En mars 2011, les épisodes dramatiques ayant eu lieu dans la région japonaise de Fukushima ont incité à repenser les catégories épistémologiques qui permettent de penser la catastrophe, car plus que l’immédiateté du désastre, c’est la dispersion dans la biosphère des particules radioactives de la centrale qui nous oblige à prendre en compte son effet étendu, global. La catastrophe désigne traditionnellement un bouleversement brutal, intense, spectaculaire, aux effets dommageables. Le choix des mots est d’ailleurs important : toujours dans le cas de Fukushima, les implications terminologiques d’expressions comme catastrophe, incident, accident ou cataclysme sont loin d’être les mêmes et font peser des responsabilités diverses : parle-t-on d’un désastre d’origine naturelle (un séisme, un tsunami), humaine (une erreur technique), technologique (l’utilisation de substances dangereuses), idéologique (le productivisme capitaliste, l’anthropocentrisme) ou un bien malencontreux — même si hautement prévisible — amalgame de tous ces facteurs ?
L’étude du fait littéraire dans la catastrophe ou de la représentation des catastrophes dans la littérature n’est pas nouvelle : comment est né le concept de catastrophe ? comment écrire la catastrophe ? qu’écrire après une catastrophe ? pour qui ? quelle portée psychologique, historique, éthique ou esthétique ? Autant de questions qui ont déjà été très travaillées, que ce soit dans les études artistiques, littéraires, philosophiques ou anthropologiques (voir Mercier Faivre, Thomas, 2008). La question qui se pose toutefois aujourd’hui, à une époque où la crise environnementale s’impose non seulement comme un problème majeur et global, mais aussi comme un paradigme substantiel, est celle de l’ontologie même de la catastrophe. Si le traitement littéraire, pictural ou cinématographique des catastrophes écologiques met plus souvent l’accent sur la dimension théâtrale, soudaine, instantanée de celle-ci, la crise écologique nous invite à repenser en même temps l’intensité, la fréquence et l’échelle des catastrophes. La crise environnementale nous fait en effet passer « du monde des Modernes, ouvert et infini, rythmé par l’immédiateté du présent, à un nouveau monde : celui de la biosphère, à nouveau clos et resserré, caractérisé par un allongement du temps de l’action [...], un monde confronté à une accumulation de finitudes et de limites, touchant aussi bien l’environnement planétaire que nos capacités de compréhension et d’action » (Bourg, Whiteside, 2010).
C’est à travers la démarche (éco)poétique de l’écrivain taïwanais Wu Ming-yi (Wú Míngyì 吳明益)1 et de deux de ses romans en particulier : Les Lignes de navigation du sommeil (Shuìmián de hángxiàn 睡眠的航線 , 2007) et L’Homme aux yeux à facettes (Fùyănrén 複眼人, 2011) que nous proposerons une réflexion sur la manière dont la conscience écologique induit un nouveau regard sur les conceptions de temps, d’espace et d’échelle qui naissent des catastrophes, et du fossé que ces dernières creusent entre la vitesse du temps humain et la lenteur des destructions environnementales2. Nous nous pencherons tout d’abord sur l’appareil terminologique que nous proposons d’utiliser afin de mener cette étude, en introduisant les concepts d’« Anthropocène », d’« hyperobjets » et de « violence lente » qui tentent de répondre au besoin de reconfigurer les outils d’analyse de la création éco-poétique contemporaine. Dans un second temps, nous analyserons la manière dont Wu Ming-yi entreprend de considérer la guerre (ici la Seconde Guerre mondiale) comme une catastrophe écologique élargie à toutes les sphères des êtres vivants. Dans une dernière partie nous étudierons le traitement littéraire par l’auteur d’un produit évocateur de la crise anthropocénique : le vortex de déchets du Pacifique Nord.
1. Des concepts pour l’étude de la littérature à l’ère de l’anthropocène
En 2000, le géochimiste Paul J. Crutzen émettait l’hypothèse selon laquelle nous serions entrés depuis le crépuscule du XVIIIe siècle dans une nouvelle ère où l’activité humaine serait devenue la force dominante du système géologique terrestre, symbolisée par l’augmentation des concentrations de dioxyde de carbone et de méthane à l’échelle du globe (voir Crutzen, 2007, p. 141-148). L’Anthropocène, qui succéderait donc à l’Holocène, marquerait le début d’une période où l’action anthropique (industries, agricultures, déforestation, urbanisation, surpêche, épuisement des ressources fossiles, accumulation des déchets...) sur les systèmes terrestres serait devenue la contrainte dominante, devant toutes les autres forces naturelles qui avaient prévalu jusqu’alors.
Bien que cette époque géologique putative qui reconnaît l’influence prépondérante de l’homme sur l’écosphère terrestre n’ait pas encore été officiellement admise dans l’échelle des temps géologiques, nombre de scientifiques, médias, philosophes et artistes de tout poil s’en font régulièrement l’écho. En réalité, ce qui importe davantage que sa validité scientifique, c’est le bouleversement paradigmatique provoqué par cette hypothèse. Le néologisme d’« Anthropocène » dévoile les rapports existant entre des sphères multiples supposées homogènes et imperméables telles que la science, l’éthique ou bien l’esthétique. En d’autres termes, l’irruption récente de ce concept dans les études scientifiques, philosophiques, et même littéraires, a pour conséquence de bousculer les schémas établis de la fragmentation de la connaissance3.
Le paradigme anthropocénique a pour implication ontologique l’idée que tout phénomène naturel ne peut plus se situer hors de la sphère d’influence de l’action humaine. L’Anthropocène désigne donc l’existence d’un monde où le non-humain se retrouve enveloppé dans l’humain, et inversement, il n’est plus possible de parler de deux entités distinctes de « nature » et « culture ». Difficile en effet de rattacher exclusivement à l’une de ces deux catégories les nuages radioactifs de Tchernobyl, les chiens errants des grands centres urbains, les parcs zoologiques, les OGM, les insecticides ou encore les vortex de déchets des océans Pacifique et Atlantique. En certifiant que les pratiques et les idéologies humaines sont devenues des manufactures de risques et d’individus hybrides, l’Anthropocène montre la fin des « externalités », ce terme dont les économistes affublaient encore il y a peu les dégradations environnementales, mais aussi « l’océan, l’atmosphère, les populations vivant en-dehors des “pays développés”, et, par-dessus tout, le futur » (Clark, 2013, p. 82)4.
Des catastrophes comme celles ayant eu lieu à Bhopal, à Tchernobyl, sur les côtes de Bretagne ou à Fukushima ne sauraient donc se limiter à des accidents techniques : elles s’avèrent aussi avoir des causes et des conséquences économiques, politiques, sociales, environnementales, culturelles... L’existence de phénomènes tels que la radioactivité, la pollution océanique ou les marées noires, dépendant autant de facteurs humains (accidents industriels, de navigation, etc.) que naturels (vents, marées, courants, etc.) démontrent que les catastrophes ne sont jamais seulement naturelles ou seulement artificielles.
Timothy Morton appelle ces phénomènes singuliers de l’Anthropocène des « hyperobjets », qu’il entend comme ces objets tentaculaires massivement distribués dans le temps et l’espace tels que la radioactivité, le réchauffement climatique ou la pollution des océans, autant d’objets dont nous ne faisons que rarement l’expérience directe et qui invitent à repenser nos modèles de mesures et d’échelles des catastrophes (voir Morton, 2013, passim.). Il s’agit dès lors de prendre conscience de la répartition des catastrophes écologiques dans un rapport à l’espace et au temps nécessairement mobile et qui s’inscrit dans une durée qui transcende notre conception de l’ici et du présent. Morton va même jusqu’à proposer que « la conscience écologique se fasse sans le présent » (Morton, 2012, p. 234-235).
C’est pour mieux appréhender ce nouveau rapport au temps induit par les catastrophes/hyperobjets à l’ère de l’Anthropocène que Rob Nixon propose pour sa part le concept de « violence lente ». Selon Nixon, la violence lente est « une violence qui se produit progressivement et hors de notre vue, une violence de destruction retardée dispersée dans le temps et l’espace, une violence qui n’apparaît pas toujours comme une violence. » (Nixon, 2011, p. 2). Reprenant des exemples comme ceux la pollution chimique, l’érosion des sols mais aussi les conséquences écologiques des différentes guerres au Moyen-Orient, Rob Nixon porte son interrogation sur la manière dont la littérature narre et représente les catastrophes lentes et longues tant dans leur conception que dans leur déploiement aux sphères humaines et non-humaines, à une époque où les médias et même certains discours environnementalistes ne jurent que par le spectaculaire.
2. La seconde guerre mondiale comme catastrophe écologique ?
L’une des sources d’inspiration de la réflexion proposée dans ce travail est la préface rédigée par l’écrivain taïwanais Yang Zhao (Yáng Zhào 楊照) à l’édition originale de L’Homme aux yeux à facettes. Empruntant l’expression « banalité du mal » à Hannah Arendt, qu’il interprète quelque peu différemment de son utilisation par Arendt, Yang Zhao parle de « banalité de la destruction », soit l’idée que la quotidienneté de la violence écologique faite à un lieu donné, si rapide soit-elle en termes géologiques, idée qui n’est pourtant jamais assez théâtrale pour faire la une des journaux ou la joie des productions hollywoodiennes. Yang Zhao perçoit chez Wu Ming-yi un travail sur « la répétition, la permanence, le silence et l’ubiquité » de la destruction écologique. Il explique ainsi que « l’accent n’est pas mis [dans le roman] sur le spectacle de la catastrophe, mais sur la façon dont les hommes se retrouvent en fin de compte toujours contraints d’affronter ce spectacle empreint de la même banalité. » (Yang, 2011, p. 7)
Nous supposons toutefois que cette réflexion sur les conséquences ordinaires des dégradations écologiques se trouve en creux dans la majorité des œuvres de Wu Ming-yi, notamment dans Tant d’eau si près de la maison (Jiā lí shuĭbian nàme jìn 家離水邊那麼近 , 2007), recueil de reportages et de réflexions poétiques sur les rivières, les lacs et les océans, mais aussi dès son premier long roman, Les Lignes de navigation du sommeil et jusqu’à son dernier roman en date, Le Voleur de bicyclette (Dānchē shíqiè jì 單車失竊記, 2015).
Les Lignes de navigation du sommeil, roman publié en 2007, tourne autour de deux histoires tout d’abord parallèles puis qui se confondent par la suite. La première est celle d’un jeune journaliste taïwanais vivant à notre époque, dont le sommeil se dérègle et qui part sur les traces de son père dont il n’a jamais vraiment connu l’histoire. La seconde, celle du jeune Taïwanais Saburō durant la Seconde Guerre mondiale, envoyé à l’arsenal militaire japonais de Kōza pour aider à la construction d’avions de guerre. Plusieurs chapitres sont ainsi consacrés au quotidien de la guerre, que ce soit du point de vue du jeune Taïwanais durant son séjour au Japon et de ses parents restés à Taïwan, mais aussi de toute une galerie de personnages divers parmi lesquels Hap, un lieutenant américain incarcéré dans un zoo japonais, un adolescent japonais qui s’avère être Yukio Mishima dans sa jeunesse, et, de façon plus originale, d’êtres vivants non-humains comme « La Pierre », la tortue de Saburō ou un troupeau de buffles…
L’auteur s’intéresse en effet à la pluralité des interprétations des vivants consumés par les flammes de la Seconde Guerre mondiale et la manière dont les vestiges de celle-ci habitent les mémoires contemporaines. Contrairement à d’autres auteurs taïwanais traitant la même période historique, qui entreprennent de réévaluer l’histoire insulaire à la lumière d’une reconstruction identitaire, tantôt exclusivement sino-centrée, tantôt ouvertement taïwano-centrée, le roman de Wu Ming-yi semble davantage intéressé par l’établissement d’une communauté de destins qui ne soit pas reliée par une appartenance nationale mais par le simple statut d’être vivant (humains et non-humains) face au quotidien de la catastrophe. Les destinées de tous les personnages se retrouvent liées entre elles par l’épreuve de la guerre. La présence de discours issus de la science des rêves et du sommeil, de l’écologie, de l’anthropologie, de l’historiographie, de la religion et de la mythologie dans le roman paraît signifier l’entremêlement de la science, du vivant et de l’imaginaire dans l’histoire. Par ailleurs, la prolifération des digressions — parfois très didactiques — sur les bambous, les plantes aquatiques, la mécanique des rêves ou les avions, rappellent plus l’écriture de l’essai littéraire (sănwén 散文) que du roman.
L’horreur de la catastrophe, dans l’étendue de ses conséquences, ne s’arrête pas aux humains : tour à tour, divinités, buffles, tortue, arbres, et mêmes entités non-vivantes (sous-marins, villes, statues, temples, bombes, avions) se retrouvent engagés dans le quotidien des conflits et des bombardements, et nombreux parmi eux sont ceux qui prient dans l’espoir de s’en échapper5. Dans le tout dernier roman de Wu Ming-yi, Le Voleur de bicyclette, que l’auteur présente comme un prolongement aux Lignes de navigation du sommeil et avec lequel les relations intertextuelles sont nombreuses, il est encore question de la Seconde Guerre mondiale et notamment de la Campagne de Bornéo où les forces alliées pilonnèrent les forces d’occupation japonaises. Un chapitre entier y est notamment consacré au confit et aux bombardements tels qu’ils sont vécus par les espèces vivant au sein de la forêt tropicale, et particulièrement un éléphant (l’un des personnages principaux du roman, utilisé comme « moyen de transport » par les troupes japonaises), où on retrouve ce même travail sur la dissolution de toutes les formes de vie et du temps dans la catastrophe de la guerre (voir Wu, 2015, p. 310-325).
Le paysage non plus n’échappe pas aux affres du conflit : dans Les Lignes de navigation du sommeil, le père de Saburō rêve que des arbres de fer jaillissent des rizières et qu’une boule de feu embrase le village, que les habitants sont contraints d’éteindre avec leur propre sang. Comme l’exprime le narrateur, « en temps de conflit, rien ne peut être en dehors du champ de la guerre » (Wu, 2007a/2013, p. 267), ni les bateaux, ni l’océan sur lequel navigue Saburō qui exhale bientôt l’odeur de la guerre :
Les effluves océanes n’étaient plus les mêmes depuis le commencement de la guerre. Si la mer regorgeait auparavant de l’odeur des crabes, des poulpes, des bancs de maquereaux, des récifs coralliens et des volcans sous-marins, elle commença à empester le nitre et les cadavres après le début du conflit. Ces relents finirent par détrôner les autres. La mer avait beau être immense, on aurait dit que la moindre route sur laquelle s’engageait un bateau était en guerre. En période de conflit, les bateaux eux-mêmes ne bénéficient pas de passe-droits, eux aussi doivent affronter la vie et la mort, la chance et la peur. (p. 165-166)
À travers cette reconfiguration relationnelle de la matière historique, l’auteur engage une réflexion sur l’expérience taïwanaise de la Seconde Guerre mondiale dans son équation singulière avec le monde en reconsidérant spatialement l’impact de la catastrophe sur la multitude des vivants et sur les espaces géographiques. Plus qu’un roman historique, le roman se veut l’interrogation globale de la guerre dans la civilisation humaine et son impact sur la terre. La catastrophe dont il est question dans Les Lignes de navigation du sommeil n’est pas à proprement parler une catastrophe écologique, mais on connaît tous les liens qui unissent la guerre aux questions écologiques : la guerre est souvent issue d’une lutte pour un contrôle de ressources naturelles et donne souvent lieu à une destruction de l’environnement couplée à une volonté de détruire l’écosystème d’un peuple ou d’une région, de le couper de son ensemble de relations. Au-delà, c’est aussi l’échelle spatiale de la guerre qui est élargie, de la surface des forêts aux profondeurs océanes. Timothy Morton explique dans son ouvrage The Ecological Thought que « l’art écologique doit apprendre de l’art de la guerre. Dans une situation d’urgence mondiale environnementale, il n’y a pas de lieu sûr » (Morton, 2010, p. 49).
Comme pour relier la catastrophe de la guerre aux désastres écologiques, Wu Ming-yi fait se terminer son roman sur la scène du tsunami ayant frappé l’Asie du Sud-est en 2004 et la manière dont il emporte à son tour des vies, des paysages et des imaginaires :
La tempête qui s’est abattue sur le village a bientôt tout dévasté. Survenue brusquement, la pluie n’a pas cessé de tomber depuis. Lors des accalmies éphémères, on se prend à espérer que la pluie va enfin cesser, mais c’est à ce moment précis que la tempête redouble d’intensité. Le jeune attend tout d’abord silencieusement que la pluie cesse, mais il s’aperçoit très vite qu’il n’a jamais fait l’expérience d’un tel déluge auparavant. Quoi qu’il en soit, il ne sera possible de se prononcer que lorsqu’elle aura cessé. Certains habitants des basses-terres évacuent les rez-de-chaussée et se réfugient aux étages supérieurs. Ils commencent à quitter leurs habitations sur des bateaux pneumatiques, les deux jambes pâles et craquelées pour être restées trop longtemps dans l’eau. Les meubles se délitèrent peu à peu jusqu’à pourrir, l’asphalte de la route se détache comme une peau en mue, la montagne s’écroule pierre après pierre, les jeunes à la tête rasée prolifèrent peu à peu, les fleuves se rapprochent insidieusement et convergent très vite en un seul cours d’eau qui, le cœur satisfait, charrie la boue, les arbres, les cadavres boursouflés des animaux, les maisons, tous les êtres vivants et tous les espoirs de survie, les emportant en silence dans les tumultes de son courant. On voit l’eau amoncelée rayonner d’une lueur scintillante, un halo si rutilant qu’il perce les yeux, tandis qu’une obscurité sans fond semble émaner des profondeurs. (Wu, 2007a/2013, p. 390)
Et alors que se poursuit le ravage des côtes sud-asiatiques, le récit se retrouve entrecoupé des réflexions du narrateur qui suit la retransmission en direct à la télévision taïwanaise de la description des présentateurs feignant la compassion, des expressions froides des experts, de l’oraison terne du nombre de morts et des publicités pour des grandes surfaces qui interrompent les reportages. La description du tsunami s’achève même par une comparaison directe avec la guerre : alors que le narrateur rapporte les nouvelles à sa mère, celle-ci lui répond que pendant la guerre aussi, beaucoup de gens sont morts.
3. L’ère des hyperobjets et le vortex de déchets de l’océan pacifique
Publié en 2011, L’Homme aux yeux à facettes est un roman dont l’action principale se déroule sur la côte est de l’île de Taïwan, dans le comté de Hualien, une région montagneuse bordant l’océan Pacifique et peuplée en partie de communautés aborigènes6. L’événement majeur du roman est l’arrivée d’un gigantesque vortex de déchets du Pacifique qui, suivant les courants marins et les tsunamis de plus en plus fréquents sur l’île à l’époque du récit (dans un futur proche, situé aux alentours de 2020), vient frapper la côte est de Taïwan, sur la plage même où l’écrivaine taïwanaise Alice et son mari Jakobsen ont bâti leur demeure. Avant de s’intéresser aux conséquences ordinaires de la catastrophe sur l’espace et ceux qui l’habitent, il nous semble utile de revenir en quelques mots sur la réalité de ce phénomène.
Car le vortex est bien réel. Aussi connu sous le nom de « soupe plastique » ou de « septième continent », il s’agit d’un gyre subtropical, résultat de l’agglutination de nombreux déchets (principalement plastiques) rejetés en mer depuis plusieurs décennies et regroupés géographiquement à cause des courants marins. Comme le rappelle le chapitre 11 du roman de Wu Ming-yi, la découverte de ce phénomène date de 1997. Il fut pour la première fois observé et décrit par l’océanographe et skipper états-unien Charles J. Moore, avant de faire l’objet de plusieurs reportages de l’organisation Greenpeace. Les conséquences de cette concentration très importante de substances plastiques (six kilos de plastique pour un kilo de plancton !) souvent nocives sont évidentes sur les écosystèmes marins, et surtout pour les animaux (poissons, méduses, tortues, oiseaux marins) qui prennent ces plastiques pour de la nourriture. Des études scientifiques récentes ont confirmé l’ampleur de cette immense galette de détritus qui pèserait plusieurs dizaines de millions de tonnes et s’étendrait sur 3,4 millions de kilomètres carrés (six fois la superficie de la France).
Dans le roman, l’adolescent Atihei échoue sur le vortex peu de temps après son départ de son île natale de Wayo-Wayo, une île micronésienne imaginée par l’auteur. Sur la zone mouvante de la plaque de déchets, Atihei découvre de multiples objets de la modernité (miroirs, sacs plastiques, livres ou images pornographiques) dont il ne connaît pas l’existence, si bien qu’il l’appelle l’île Gesi-Gesi, c’est-à-dire en wayonésien « l’île qu’on ne comprend pas ». Au regard des études effectuées sur le phénomène, il paraît très peu probable que les déchets puissent un jour former une « île » au sens propre. Cependant, ce n’est pas ce qui préoccupe la fiction, et la science-fiction en particulier qui « n’est pas une littérature de la science, mais la littérature des possibles que suggère la connaissance » (Klein, 1978, p. 10). Ce que le roman de Wu Ming-yi, qu’on pourrait effectivement rattacher au genre de la science-fiction, met en jeu, ce n’est pas une anticipation rationnelle, mais un ensemble de virtualités : sociales, politiques, cosmologiques.
La trame du roman s’articule donc autour des destins croisés de plusieurs personnages, dont les histoires individuelles convergent vers la côte est de Taïwan. Parmi elles, celle d’Atihei, qui, après avoir dérivé pendant de longs jours sur le vortex, accoste sur le littoral en même temps que le vortex. Il est recueilli par Alice, une écrivaine taïwanaise, qui a perdu son fils et son mari dans un tragique accident de montagne. Dès lors, les conséquences du désastre engendré par le vortex dépassent largement le cadre de Taïwan et l’on voit dans le roman se lier les destinées de toute une communauté d’individus (humains et non-humains) parmi lesquels des résidents locaux, comme Dahu, conducteur de taxi issu du groupe autochtone bunun (et occasionnellement sauveteur de haute montagne), mais aussi Hafay, ancienne prostituée reconvertie en patronne de restaurant ou bien d’autres, venus par exemple d’Allemagne, du Chili ou de Norvège.
Le vortex est un « hyperobjet » de l’Anthropocène par excellence : produit hautement symbolique des sociétés industrielles et de consommation, son existence et son évolution sont à la fois tributaires des activités anthropiques et des phénomènes marins et géologiques. Le vortex apparaît très erratique dans le roman, il se brise au rythme des courants et des tremblements de terre sous-marins. Dans le roman (comme dans la réalité), le vortex est connu depuis plusieurs décennies, mais les gouvernements nationaux refusent de régler le problème, à la fois pour des raisons territoriales (quels responsables ?) et parce qu’il n’a jamais eu l’éclat d’un désastre imminent. C’est ce en quoi la notion de catastrophe change de sens à l’Anthropocène : comme le dit Beck (voir 2008), en entrant dans la postmodernité (caractérisée par la société du risque), nous sommes désormais conscients des catastrophes probables à venir, qui ne peuvent plus être envisagés qu’à travers un prisme cosmopolitique et non plus seulement en réaction à la catastrophe, mais selon le principe cher à Jean-Pierre Dupuy de « catastrophisme éclairé » (Dupuy, 2004, passim.). Dans le roman, c’est donc ironiquement finalement à Taïwan, lieu de non-représentativité nationale (Taïwan est absent de la plupart des instances internationales) que le vortex finit par échouer.
L’évènement constitué par le vortex tient le rôle d’élément déclencheur faisant prendre conscience de l’altération de l’environnement de la côte. Cependant, comme l’indique Wu Ming-yi à la fois dans L’Homme aux yeux à facettes (2011) et dès Tant d’eau si près de la maison (2007), cette altération s’est installée depuis plusieurs années sans crier gare dans la quotidienneté des habitants de la côte : il prend pour exemple la pollution des rivières, l’urbanisation et l’expropriation des terres agricoles et aborigènes, la proximité d’industries polluantes et/ou toxiques, les grands travaux de voirie (tunnels, autoroutes), le tourisme envahissant ou encore l’architecture dévastatrice... Autant d’épiphénomènes qui participent à la catastrophe ordinaire.
Tout comme la guerre qui n’épargne aucun être ni aucune chose dans Les Lignes de navigation du sommeil, la destruction écologique de la côte et de l’océan décrite dans L’Homme aux yeux à facettes maintient chaque domaine sous son emprise. Émerge alors le besoin de bâtir de nouvelles formes de subjectivité et de communauté sur les ruines du passage du vortex7. Comme en temps de guerre, l’Anthropocène fait entrer tous les êtres et tous les lieux dans l’histoire globale. De même, la catastrophe engendrée par la pollution océanique ne se borne pas à son impact considérable sur l’environnement mais sur les processus d’identification, les modalités d’habitat, et plus généralement, les imaginaires.
La catastrophe vient en définitive redéfinir ce qui relève du commun : les communs sont dans une certaine mesure ce que l’on décide de partager : océan, ressources naturelles, mais aussi espaces mémoriels. Dans le roman, le gouvernement local lance un vaste programme de nettoyage de la côte intitulé « Rendez-nous Formose », en stimulant les sentiments patriotiques des citoyens insulaires. Face à cette impulsion politiquement intéressée, des experts affirment qu’il faudra plus d’un siècle à la côte pour retrouver son « ancien visage ». Le personnage de Dahu s’interroge quant à lui sur cette idée d’« ancien visage » et se demande si le Septième Sisid, le restaurant de Hafay, ne devrait pas lui aussi en faire partie. Dès lors, le vortex, comme métaphore de la globalisation et de la crise environnementale, contribue à élargir les cercles d’identification des personnages, renouvelant leur façon de penser leur habitat et leur voisinage.
Comme dans Les Lignes de navigation du sommeil, le dernier chapitre fait mention d’un tsunami de déchets, qui vient submerger l’île de Wayo-Wayo d’où est originaire Atihei. En quelques secondes seulement, le vortex, fruit d’une accumulation datant de plusieurs décennies, engloutit l’île et tous ses habitants, sort funeste que seuls semblent avoir anticipé Maître-Terre et Maître-Mer, vieux sages de l’île, qui affirmaient ne prétendre à rien d’autre que de « vivre paisiblement dans un petit coin du monde » :
Avec une volonté de fer, le tsunami, telle la lame d’un rabot d’une grandeur incommensurable, projette un nouveau vortex de déchets dans la direction de Wayo-Wayo. En trois minutes et trente-deux secondes de temps, elle rabote la totalité des vivants et des non-vivants de la petite île, les engloutissant à jamais dans l’océan. [...] Quand arrive la marée de déchets, l’un regarde la mer, l’autre lui tourne le dos. Assis chacun à une extrémité de l’île, ils ouvrent grand les yeux. Maître-Mer force tant que du sang s’échappe de ses orbites. Maître-Terre, lui, s’agrippe au sol si fermement que les tendons de ses bras finissent par céder. Leurs corps sont frappés par la vague géante, et, soudain, ils se désagrègent. Malgré leur intense volonté, ils ne peuvent s’empêcher de hurler, à l’agonie. Les maisons, les murs de coquillages, les taylawaka, les yeux magnifiques, les tristes rochers, les cheveux gorgés de sel et toutes les histoires de la mer disparaissent en un battement de cœur. (Wu, 2011/2014, p. 350-351)
La destruction des écosystèmes — ou écocide — s’accompagne donc dans le même temps de la destruction d’un peuple et de sa culture — un cosmocide. De façon quelque peu primitiviste, Wu Ming-yi va même plus loin en reliant la culture « pré-coloniale » de Wayo-Wayo et le monde marin : il raconte que les fils cadets de Wayo-Wayo qui doivent quitter l’île pour cause de surpopulation se transforment en cachalots. À la disparition de l’île, emporté par le tsunami de déchets, Wu donne une explication métaphorique à un phénomène scientifique ordinaire, même si celui-ci est encore difficilement inexpliqué : c’est tout un banc de cétacés qui, désorientés, vient s’échouer sur le rivage chilien. Wu Ming-yi apporte une réponse littéraire magique, presque mythologique, à l’ordinaire des catastrophes : la disparition progressive des îles du Pacifique s’accompagne aussi de celle des mythologies et des imaginaires insulaires.
Dans L’Homme aux yeux à facettes, c’est en somme deux catégories de réfugiés climatiques qui se retrouvent concernés par la catastrophe : tout d’abord, les Wayonésiens dont l’île et toute sa cosmologie se retrouvent englouties par l’île de déchets soulevée par un tsunami et qui n’est en outre pas sans rappeler les périls auxquels ont aujourd’hui à faire face les populations des archipels de la Micronésie, confrontés à la montée des eaux. La deuxième catégorie de réfugiés est celle des habitants de la côte est de Taïwan où vient échouer le vortex, victimes d’un phénomène certes ponctuel et extrême, mais qui subissent en réalité depuis longtemps l’érosion des sols, les éboulements répétés, la multiplication des pluies ou la défiguration du paysage.
4. Ecopoétique et catastrophes continuées
Les romans de Wu Ming-yi proposent une réflexion sur les catastrophes qui, envisagées au prisme de la crise environnementale, s’inscrivent désormais dans une temporalité élargie. À l’ère de l’Anthropocène, la catastrophe apparaît illimitée dans le temps et son attribut principal devient moins son intensité immédiate que son degré d’extension et de nocivité.
À l’instar du vortex, hybride de réel et de fiction, la catastrophe de Fukushima de mars 2011 qui a servi d’introduction à ce travail est l’un des exemples les plus marquants d’hyperobjets ces dernières années et nourrit d’ailleurs depuis lors l’imaginaire écofictionnel en Asie et ailleurs. Pour le vortex de déchets comme pour Fukushima, ce qui fait la spécificité de l’hyperobjet, c’est la manière dont toutes les implications de la catastrophe se sont retrouvées entrelacées, non seulement du fait de la nature relationnelle des écosystèmes, mais aussi du fait des structures mêmes de nos sociétés. L’écrivain Michaël Ferrier (2012, p. 247) parle de la « catastrophe » de Fukushima comme d’« un état d’urgence dont on ne voit pas la fin », une catastrophe « lente, diluée, continuée ».
Par-delà la description spectaculaire des catastrophes, les situations existentielles imaginées dans les romans de Wu Ming-yi nous semblent illuminer les conséquences quotidiennes et continuées des catastrophes, tout en entreprenant de répondre au besoin de bâtir de nouvelles formes de subjectivité, de voisinage et de communauté sur les ruines de ces ravages ordinaires.