Composée, selon Samuel Joseph Borg, entre 1195 et 1205, Aye d’Avignon s’apparente à la chanson d’aventures et pourrait être plus tardive que ne le pense son éditeur (Borg, p. 137) : François Suard, dans la conclusion d’un article récent, dit en effet qu’il ne verrait pas d’inconvénient à situer la composition du texte dans la première moitié du XIIIe siècle ; la proposition est certes plus vague, mais elle a le grand mérite de mieux correspondre aux caractéristiques d’un texte qui manifeste des évolutions repérables ailleurs dans la production épique de cette période. On a affaire de toute évidence à un texte tardif qui, tout en conservant un ressort narratif traditionnel (la rivalité entre deux lignages), propose un récit à rebondissements et accorde à la femme et à l’amour une place que l’on ne trouve pas dans les chansons les plus anciennes (Suard, 2017). Comme d’autres chansons de geste, Aye d’Avignon manifeste une évolution générique que la critique comprend généralement comme une conséquence de l’influence du roman.
Il y a indubitablement quelque chose de « romanesque » dans les tribulations de l’héroïne et dans celles de son mari – Garnier – parti à sa recherche après l’enlèvement de cette dernière, conduite à Majorque par un prétendant empêché dans son projet de mariage – Bérenger, neveu de Ganelon – puis livrée à la garde d’un roi sarrasin – Ganor – qui en tombe amoureux ; dans le dévouement du mari éploré et fidèle qui, apprenant où se trouve l’héroïne, la rejoint en Espagne et se met incognito au service du ravisseur de son épouse pour mieux pouvoir la libérer ; dans la fuite des époux et dans leur retour en France où, enfin réunis, ils engendrent un fils, le petit Gui ; dans le voyage de Ganor à Avignon où il se fait passer pour un pèlerin et où il parvient à enlever le fils d’Aye et de Garnier, qu’il élève ensuite avec affection ; dans le retour de Ganor et de Gui en Avignon des années plus tard, où Aye, devenue veuve, les accueille avec joie ; dans la ruse utilisée par le fils pour obtenir de sa mère qu’elle épouse le roi sarrasin, ce qu’elle finit par accepter, à condition que Ganor se convertisse, ce qu’il fait sans opposer la moindre résistance.
On est loin, sans aucun doute, de la Chanson de Roland ou de la Chanson de Guillaume, et bien sûr plus près de la troisième partie de Raoul de Cambrai par exemple. Cette dernière partie de la chanson, dans laquelle la critique voit un ajout tardif, montre comment Bernier, à l’occasion d’un pèlerinage à Saint-Gilles, est séparé de sa femme Béatrice, qui est enceinte, à la suite de sa capture par Corsuble venu attaquer la ville ; le personnage est emmené en captivité par ce dernier, tandis que l’émir de Cordoue enlève le fils à qui Béatrice vient de donner naissance, donnant par la suite à l’enfant une éducation sarrasine. Béatrice retourne seule à Saint-Quentin, Bernier parvient à retrouver sa liberté, rejoint Béatrice mais souffre de l’absence du fils perdu, qu’il entreprend de retrouver. Sur sa route, Bernier traverse la Gascogne et gagne une ville où Corsuble est attaqué par son ancien allié, l’émir de Cordoue, qui est secondé par un jeune guerrier redoutable, le fils de Bernier – justement. Dans la bataille, le père fait prisonnier le fils, qu’il livre à Corsuble ; puis il le reconnaît et obtient ensuite sa liberté ; les deux hommes rentrent enfin à Saint-Quentin : la famille est réunie.
Ces récits à péripéties, répétons-le, présentent une communauté d’esprit qui leur vaut d’être qualifiés de « romanesques » par la critique. Mais est-ce vraiment là l’effet d’une influence du roman comme genre littéraire ? Poser la question ne vise pas à remettre en cause une thèse largement partagée, mais elle invite à la reconsidérer, et à la préciser : l’influence romanesque ne suffit pas, selon nous, à rendre compte d’évolutions génériques qui peuvent apparaître plutôt comme une exploration ou une expérimentation des potentialités narratives d’un genre épique fortement topique mais dont la matière, les motifs ou les ressorts dramatiques ne sont pas pour autant dépourvus de plasticité. C’est ce que nous voudrions montrer à partir d’une étude d’Aye Avignon, dans le cadre d’une démarche comparative avec deux autres chansons de lignage, Garin le Loherenc d’un côté, une œuvre visiblement conservatrice, et Raoul de Cambrai de l’autre, un texte manifestement évolutif comme le montre largement sa dernière partie, que nous avons résumée plus haut.
Ces trois chansons sont des chansons de lignages, ou mettent en scène des conflits de lignages : dans les trois cas, à l’origine du conflit, on trouve un désaccord ou une rivalité sur une question de mariage. Dans la chanson de geste comme genre, ce qui est premier, ou ce qui préside à la composition, c’est évidemment le conflit ; mais à ce conflit, il convient de donner une cause : ce peut être un manquement aux devoirs réciproques de la vassalité ou un déni de justice de la part du souverain, mais ce peut être aussi, et presque aussi fréquemment, un désaccord au sujet d’un mariage. Si le mariage est ainsi source de conflit(s), c’est qu’il engage bien plus que la simple union entre deux personnes : il est en effet une des trois formes possibles de la circulation des fiefs, avec l’héritage et la conquête ; il est donc, en cela, au cœur des stratégies économiques, sociales et politiques des membres de l’aristocratie féodale. Aye d’Avignon, Garin le Loherenc et Raoul de Cambrai partent d’une même configuration pour enclencher le récit : un (grand) fief perd soudain son seigneur légitime, qui laisse une veuve ou une héritière supposément incapable d’exercer le pouvoir et de remplir les devoirs afférents à la détention d’une telle charge ; il convient donc de marier la veuve ou l’héritière, la main de l’épousée valant jouissance de son fief, ce qu’un vers résume sans fard en guise de commentaire du mariage d’Aye d’Avignon, héritière du fief paternel, et de Garnier de Nanteuil, le dru de Charlemagne, que ce dernier tient à récompenser de ses services :
La fame fu donnee e receüs li fiés. (v. 89)
Le conflit surgit quand un tiers se manifeste pour contester la légitimité ou la possibilité de ce mariage. On a affaire à une configuration récurrente dans sa structure, avec des variations internes possibles – une configuration que Bernard Ribémont qualifie judicieusement « d’embrayage diégétique » (Ribémont, 2017, p. 134)1. Nous avons en effet affaire à un dispositif structurellement conflictuel dont l’élément central est une veuve ou une héritière, laquelle devient l’objet du désir social de personnages masculins aspirant à une élévation de leur condition ou à un renforcement de leur position au sein de la société féodale2.
Aye d’Avignon explore donc à son tour une configuration déjà employée auparavant dans d’autres chansons. Son début reproduit même en grande partie la séquence qui scelle la rivalité entre Lorrains et Bordelais dans Garin le Loherenc : on le sait, dans cette chanson, le conflit est consécutif au mariage un moment projeté entre Garin à l’âge de ses premiers exploits et la très jeune Blanchefleur (elle a sept ans et demi), héritière de la Maurienne, donnée par son propre père à celui qui est venu le défendre contre une invasion sarrasine (Garin le Loherenc, v. 1894-2330). Accepté d’abord dans son principe par le roi Pépin, ce mariage est ensuite contesté par Fromont qui revendique pour lui l’héritière en vertu d’un accord matrimonial avec le roi qu’il n’a pas encore fait valoir. Les deux compagnons deviennent des rivaux, puis des ennemis mortels, comme Garnier et Bérenger dans Aye d’Avignon, le premier épousant une héritière sur laquelle le deuxième estime avoir un droit plus ancien, et encore valide même s’il ne l’a pas exercé jusque-là. Les deux textes présentent de menues différences factuelles certes, mais les ressemblances sont trop étroites et trop nombreuses pour ne pas penser que l’un imite l’autre, et le plus probable, n’en déplaise à Borg, est qu’Aye d’Avignon imite Garin le Loherenc3.
Très vite pourtant Aye d’Avignon s’éloigne de son modèle pour devenir « romanesque », à partir du moment où Bérenger, qui s’était réfugié chez lui après s’être emparé d’Avignon et de l’héroïne, est finalement obligé, assiégé par Charlemagne et Garnier, de prendre la fuite et de se rendre à Majorque, emmenant avec lui la jeune femme. Tout ce qui précède figure peu ou prou dans Garin le Loherenc ou relève de la topique épique relative aux chansons de lignages : compagnonnage rompu, défis et provocations, rixes et guet-apens, trahisons et duels judiciaires, faux serments d’amitié et réconciliations factices, etc. Les mauvais coups ourdis par le lignage de Ganelon se manifestent de surcroît dans des contextes eux aussi topiques, mais de la chanson de croisade cette fois-ci : le guet-apens tendu pour enlever Aye a lieu alors que Charlemagne et Garnier se sont portés au secours d’Anseïs de Cologne attaqué par les Sarrasins ; le siège d’Avignon puis l’enlèvement (cette fois-ci réussi) d’Aye par Bérenger se déroulent une fois de plus pendant que Charlemagne est parti en expédition, mais en Espagne, où il est encore accompagné de Garnier. Bref, les traîtres profitent de l’absence du souverain dans l’exercice de sa fonction de défenseur de la Chrétienté pour se saisir de l’héroïne. Cette dernière est pourtant mariée, et a donc cessé d’être une héritière convoitée pour ce qu’elle représente comme opportunité sociale, économique et/ou politique ; son enlèvement par Bérenger lui confère un statut nouveau, largement étranger à un monde épique originellement tout imprégné du réalisme en vigueur dans la société féodale en ce qui concerne les alliances matrimoniales : elle est devenue d’abord et avant tout un objet de désir, ce que confirmera l’effet qu’elle produit plus tard sur le souverain sarrasin de Majorque qui veut en effet l’épouser après l’avoir vue – projet qu’il entend réaliser dès son retour d’un pèlerinage à la Mecque, enfermant entre-temps l’héroïne dans une tour où viendra la délivrer son fidèle mari.
L’introduction du désir – ou de l’amour – dans une question par ailleurs dominée par la nécessité et l’intérêt est très certainement un effet de l’influence du roman4, mais on notera que le texte ne sort pas de l’espace traditionnel de l’opposition entre les mondes chrétien et sarrasin, opposition caractéristique des chansons de croisade. Mieux que cela : l’enlèvement de l’héroïne et son déplacement vers l’Espagne donnent lieu à la mobilisation d’un fort intertexte rolandien, comme si l’auteur cherchait à renforcer l’inscription ou l’ancrage de sa chanson, au moment où il l’oriente vers un esprit nouveau, dans ce que la tradition épique présente de plus prestigieux ou de plus consacré5.
La suite du récit sera rythmée par les déplacements des divers protagonistes entre ces deux espaces structurants de l’épopée médiévale (monde chrétien vs monde sarrasin) : Garnier rejoint Aye pour la délivrer, puis les époux reviennent en Avignon pour engendrer un fils ; Ganor, de retour de la Mecque, se rend en Avignon et y enlève l’enfant, puis revient chez lui à Aigremore ; après la mort de Garnier (en guerre désormais contre Milon, le fils de Pinabel de Sorrence, qui était, rappelons-le, le champion de Ganelon lors de son procès dans la Chanson de Roland), Ganor et Guy viennent au secours d’Aye réclamée par ce même Milon qui l’a obtenue d’un Charlemagne corrompu. Le récit s’est ainsi divisé en deux « intrigues » : l’une prolonge le ressort narratif initial (après Bérenger, c’est Milon qui revendique l’héritière d’Avignon), l’autre s’articule à la première, mais avec une tonalité « romanesque », Ganor n’agissant pas par intérêt ou nécessité, mais par amour.
On peut sans doute parler de tonalité « romanesque » – nous recourons à cet adjectif parce que la critique le fait régulièrement –, mais il convient de préciser aussitôt que c’est sans intertextualité romanesque. La thématique amoureuse est portée par un personnage de Sarrasin dans un espace géographique qui est topique, spécifique à la chanson de geste et qui le reste jusqu’à la fin. Rien dans le texte ne fait signe vers l’univers du roman, à l’exception de l’amour de Ganor pour l’héroïne, le personnage apparaissant cependant moins facilement comme l’adaptation d’un modèle romanesque que comme un simple pendant masculin du personnage topique de la Sarrasine amoureuse (d’un chrétien), type illustré déjà par Orable dans la Prise d’Orange : c’est dans le fonds épique que puise l’auteur de la chanson pour l’invention de ce personnage, et pas ailleurs.
Que reste-t-il alors de « romanesque » dans Aye d’Avignon ? Des « cascades de péripéties » et des « rebondissements en chaînes » caractéristiques des chansons d’aventures, pour reprendre les expressions de Suard (Suard, 2017, p. 148). Ces péripéties et ces rebondissements tiennent principalement aux pérégrinations des protagonistes entre leurs lieux de résidence, dans un va-et-vient étourdissant : Bérenger et Aye, puis Garnier vers Aigremore ; Garnier et Aye, d’Aigremore vers Avignon ; Ganor seul vers Avignon, qui revient ensuite à Aigremore avec le petit Gui qu’il a enlevé ; Ganor et Gui vers Avignon, au secours d’Aye, où ils se fixent, Ganor venant occuper in fine la place laissée vide par Garnier, après avoir rempli une fonction paternelle auprès de l’enfant du couple. Les personnages se déplacent du nord au sud et franchissent à chaque fois la frontière géographique et culturelle entre Chrétienté et Islam : l’espace traditionnel des chansons de croisade cesse d’être un espace de conflictualité politique et religieuse pour devenir celui de rebondissements spectaculaires, faits principalement d’enlèvements, et de retrouvailles.
On recourt communément à l’adjectif « romanesque » pour qualifier ce type d’actions en cascade, mais la critique – à notre connaissance – n’a jamais établi quel serait le type de romans, au sens générique du terme, qui aurait exercé son influence sur la production épique dite d’aventures.
Peut-être faut-il alors envisager autrement le problème.
Ce que nous venons de faire apparaître au sujet d’Aye d’Avignon vaut aussi pour la troisième et dernière partie de Raoul de Cambrai, que nous avons évoquée en introduction6. L’événement qui enclenche cette partie, c’est le pèlerinage de Bernier et de Béatrice à Saint-Gilles– un pèlerinage au terme duquel la famille composée par le couple et leur enfant nouveau-né se trouve séparée. Les agents de cette séparation, ce sont les Sarrasins, et plus précisément Corsuble, qui emmène Bernier captif, et l’émir de Cordoue, qui enlève le petit Julien, Béatrice devant alors rentrer seule à Ribemont. Le texte conserve, contrairement à Aye d’Avignon, la conflictualité associée à la rencontre des mondes chrétien et musulman, mais il est évident que l’opposition topique des chansons de croisade est utilisée à une fin essentiellement narrative : mettre en œuvre l’événement inaugural de la section de Raoul de Cambrai qui nous intéresse – un événement qui permet et motive, sinon l’ensemble, du moins une bonne partie de ce qui va suivre en termes de récit.
Or cet événement est tout simplement le motif inaugural d’un conte type dûment répertorié par Antti Aarne et Stith Thompson dans leur Types of the Folktale sous le code AT 938, dit Placide-Eustache, et que Claude Bremond a défini comme celui de « la famille séparée »7 (Bremond, 1984). Le schéma en est assez simple : à la suite d’un concours de circonstances malheureux, les membres d’une même famille sont séparés et chacun connaît une destinée particulière, généralement misérable et douloureuse, mais à la fin, par un concours de circonstances cette fois-ci heureux, la famille se trouve réunie. Ce schéma commande de toute évidence les aventures de Bernier dans la troisième et dernière partie de Raoul de Cambrai, la chanson en donnant une illustration simple et littérale. Aye d’Avignon en propose une illustration plus complexe, disloquée et complète à la fois, grâce à un habile jeu de substitution : le couple est d’abord séparé avant de se réunir pour engendrer un enfant ; l’enfant est ensuite enlevé par Ganor qui élève ce dernier ; c’est la mort qui sépare à nouveau le couple (Garnier est tué dans sa guerre contre Milon) et Aye reste seule, avant d’être rejointe par son fils devenu grand et par Ganor qu’elle épouse : la famille séparée est donc bien réunie in fine, Ganor occupant la place de Garnier, en vertu d’un phénomène de substitution préparé par sa fonction paternelle auprès de Gui depuis son enlèvement alors qu’il était nouveau-né8.
Il apparaît que le conte type AT 938 – et c’est capital pour la question que nous posons dans le cadre de cet article – a été très largement exploité par les auteurs de chansons de geste tardives : on le retrouve dans la Reine Sibille, la Naissance du chevalier au Cygne, Doon de la Roche, Beuves de Hantonne, ou bien encore Jourdain de Blaye9. Le succès du conte type de la famille séparée s’explique sans aucun doute par les péripéties, les rebondissements et les pérégrinations aventureuses qu’il permet : son rendement narratif et émotif est grand, et le recours important qui en est fait témoigne indiscutablement d’une évolution (partielle) du genre épique à la fin du XIIe siècle et surtout dans la première moitié du XIIIe siècle, mais il est un peu rapide de considérer cette évolution comme une influence du roman comme genre, ce que suppose l’emploi de l’adjectif « romanesque » pour qualifier la matière du récit. Pour ce qui est du roman, on ne trouve guère en effet qu’Apollonius de Tyr et Guillaume d’Angleterre qui soient construits sur le conte type de la famille séparée, le premier, si l’on en admet l’existence, remontant au mieux au milieu du XIIe siècle10, le second ayant été composé au début du XIIIe siècle11. En revanche, on pourrait poser que roman et chanson de geste connaissent en même temps une évolution similaire, marquée par l’apparition, à la fin du XIIe siècle, et plutôt au début du XIIIe siècle, d’œuvres qui se distinguent des précédentes et qui forment un ensemble relativement homogène en termes de récit et d’inspiration, le « roman gothique » d’un côté (Louison, 2004), la « chanson d’aventures » de l’autre (Suard, 2012, p. 105 et suivantes).
La question est vaste et complexe, et mériterait évidemment un complément d’enquête. Ce qui compte pour notre propos, c’est le succès d’une structure narrative – un conte type – venue de loin et qui se trouve actualisée, sous des formes différentes, à travers un certain nombre d’œuvres épiques, dont Aye d’Avignon et la troisième et dernière partie de Raoul de Cambrai. L’espace duel des chansons de croisade a été senti dans les deux cas comme propice à une mise en œuvre d’un conte type qui suppose des déplacements, des éloignements et des retrouvailles ; il y avait une adaptabilité de cet espace duel à la structure narrative du motif de la famille séparée, et les auteurs ont tiré parti de cette adaptabilité d’une façon qui renouvelle le genre épique sans le dénaturer.
Revenons pour finir à Garin le Loherenc, une chanson qui apparaît par comparaison comme conservatrice. Le conflit de lignages fait la matière d’un récit au sein duquel les temps de paix constituent autant d’ellipses temporelles. La rivalité entre Bordelais et Lorrains se poursuit d’une génération à une autre, la mort de Bègue puis de Garin ne marquant pas la fin d’une histoire dont Fromont ne saurait être le vainqueur, et l’on sait que ce qui reste inachevé dans Garin le Loherenc se poursuit justement dans une « continuation », Gerbert de Metz. La rivalité entre lignages reste enfermée dans le même espace ; pour durer, elle se prolonge alors dans le temps, dans une répétition entretenue par la succession des générations, alors que dans Aye d’Avignon, elle se dilate dans l’espace, et d’une habile façon : elle est maintenue ou continuée (Milon, après Bérenger, revendique l’héroïne en mariage), mais elle est résolue autrement, par l’introduction du conte type de la famille séparée, lequel s’articule à la problématique de la transmission du fief et de la continuité dynastique, sans créer de rupture ou de renversement, car in fine, c’est bien Gui, le fils de Garnier et d’Aye, qui sera l’héritier d’Avignon. Là où, comme dans Garin le Loherenc, il n’y a que de la linéarité (répétition du même dans la succession des générations), Aye d’Avignon ajoute de la circularité, celle-là même que veut la structure narrative d’un conte type dont la situation finale retrouve la situation initiale.
Aye d’Avignon n’est certainement pas la plus « romanesque » des chansons de geste composées à la fin du XIIe siècle ou au cours du XIIIe siècle (voir par exemple, et très simplement, Huon de Bordeaux) mais elle permet de s’interroger sur l’emploi d’un adjectif qui exprime peut-être davantage une réception moderne du texte épique médiéval qu’une influence réelle, à l’époque de sa composition, du roman comme genre. Traditionnelle dans sa thématique (une chanson de lignages) et dans son ressort narratif (la rivalité autour d’une héritière), Aye d’Avignon manifeste un renouvellement qui respecte les caractéristiques du genre et qui, mieux que cela, puise dans ces mêmes caractéristiques pour mettre en œuvre l’élément principal de ce renouvellement, à savoir le recours à un conte type au fort rendement narratif, et pour cette raison largement employé dans d’autres chansons de geste de la même période. Ce conte type suppose un éloignement des principaux membres de la famille séparée et des déplacements de leur part dans un espace ouvert et vaste – il suppose un ailleurs par rapport au lieu où se noue l’action. Dans Aye d’Avignon, mais aussi dans Raoul de Cambrai (ou encore dans Maugis d’Aigremont), cet ailleurs est topique : c’est celui des Sarrasins, qui deviennent parfois même les agents de la séparation. L’auteur d’Aye d’Avignon ne cherche donc pas à transgresser les frontières génériques entre roman et chanson de geste, mais il s’emploie à faire passer et repasser aux principaux personnages, dans un sens et dans un autre, les frontières géographiques entre les mondes chrétien et sarrasin, d’une façon qui ne les mêle pas, mais qui plutôt les fige dans leur identité première : Bérenger, le fils de Ganelon, épouse une Sarrasine et rejoint le monde auquel le prédestinait la trahison de son père ; Garnier meurt, mais il est remplacé par Ganor, un Sarrasin qui se convertit, et qui est en grande partie son double, dans un dédoublement qui permet à l’action de se déployer au plus large, avec ses péripéties spectaculaires et ses rebondissements en cascade. La chanson de geste puise donc dans ses propres ressources pour se renouveler, sans emprunter grand-chose au roman comme genre.