Au-delà des grilles de René Clément : une démarche cinématographique italienne grâce à la réalisation française

DOI : 10.56078/atlantide.1703

Résumés

Cesare Zavattini et René Clément travaillèrent ensemble sur le film Au-delà des grilles (1948). C’est principalement par l’analyse de la bande sonore que le présent article étudie les échanges entre les deux hommes. La bande sonore fait figure d’exemple au regard de la volonté de Zavattini de guider le spectateur dans ses films par une expérience nouvelle : « La voix du réalisateur doit guider le spectateur à travers ce voyage, au hasard, si riche en inconnu, en rapprochements, en contrastes et comparaisons. » (Zavattini, 1959, p. 2). C’est en partie ce que propose le film franco-italien de René Clément, nous amenant à découvrir une ville italienne et ses habitants par la filature d’un clandestin. Nous verrons comment la veine documentaire mêlée à une esthétique faite de contrastes et de jeux de lumière, ainsi qu’une mise en scène sonore très travaillée du cinéaste français, trouve son expression par le biais d’un mécanisme de filature tant aimé du scénariste italien. C’est également un néoréalisme zavattinien soutenu par la mise en scène autant sonore que visuelle qui s’affirmera grâce à cette étude, montrant ainsi la force de cet échange franco-italien.

Cesare Zavattini and René Clément worked together on the film Au-delà des grilles (1948). This article studies the exchanges between the two men mainly through the analysis of the audio track. The soundtrack gives an example of Zavattini's will to guide the viewer through his films, through a new experience: “The director's voice must guide the viewer through this random journey, so rich in the unknown, in connections, in contrasts and comparisons. » (Zavattini, 1959, p. 2). This is partly what René Clément's Franco-Italian film offers, leading us to discover an Italian town and its inhabitants through the shadowing of an illegal foreigner. We will see how Clément’s documentary vein, mixed with an aesthetic made of contrasts and light effets, as well as a very elaborate sound staging, finds its expression through a spinning mechanism so loved by the Italian screenwriter. It is also a Zavattinian neo-realism supported by both sound and visual staging which will assert itself thanks to this study, thus showing the strength of this Franco-Italian exchange.

Plan

Texte intégral

En 1948, le cinéaste René Clément travaille avec des scénaristes italiens, dont Cesare Zavattini qui participe au scénario du film Au-delà des grilles (1948). Au travers de la collaboration avec le cinéaste français, il semble que le scénariste italien parvienne à mettre au point deux de ses grandes théories sur le néoréalisme italien : la filature et le contact, le plus neuf possible, avec la réalité géographique et sociale. Zavattini, qui à cette époque développe son statut de théoricien du néoréalisme, se met alors en lien avec un cinéaste français. Cette association n’est pas surprenante au regard de l’intérêt que semble porter Zavattini pour des artistes et auteurs français. En voici quelques exemples issus de ses correspondances avec André Bazin, retranscrites par Stefania Parigi après ses recherches à l’Archivio Zavattini de Reggio Emilia :

« Je vous prie de saluer Bresson et de lui dire que son film1 me semble de plus en plus important, un acte de courage, entre autres choses, dont le cinéma du monde entier tirera profit. » (Parigi, 2011, p. 116)

« […] j’ai passé deux heures merveilleuses avec Renoir dans une petite trattoria romaine. L’impression qu’il m’a faite est celle d’un homme très droit et très fort, il est associé à Clair dans mon cœur dans une commune et immense admiration, ils constituent vraiment deux aspects fondamentaux du cinéma. » (Parigi, 2011, p. 123)

« Je souhaite profondément que les Italiens connaissent votre pensée et quelle extraordinaire et pénétrante contribution, peut-être unique, vous avez apportée, vous qui êtes étranger, à une clarification du travail du cinéma italien de l’après-guerre. La fraîcheur et l’immédiateté de votre compréhension du film de Castellani sont une preuve de plus que nous, les Italiens, trouvons véritablement en vous l’œil le plus subtil et le plus affectueux que nous puissions désirer. » (Parigi, 2011, p. 127)

Or, la particularité de Clément est que, non seulement il est difficile d’en trouver des traces dans les écrits de Zavattini, mais aussi qu’il fut un cinéaste rejeté par ceux qui sont désignés comme les auteurs majeurs de la Nouvelle Vague : « René Clément fut la cible des membres de la Nouvelle Vague qui l’ont érigé en symbole du cinéma français ‘‘à la papa’’, un cinéma endormi qu’il fallait secouer pour accoucher de la révolution moderne. ‘‘Clément n’est pas un artiste’’, déclarait François Truffaut. » (CNC, 2020).

Pourtant, le néoréalisme de Zavattini et de ses confrères (Roberto Rossellini, Luchino Visconti, Vittorio De Sica entre autres) figure comme l’une des influences de la Nouvelle Vague française. De plus, sortir des studios et déconstruire les schémas narratifs classiques faisaient partie des inspirations de la Nouvelle Vague : « Si Truffaut et Godard pourfendaient [chez Clément] un cinéma essentiellement tourné en studio, c’était oublier que René Clément a souvent filmé des extérieurs urbains, notamment à l’étranger comme à Gênes pour Au-delà des grilles. » (CNC, 2020). De plus, entre les règles énoncées et la réalité des tournages, qu’il s’agisse de la Nouvelle Vague ou du néo-réalisme italien, on retrouvait des écarts majeurs chez certains réalisateurs notables, comme Rossellini ou Truffaut. Cela aurait donc bien pu valoir leur exclusion à eux aussi, notamment en ce qui concerne l’enregistrement du son. Truffaut postsynchronisait beaucoup et ses bandes sonores, notamment celle des Quatre cents coups (1959), sont loin d’être parfaites, tandis que Clément sur Au-delà des grilles a fait appel à Joseph de Bretagne2, ingénieur du son reconnu pour sa maîtrise technique en extérieur. René Clément pouvait donc parfois se retrouver plus proche desdites règles de la Nouvelle Vague que ceux qui en ont été désignés comme les porteurs de voix.

Dès lors, l’étude de la collaboration franco-italienne sur Au-delà des grilles nous permettra de redonner à René Clément une place de choix dans la construction du courant néoréaliste, et ainsi dans les influences de la Nouvelle Vague. Dans le susdit long-métrage, par cette association, naissent les inspirations d’un néoréalisme zavattinien qui trouvera une forme d’aboutissement dans le film Umberto D. qu’il réalisera avec Vittorio De Sica trois ans plus tard.

1.  Italia mia : des intentions inspirées de la bande sonore d’Au-delà des grilles (1948)

La technique de la « filature » (pedinamento)3 fait référence dans les théories de Zavattini sur le néoréalisme. C’est dans le projet d’Italia mia que nous retrouvons l’une des expressions les plus affirmées des intentions de Zavattini pour mener à bien sa technique de la filature, et qu’on en comprend davantage le sens. Plusieurs années après l’échec du projet, paraît en 1959 dans la revue des Cahiers du Cinéma un numéro retranscrivant des écrits de Zavattini à son propos. « Selon Zavattini, ce dernier avait initialement passé contrat pour Italia mia avec Vittorio De Sica à qui il avait envoyé un synopsis de quatre pages pour trois histoires en septembre 1951. » (Gallagher, 2006, p. 539). C’est pourquoi l’on retrouve dans cette revue des traductions de lettres envoyées à De Sica par Zavattini au sujet du film, bien que le projet annulé le fut avec Rossellini aux commandes. L’une d’elles, datant de 1948, montre qu’à cette époque Zavattini ne pense pas que le néo-réalisme soit encore né. C’est aussi le contact avec la réalité qu’il y met en avant, alors même qu’il est au cœur de la réalisation du projet de film de René Clément – Au-delà des grilles justement – et de la réalisation de Le voleur de bicyclette (1948) de De Sica. Ainsi lui écrit-il : « C’est le moment rêvé, je crois, pour faire un tel film qui soit sans scénario, mais créé directement au premier contact avec la réalité enregistrée par notre vue et par notre ouïe ; voilà ce que sera le néo-réalisme, je pense. » (Zavattini, 1959, p. 2). C’est à cette période qu’il commence à réfléchir de manière plus précise à ce qu’il entend par néoréalisme cinématographique. Avec Rossellini, les méthodes de tournage souhaitées par Zavattini ne fonctionnaient pas : ce n’est pas avec lui qu’il pouvait mettre en acte son néoréalisme théorisé. En fait, cette théorisation mêlant la technique de la filature et la recherche d’un premier contact avec la réalité, trouve l’une de ses expressions les plus notables dans le film qu’il réalise avec le cinéaste français René Clément. Ce sont aussi une technique et une recherche qui ne le quitteront pas ensuite, et qu’il réaffirmera dans ses échanges avec un autre français, théoricien cette fois-ci : André Bazin. En 1952, dans une lettre qu’il adresse à ce dernier, Zavattini écrit ceci : « En ce moment, ce qui me passionne le plus est le scénario pour un film qui sera dirigé par quatre jeunes documentaristes, peut-être l’intitulerons-nous Un jour, il s’agit de “prendre en filature” dans une ville des hommes, au hasard, et de voir ce qu’ils font. Vous savez mieux que moi que tout cela sera “construit”, mais l’esprit de la chose est “réel” » (Parigi, 2011, p. 123)4.

La bande sonore d’Au-delà des grilles fait figure d’exemple par rapport à son souhait de « prendre ses sujets en filature », et d’approcher le monde par la vue et l’ouïe. Elle l’est aussi au regard de sa volonté de guider le spectateur au travers de ses films par une expérience nouvelle : « La voix du réalisateur doit guider le spectateur à travers ce voyage, au hasard, si riche en inconnu, en rapprochements, en contrastes et comparaisons. » (Zavattini, 1959, p. 3). Ces idées se retrouvent d’ailleurs également dans son intervention au congrès « néo-réaliste » de Parme de décembre 1953 (Zavattini, 1953). Toutefois, un point peut noircir le tableau, tel l’un de ceux qui permettaient de remettre en cause l’éviction de Clément de la Nouvelle Vague par Godard et Truffaut. Car, malgré la présence de de Bretagne et de ses compétences pour le son direct, la bande sonore de Au-delà des grilles est majoritairement postsynchronisée. Quelle place y a-t-il pour une telle bande sonore dans ce processus zavattinien ?

Dans sa lettre à De Sica sur le projet d’Italia mia, Zavattini ajoute que « les faits sont là, il nous faut les saisir et les choisir comme ils se présentent. Quelquefois, cependant il faut mettre en scène mais toujours en fonction du développement du sujet » (Zavattini, 1959, p. 3). Nous retrouvons ici l’idée de sa lettre à Bazin au sujet du film qu’il souhaitait réaliser avec quatre documentaristes. Toutes les images et tous les sons de cette découverte ne devraient, donc, pas nécessairement être enregistrés au hasard, en même temps et en synchronisation directe. La postsynchronisation en soi n’est pas un frein au néoréalisme qu’il veut produire car il ne refuse pas l’idée de reconstitution : reconstitution du récit original du sujet, reconstitution de ce que les auteurs ont perçu visuellement de ce sujet, reconstitution de ce qu’ils ont perçu avec leurs oreilles. Ce qui importe c’est de partir du « premier contact avec la réalité enregistrée par notre vue et par notre oreille. » (Zavattini, 1959, p. 2). L’enregistrement direct de cette réalité n’est pas celui de la caméra ou de l’appareil de prise de sons, mais de la machine perceptive humaine des auteurs. Ainsi le film franco-italien de René Clément découvre une ville italienne et ses habitants par la filature d’un clandestin. L’histoire se déroule à Gênes, à partir des fonds de cale d’un bateau dans lequel arrive un personnage francophone. Il déambule dans la ville jusqu’à faire la rencontre d’une femme et de sa fille qui lui viennent en aide. Le récit incarne déjà la forme d’une découverte qui se fait par une observation nouvelle, que la mise en scène de la bande sonore va, à son tour, développer.

2.  la rencontre avec gênes par la bande sonore d’Au-delà des grilles

La version originale en français d’Au-delà des grilles fut certes doublée pour les spectateurs italiens, et le scénario traduit en français, mais à l’origine il y a bien des scénaristes italiens : Cesare Zavattini aux côtés de Suso Cecchi d’Amico et d’Alfredo Guarini. Dans l’œuvre scénaristique italienne, nous pouvons voir la tentative de se mettre à la place d’un étranger français, incarné par Jean Gabin, lorsqu’il découvre un nouvel espace urbain en Italie. Nous y découvrons également une posture proche de celle du néoréaliste que Zavattini développe en 1951 dans ses échanges épistolaires avec Vittorio De Sica (Lettre à Vittorio De Sica, Rome, 15 février 1951). Il est intéressant de relever que cette posture se reflète, dans la version originale, dans la bande sonore, dont la technique fut remise entre les mains là aussi d’un français (de Bretagne, comme nous l’avons précisé auparavant). C’est cette version originale en français que nous analyserons.

Tout commence dès le générique. Accompagné d’une musique dramatique dont la première voix est jouée par des violons dans une tonalité aiguë, l’ouverture est suivie d’un plan en plongée sur le pont d’un cargo de marchandises, dont les bruits sourds et mécaniques rompent avec la liaison des accords et des notes précédentes. Du romantisme du générique, nous passons à la machinerie relative au contexte présentée par des premiers plans. Ce passage d’une musicalité douce et calme à des bruits mécaniques et sourds, sans transition, éveille l’attention auditive. Face à une porte dans les fonds de cale du cargo, un homme entre silencieux, entouré des bruits de machinerie gardant la même intensité suivant les changements de plans et les ouvertures de portes. Dans ce fond sonore lancinant et répétitif, les premières voix ont une intensité supérieure : un membre d’équipage ouvre une trappe avec une lampe dans les mains, puis un changement de plan conduit tout droit vers un autre homme. Le personnage joué par Jean Gabin, installé le dos contre un mur et les jambes allongées, est saisi en plan moyen s’illuminant grâce à la lampe de celui qui nous a emmenés jusque cette autre cale : « Gênes ! Italie ! », entend-on résonner depuis le hors-champ, ce qui favorise la contextualisation et la perception des lieux dans lesquels la caméra nous embarque est avant tout la bande sonore. Les plans sombres, la nécessité d’une lampe pour éclairer, ainsi que les divers objets, tels d’énormes chaînes, sont trop proches et fragmentés pour offrir une lecture claire de l’espace. À l’inverse, la continuité du son des machines et la résonnance des pas du premier personnage traduisent clairement les fonds de cale. Sans même en sortir, c’est le dialogue qui indique le lieu où se trouve le bateau dans lequel nous sommes entrés. Le spectateur a déjà pu envisager que le personnage se trouve en Italie par des indications textuelles à la fin du générique, où l’on peut lire que « les extérieurs ont été tournés à Gênes ». Mais ce premier texte se confrontait à un autre : « les intérieurs [ont été tournés] aux Studios TITANUS à Rome ». Si le spectateur a prêté attention à ces indications, il peut repenser à ces plans en intérieur dont l’origine géographique est Rome. C’est le dialogue qui réunifie ces espaces en un seul. Avec une intensité qui surpasse celle des autres sons, il offre une certaine uniformisation en passant des plans en extérieur aux plans en intérieur : il pose le lieu de la fiction.

La bande sonore est, donc, un élément fondamental pour la découverte des lieux. C’est elle aussi qui amène à comprendre que le personnage joué par Jean Gabin, que l’on comprend être un clandestin, est celui par lequel le film pourra sans doute nous entraîner. Après un dialogue entre les deux hommes expliquant que la grosse chaîne située à côté du clandestin est celle d’une ancre que l’on va bientôt jeter, le plan reste dans le fond de cale. L’homme y est assis à droite du cadre, observant l’amas formé par la chaîne au centre. Quand celle-ci se déploie, elle nous saisit par son grondement puissant, ressenti également par le personnage qui opère un léger mouvement de sursaut et de recul. Cette forte intensité ne se modifie pas lorsque le plan change de point de vue pour montrer, depuis l’extérieur, l’ancre chuter dans la mer. Bien que nous soyons à l’extérieur, le bruit de roulement provenant de l’intérieur de la cale se poursuit dans la même intensité, celle ressentie par le personnage. Cet insert, où l’intensité sonore ne varie pas, introduit la subjectivité de la narration. Il sert à placer le spectateur aux côtés du personnage qui, dans le scénario de Zavattini, était le moyen de partir à la rencontre d’une ville de son propre pays, tout en l’observant de manière nouvelle. Le clandestin devient, à cet instant, l’étranger que Zavattini choisit pour partir à la découverte de Gênes. Sa condition de clandestin, d’étranger, l’amène par ailleurs plus naturellement à être surveillé, filé, parce qu’il n’a a priori pas le droit de parcourir la ville de Gênes. C’est ce que fera la caméra de Clément, ainsi que le son qui l’accompagnera, en le suivant tout en nous entraînant dans la subjectivité du personnage. Ce dernier incarne, ainsi, l’évocation du néoréalisme zavattinien que Laurence Schifano rappelle comme étant celui de la filature (pedinamento). Par la subjectivisation, la bande-son offre une première ébauche de la démarche néoréaliste que Zavattini conscientisa et aboutit bien plus tard. L’incipit du film met bien en place une forme de filature qui joue de rapprochements et de distanciations, au moyen de la bande sonore.

Dès son arrivée sur le sol génois, nous suivons le clandestin grâce à un plan qui se rapproche de plus en plus de lui, en même temps que la tension dramatique apportée par la musique monte en intensité. Une série de notes aiguës jouées en trille dans un tempo très rapide est accompagnée de sons graves réguliers joués par des instruments à vent. L’ensemble, dans un mode mineur, confère l’impression d’un drame proche à venir. L’homme qui se tient la mâchoire, du fait de son mal de dents, se retrouve dans un plan rapproché de profil. Puis, cadré de dos, il apparaît à l’avant-plan dans l’ombre. La profondeur de champ légèrement surexposée laisse voir les façades d’immeubles ensoleillées ainsi qu’une rue traversant le plan en profondeur. Du fond de cette rue arrive un camion plutôt noir. Le jeu de contrastes visuels déjà amorcé dans les plans précédents par des jeux d’ombre et de lumière en annonce un autre. La musique, qui jusque-là semblait être le seul élément de la bande sonore, se confronte dans le plan à l’arrivée des bruits de la ville : d’abord le crissement de freins du camion qui s’arrête, puis quelques voix graves. Dans un nouveau plan où l’homme n’est plus centré mais décadré, arrivant face à nous du fond gauche du champ, de nouveaux bruits entrent en scène de manière bien plus intense, forçant la musique à baisser en intensité. Les crachements d’un train à vapeur qui traverse le cadre en arrière-plan de gauche à droite, suivis là encore de crissements de freinage, parviennent même à la faire disparaître. La tension dramatique associée au personnage principal que l’on suivait est ainsi brisée en deux temps. Ce personnage n’est plus le centre d’attraction du plan, il est à distance de nous et disparaît derrière quelques passants. L’arrêt de la musique dramatique par les bruits de la ville nous propulse, seuls, dans un espace visuel et sonore qui n’a plus de lien direct avec le récit dans lequel le clandestin nous embarquait. Si un son, tel la musique, peut par son surgissement » griffer le temps, ponctuer une pensée que nous avons eue, rencontrer un évènement » (Chion, 2006, p. 134), il le peut aussi lorsqu’il disparaît. Ici la musique disparaît en fondu en laissant les bruits de la ville régner. La suite de surgissements et disparitions sonores nous amène à rencontrer non pas un évènement mais un lieu, grâce à une matérialisation des bruits et au mouvement dans l’espace écouté qu’ils produisent : « Si le sonore est immatériel, les bruits qui s’offrent comme images de matières en deviennent matière eux-mêmes. Matières mouvantes, leurs jeux dans l’espace en arabesques aléatoires sont à saisir dans leur circulation libre. L’œil parcourt à son rythme la nature fixe, l’oreille saisit au vol ce qu’elle peut quand elle le peut. Ici, bien que non narrative, la course irrémédiable du mouvement sonore est son fondement même, elle est ce qui la différencie des objets statiques » (Deshays, 2019, p. 48). Nous sommes embarqués par les bruits dans un espace urbain mouvant. Tout en ayant été embarqués par le personnage filé, nous sommes maintenant laissés seuls face à la découverte du lieu.

Ensuite, l’homme réapparaît dans l’avant-plan, avançant vers nous, tandis qu’un raccord-mouvement le montre de dos dans le contre-champ. De nouveaux bruits entrent en scène : un brouhaha envahit le cadre, mélangeant le crachat des tramways qui circulent en ville et leurs coups de sonnettes annonçant leur passage. On pourrait penser que l’effet est rendu par un enregistrement du son en direct, suivant en quelque sorte la filature avec l’image par un enregistrement sur le vif. L’ingénieur du son qui travaille sur le film, Joseph de Bretagne, opérait régulièrement aux côtés de Jean Renoir, comme pour La Chienne (1931) ou La Règle du jeu (1939). Renoir était un défenseur de l’enregistrement en direct : « […] celui-ci a des idées très personnelles quant à l’enregistrement du son et des dialogues de film. C’est un partisan inconditionnel depuis 1930 du “son direct”, c’est-à-dire du son enregistré au même moment que l’image. » (Marie, 2012, p. 56). De même il raconte qu’aux côtés de de Bretagne il apprit à utiliser le moins possible les trucages sonores (Renoir, 1974, p. 112). Or, avec l’enregistrement sur piste optique effectué sur Au-delà des grilles, la captation aléatoire d’une ambiance sonore intelligible est impossible. Les sons n’étant pas soigneusement produits devant les microphones ne créent qu’un bourdonnement. Les bruits de la ville ont donc probablement plutôt été enregistrés après, en bruitages. Il pourrait sembler que l’on s’éloigne ici de la singularité du film qui sort des studios et son accroche plus concrètes aux règles censées être celles du néo-réalisme ou de la Nouvelle Vague. Le retour en studios effectué pour le son malgré la présence de de Bretagne pose question. Mais, en réalité, cela nous montre que la participation à de tels courants cinématographiques passent par bien autre chose que le respect d’une méthode de tournage. De la même manière qu’une bande sonore postsynchronisée chez Truffaut, ou des tournages en studios (même pour l’image) chez Rossellini ne suffisent pas à exclure ces réalisateurs de l’un ou l’autre courant, l’usage du studio pour les images et/ou pour le son chez Clément ne suffit pas non plus à l’éloigner de la Nouvelle Vague. De surcroît ici, au travers de ce film et d’une part de son esthétique sonore, il contribue même au développement de la pensée cinématographique de l’un des théoriciens du néo-réalisme, inspiration pour les réalisateurs de la Nouvelle Vague. Car c’est bien l’organisation, la mise en scène de ce fond sonore postsynchronisé qui renforce le jeu de rapprochement et de distanciation de la filature. La suite de l’analyse permettra de le démontrer.

Dans la suite de la séquence un nouveau plan intervient : il ne cadre plus le personnage principal mais une rue passante dans un plan de demi-ensemble d’où surgit un tramway sonnant sa cloche depuis le fond du champ parmi une foule de génois. De nouveau laissés à notre propre perception, nous écoutons le brouhaha qui est celui ressenti par l’étranger perdu au milieu des sons d’une ville qu’il ne connaît pas, au milieu de bruits qu’il ne peut que « saisir au vol », pour reprendre les termes de Daniel Deshays (Deshays, 2019, p. 48). De fait, soit nous errons dans cet inconnu avec le personnage, soit nous errons seuls, perdus parmi la foule et parmi les bruits.

3.  L’environnement sonore et la filature du personnage

D’ailleurs, le jeu de rapprochement et de distanciation s’épaissit. Peu après, l’homme fait à nouveau retour dans un autre plan, toujours au milieu d’une foule de passants et parmi les tramways qui circulent et résonnent. La musique resurgit, occultant les sons de la ville qui avaient pris place. Au milieu, ces sons de l’urbanité tentent de se frayer un chemin. Nous entendons encore quelques voix accolées au brouhaha légèrement moins intense que précédemment. Deux formes sonores se confrontent : les bruits de la ville et la musique. Elles se battent pour obtenir la première place, créant une sorte de cacophonie. L’espace de la ville autonome se confronte à l’espace du récit du personnage qui s’y engage. C’est le début d’un mouvement d’allers-retours entre la découverte de la ville par le spectateur, soit par le personnage, soit laissé seul avec lui-même et sa propre perception. L’idée se confirme par un autre contraste, entre ce que dit l’image et ce que dit le son, nous installant dans une posture d’indépendance vis-à-vis du personnage central. Le côté dramatique et entraînant de la musique crée un contrepoint avec le récit déroulé par l’image. L’homme a mal aux dents et cherche, donc, un dentiste : c’est cela que nous renvoie l’image. La tension dramatique exagérée que confère la musique à cette recherche crée un décalage entre l’image, sa narration et le son. Nous suivons aussi bien le personnage que nous sommes rendus à notre propre interprétation des faits visuels et sonores du film, puisque ce que dit l’image ne va pas de pair avec ce que dit la musique. L’effet invite à une forme de scepticisme : nous cherchons dans les images et nous écoutons à la recherche d’indices. Nous nous retrouvons dans cette condition de celui qui découvre Gênes avec ses yeux et ses oreilles, ce qui semble renvoyer au rôle de guide que Zavattini veut atteindre pour le spectateur d’un film néoréaliste. Au-delà du projet d’Italia mia, Gian Piero Brunetta rappelle qu’« à travers des documents, des témoignages, des déclarations, des proclamations, des manifestations, Zavattini reconnaît au néoréalisme la valeur de guide […]. » (Brunetta, 2009, p. 258)5. La mise en scène de René Clément répond d’une certaine manière aux attentes que Zavattini aura pour le néoréalisme quelques années plus tard et qui transparaissent aussi dans le scénario d’Au-delà des grilles.

Au sein de la multiplicité des sons, il nous faut essayer de distinguer par nous-mêmes certains indices sonores qui, plutôt que de nous éclairer sur le récit, nous permettent simplement d’observer et écouter la ville. Par la confrontation entre la musique et l’image, le récit devient quelque part secondaire, tout en étant par ailleurs banal. Il est un « fait minime » centralisé ici par la musique, que Zavattini définit plus tard comme devant être le sujet d’un film néoréaliste : « Depuis combien de temps j’ai dit qu’il résulte que le néoréalisme a deviné que le cinéma – contrairement à ce qui s’était fait à la fin de la guerre – devait raconter des faits minimes sans aucune intrusion de fantaisie ? » (Zavattini, 2005, p. 8)6. Dans la séquence initiale d’Au-delà des grilles, nous ignorons presque tout sur cet homme, dont nous savons uniquement qu’il cherche un dentiste. Le décalage entre la connotation de la musique et le récit nous invite à écouter davantage les autres sons, à savoir les bruits de la ville. Parmi eux se distingue, par exemple, la parole d’un Italien avec lequel le personnage nous laisse. Après avoir demandé où trouver un dentiste auprès d’un génois, ce dernier lui répond dans un italien qu’il ne comprend pas. Cette première découverte de la langue italienne et de sa sonorité se fait d’abord par l’intermédiaire du récit grâce au personnage du clandestin. Or, par la suite, le cadre suit son mouvement par un panoramique de la droite vers la gauche qui s’arrête finalement, le laissant partir dans le fond du champ. Il nous laisse de nouveau seuls, pour que l’on entende la parole d’un autre Italien. Cette parole paraît rajoutée après le tournage, le mouvement des lèvres ne correspondant nullement aux mots employés. Toutefois, sachant que de Bretagne n’était à priori pas adepte des trucages sonores, nous pouvons suggérer que cette parole intervient peut-être pour être écoutée. Elle semble mise en avant par son intensité qui se distingue. C’est un personnage tout à fait banal, extérieur à la narration principale dont le dialogue est mis en avant, nous renvoyant à la foule autour de notre personnage principal avec laquelle il n’interagit plus. Il s’agit d’un élément qui attire l’attention sur des sons périphériques à l’histoire : il y a une part du récit que nous faisons nous-mêmes, qui est uniquement celui de la ville de Gênes détaché de schémas narratifs classiques.

Cependant, de temps à autres, le film est rattrapé par la tentation d’une musique extra-diégétique redoublant le récit visuel, comme dans la rencontre entre Pierre (le clandestin) et Marta, qui lui vient en aide avec sa fille Cecchina. L’enfant n’est pas uniquement portée par de bonnes intentions et la musique qui accompagne les instants de proximité entre Pierre et Marta se compose au gré d’un tempo langoureux et d’une intensité douce. Aussi, elle désigne la jalousie de l’enfant par des montées en intensité et des tonalités plus graves. Or, elle se retrouve par moments, comme au début, dans une confrontation avec les bruits extérieurs de la ville : les rues piétonnes chargées des voix des habitants, les voies de circulation remplies du brouhaha des tramways, autant de sons créant une bande sonore composite qui continuent de décentraliser l’attention sur le récit, forcée par la musique.

La musique entre encore en contraste avec certains sons de l’extérieur qui permettent de relâcher la tension dramatique issue de la jalousie de l’enfant, faisant craindre pour la sécurité de Pierre. Tel est le cas d’une séquence, située un peu plus loin dans le film (Clément, 1948, 42') : après avoir laissé sa fille, Marta se rend dans un magasin pour acheter un cadeau à son nouvel ami Pierre ; sa fille partant au loin, au regard inquiet de Marta, s’adjoint une musique au mode mineur et à la tonalité grave exaltant l’émotion du personnage ; puis, elle finit de nous centrer sur le récit de Pierre. Dans un plan très rapproché en insert sur la main de Marta, nous la voyons choisir un rasoir coupe-choux dans une vitrine. Par métaphore, la tension dramatique associée à la musique et à Cecchina accompagne un objet visuel correspondant à Pierre, qui en même temps évoque le danger, le coupe-choux étant peut-être une arme utilisée contre lui. Pourtant, à cette redondance entre l’image et la bande sonore, à cette focalisation sur le récit, suit un autre plan et une autre bande-son qui contrastent avec les précédents. Brusquement, par opposition avec le plan très rapproché, apparaît une rue faite de pavés, en plan de demi-ensemble, sur laquelle courent plusieurs enfants. Sans fondu, la musique s’arrête et laisse place aux cris des enfants qui jouent : de la focalisation sur l’inquiétude transmise par Cecchina nous passons à l’innocence de l’enfance. C’est cette innocence qui s’entend et qui détourne du récit, alors que nous écoutons les voix de ces jeunes génois par le contraste qu’elle produit.

4.  Conclusion

Cette forme de découverte de l’Italie fera retour régulièrement dans le film essentiellement par le sonore. Des sons de l’urbanité aux voix des habitants, des enfants aux adultes, Au-delà des grilles saisit toutes les occasions de nous détacher du récit et de nous laisser seuls dans cette découverte. Dès lors, dans l’absence de prédétermination et dans le renvoi du spectateur à son autonomie face au film par la bande sonore, nous découvrons l’ébauche de l’une des définitions du néoréalisme zavattinien élaborée par Stefania Parigi : « […] les irréductibles artifices du langage cinématographique se soumettent au critère de l’ascèse et de l’immersion physique dans le monde sensible. [Celui qui] est cette “descente” dans la matière brute, qui ne se propose pas de “refléter” le monde sensible, mais de s’immerger en lui et de le “révéler” sans prédéterminations. » (Parigi, 2011, p. 114).

N’est-ce pas cette rencontre néoréaliste zavattinienne qui s’esquisse par la filature opérée par le son ? Au-delà des grilles fut peut-être une inspiration pour Zavattini, pour René Clément lui-même ainsi que pour les cinéastes de la Nouvelle Vague. Il semble bien que ce soit ce type de rencontre néoréaliste zavattinienne qui s’esquisse par la filature, opérée essentiellement par le son, et mise en scène par Clément et de Bretagne. En définitive, nous pouvons supposer que ce film fut une inspiration pour Zavattini et sa construction de la forme plus aboutie de son néoréalisme, comme il le fera quelques années plus tard avec Umberto D. de De Sica.

Bibliographie

BRUNETTA Gian Piero (2009), Il cinema neorealista italiano : storia economica, politica e culturale, Rome, Laterza.

CARLOROSI Silvia (2011), « Épilogue », dans GIOVACCHINI Saverio & SKLAR Robert (éds.), Global neorealism : the transnational history of a film style, University Press of Mississippi.

CHION Michel (2006), Le Son, Paris, Armand Colin.

CLEMENT René (1948), Au-delà des grilles, Paris, Studio Canal [DVD].

CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée), 4 août 2020, René Clément à travers cinq films.

DESHAYS Daniel (2019), Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck.

GALLAGHER Tag (2006), Les Aventures de Roberto Rossellini, Paris, Léo Scheer.

MARIE Michel (2012), La nouvelle vague. Godard. À bout de souffle, Paris, Armand Colin.

PARIGI Stefania (2011), dans BAZIN André, ZAVATTINI Cesare, « Correspondance », Trafic, n° 79, POL, p. 113-139.

RENOIR Jean (1974), Ma vie et mes films, Paris, Flammarion.

SCHIFANO Laurence (2016), Le cinéma italien de 1945 à nos jours, Paris, Armand Colin.

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Document de l’Archivio Cesare Zavattini – Biblioteca Panizzi – Reggio Emilia – Italie

Lettre à Vittorio De Sica, Rome, 15 février 1951 (Cote : Arch. ZA Corr. D499).

Notes

1 Journal d’un curé de campagne (1951).

2  Joseph de Bretagne est surtout connu pour sa collaboration avec Jean Renoir, et son attachement à enregistrer le son en direct dans les années 1930-1940, alors même que le matériel de prise de son ne facilite pas de tels tournages.

3 Laurence Schifano reprend les propres termes de Zavattini, parlant de l’usage de la technique de la filature (pedinamento) et du « trou dans le mur » (Schifano, 2016, p. 36) comme moyens d’accès direct à la réalité des choses et des êtres. Même si dans l’ouvrage récent, Global neorealism, l’épilogue de Silvia Carlorosi (Carlorosi, 2011, p. 245) mentionne la méthode comme généralement néoréaliste en parlant d’un « style néoréaliste », elle est plus spécifiquement liée à Zavattini,Gian Piero Brunetta, cité plusieurs fois dans l’ouvrage américain, n’hésite pas à le rappeler : « L’après-guerre contraint [Zavattini] à réduire l’aspect plus irréel et fantastique de son imagination, en le poussant à se concentrer de toutes ses forces sur la “poétique du pedinamento” » (Brunetta, 2009, p. 258) (Notre traduction).

4 Le texte est accompagné d’une note de Stefania Parigi : « Zavaattini se réfère probablement au même projet, jamais réalisé, Seguendo gli uomini, qu’il évoque plus loin dans sa lettre du 4 août 1952. On trouve dans les Archives de Zavattini un scénario doté de plusieurs titres, dont Abbiamo seguito gli uomini, destiné à être réalisé par quatre jeunes documentaristes : Michele Gandin, Antonio Marchi, Francesco Aselli, Gian Luigi Polidoro. »

5 Notre traduction.

6 Notre traduction.

Citer cet article

Référence électronique

Sylvie Dubois, « Au-delà des grilles de René Clément : une démarche cinématographique italienne grâce à la réalisation française », Atlantide [En ligne], 16 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 06 juillet 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=1703

Auteur

Sylvie Dubois

Docteure en esthétique, sciences et technologies du cinéma et de l’audiovisuel, Sylvie Dubois est enseignante contractuelle à l’université de Lille, membre du CEAC et l’auteure d’une thèse intitulée Le sonore dans le néoréalisme italien, composante des définitions d’un courant et travaille à sa publication. Ses recherches s’inscrivent principalement dans le domaine des Sound Studies.

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