La poésie de René Char comme source de traduction et de création intellectuelle chez Giorgio Caproni et Vittorio Sereni

DOI : 10.56078/atlantide.1639

Résumés

L’article porte sur les traductions et les réécritures de la poésie de René Char (1907-1988) faites par Giorgio Caproni (1912-1990) et Vittorio Sereni (1913-1983). Nous mettons en relation la traduction et la réécriture dans le cadre du rôle culturel multiforme de ces deux auteurs, à savoir la fonction de poète-critique-traducteur. D’abord, nous parcourons toutes les traductions de Char faites par Caproni et par Sereni ainsi que leur histoire éditoriale complexe. Puis, après avoir évoqué l’influence de Char sur les poétiques de Caproni et de Sereni, nous analysons les poèmes originaux dans lesquels les deux auteurs italiens mentionnent ou réécrivent Char. Cela nous permet d’observer deux différentes manières de réécrire et de resémantiser la poésie de Char lorsqu’ils se servent de celle-ci et de leurs propres traductions comme une source de création.

This paper examines the translations and rewritings of the poetry of René Char (1907-1988) by Giorgio Caproni (1912-1990) and Vittorio Sereni (1913-1983). It compares translation and rewriting in the context of the multifaceted cultural role of these two authors, i. e. the function of poet-critic-translator. First, the paper reviews Capron’s and Sereni’s translations of Char and their complex editorial history. Then, after discussing Char’s influence on Caproni’s and Sereni’s poetics, it analyses the original poems in which the two Italian authors mention or rewrite Char. This reveals two different ways of rewriting and re-semantising Char’s poetry when they use his verses and their own translations as a source of creation.

Plan

Texte intégral

Les années 1950-1980 marquent une période fondamentale en ce qui concerne la diffusion de la poésie française en Italie. En effet, pendant ces décennies, des projets éditoriaux fondamentaux voient le jour. Ces projets impliquent souvent la participation de nombreuses personnalités majeures de la scène poétique italienne en tant qu’éditeurs et traducteurs. Dans cet article, nous tâcherons de démontrer que cette circonstance éditoriale nous permet de considérer ces parutions comme des sources de création à la fois critique et artistique et non pas seulement comme des simples opérations de traduction.

Afin d’analyser la complexité de ces projets autour de la traduction, nous prendrons en examen deux cas emblématiques. Nous étudierons les traductions et les réécritures de la poésie de René Char (1907-1988) faites par deux poètes italiens, à savoir Giorgio Caproni (1912-1990) et Vittorio Sereni (1913-1983). Dans notre analyse, nous mettrons en relation la traduction et la réécriture par le rôle culturel multiforme de ces deux auteurs. Nous nous occuperons aussi de l’écriture critique de ces derniers, dès lors que Caproni et Sereni réfléchissent également en prose sur la poésie de René Char et sur les enjeux de la traduction poétique.

En premier lieu, nous prendrons en considération toutes les traductions de Char faites par Caproni et par Sereni afin de parcourir synthétiquement l’histoire éditoriale complexe de ces parutions. Ensuite, après avoir évoqué brièvement l’influence de Char sur les poétiques de Caproni et de Sereni, nous analyserons les poèmes originaux dans lesquels les deux auteurs italiens mentionnent ou réécrivent Char. Ainsi, la comparaison entre Caproni et Sereni nous permettra d’identifier et de comprendre deux manières différentes d’opérer en tant que poètes-critiques-traducteurs.

1. Caproni et Sereni : deux « poètes-critiques-traducteurs »

À partir de la seconde moitié du XXe siècle en Italie, une nouvelle figure émerge avec vigueur dans le paysage littéraire, à savoir celle de l’intellectuel qui est à la fois poète, critique et traducteur. Il convient de relire un extrait du critique Pier Vincenzo Mengaldo qui, en 1978, avait déjà compris l’importance de ce nouveau rôle au sein de la culture littéraire de la Péninsule :

Da questo punto di vista [scil. la tentative de trouver un équilibre entre européisme et identité nationale], il diffondersi delle traduzioni poetiche d’autore è inscindibile dal formarsi di una figura di poeta in cui il mestiere lirico si dirama in una più complessa attività di intellettuale militante ed è quasi costituzionalmente accompagnato e doppiato dal continuo esercizio della funzione « metapoetica » in tutte le sue forme. Non è in causa semplicemente, in breve, la contiguità di poeta e traduttore, ma l’affermarsi di un tipo di operatore che è insieme poeta, traduttore e critico […]. (Mengaldo, 1978, p. XXXII)1

Cette correspondance entre plusieurs rôles ne constitue pas une coïncidence due à une rencontre accidentelle entre des artistes assez éclectiques. Nous estimons que cela marque plutôt la naissance d’une nouvelle forme d’acteur culturel au sein du paysage à la fois littéraire et éditorial. Il s’agit, en effet, d’« operatori culturali »2 qui prennent la fonction d’« intermediari fra sistemi letterari diversi »3 (La Penna, 2003, p. 298). Les circonstances historiques ne peuvent que favoriser l’émergence de ce nouvel acteur hybride. D’une part, le poète-critique naît avec la modernité littéraire, puisque celle-ci introduit la réflexion métapoétique comme conditio sine qua non : ce que l’on appelle la perte du mandat social du poète incite ce dernier à se poser constamment la question de sa propre légitimité en tant qu’écrivain (Curi, 1999, p. 36-37 ; Mengaldo, 2003, p. 16-17). Cela encourage naturellement l’écriture critique et les contaminations entre prose et poésie. Cette exigence devient d’autant plus pressante à partir de l’Après-Guerre, lorsque la question de l’engagement littéraire occupe une place centrale au sein du débat culturel. D’autre part, l’émergence du poète-traducteur est également favorisée par l’essor que le marché éditorial connaît à cette époque. Il s’agit d’une période marquée par la présence d’intellectuels au sommet des maisons d’édition, ce qui leur permet d’orienter le marché (Ferretti, 2004, p. 38-45 ; Zinato, 2011, p. 76-77). De surcroît, la démocratisation de l’accès à la culture promeut la création de nouvelles formes de revenus, accentuant l’insertion des intellectuels dans le marché, dont le marché éditorial (Cataldi, 1994, p. 145-146 ; Luperini, 2005, p. 17-18).

Or, les circonstances que nous avons esquissées mènent à la création d’un nouveau modèle d’intellectuel et, par conséquent, à de nouvelles formes d’écriture hybridées. C’est pourquoi l’écriture poétique, la théorie littéraire et la pratique de la traduction deviennent trois champs interconnectés, comme le montrent parfaitement les exemples de Giorgio Caproni et de Vittorio Sereni. En effet, non seulement la traduction et l’écriture poétique originale s’influencent mutuellement, mais l’activité de traduction nourrit aussi l’écriture critique qui se sert de la création en vers pour mettre à l’épreuve ces principes. Nous pouvons observer tout cela dans un cas assez emblématique de l’histoire poétique de la seconde moitié du XXe siècle, à savoir la production autour de l’œuvre poétique de René Char, analysée, traduite et réécrite par les deux poètes mentionnés.

Avant de se pencher sur les résultats innovants de ces contaminations, il convient de faire le point sur les traductions parues, afin de pouvoir s’orienter dans ce cadre complexe. En ce qui concerne Giorgio Caproni, ses premières traductions de René Char paraissent principalement dans des revues (Bricco, 1997 ; Caproni, 1998a, p. XXXI-XXXII), avant qu’elles ne soient réunies en 1962 dans l’anthologie intitulée Poesia e prosa (Char, 1962). Ce livre, préparé avec Vittorio Sereni, offre aux Italiens un florilège de l’œuvre du poète provençal reprenant les textes de l’édition française parue chez Gallimard (Char, 1957). Il s’agit d’un projet promu par Giorgio Bassani, qui voulait réunir les travaux des deux principaux traducteurs de Char, à savoir Caproni, auquel on confie la traduction de la plupart des poèmes ainsi que l’introduction, et Sereni, qui traduit les Feuillets d’Hypnos (Donzelli, 2018, p. 6). Par ailleurs, Sereni n’appréciera pas particulièrement cette collaboration, estimant ne pas avoir joué un rôle de premier plan dans la répartition des tâches (Caproni-Sereni, 2019, p. 56, n. 255). Aujourd’hui, ce livre est épuisé et les traductions de René Char de Caproni ont conflué dans deux autres éditions : d’une part, une anthologie comprenant une sélection de toutes les traductions poétiques de Caproni (Caproni, 1998a), dont quinze poèmes de Char tirés de l’anthologie Poesia e prosa de 1962, citée plus haut ; d’autre part, une édition récente (Char, 2018) qui propose les poèmes de René Char traduits par Caproni reproduisant intégralement les traductions comprises dans l’édition de 1962, à l’exception, bien entendu, des Feuillets qui avaient été traduits par Sereni.

Tandis que pour les traductions de Caproni nous pouvons compter sur des éditions exhaustives et accessibles, le cas de Sereni s’avère plus complexe en raison du lien plus étroit et étalé dans le temps entre le poète provençal et son traducteur lombard, un lien amical témoigné d’ailleurs par un riche échange épistolaire. Les Feuillets d’Hypnos, traduits au sein de l’édition préparée avec Caproni en 1962, ne peuvent que constituer le point de départ. Par la suite, le même recueil est publié en tant que livre autonome chez Einaudi, avec une introduction de Sereni (Char, 1968). Au cours de la décennie suivante, Sereni aura l’occasion de publier d’autres traductions de Char, réunies dans Ritorno Sopramonte e altre poesie (Char, 1974), un livre désormais épuisé malgré sa réédition en 2002. Les lecteurs d’aujourd’hui n’ont accès qu’à une sélection de ces traductions séréniennes, intégrées au volume regroupant les œuvres complètes de Sereni (Sereni, 2013). À cela il faudrait ajouter aussi toutes les traductions inédites, conservées dans l’archive Sereni à Luino, dont une partie a été publiée en 2010 par les soins d’Elisa Donzelli (Char & Sereni, 2010).

2. Char : une source de réflexion et d’émulation

À partir de la chronologie présentée, nous pouvons constater que les deux parcours évoqués montrent quelques analogies, bien qu’elles conservent leur autonomie. En effet, dans les deux cas, les choix personnels – à savoir, les premières traductions publiées dans des revues – finissent par s’inscrire au sein de projets éditoriaux précis. Au cours de ces projets communs, à notre connaissance, seul un poème a été traduit par les deux auteurs (le poème intitulé A), qui a naturellement fait l’objet d’analyses contrastives intéressantes (Mengaldo, 1991, p. 175-194 ; Scaglione, 2009). Cependant, pour revenir aux enjeux du rôle du poète-traducteur-critique, nous pouvons constater que chez les deux auteurs la traduction de Char déclenche aussi l’écriture critique. L’expérience de la traduction fournit l’occasion de réfléchir sur l’auteur traduit voire sur la pratique de la traduction. Cet élan est très intéressant chez Caproni, dont il convient de lire un extrait d’un article de 1973 intitulé « Divagazioni sul tradurre » :

Ogni poeta vero, e non soltanto Char, più che inventare scopre, desta e mette in luce in noi dei bouts d’existence. E così anche nell’atto della traduzione – non sembri un paradosso – chi scopre non è il traduttore, ma il poeta che vien tradotto, il quale, investendo il traduttore del suo potere, suscita in lui, e in lui rende diurno, ciò che già era in lui ma dormiente, notturno, e quindi ignorato ; giacché il poeta è uomo e il suo mondo è quello dell’uomo : di ogni uomo ; e tutto il piacere del traduttore (se piacere può dirsi) ; tutta l’impellente attrazione che lo induce a tradurre, consiste nel sentire, grazie a quel certo testo, un allargamento nel campo della propria esperienza e della propria coscienza, del proprio esistere o essere, più che del conoscere […]. Ma questo accrescimento non è tale finché non è espresso, ed ecco quindi la necessità del traduttore di trasformarsi, da semplice lettore (sia pure al più alto livello consentito), in autore, con tutta la dignità (anche se con responsabilità più obbligate) di chi scrive in proprio. (Caproni, 1996, p. 62)4

Dans cet extrait, Caproni affirme explicitement que l’exercice de la traduction, notamment de celle de Char, ne peut en aucun cas être dissocié de son activité de poète. Certes, le poète-traducteur ne peut que se transformer en auteur lui-même (« necessità del traduttore di trasformarsi […] in autore »), ce qui nous laisse entendre que, selon Caproni, toute traduction est une forme de réécriture. Cependant, le poète livournais va plus loin, puisqu’il reconnaît que la traduction éveille (« scopre, desta ») en lui la poésie, à l’instar d’un processus maïeutique (« suscita in lui, e in lui rende diurno, ciò che già era in lui ma dormiente, notturno, e quindi ignorato »). La traduction d’autrui prend la forme d’une sorte d’auto-analyse, voire d’une forme de réécriture subjective qui dépasse la simple adaptation du texte.

En effet, la critique a pu constater que non seulement l’écriture poétique de Caproni présente quelques affinités avec celle de Char, mais que la rencontre de ce dernier par le biais de la traduction influencera la poétique du poète livournais (Scaglione, 2009 ; Donzelli, 2014). D’une part, en effet, le style de Caproni à partir des années 1970 évolue vers un langage plus dépouillé et concis. L’émulation du style charien expérimenté grâce à la traduction joue sans doute un rôle majeur. Or, au-delà du style, les thèmes mêmes de la poésie de Caproni assimilent certains motifs du poète provençal. La Bestia chassée dans Il Conte di Kevenhüller (1986) est clairement inspirée, comme Donzelli le démontre en étudiant les notes de Caproni, de la Bête innommable des grottes de Lascaux, décrite par Char (Donzelli, 2014, p. 100-103). Ainsi, la structure allégorique du recueil, construit autour de cette chasse métaphysique, s’appuie sur une image vive et puissante que Caproni tire de Char, notamment des textes qu’il avait lui-même étudiés en tant que traducteur.

En revanche, Sereni, dans ses diverses contributions critiques à propos de Char, évite ce genre de considérations générales, sans que cela l’empêche de partager l’opinion de son ami et collègue. Il suffira de relire ce qu’il écrit dans la préface à sa propre traduction des Feuillets. Le poète lombard semble rejoindre intégralement l’avis de Caproni, puisque traduire Char, c’est le réinterpréter, voire l’imiter : « per quanto riguarda la traduzione […] non posso qualificarla altrimenti da come Caproni qualificava la propria : un’imitazione italiana » (Sereni, 2013, p. 885)5.

En effet, encore plus que Caproni, Sereni entretient avec la poésie de Char un rapport créateur qui place la traduction au centre, mais qui à la fois la dépasse, dans une démarche poétique nouvelle. Chez Sereni aussi, à partir des années 1970, la critique a pu identifier la présence constitutive de l’influence de Char (Mengaldo, 1987, p. 383). Dans ce cas aussi, l’émulation du style charien, pratiquée dans le cadre de la traduction, encourage Sereni à renouveler sa propre écriture à travers un vocabulaire plus concret et connoté par le phonosymbolisme (Scaglione, 2009, p. 139-140), à savoir l’utilisation des propriétés onomatopéiques du signifiant pour véhiculer une signification symbolique. De plus, Sereni intègre à sa poésie une représentation plus concrète des oppositions et des conflits (Scaglione, 2009, p. 141) ainsi qu’un certain élan métaphysique (Donzelli, 2009, p. 145-152), deux éléments avec lesquels il a dû se confronter en traduisant le poète provençal. L’écriture de Sereni également semble évoluer grâce à l’émulation de Char, une émulation que la pratique de la traduction avait rendue nécessaire.

Ainsi, comme cela est témoigné par leurs réflexions critiques en prose, chez Caproni et chez Sereni la traduction engendre inévitablement une forme d’émulation. Certes, celle-ci naît par nécessité, afin de restituer en italien la richesse de l’original. Cependant, assez rapidement, cette émulation contamine aussi l’écriture poétique des deux traducteurs, influencés par le style et les thèmes de la poésie charienne.

3. Char : une source de création

Nous avons constaté que les parcours de Caproni et de Sereni sont assez semblables. En effet, les deux traduisent Char dans le cadre de projets éditoriaux établis et conçoivent cette opération comme étant une forme d’imitation, voire d’émulation en italien d’un original français. Comme nous avons pu le voir, les deux poètes confient à l’écriture critique en prose cette réflexion. De plus, Caproni et Sereni, comme cela a été relevé par la critique, subissent dans leur écriture poétique une influence du style et des thèmes chariens, d’une manière inévitablement différente, suivant les orientations de leurs recherches poétiques respectives. Toutefois, il y a un aspect de leur rapport à Char qui met en relief une divergence importante dans le cadre de leur relation à la poésie de l’auteur provençal. Nous pensons à la façon de traiter les textes de Char comme une source directe de création. En effet, après une fréquentation si longue et constante avec le poète traduit, il n’est pas étonnant de voir que Caproni et Sereni commencent à utiliser cette expérience vécue comme étant elle-même une matière de leur écriture. Toutefois, cela prendra des formes assez différentes : tandis que chez Caproni à la fois les vers de Char et Char « personnage » deviennent objet de l’écriture, Sereni réécrira la poésie de Char dans le cadre d’une expérimentation plus poussée.

Il convient d’observer d’abord la présence du poète provençal dans l’œuvre poétique de Caproni. Il y a un aphorisme charien qui a sans doute particulièrement impressionné le poète livournais, à savoir : « pleurer longtemps solitaire mène à quelque chose », tiré de la quatrième section (À une sérénité crispée) du livre Recherche de la base et du sommet (Char, 1983). Par ailleurs, cet aphorisme fait aussi partie du corpus des traductions caproniennes : « piangere a lungo solitari mena a qualche cosa » (Char, 2018). Malgré l’existence de sa traduction, Caproni préfère garder cet aphorisme tel qu’il est, en français, pour l’insérer dans le recueil Congedo del viaggiatore cerimonioso (Donzelli, 2014, p. 99-100). Toutefois, cette idée est ensuite abandonnée et Caproni décide finalement d’intégrer la citation, non pas comme exergue mais comme véritable poème, dans le livre Il Conte di Kevenhüller, en guise d’exhortation, de cri d’espoir (ibidem). Rappelons, par ailleurs, que le livre met en scène une construction figurative inspirée de l’œuvre de Char. Caproni transcrit l’aphorisme presque à l’identique et il se limite à couper un deux la citation en prose. Ainsi, le texte se présente sur la page sous la forme d’un court poème de deux vers. Chez le poète livournais, la réécriture passe donc à travers une resémantisation apocryphe (Arvigo, 2003, p. 251-252). En fin des comptes, cela obéit à la théorie de la traduction que Caproni avait formulée : selon lui, c’est la poésie même qui prête sa voix au traducteur, pour lui faire découvrir de nouvelles choses (cf. supra).

Par ailleurs, Caproni réélabore son expérience de traduction à travers l’écriture anecdotique, comme dans le poème Il fuoco e la cenere, l’un des poèmes épars recueillis dans le livre posthume, Res amissa. Ce texte, dédié à Char, avait été écrit à l’occasion de la mort du poète français.

Quel giorno colsi una pigna
nell’orto di Char.
Una pigna compatta e viva
come una sua poesia.
Non scorderò quel suo
berretto rosso. Il mio
era grigio. (Il fuoco
e la cenere ?). Non scorderò
quel suo volto solare.
Il grosso cane nero
che ci stava a guardare.
Non scorderò la fortuna
d’averlo sentito parlare. (Caproni, 1998b)6

Le poème évoque quelques détails biographiques de leur rencontre en 1986. D’ailleurs, Caproni affirme avoir conservé la pomme de pin et la photo décrites dans le texte (Caproni, 1998b, p. 1770). Ces détails servent de prétexte pour présenter à la fois un portrait de la poésie de Char, à travers la métaphore de la pomme de pin « densa e compatta » (« dense et compacte »), et une interprétation, sous la forme d’understatement, de sa propre traduction. Caproni fait allusion à celle-ci par le biais des couleurs ; d’une part la couleur rouge vif du béret de Char, d’autre part le gris de celui de Caproni. Nous pouvons interpréter la comparaison de la manière suivante : d’un côté la flamme de la poésie originale, de l’autre les cendres du traducteur. Ainsi, Caproni inscrit la traduction dans le cadre d’un processus de découverte de soi à travers l’élan créateur, puisque la rencontre avec la poésie de Char, sur le plan biographique et littéraire, constitue encore une fois une matière à poème.

Ces deux exemples tirés du corpus poétique de Caproni nous montrent l’interdépendance entre traduction, écriture critique et création poétique. Cependant, chez le poète toscan, ce lien prend un caractère qui, d’un point de vue formel, reste assez classique. En effet, il s’agit d’un fragment resémantisé et du récit en vers d’une rencontre réelle. En revanche, Sereni poussera aux extrêmes les possibilités créatrices offertes par cette interdépendance. Certes, Sereni aussi confie au récit autobiographique la réflexion sur l’expérience de son amitié avec Char, un rapport complexe et parfois conflictuel, en raison du caractère difficile du poète provençal. Nous songeons à Infatuazioni, la prose qui conclut le livre La tentazione della prosa (1982), un texte qui décrit, avec une abstraction lyrique et une sublimation remarquables, la dernière rencontre entre Sereni et Char. Néanmoins, c’est la suite intitulée Traducevo Char, au sein du recueil Stella variabile (1981), qui présente la réécriture la plus singulière.

Cette section du livre se compose de huit poèmes, très courts, dont seulement le premier et le dernier n’ont pas de titre. D’ailleurs, comme cela est montré dans l’apparat philologique de l’édition préparée par Dante Isella, Sereni avait écrit cette section comme un seul poème qui sera ensuite divisé en huit parties (Sereni, 1995, p. 800). Les deux textes au début et à la fin de la suite s’avèrent de véritables mosaïques faites de citations chariennes (Previtera, 1985), tandis que les six textes au milieu sont plutôt des imitations, des poèmes écrits à la manière de Char, avec des citations réinterprétées plus librement (Barile, 2004, p. 130-133 ; Donzelli, 2009, p. 139-145). Il convient de lire le premier poème de la suite, en raison de sa valeur exemplaire. En effet, comme cela a été souligné par Mengaldo, ce poème achève le travail de Sereni, entre traduction et émulation de Char (Mengaldo, 1987, p. 383). De surcroît, ce poème permet de comprendre le mécanisme très particulier de réécriture mis en place par Sereni.

A modo mio, René Char
con i miei soli mezzi
su materiali vostri.

Nel giorno che splende di sopra la sera
gualcita la sua soglia d’agonia.
O trepidando al seguito di quelle
falcate pulverolente
che una primavera dietro sé sollevano.

Un’acqua corse, una speranza
da berne tutto il verde
sotto la signoria dell’estate. (Sereni, 1995)7

La structure du jeu de citations est extrêmement géométrique. En effet, les trois premiers vers énoncent au préalable les principes suivis par Sereni, à savoir une écriture à sa propre manière (« a modo mio […] / con i miei soli mezzi »), mais constituée à partir de briques chariennes. Il est intéressant de signaler que même cette introduction cache une citation, puisqu’elle reprend les formules adoptées par Sereni dans ses lettres à Char, comme le montre le vouvoiement à la française (« materiali vostri ») (Donzelli, 2009, p. 138). Ainsi, les neuf vers qui suivent s’articulent tous dans le cadre d’un même schéma répété trois fois. Il est ainsi composé : un distique charien traduit en italien, les distiques étant reliés les uns les autres par le biais d’un vers sérénien de transition. Les vers de Char sont prélevés de son livre Retour amont (1966), dans la traduction faite par Sereni en 1974, légèrement réadaptée au nouveau texte. Prenons cet extrait du texte Le gaucher de Char : « au jour brillant au-dessus du soir, froissé son seuil d’agonie ». Sereni avait traduit ainsi : « al giorno che splende di sopra la sera, gualcita la sua soglia di agonia ». La réécriture présente « nel giorno che splende di sopra la sera / gualcita la sua soglia d’agonia ». Après le vers de transition (« o trepidando al seguito di quelle »), le jeu recommence, avec une phrase charienne (« la réalité de ces poudreuses enjambées qui lèvent un printemps derrière elles ») tirée du texte Vétérance, réadapté à partir de la traduction sérénienne (« la realtà di quelle falcate pulverolente che una primavera dietro di sé sollevano ») ; dans la réécriture : « quelle / falcate pulverolente / che una primavera dietro sé sollevano ». On retrouve la même structure dans le tercet final, introduit par un vers de transition (« un’acqua corse, una speranza »). Les deux vers suivants, tirés d’Éprouvante simplicité de Char (« j’inventai un sommeil et je bus sa verdeur sous l’empire de l’été »), dans la traduction de Sereni devienennt : « ho inventato un sonno, bevuto ne ho tutto il verde sotto la signoria dell’estate », enfin réadaptés en « da berne tutto il verde / sotto la signoria dell’estate ».

Comme nous avons pu le voir, il ne s’agit pas d’un simple hommage, d’un exercice de style et d’émulation sous forme de pastiche, car le poème n’a aucune intention parodique. Dans ce poème le principe de la resémantisation, déjà à l’œuvre chez Caproni, est poussé à l’extrême, puisque les fragments lyriques de Char sont imbriqués pour exprimer un nouveau contenu, à savoir la flamme d’un espoir presque oraculaire, symbolisé par l’éblouissante lumière estivale évoquée. Comme Caproni a eu raison de le souligner (cf. supra), cette mosaïque de citations permet à Sereni de se découvrir en tant que poète. L’expérience de la traduction est thématisée à la fois explicitement dans l’incipit et implicitement dans la réécriture de ses propres traductions. Chez Sereni, la poésie de Char ainsi que l’expérience elle-même d’avoir traduit sa parole poétique en italien deviennent une source de création, qui s’exprime à travers une réécriture surprenante.

4. Conclusion

Au moyen de l’étude, chez Caproni et chez Sereni, des expériences de traduction et de réécriture de l’œuvre de Char, nous avons pu mesurer l’importance de l’interdépendance entre traduction, réflexion critique et écriture originale. Chez les deux poètes, chaque élément s’avère déterminant et incontournable pour comprendre l’ensemble. Nous avons pu vérifier que les projets éditoriaux de traduction ont une portée culturelle fondamentale, car ils s’inscrivent dans la tentative de faire connaître aux lecteurs italiens un poète français contemporain. Ce projet est mis en œuvre par des intellectuels et implique deux des poètes italiens parmi les plus importants de l’époque.

L’écriture critique en prose nous a permis de comprendre que chez Caproni et Sereni la traduction de Char est aussi une forme d’imitation, voire d’émulation. En effet, cela nous aide à mieux saisir l’influence que le poète provençal a exercée sur l’écriture poétique de Caproni et de Sereni. De surcroît, nous avons analysé les poèmes originaux qui portent cette émulation à maturité. Tandis que Caproni conçoit l’écriture autobiographique ou de la resémantisation comme deux stratégies séparées, Sereni contamine ces deux possibilités dans la suite poétique Traducevo Char. Ces textes, construits à travers un jeu de citations spécifique, rendent compte de la complexité de l’expérience du poète-critique-traducteur. Au-delà de la traduction, l’œuvre de Char devient un prétexte à penser et une véritable source de création qui synthétise les enjeux du rôle culturel hybride de nos auteurs.

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Notes

1 « De ce point de vue [scil. la tentative de trouver un équilibre entre européisme et identité nationale], la diffusion des traductions poétiques d’auteur est inséparable de l’émergence d’une figure de poète chez qui le métier lyrique se ramifie en une activité plus complexe d’intellectuel militant et s’accompagne presque constitutionnellement, en se doublant, de l’exercice continu de la fonction “métapoétique sous toutes ses formes. Il ne s’agit pas simplement, en somme, de la contiguïté du poète et du traducteur, mais de l’émergence d’un type d’opérateur à la fois poète, traducteur et critique [...] » (notre traduction de l’italien).

2 « opérateurs culturels » (notre traduction).

3 « intermédiaires entre des systèmes littéraires différents » (notre traduction de l’italien).

4 « Tout poète authentique, et non pas uniquement Char, plus qu’inventer, il découvre, suscite et met en lumière des bouts d’existence en nous. Et donc aussi dans l’acte de traduction – et cela ne doit pas paraître un paradoxe –, ce n’est pas le traducteur qui découvre quelque chose, mais c’est le poète traduit, qui, investissant le traducteur de son pouvoir, éveille en lui, et rend diurne en lui, ce qui était déjà en lui mais dormant, nocturne, et donc ignoré. En effet, le poète est un homme et son monde est celui de l’homme : de tout homme ; et tout le plaisir du traducteur (si l’on peut parler de plaisir), toute l’attraction urgente qui le pousse à traduire, consiste à ressentir, grâce à ce texte, un élargissement du champ de sa propre expérience et de sa propre conscience, de sa propre existence ou de son propre être, plus que de sa connaissance […]. Mais cet élargissement n’existe pas tant qu’il n’est pas exprimé, d’où la nécessité pour le traducteur de se transformer de simple lecteur (même si c’est au plus haut niveau autorisé) en auteur, avec toute la dignité (même si les responsabilités sont plus contraignantes) d’un écrivain qui écrit pour lui-même » (notre traduction de l’italien). Cet extrait de l’article « Divagazioni sul tradurre » est en réalité une autocitation ; Caproni avait déjà publié une partie de ses réflexions dans son introduction au volume préparé avec Sereni en 1962 (Char, 1962).

5 « En ce qui concerne la traduction [...], je ne peux la qualifier autrement que comme Caproni a qualifié la sienne : une imitation italienne » (notre traduction de l’italien).

6 « Ce jour-là, j’ai cueilli une pomme de pin / dans le jardin de Char. / Une pomme de pin compacte et vive / comme l’un de ses poèmes. / Je n’oublierai pas ce béret / rouge, le sien. Le mien / était gris. (Le feu / et les cendres). Je n’oublierai pas / ce visage solaire, le sien. / Le grand chien noir / qui nous regardait. / Je n’oublierai pas la chance / de l’avoir entendu parler. » (Le feu et les cendres, notre traduction de l’italien).

7 « À ma manière, René Char / avec mes seuls moyens / sur des matériaux qui sont les vôtres. // Au jour brillant au-dessus du soir / froissé son seuil d’agonie. / Ou tremblant dans le sillage de ces / poudreuses enjambées / qui lèvent un printemps derrière elles. // Une eau courut, un espoir / d’en boire toute sa verdeur / sous l’empire de l’été. » (notre traduction de l’italien).

Citer cet article

Référence électronique

Andrea Bongiorno, « La poésie de René Char comme source de traduction et de création intellectuelle chez Giorgio Caproni et Vittorio Sereni », Atlantide [En ligne], 16 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 06 juillet 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=1639

Auteur

Andrea Bongiorno

Docteur en études italiennes à Aix-Marseille Université, en cotutelle avec l’Università di Siena (financement UFI), qualifié aux fonctions de maître des conférences (section 14 du CNU), Andrea Bongiornoa enseigné en langue, littérature et civilisation italiennes à l’université (chargé de cours à l’Université Paris Nanterre et lecteur à Aix-Marseille Université) et dans le secondaire (professeur agrégé). Spécialiste de poésie italienne du XXe siècle et contemporaine, il s’intéresse notamment aux problématiques de théorie et de critique poétique et aux représentations en vers de l’environnement. Ces thématiques l’ont conduit à organiser plusieurs initiatives scientifiques et à publier de nombreuses contributions, ainsi qu’à diriger des ouvrages collectifs. Il est également membre du comité éditorial de la revue scientifique Polisemie.

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