsi, la nouvelle aurait partie liée avec la notion de rapidité, volontiers intégrée à l’imaginaire culturel postmoderne, mais également avec la notion de contrainte. Car si, dans le contexte nouvellistique, la contrainte peut donc être temporelle, rappelons qu’elle est avant tout éditoriale, ce qui est proprement constitutif du genre d’après Bruno Monfort (1992, p. 158) : la nouvelle ne peut faire livre, et elle est donc la plupart du temps soumise au régime polytextuel de sorte que son sort est très concrètement indexé à l’évolution des modes de publication. L’excellente santé de la nouvelle européenne et américaine au XIXe siècle est par exemple le corollaire du développement de la presse, tout comme l’incroyable hybridité actuelle des formes et la diversité des longueurs textuelles sont aujourd’hui permises par la révolution numérique. Le débit et l’instantanéité des informations qu’Internet charrie ont pour conséquence une flexibilité des formats et des appellations génériques : il n’y a pas simplement un amenuisement du textuel, mais plutôt une élasticité générale des bornes éditoriales sous l’effet de la numérisation du monde. Ainsi, dans l’espace textuel numérique, la flash fiction cohabite aujourd’hui confortablement avec le long read, et l’essor concomitant de ces deux formes procède en partie de la distension de leurs limites et de leur essence. À l’heure d'un remodelage fondamental des circuits de transmission et de circulation du sens, le texte n’a ainsi plus lieu de la même façon, ce qui infléchit nécessairement la nature et la durée de nos lectures.

Il semble donc, depuis Le Décaméron et au gré des évolutions technologiques, que l’on ne cesse de redire la modernité de la nouvelle. Dans le même mouvement, la brièveté a elle aussi été vue à bien des reprises comme le reflet d’un certain Zeitgeist, forcément porteur de modernité. Adrian Hunter fait notamment état de ceci à propos de la période moderniste :

In the classic accounts of the short story—by Bowen, H.E Bates, and Frank O’Connor—one repeatedly encounters the idea that the short story is somehow ‘up to speed’ with the realities of modern life. Bates, for example, citing Bowen, claims that the form is ‘a child of this century’ in the same way that cinema is. […] In this respect it is the literary form readily adaptable to the experience of modernity and the accelerated pace of life […]. It is for this reason too that Bates thinks the short story has played so prominent a part in the literature of America in an age where people are ‘talking faster, moving faster, and apparently, thinking faster’. (Hunter, 2007, p. 3)

La rapidité comme attribut de la modernité fait partie des topoï culturels du tournant du XXe siècle, dans le sillage de la révolution industrielle ; ceci expliquerait pourquoi la forme brève est conçue dans cette citation comme une sorte d’émancipation de la pensée littéraire. Il est intéressant de noter qu’à l’inverse, la révolution numérique est aujourd’hui considérée par d’aucuns comme responsable de l’étiolement de nos capacités de concentration et de notre temps disponible, notamment pour de longues plages de lecture. Dans une interview accordée à The Paris Review en 2001, la nouvelliste américaine Lorrie Moore prenait justement le contre-pied de cette conception qui nous inviterait à corréler trop à la hâte la longueur d’un texte, le temps de lecture qu’il requiert et par conséquent la complexité qu’il serait censé receler. D’après Moore au contraire, nous ne prenons plus le temps de lire des nouvelles, précisément car ces dernières nécessitent l’attention et la concentration indivises qu’Edgar Allan Poe appelait déjà de ses vœux dans son célèbre article « The Philosophy of Composition » face au texte bref. Moore explique ainsi :

There’s a lot of yak about how short stories are perfect for the declining public attention span. But we know that’s not true. Stories require concentration and seriousness. The busier people get, the less time they have to read a story. (Though they may have a narcotizing paperback novel in their purse. This is not their fault.) Shockingly, people often don’t have a straight half hour of time to read at all. But they have fifteen minutes. And that is often how novels are read, fifteen minutes at a time. You can’t read stories that way. (Moore, 2001)

C’est en gardant à l’esprit ces remarques d’ordre général, et plus particulièrement celles de Lorrie Moore, que l’on souhaite évoquer succinctement la pratique nouvellistique de deux écrivains américains contemporains, David Foster Wallace et William H. Gass5. Leurs nouvelles généreuses et protéiformes semblent en effet frappées du sceau de l’aporie générique : se distinguant par des écritures foisonnantes, saturées, débordantes mais non pas moins enserrées dans les bornes physiques de la nouvelle, leur pratique nouvellistique se heurte à la conception canonique d’un genre que l’on peine à définir autrement que par la brièveté qui le régule censément en tous points – tout aussi relative que puisse être cette notion par ailleurs.

Ainsi, chez Wallace, le style est logorrhéique et souvent jargonnant, s’embourbant volontairement dans des boucles réflexives qui viennent dire les inspections tortueuses du soi. Ces dernières rappellent à leur tour les méandres de la voix chez Gass, dont le traitement est comparable aux discours narratifs modernistes ; l’équilibre déjà précaire entre description et narration en finit phagocyté au profit de constructions métaphoriques qui privilégient la progression variationnelle, plutôt que téléologique, du texte. Par ailleurs, chez Gass, on observe de fréquents morcellements des nouvelles (en sections et chapitres, parfois coiffés d’un titre ou bien numérotés) ainsi qu’un recours récurrent à la syntaxe de la liste, le tout dans une prose poétique soigneusement stylisée. Ces divers dispositifs tissent chez nos auteurs une trame du ressassement, qui aspire à l’infini textuel, et dont le pendant narratologique est l’impossibilité de tout sentiment de complétude narrative. Le corps de leurs nouvelles instaure de la sorte une poétique de l’interrogation et de la réticence du texte à se clore et à circonscrire ses significations, au profit d’une écriture placée sous le signe de la variabilité, de la dilution et de l’ouverture.

Les deux auteurs sollicitent ainsi plusieurs outils qui visent véritablement à ralentir tant la diégèse que le travail herméneutique du lecteur, parmi lesquels le déploiement d’une rhétorique de l’obstruction, en l’occurrence par la liste ou le jargon. Car le cisèlement du dispositif descriptif dont fait invariablement montre leur prose menace souvent de dégénérer, saturant le texte en une pulsion graphomane qui pourra oppresser le lecteur. Prenons en guise d’illustration le cas de « Mister Squishy », la nouvelle qui ouvre le recueil de Wallace intitulé Oblivion, paru en 2004. Véritable immersion dans le monde hypocrite et déshumanisé d’un grand groupe industriel (The Mister Squishy Company), la nouvelle met en scène un analyste marketing qui conduit une étude de marché auprès d’un panel-test de consommateurs, en vue de la commercialisation d’un nouvel en-cas chocolaté appelé « Felony ! ». Le petit gâteau est ainsi décrit :

A domed cylinder of flourless maltilol-flavored sponge cake covered entirely in 2.4mm of a high-lecithin chocolate frosting manufactured with trace amounts of butter, cocoa butter, baker’s chocolate, chocolate liquor, vanilla extract, dextrose, and sorbitol (a relatively high-cost frosting, and one whose butter-redundancies alone required heroic innovations in production systems and engineering—an entire production line had had to be remachined and the lineworkers retrained and production and quality-assurance quotas recalculated more or less from scratch), which high-end frosting was then also injected by high-pressure confectionery needle into the 26×13mm hollow ellipse in each Felony!’s center (a center which in for example Hostess Inc.’s products was packed with what amounted to a sucrotic whipped lard), resulting in double doses of an ultrarich and near-restaurant-grade frosting whose central pocket—given that the thin coat of outer frosting’s exposure to the air caused it to assume traditional icing’s hard-yet-deliquescent marzipan character—seemed even richer, denser, sweeter, and more felonious than the exterior icing, icing that in most rivals’ Field tests’ IRPs and GRDS was declared consumers’ favorite part. (Wallace, 2008, [2004], p. 6)

(Un cylindre de génoise sans farine et édulcorée au maltilol, bombé et intégralement recouvert de 2,4 mm d’un glaçage au chocolat riche en lécithine contenant traces de beurre, beurre de cacao, chocolat pâtissier, pâte de cacao, extrait de vanille, dextrose et sorbitol (un glaçage relativement coûteux, et dont les redondances en beurre avaient nécessité à elles seules des innovations héroïques au plan des systèmes et techniques de production – il avait fallu rééquiper toute une chaîne de fabrication et reformer les ouvriers et recalculer les quotas de production et d’assurance qualité à partir de zéro ou presque), lequel glaçage haut de gamme était aussi injecté dans l’ellipse creuse de 26 x 13 mm au centre de chaque Petit Délit à l’aide d’une aiguille pâtissière à haute pression (un centre qui dans les produits Hostess Inc., par exemple, était bourré de l’équivalent sucré d’une crème de saindoux), avec pour résultat une double dose de glaçage ultrariche qualité quasi-restaurant dont la poche centrale – puisque l’air donnait à la fine couche extérieure l’aspect pâte d’amandes dure mais décadente des glaçages traditionnels – semblait par contraste encore plus riche, plus dense, plus sucrée, et plus délictueuse que le glaçage extérieur, glaçage qui à en croire les QPI et les RDRG des Tests de terrain de la concurrence était la partie favorite du consommateur.)6 

Ce passage, presque aussi indigeste que semble l’être le gâteau, est caractéristique de la prose wallacienne : sa syntaxe, dénuée de verbe principal, est serpentine et volontiers pompeuse ; il exhibe nombre de polysyllabiques et de mots composés, de termes jargonneux à la précision qui semble superflue (« high-pressure confectionery needle into the 26×13mm hollow ellipse in each Felony ») ou même de néologismes (« sucrotic7 »). Ici, le processus descriptif semble spécifiquement indiquer au lecteur son incompétence sémantique et scientifique dès l’abord. La liste qui ouvre l’extrait fait bien évidemment écho à celle des ingrédients sur l’emballage d’un produit industriel, mais il est nécessaire d’obtenir davantage de précisions de la part du narrateur pour que ces mentions deviennent proprement significatives : tous ces ingrédients forment de fait un glaçage de qualité assez coûteux à produire, finit-on par nous expliquer (« a relatively high-cost frosting »), ce qui constitue l’information la plus productive pour notre compréhension – difficile en effet de supposer que la communauté de lecteurs possède nécessairement les compétences spécialisées lui permettant de comprendre que la présence de sorbitol implique celle d’un glaçage appétissant et onéreux, ou bien qu’il puisse se remémorer instantanément le goût du maltilol. À force de précision au service de ce réalisme intransigeant, les éléments descriptifs deviennent obturateurs du sens. En somme, la description ne cherche pas tant à se consacrer entièrement à la caractérisation du gâteau qu’à dessiner un certain rapport à la connaissance – et l’on touche ici à un phénomène tout à fait récurrent chez Wallace : celui de la mise en œuvre autotélique d’un savoir et du lexique qui s’y rapporte. À ce propos, Philippe Hamon (1993, p. 13) spécifie que « décrire, ce n’est jamais décrire un réel, c’est faire la preuve de son savoir-faire rhétorique, la preuve de sa connaissance des modèles livresques […] ». D’où l’hypothèse suivante du chercheur :

Toute description est peut-être, sous une forme ou sous une autre, une sorte d’appareil métalinguistique interne amené fatalement à parler des mots au lieu de parler des choses, et cela du fait de l’importance donnée d’une part au lexique du travail (lexique d’autres savoir-faire technologiques), d’autre part au travail sur le lexique (savoir-faire de l’écrivain). (Hamon, 1993, p. 78)

Ce rapport au « travail », nous explique Hamon, place de facto le lecteur dans la position du spécialiste et pose dès lors la question de la lisibilité. Le texte peut en effet choisir de se mettre en scène herméneutiquement afin de faciliter la compréhension de ce lexique du travail (en glosant, en explicitant, en proposant des équivalences) afin de resémantiser par rétroaction les termes illisibles pour le lecteur. Mais lorsque le texte choisit de ne pas ou de peu faire ce travail de facilitation, la description polarise alors la situation d’énonciation, et le lecteur peut se sentir rejeté par le texte. La description saturée devient ainsi chez Wallace un véritable instrument du scriptible d’une part, mais également de l’ironie d’autre part, en proposant en creux une satire des discours spécialisés de notre culture occidentale. Ce rapport au savoir comme au lecteur participe indéniablement d’une poétique de l’excès qui vient redessiner les contours de la nouvelle, devenue elle aussi le réceptacle générique d’une certaine forme d’immodération contemporaine, que l’on aurait pu penser plus à son aise dans le genre romanesque (et en particulier dans le roman-monde tel que théorisé par Tiphaine Samoyault – celui de Joyce ou de Pynchon par exemple).

Il faut dès lors interroger la portée transgressive de cette écriture de l’excès qui se soumet pourtant à un régime générique physiquement restreint : symptôme d’une pratique nouvellistique hétérodoxe8, celle-ci détourne les exigences de clarté et de concision qui garantiraient supposément l’efficacité du discours, a fortiori nouvellistique. Afin de résoudre ce paradoxe apparent, il faut admettre, à la suite de Bruno Monfort (1992, p.156), que la brièveté matérielle de la nouvelle (la contrainte physique de son format de publication polytextuel) et sa brièveté stylistique (son degré relatif de concision langagière) ne procèdent pas l’une de l’autre : en somme, la nouvelle n’est pas brève parce que sa langue est minimaliste, et inversement. Nous opérons néanmoins fréquemment ce raccourci en français, du fait de notre tendance à recouper de façon synonymique le court et le bref, comme le rappelle utilement Gérard Dessons (1991, p.3) : l’adjectif « court » ne possédant pas de substantif, on a tôt fait de convoquer celui de « brièveté » pour y remédier. Ce court-circuit sémantique peut être d’autant plus malencontreux dans le contexte des lettres américaines si l’on prend en considération l’œuvre nouvellistique des figures tutélaires du XXe siècle que furent Hemingway et Carver, célèbres plumes de l’écriture « blanche » pour reprendre l’expression de Barthes : il est en effet tentant pour le critique d’homogénéiser le récit bref américain d’après-guerre et d’en faire à la suite de ces auteurs un art de la perte et de l’économie, ce qui rend de fait problématique l’appréhension de nos auteurs au sein du canon nouvellistique américain.

En ce sens, la description wallacienne se révèle être un véritable instrument de subversion par le style, qui fait par ailleurs écho chez Gass à une pratique d’une même ambivalence générique, celle de la liste lexicale. Prenons pour exemple un extrait de « Soliloquy for a Chair » (parue dans Eyes, recueil publié en 2015), dont le récit se déroule dans un salon de coiffure tenu par plusieurs coiffeurs-barbiers, parmi lesquels un dénommé Walter. La narration est toutefois prise en charge par l’un des sièges pliants du salon, qui y raconte sa vie de chaise en métal et rapporte les services que propose le coiffeur par le menu aux clients qui franchissent le seuil de la boutique, à l’instar du passage suivant :

Hey honey bunch . . . hey handsome little guy . . . welcome to Walter’s, home of all your desires. You want a part, a perm, ringlets, or a razor cut . . . an Afro? How about I give you a texture treatment? Hey, you want bangs, do you dearie, a beehive, or a blowout?—oh man, oh madam, right here—bob or bowl or buzz cut — you’ll find their picture on row five—along with a bouffant doodoo…how about we do it up in a bun, then? So many choices, like chocolates, boxed by the letter B; maybe a Caesar, a comb-over, what say? You’re getting a little thin on top—no?—like a pond in a woods—no? —all right, no pond, no woods, maybe a few cornrows, a crew cut? We can just flat-out crop it off, straightaway give it a Croydon facelift (you know, that’s a topknot); how about trying the curtained style, devil and dreadlocks, ducktails ass or a ducktails flail? It’s just hair, my darling, how can you get so fussy? Okay honey, okay handsome, did you ever consider a Dutch braid, the false hawk, or the feathered look? All the rage; let’s give you a finger wave then, a fishtail, a flattop, flipflop, French twist, fringe cut. . .or how about half a ponytail, half an updo? No? So you’re that sort, a Hime cut, what say, okay? . . . Hi-top with a fade . . . (Gass, 2015, p. 182)

Salut mon chou… Salut mon beau p’tit gars… Bienvenue chez Walter où tous tes désirs sont des ordres. Tu veux une raie, une permanente, des accroche-cœur, une coupe au rasoir…une afro peut-être ? Et si je te faisais un traitement de texture ? Alors, mon chéri, dis-moi c’est bouclés que tu les veux, en bataille, en brushing ? – oh oui, m’sieur, oui, madame, vous êtes au bon endroit, en balayage, au bol, boule à zéro – tu peux regarder sur l’image, rangée numéro 5 – avec des bouffants terribles… et si je te les remontais en banane, hein ? Tellement de choix, comme les chocolats, avec un B en guise de boîte ; peut-être bien un truc à la César alors, ou bien à la Calvitius, quelque chose qui couvre, qu’est-ce t’en dis ? T’en as plus guère sur le caillou là-haut, pas vrai ? – genre étang dans les bois – non ? Bon d’accord, pas d’étang, pas de bois, des cornes plaquées peut-être, une coiffé-décoiffé, un crêpage ? On pourrait aussi juste nous moissonner tout ça, faire tout de suite dans le lifting de banlieue (tu sais, le bouton de soupière…) ; et si on essayait le court classique, les cornes du diable, le carré effilé, le col de canard ou le catogan? C’est que des cheveux mon chéri, pourquoi t’es difficile comme ça ? D’accord mon chou, d’accord mon joli, t’as pas déjà songé à une frange hollandaise, une fantaisie ou une froissée? Super tendance ; laisse-moi te modeler des crêtes, ou te faire une guerrillère pour forces spéciales, une garçonnière, un gonflage, un grunge, une gypsy… et si on disait une pompadour, ou une demi-queue ? Non ? C’est pas ton genre ? Ben, une queue de rat, alors, un saut du lit, qu’est-ce que t’en dis ?... et un plateau plaqué, en dégradé…9

Le principe ordonnateur de cette liste s’affiche aisément puisque le paragraphe est organisé selon le principe du répertoire, comme le suggère la phrase : « So many choices, like chocolates, boxed by the letter B ». Notons dans ce segment que la typographie en romaines, et non en italiques comme le reste du passage, indique vraisemblablement un changement d’interlocuteur (la parole passant ici très vraisemblablement de Walter au client, assailli par la kyrielle de propositions du coiffeur qui semble occupé à commenter un catalogue de photographies). L’ordination poétique du passage s’impose avec d’autant plus de netteté que la phrase nous invite à inspecter les motifs graphématiques de la mise en liste : outre les premiers termes mentionnés, qui mélangent allitérativement le /p/ et le /r/ tout en sollicitant le graphème <a> (« a part, a perm, ringlets, or a razor cut . . . an Afro? »), s’ensuivent effectivement des noms de coiffures réunis par le phonème /b/ (« you want bangs, do you dearie, a beehive, or a blowout? […] bob or bowl or buzz cut […] along with a bouffant doodoo. . . how about we do it up in a bun, then »). Le reste de la liste se met alors malicieusement en branle au fil de l’alphabet10, et ces déclinaisons alphabétiques montrent que le plaisir de la liste chez Gass est bien celui du lexicographe, qui collectionne les mots avec avidité, si ce n’est avec boulimie. Mais ce plaisir est également celui de la gymnastique vocale (et plus généralement corporelle) du lecteur qui choisirait de lire la liste à voix haute. Comme le dit Gass lui-même :

Lists are finally for those who love language, the vowel-swollen cheek, the lilting, dancing tongue, because lists are fields full of words, and roving bands of and. Life itself can only be compiled and thereby captured on a list, if it can be laid out anywhere at all, especially if you are a nominalist. (Gass, 1985, p. 120)

Au-delà de son acception philosophique11, le terme de nominalisme semble recouvrir plus simplement ici une inclination pour les substantifs, et notamment pour le plaisir physique qu’ils procurent, celui de la sensation des mots en bouche lors de l’articulation. La mise en liste s’apparente ainsi souvent chez Gass à une invitation à faire résonner les mots, entre autres afin de les soulager de leur devoir de représentation abstraite – à contester en somme le silence de l’écrit. C’est le plaisir associatif de l’allitération et de l’assonance qui préside donc à ces listes ; ce plaisir crée la jouissance de l’énumération, et la liste devient alors un jeu acoustique plus que référentiel.

On peut dire ainsi de cette liste qu’elle possède une certaine puissance d’objectivation du signifiant, qui instaure en son cœur un véritable effet déréalisant. Cette déréalisation est la marque de l’intransitivité de la liste, qui dissocie dire et objet et vient dès lors accentuer la musicalité du verbe, ce que Genette (1969, p. 151) nomme la « dégrammaticalisation » de la langue, fondamentalement constitutive de la poésie selon lui. L’outil-liste érode ainsi la référentialité du signe par son abondance même ; en ce sens, il nous semble lui aussi incarner la concaténation paradoxale entre brièveté et longueur de ces formes nouvellistiques « courtes-longues » : la liste est tant une manifestation de la copia que celle d’un contre-style, d’un désir de dire par la parataxe et le fragment, venant s’ajouter aux procédés instigateurs de cette subversion générique comme de cette submersion sapientielle. La volonté qu’arbore la liste de cataloguer l’abondance du réel peut dès lors se doubler d’une angoisse qui serait particulièrement propre à notre modernité : celle que la liste, dans son expression du nombre quasi infini d’objets qui nous entourent, finisse par nous engloutir. Bernard Sève défend notamment cet argument : le moteur inavoué de la liste serait aujourd’hui celui d’un certain conservatisme mémoriel, nostalgique d’une époque où le catalogage du monde semblait bien plus réalisable, quand bien même il demeurait tout aussi impossible – c’est aussi ce dont témoignent les grammaires de la liste chez Gass :

La liste contemporaine n’est pas seulement narcissique, elle est aussi nostalgique. À certains égards, elle satisfait un désir d’encyclopédie devenu impossible à combler. Diderot pouvait encore, au milieu du XVIIIe siècle, diriger seul l’Encyclopédie, la contrôler de bout en bout […]. De telles entreprises ne sont plus possibles aujourd’hui […]. La liste culturelle contemporaine, dans ses formes littéraires et non littéraires […], est potentiellement chargée d’une valeur inattendue : la préservation d’un monde qui s’émiette – le paradoxe étant que la liste est, dans son concept, émiettement et discontinuité. La liste contemporaine est une tentative pour ressaisir non pas tant l’unité du monde et du savoir que le sens de cette unité. La liste, dans sa souplesse, peut être à la fois critique ludique de l’encyclopédie et succédané nostalgique de l’encyclopédie. (Sève, 2010, p216-217)12

Si cette manifestation de l’encyclopédisme semble chez Gass servir le plaisir de l’oralité et de la sensualité, elle semble plutôt nourrir chez Wallace le bonheur de l’acrobatie syntaxique et érudite, davantage tourné vers la cognition ; en tout état de cause, on assiste néanmoins dans les deux cas à une nécessaire modulation de la lecture : il nous faut naviguer à vue dans ces textes qui choisissent de ne pas offrir de linéarité réglée et mesurée mais exigent une (re)lecture intensive afin d’en percer les principes esthétiques. Ces phénomènes de saturation peuvent par ailleurs rappeler l’acception photographique de ce terme, où l’on accentue au maximum le chromatisme d’une teinte pour rendre la couleur plus présente, plus vive. Outre les stimulants plaisirs de ces lectures ardues, ces phénomènes traduisent une attitude singulière au langage, dessinant une sorte de pulsion de monstration face à l’altération supposée des signes : comme si la linéarité de l’écriture ne pouvait pleinement communiquer la force du signifié, il faut alors noircir la page autant que possible afin que le propos s’impose à notre esprit, s’y imprègne, qu’il persiste sur notre rétine en un mécanisme rappelant parfois davantage l’iconographique que le linguistique. Ce dernier serait condamné pour sa part à aligner les uns après les autres des signifiants que certains chantres de la pensée postmoderniste ont pu estimer, si ce n’est vides de sens, du moins menacés d’épuisement, et qu’il faudrait donc réactiver afin qu’ils puissent efficacement éveiller l’imagination du lecteur.

Toujours est-il que la pratique du récit bref chez Gass et Wallace exploite pleinement l’ambivalence entre les pôles de la profusion et de la concision que la brièveté textuelle met fondamentalement en tension, comme le notait Pierre Testud :

[La brièveté] représente toujours une tension entre la formulation lapidaire douée de toutes les puissances du « court-circuit » et l’amplification oratoire ou lyrique ; entre le danger de l’obscurité et celui de la redondance ; entre le désir de dire toute une vie en une phrase et celui de ne dire qu’un instant dans tout un discours. (Testud, 1991, p. iv)

C’est en cela que la nouvelle « courte-longue » équivaut à une disposition singulière de la pensée : en abritant des univers fictifs qui ne sont pas gouvernés stricto sensu par le bref, elle entretient un certain rapport au temps qui vient interroger la règle, le langage et la temporalité de l’écrit et des genres. Aussi nos deux auteurs nous invitent-ils à nous délecter de la précision qu’offre une observation lente et attentive des textures de la représentation, tout en renvoyant à l’intransitivité du médium littéraire par leur exhortation à la finesse des discours et des détails. Si l’instauration de ce temps long rend bien justice à l’essence formelle du texte, on peut effectivement considérer que cette attention soutenue exigée du lecteur participe d’un propos métadiscursif plus général sur la réception artistique : le portrait de Lecteur Modèle13 (Eco, 2003, p. 295) qui ressort en creux de ces nouvelles nous apparaît façonné dans le rejet de toute consommation passive, impatiente et superficielle de la matière littéraire. L’attention et le temps long offrent plutôt au lecteur la possibilité de refamiliariser des fictions hautement défamiliarisantes, et d’accéder ainsi à l’effet artistique dans toute sa puissance. C’est dans une veine tout à fait similaire que Gass corrèle du moins l’éclosion de l’épiphanie esthétique à ce nécessaire ralentissement du rythme de la fiction, et surtout de la lecture :

You gotta wait, you know, and wait, and wait, and wait, and we just don’t do that sort of thing—the world turns—who has time to wait between two syllables for just a little literary revelation? A lot of modern writers, I remember saying, are writing for the fast mind that speeds over the text like those noisy bastards in motorboats. (Gass, 1977)

Cette incitation à la lenteur et à la patience est rendue explicite par l’intense travail herméneutique que sollicitent les textes. Indispensables pour que les nouvelles cèdent leurs plaisirs, les efforts soutenus du lecteur visent à écoper un style souvent excessif afin que le quantitatif se mue en qualitatif. Les auteurs bâtissent ainsi une véritable éthique lecturale, où travail herméneutique et plaisir esthétique deviennent fortement proportionnels. Ce rapport de proportionnalité entre plaisir et labeur est fréquemment de mise dans le discours critique de Wallace par exemple – à l’occasion d’une interview avec Larry McCaffery, ce dernier déclarait ainsi :

[…] « serious » art is more apt to make you uncomfortable, or to force you to work hard to access its pleasures, the same way that in real life true pleasure is usually a by-product of hard work and discomfort. (Wallace, 1993, p. 128)

Bien d’autres dispositifs nous invitent à devenir des lecteurs besogneux labourant sciemment les textes, à l’instar des structures narratives que l’on pourrait dire asymptotiques. Si cet autre aspect nécessiterait tout un développement à part entière, mentionnons tout de même ici que nombre de récits chez Gass et Wallace proposent en effet plusieurs lignes diégétiques qui feignent de se rejoindre mais ne le font jamais, au profit d’une insistance perpétuelle sur le déroulement des processus. Pour reprendre l’exemple de « Mister Squishy », Wallace décrit ainsi de façon alternative l’ascension d’un gratte-ciel par un inconnu en chaussures ventousées alors que des industriels vantent à l’intérieur dudit bâtiment les bienfaits du snack chocolaté « Felony ! » au panel de consommateurs, sans jamais que les deux fils narratifs ne confluent. Un troisième enjeu se dessine également au fil de la lecture : l’analyste-marketing projette visiblement d’empoisonner les gâteaux destinés au groupe-témoin à l’aide de doses indétectables de ricine ou de toxine botulique. Ces motivations funestes figurent une pulsion haineuse et destructrice qui, ironiquement, ne scelle pas plus que les autres fils diégétiques le sort de la narration – le trope morbide surgit ainsi de façon menaçante sans pour autant se déployer pleinement alors que les digressions incessantes du texte confirment ce même refus de clôture. En plus de leurs stratégies de saturation, les nouvelles mettent ainsi souvent en œuvre leur propre échec conclusif, en prônant une grammaire du différé et de l’incomplétude partout présente.

Difficile donc de ne pas voir dans ces poétiques de la saturation comme dans ces impossibles dénouements une invitation métatextuelle à lire lentement, afin de laisser éclore l’impression artistique au fil de détails tout aussi minutieux qu’ils peuvent parfois sembler superfétatoires. Le traitement descriptif et temporel des nouvelles nourrit alors subtilement l’exigence de ce que nous avons appelé leur éthique lecturale : les textes jouent sans cesse sur les effets de ralentissement ou de stase, cognitifs comme narratifs, dans le but d’accroître leur réticence, refusant de se livrer dans toute leur lisibilité. En jouant avec notre horizon d’attente de lecteurs de nouvelles, volontiers régulé par l’épiphanique et le synthétique, cet autre art du bref peut se lire en creux comme une satire de l’ubiquité et de l’accessibilité de nos modes de communication et de transmission du sens. Se déploie par conséquent une esthétique à contre-courant, qui place au cœur de son projet l’attention et le temps long par le biais d’une renégociation du temps de lecture. Il est vrai que l’on pourrait considérer cette tendance comme quelque peu conservatrice, si ce n’est réactionnaire, face à une modernité exaltant aujourd’hui la brièveté comme libératrice – une inclination qui ne semble pas forcément être celle de Wallace lorsqu’il acquiesce par exemple aux propos de l’écrivain Richard Powers, à l’occasion de cet échange avec John O’Brien :

O’Brien: What pleasure do you derive from writing?
Powers: For me it’s connection—the pleasure of an expansive, long-ranging dinner conversation, […] the pleasure of being able to live in a frame of time that the rest of life conspires to annihilate.
O'Brien: So it's the time that you're writing?
Powers: Ideally, and on the very best days, it's no time at all, it's simply breaking the constraints of time and physical constraint.
Wallace: That's a beautiful way to put it. My experience of it is just that the good days are when you look up and it's just way later than you thought it could be. (Burn & Wallace, 2012, p. 119)

La forme « courte-longue », dans son rapport de disproportion et de déstabilisation, désamorce ainsi toute tentation narcotique chez le lecteur. Avec une véritable conscience de la forme, nos auteurs bâtissent une logique littéraire de la productivité interprétative, qui corrèle le temps passé à « travailler » à la lecture d’un texte au plaisir que l’on peut retirer d’avoir relevé ce défi herméneutique. En ce sens, leurs nouvelles, souvent touffues, réticentes à expliciter et à conclure, invalident toute approche consumériste de la brièveté textuelle. Cette réserve devient alors le contre-pied d’une attention dégénérative et de la passivité spectatorielle, en mettant le lecteur face au défi de l’art de façon réflexive et réfléchie.

Bibliografía

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Wallace David Foster (2008 [2004]), Oblivion, Londres, Abacus.

Notas

1 On entend généralement par flash fiction des proses brèves comptant moins de cinq cents mots environ ; voir à ce sujet les productions promues par la revue Flash, hébergée par l’université de Chester ; en français, on pense également aux Microfictions de Régis Jauffret, ouvrage paradoxalement monumental puisque constitué d’à peu près mille pages de fictions qui n’excèdent pas une à deux pages pour la plupart. Pour une vue d’ensemble sur la question du très bref en langue anglaise, voir Charles Holdefer, « How Short Is Short? », Journal of the Short Story in English, 62, printemps 2014, 149-161.

2 À noter que les concepts de circulation et de flux sont fondamentalement constitutifs de notre modernité pour nombre de penseurs actuels ; voir par exemple Arjun Appadurai, Modernity at Large, Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1996.

3 La formule est empruntée à Pierre Tibi : « Pressée, la nouvelle cherche l’essentiel, le significatif dans la friction des extrêmes » (Tibi, 1988, p. 27) ; Liliane Louvel avait déjà choisi d’intégrer cette élégante expression au titre de l’un de ses articles : « Figurer la nouvelle : notes pour un genre pressé ».

4 Voir le premier chapitre de l’ouvrage de Catherine Grall, Le Sens de la brièveté : à propos de nouvelles de Thomas Bernhard, de Raymond Carver et de Jorge Luis Borges, Paris, Honoré Champion, 2003.

5 Pour davantage de détails que ne pourra en fournir cet article sur l’esthétique générale des deux auteurs, on pourra consulter les quelques références suivantes : pour Wallace, les travaux de Clare Hayes-Brady (The Unspeakable Failures of David Foster Wallace: Language, Identity, and Resistance, 2016), Stephen Burn et Marshall Boswell (notamment Understanding David Foster Wallace, 2003, et A Companion to David Foster Wallace Studies, 2013) et David Hering (David Foster Wallace: Fiction and Form, 2016) ; pour Gass, ceux de H.L Hix (Understanding Willian Gass, 2002), Arthur Saltzman (The Fiction of William Gass: The Consolation of Language, 1986), Watson Holloway (William Gass, 1990) et Claire Maniez (William Gass : l’ordre de la voix, 1996).

6 Traduction de Charles Recoursé. Wallace David Foster, (2004/2016), « Mister Squishy », L’Oubli [Oblivion], Paris, L’Olivier, p. 13.

7 L’adjectif « sucrotic » n’est pas référencé par l’O.E.D, et son usage est quasi inexistant outre quelques contextes très spécialisés (généralement pharmaceutiques), d’où notre choix de le qualifier ici de néologisme. L’adjectif est dérivé de « sucrose » (le saccharose en français), ici préféré à « sweet » ou à « sugary » donc. À noter que Wallace récidive puisque Infinite Jest, roman phare (et roman-monde/monstre) de Wallace, contenait déjà la variante adverbiale du mot : « Mrs. Clarke gets to put on her floppy white chef’s hat and just go sucrotically mad, out in West House’s gleaming kitchen. » (Wallace, 1997 [1996], p. 380).

8 Nous reprenons ici à notre compte l’expression utilisée par Chiara Licata lors de sa conférence sur les « long short stories » d’Alice Munro dans le cadre du colloque « Formes brèves et modernité » qui s’est tenu à Nantes en janvier 2017.

9 Traduction de Marc Chénetier. Gass William (2017/2015), « Soliloque pour siège pliant », Regards [Eyes], Paris, Cherche midi, coll. Lot 49, p. 238.

10 Suivent en effet des termes agencés autour de la lettre <c> et de sa transcription en /s/ ou /k/ (« a Caesar, a comb-over » ; « maybe a few cornrows, a crew cut? We can just flat-out crop it off, straightaway give it a Croydon facelift » ; « curtained style »); s’y greffent ensuite des termes dominés par le phonème /d/ (« devil and dreadlocks, ducktails ass or a ducktails flail? » ; « a Dutch braid »). La liste se clôt sur le phonème /f/ (« the false hawk, or the feathered look? […] let’s give you a finger wave then, a fishtail, a flattop, flipflop, French twist, fringe cut ») puis /h/ (« a Hime cut, what say, okay?... Hi-top with a fade ») Les termes du champ lexical de la coiffure sollicitant le <e> et le <g> et/ou leurs transcriptions phonétiques ne sont apparemment pas suffisamment nombreux – du moins, l’auteur ne semble pas avoir voulu se frotter à cette difficulté.

11 Le TLFi propose entre autres : « 1) (Philo. Classique) Doctrine d'après laquelle les idées générales ou les concepts n’ont d'existence que dans les mots servant à les exprimer. 2) (Philo. Moderne) Doctrine d’après laquelle la science a pour objet, non les choses elles-mêmes, mais les énoncés relatifs aux choses, les mots au moyen desquels nous les désignons. » (http://www.cnrtl.fr/lexicographie, consulté le 24/06/2017)

12 Cette impression que le savoir nous engloutit, que nous sommes limités dans nos aptitudes mémorielles par l’abondance livresque du monde, a néanmoins toujours existé d’après Ann Blair, qui nous le rappelle dans Too Much to Know, Managing Scholarly Information before the Modern Age (Yale University Press, 2010).

13 Nous reprenons ici l’une des catégories employées par Umberto Eco dans De la littérature.

Para citar este artículo

Referencia electrónica

Sigolène Vivier, « La nouvelle américaine contemporaine face au bref : à propos de David Foster Wallace et William Gass », Atlantide [En línea], 9 | 2019, en línea desde el 01 juillet 2019, consultado el 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=1200

Autor

Sigolène Vivier

achève actuellement une thèse de doctorat en littérature américaine à Sorbonne Université, à propos des nouvelles de Steven Millhauser, David Foster Wallace et William Gass. Ses travaux de recherche portent de façon plus large sur le récit bref américain, principalement contemporain. Agrégée d’anglais, elle est rattachée au laboratoire VALE (EA4085) de Sorbonne Université, où elle enseigne également.

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