Le récit romantique (Allemagne-Angleterre victorienne)

DOI : 10.56078/atlantide.259

Riassunti

Le roman romantique n’a pas inventé le mélange des genres qui existait dans la forme antique du prosimètre et dans le roman médiéval, mais il l’a nettement remis à l’honneur après la rigoureuse séparation des genres imposée par la poétique classique et ses théoriciens. Les romans gothiques ou romances anglais ouvrent incontestablement la voie. Le romance se distingue du novel, certes par son goût pour le surnaturel et le mystérieux, mais aussi par l’insertion de poèmes au sein du récit en prose, souvent sous forme de ballades chantées par les personnages. Walter Scott, collecteur d’anciennes ballades écossaises est lui aussi tout naturellement conduit à mêler dans ses romances historiques le vers et la prose. En Allemagne, c’est également la fascination exercée par la chanson populaire qui explique l’infiltration du roman par des formes versifiées, dès le Wilhelm Meister de Goethe. Ces caractéristiques lyriques du romance et des premiers romans romantiques allemands expliquent que la notion de « roman-poème » se soit assez largement diffusé au sein du romantisme européen.

The romantic romance did not invent the mix of genres which existed in the ancient form of prosimetre and in the medieval romance, but it clearly reintroduced it, after the strict separation of genres imposed by classical poetic and theorists. English gothic romances undoubtedly open the way. The « romance » is distinguished from the « novel » , certainly by its taste for the supernatural and mysterious, but also by inserting poems in the narrative prose, often in the form of ballads sung by the characters. Walter Scott, former Scottish ballads collector is also naturally led to meddle in its historical « romances » verse and prose. In Germany, it is also the fascination of popular song which explains the infiltration of the romance by forms in verse, from Goethe’s Wilhelm Meister. These lyrical characteristics of the « romance » and the first German romantic novels explain that the concept of "novel-poem" was fairly widely distributed within the European Romantic.

Struttura

Testo completo

Le roman romantique n’a pas inventé le mélange des genres, qui existait bien avant lui, comme l’attestent les traditions anciennes du prosimètre1 et du roman médiéval à insertion lyrique2. Mais après la rigoureuse poétique des genres que le Classicisme avait imposée, il a néanmoins remis à l’honneur le roman-poème comme forme mixte, notamment à travers le concept de roman arabesque et de chaos générique. En effet, dans les années 1800, apparaît un phénomène nouveau : la création, paradoxale pour l’époque, d’une forme prosaïque qui puisse s’ouvrir entièrement à son contraire, le poème versifié, et ce phénomène parvient à subvertir presque complètement les distinctions et les hiérarchies qui existaient précédemment entre vers et prose3. Certes, le roman a souvent été pensé comme le non-genre par excellence, la forme la plus souple qui soit, apte à contenir d’autres formes : récits épistolaires, historiettes en vers, citations poétiques et épigraphes en tous genres.

Le récit renaissant et le récit préclassique du XVIIe siècle, parfois encore le récit en prose du XVIIIe, portent les marques de cette souplesse. Par exemple, Cervantès compose une pastorale en forme mixte (Galatea, 1585). Il incorpore aussi nombre de romances, poèmes narratifs chantés, dans Don Quijote (1605-1615). Enfin, il mêle chansons, poèmes pastoraux, sonnets, redondillas dans ses Novelas Ejemplares (1613). En France, au XVIIe siècle, l’on pratique facilement les historiettes en vers ; de même, les récits mondains en prose peuvent être émaillés de petits textes versifiés. Par exemple, Le Voyage de Falaise, nouvelle divertissante (1697) de Le Noble, est constitué d’aventures galantes, entrecoupées de bouts rimés, de sonnets, d’épithalames, de traductions d’Horace et de chansons. Le couronnement de cette pratique mondaine est certainement Les Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine (1669), composition savante dans laquelle le dispositif vers-prose organise une véritable polyphonie. Au dix-huitième siècle, certains genres, mais mineurs ou anciens, comme le « Voyage » et le « roman pastoral » imité de la Galatea de Cervantès4, conservent encore cet art des chansons intercalées qui musicalisent le récit.

Cependant une telle pratique ne correspond plus au discours dominant5. Car les théoriciens intransigeants du classicisme français, tels que Vaugelas, le Père Bouhours, Boileau, avaient déjà séparé les genres, en se référant aux modèles grecs et latins, et ils avaient ainsi grandement contribué à rendre la prose et la poésie incompatibles. Et ce discours dominant s’était largement propagé dans toute la culture européenne, comme le rappelle Gérard Genette dans Figures II6. Ainsi, pendant toute la période classique, l’assimilation générale du roman à la prose témoigne d’une poétique des genres qui répugne aux formes mixtes et recherche l’unité formelle. L’Essai sur l’origine des romans (1670) de Huet, premier traité consacré au genre en France, assimile clairement le roman à l’usage exclusif de la prose :

Ce qu’on appelle proprement romans sont des fictions d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art [...]. Il faut qu’elles soient écrites en prose, pour être conformes à l’usage de ce siècle. Il faut qu’elles soient écrites avec art, et sous de certaines règles ; autrement, ce serait un amas confus, sans ordre et sans beauté7.

Quand le roman inclut des formes poétiques, c’est surtout au niveau d’une pratique de la citation : par exemple, La nouvelle Héloïse (1761) place fréquemment dans les lettres de ses personnages des vers de Pétrarque, de Métastase, du Tasse8. Mais cette pratique de la citation ne rompt pas l’unité générique du récit en prose. Et il faudra attendre les prémisses du romantisme, avec le roman gothique et les premières formes de récits dits « arabesques » au sein du romantisme allemand, pour qu’une pratique systématique de la forme mixte se mette à nouveau en place, accompagnée d’une nouvelle réflexion sur le roman comme genre poétique.

Il conviendra donc d’examiner ici deux aspects de cette constitution progressive de ce que l’on peut appeler le roman-poème romantique : d’une part à travers le genre romanesque du romance anglo-saxon, et d’autre part en fonction de la nouvelle conception du roman élaborée par le romantisme allemand.

1.  Romans et romances anglo-saxons

De 1790 à 1820, trois catégories romanesques se côtoient dans la culture anglo-saxonne, le novel, le romance et le tale. Ces distinctions étaient généralement admises par les écrivains qui indiquaient leur choix générique dans un sous-titre, ou dans leur préface. Par exemple, Mansfield Park (1814) de Jane Austen se réclame du novel, Ivanhoe (1819) du romance, et Melmoth (1820) du tale9. Comme le rappellent les définitions proposées à la fin du XVIIIe siècle par Clara Reeves, par le docteur Johnson, et qui seront relayées par Walter Scott dans son essai On Romances, Chevalry and the Drama, le novel, genre réaliste par excellence, s’applique à un type de fiction qui s’inscrit dans les limites de la réalité contemporaine. Le romance au contraire, évoque soit la transposition idéalisée d’un passé révolu dans laquelle l’affabulation romanesque se mêle aux faits authentiques, soit un univers terrifiant, où le surnaturel bat en brèche les principes de la rationalité. Le tale, enfin, correspond à la forme la plus souple ; c’est un terme à usage multiple, pouvant rassembler des contes édifiants, des nouvelles et récits historiques, mais aussi des histoires fantastiques. Globalement, ce que nous désignons par roman gothique s’oppose au novel pour se réclamer du romance et parfois du tale, étiquette souvent revendiquée dans les titres ou plus fréquemment les sous-titres. Ainsi, les romans d’Ann Radcliffe sont des romances (The Romance of the Forest, 1791, The Mysteries of Udolpho, a romance, 1794). Le roman de Lewis, The Monk (1796), est un romance également. Même chose pour le long roman de Maturin, Fatale Revenge or the Family of Montorio, a romance, 1806. Melmoth the Wanderer du même Maturin, en revanche, se rapporte au tale par son sous-titre, tandis que sa préface maintient en même temps un attachement à la tradition du romance.

Malgré ce brouillage générique, apparaît assez clairement un autre dénominateur commun aux romances qui permet de distinguer ses caractéristiques par-delà le principe de l’invention fabuleuse et de l’ouverture au surnaturel. En effet, se vérifie pour ces textes un principe unificateur qui est celui de l’insertion de poèmes variés au sein du drama en prose (sonnets, ballades populaires, stances de diverses formes, en général composés ou chantés par les personnages).

La densité de ces formes poétiques versifiées est assez grande. Pour ne citer que quelques exemples, The Romance of the Forest d’Ann Radcliffe comporte une vingtaine de poèmes, souvent assez longs, dans un ensemble de 350 pages, sans parler des fréquentes épigraphes contenant des citations de poèmes. The Monk contient six ballades populaires, épiques ou de magie, mais aussi des poèmes en forme d’épitaphe, de longs poèmes strophiques, et des chansons. The Fatal Revenge or the Family of Montorio présente les mêmes caractéristiques poétiques, pour un texte d’environ 700 pages. De surcroît, la dimension merveilleuse, épique ou sentimentale de ces chants correspond fort bien au climat général du roman gothique, dans lequel prédomine un goût prononcé pour le primitif, l’irrationnel, et l’intensité mélodramatique. L’insertion de ces poèmes n’obéit pas à un dispositif mécanique, les poèmes ne sont pas distribués régulièrement au sein des récits ; on ne retrouve bien évidemment pas le principe de la stricte alternance vers- prose du prosimètre ou du récit mondain du XVIIe siècle, mais les poèmes interviennent surtout pour valoriser par la voix lyrique les personnages romanesques qui incarnent des passions contrariées, des souffrances tragiques. Le chant prend alors la place qu’occupe l’analyse psychologique dans le novel en quelque sorte. Les poèmes constituent souvent, également, un effet de mise en abyme ; ils fournissent donc une clé de lecture et participent indirectement du drama.

Au niveau chronologique, cette alternance du lyrique et du narratif dans le romance gothique est surtout représentée dans la dernière décennie du XVIIIe siècle et dans les dix premières années du XIXe. Une telle pratique et une telle chronologie s’expliquent à la fois par la diffusion de nouveaux modèles poétiques, et par l’influence de ceux que l’on appelait alors les antiquaires. D’une part, le succès des poèmes en prose strophiques d’Ossian-Macpherson (1760), et les idylles en prose de Gessner (1756), contribue à brouiller les frontières entre les genres, à dépasser le discours classique en favorisant l’idée d’une poésie en prose. Et d’autre part, le roman n’est plus conçu comme une forme exclusivement prosaïque. C’est là qu’intervient le travail des antiquaires, théologiens ou historiens amateurs de poésie ancienne qui, sous l’influence de l’Évêque Percy, exhument, à partir des années 1770, chants populaires et récits traditionnels10. Percy publie en 1765 une compilation d’anciennes ballades anglaises11 et, jusqu’à Walter Scott, cette mode bat son plein. Walter Scott, qui reste sans doute le plus fameux des antiquaires romantiques, collecte et réécrit des ballades issues de l’ancienne tradition des ménestrels, qu’il publie en 1802-1803 dans Minstrelsy of the Scottish Border12. Il compose aussi de grands poèmes narratifs de son cru13, notamment un roman de chevalerie en vers, The Lay of the Last Minstrel (1805), et c’est par ses poèmes et ballades qu’il se fit d’abord connaître. Au fond, chez Scott, l’imitation du récit médiéval en vers prépare le roman en prose, comme l’a souligné Henri Suhamy14.

2.  Walter Scott et le historical romance

Il est donc tout naturel que Scott ait poursuivi la pratique formelle du romance médiéval ou gothique15 en conservant dans la forme même du roman historique qu’il invente une place importante pour les ballades et chansons. Cette pratique assez systématique de la forme mixte s’explique chez lui à la fois par son travail de poète- antiquaire, par sa contemporanéité avec le romance gothique et enfin par l’influence et de l’ancien roman de chevalerie qui reste un des matériaux de base pour le roman historique16.

Le cas d’Ivanhoe (1819) est assez éclairant. Dans ce roman, la dimension lyrique prend progressivement de l’ampleur avec un ensemble varié d’imitations ou de traductions de chansons populaires anciennes : des chansons à boire « An old drinking song », chap. XX17), de longues ballades épiques imitées du chant des ménestrels saxons (« The Crusader’s return », « Le Retour du croisé », chap. XVII18) ou des scaldes, ces ménestrels scandinaves (le chant de guerre d’Ulrique, chap. XXXI), un lai d’amour (chap. LX), des chants divers, des cantiques (chap. XXXIX) et des stances chantées par des jeunes filles (chap. XLII). Tous ces poèmes sont scrupuleusement respectés et assez correctement traduits en 1830 par le traducteur français Defauconpret, ce qui montre une sensibilité assez exceptionnelle à la forme mixte ; car, la plupart du temps à cette époque, les traducteurs français des romans gothiques ou romantiques étrangers omettent purement et simplement ces poèmes, comme s’il s’agissait-là d’ornements encombrants ou superfétatoires dans la conception qui est la leur du romanesque19.

L’on peut ajouter aussi que, dans Ivanhoe, l’on voit assez bien comment fonctionne la contamination des genres : par son goût pour un passé épique et fabuleux, le historical romance constitue à la fois une modernisation des romans médiévaux (qui étaient eux- mêmes en vers ou en prose dérimée, ou encore en forme mixte avec insertion de lais), une « gothicisation de la fiction historique20 », et une mise en récit des ballades populaires. En effet, l’on peut aussi comprendre l’insertion de nombreuses ballades et chansons dans le romance historique comme une volonté de recontextualiser la veine lyrique populaire et médiévale, de lui restituer son cadre primitif et son historicité. Il s’agirait au fond de la faire revivre sur le plan romanesque, puisque les poèmes, véritables voix du peuple, entretiennent là encore une polyphonie, en étant placés tantôt dans la bouche de personnages comiques et populaires, tantôt dans celle des personnages héroïques.

Ceci dit, la pratique de la forme mixte ne se borne pas chez Scott au historical romance. Elle permet de transcender les catégories romanesques, dans la mesure où, et c’est sa nouveauté, le roman historique scottien rend finalement partiellement caduques les distinctions en vigueur entre novel, tale et romance. Dès le premier roman, Waverley (1814), on note en effet des principes linguistiques et rhétoriques qui sont à rapporter au novel : le souci de la couleur locale et du pittoresque, l’étude réaliste d’enjeux socio-historiques, un certain réalisme linguistique et descriptif ; histoire presque contemporaine (comme l’indique le sous-titre : « ’Tis Sixty Years Since » [« Il y a soixante ans »], à propos de la dernière révolte des Stuart écossais contre le pouvoir central), est un novel par son cadre temporel, mais qui reste marqué par les principes poétiques du romance. Là encore, ceci est d’emblée reconnaissable par l’introduction de vieilles ballades populaires, de chansons sentimentales, ou encore de ballades qui sont l’œuvre de Walter Scott lui-même. On notera enfin que le dispositif lyrique du romance se poursuit dans le roman historique même quand Scott renonce à publier de la poésie. Il reste bien présent dans The Heart of Mid-Lothian (1818), dans The Bride of Lammermoor (1819), dans The Pirate (1821-22), alors même que l’action, plus moderne, de ces romans se déroule au XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Mais les légendes et superstitions se mêlent aux faits vrais, au point que l’histoire trouve un écho naturel dans la tradition des ballades populaires, comme Scott le souligne d’ailleurs dans son avertissement préliminaire au Pirate.

Ces caractéristiques lyriques du romance gothique et du roman historique scottien expliquent que la notion de roman-poème ait pu faire du chemin au sein de toute la période romantique21. Même si elle fut nettement moins pratiquée par la culture romantique française, l’on ne sera pas étonné que le roman scottien soit interprété par Victor Hugo comme un renouvellement du poème épique, donc déjà comme une forme de roman-poème. Il écrit ainsi dans Littérature et philosophie mêlées :

L’on pourrait considérer les romans épiques de Scott comme une transition de la littérature actuelle aux romans grandioses, aux grandes épopées en vers ou en prose que notre ère poétique nous promet et nous donnera22.

A partir des années 1820, l’on constate cependant, pour le roman gothique comme pour les derniers romans historiques scottiens, que le procédé semble s’estomper. Melmoth (1820), qui est le dernier grand roman gothique, et qui participe à la fois du tale et du romance, reste sans réelle forme mixte ou joue de façon minimale sur le principe. De nombreuses citations de poèmes anciens et modernes (par exemple « Rime of the Ancien Mariner » de Coleridge) figurent en épigraphe des chapitres, livrant ainsi en condensé un effet de lecture.

Mais la pratique du poème enchâssée est pratiquement abandonnée. Quentin Durward (1823) ne contient quant à lui que deux poèmes enchâssés. Sans doute faut-il y voir là un effet de la concurrence accrue du novel par rapport au romance. Le roman, du moins en Angleterre et en France, devient vraiment, selon la formule de Hegel, cette « épopée bourgeoise moderne23 » (« moderne bürgerliche Epopöe ») accordée à la forme prosaïque. Et l’on peut expliquer aussi ce déclin par l’éclipse de la tradition antiquaire dans le récit victorien, globalement moins épris de primitivisme et davantage préoccupé par des enjeux socio-politiques contemporains, propres au monde urbain.

L’on pouvait donc penser que la forme mixte, jugée obsolète, disparaîtrait avec le romance et avec la tradition antiquaire. Or il n’en est rien. Car le romantisme allemand va prendre le relais et proposer, à partir des mêmes sources, une autre voie pour le roman-poème, voie opposée à la tradition anglaise et dix-huitiémiste du novel, jugée trop prosaïque.

3.  Romantisme allemand et « œuvres mélangées »

Là encore, dans la tradition romantique allemande, les choses se font progressivement, à la fois par assimilation et par rupture par rapport à la tradition précédente. La première source d’inspiration qui explique la réintroduction d’une forme mixte semble bien être la même que dans la culture anglo-saxonne. C’est toujours la fascination exercée par la chanson populaire (Lieder et ballades), qui autorise l’infiltration du roman par des formes versifiées.

Goethe, qui deviendra lui aussi un célèbre auteur de ballades — comme Walter Scott —, insère plusieurs chants dans son grand roman Wilhelm Meisters Lehrjahre (Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister), publié en 1796. Il s’agit essentiellement des trois chants du vieux harpiste dans le livre II (chap. XI et XIII) et surtout du fameux Lied de Mignon dans le livre III (chap. I) :

Kennst du das Land, wo die Zitronen blühn,
Im dunkeln Laub die Gold-Orangen glühn,
Ein sanfter Wind vom blauen Himmel weht,
Die Myrte still und hoch der Lorbeer steht,
Kennst du es wohl ?

Connais-tu le pays des citronniers en fleur ?
Dans le feuillage obscur flambe l’orange d’or,
Un doux vent souffle du ciel bleu,
Le myrte est là, paisible, et fier s’élance le laurier,
Le connais-tu, dis-moi24 ?

Or, d’une certaine manière, pour la théorie allemande du roman romantique, tout commence avec la réception du Wilhelm Meister. Le cercle d’Iéna s’enthousiasma d’abord pour le roman goethéen. Friedrich Schlegel se livre à un éloge sans réserve du roman dans L’Entretien sur la Poésie (Gespräch über die Poesie) en 1800, et Novalis s’émerveille de la magie du style de Goethe dans ses Fragments. Il estime dans un premier temps que le roman constitue le moule idéal, l’organisme le plus varié et le plus plastique pour exprimer les idées des temps nouveaux. Le roman goethéen ouvre donc, lui aussi, la voie à la notion de roman-poème, car son atmosphère poétique le rend « mélodique25 » et non pas prosaïque, écrit Novalis. Il contraste donc fortement avec la tradition dominante du novel.

Pourtant, on ne peut pas encore véritablement parler de forme mixte (vers-prose) pour le Wilhelm Meister. S’il contient bien en son centre un noyau romantique, une forme de poésie pure réservée aux personnages des saltimbanques et des comédiens, c’est aussi et surtout à la prose de l’existence que le roman entend se confronter : Goethe veut montrer comment un jeune homme idéaliste aspirant à une vie entièrement consacrée à l’art accepte progressivement l’existence pratique. La dominante de prose est donc malgré tout programmatique dans le Wilhelm Meister.

En réalité, c’est avec le romantisme d’Iéna que la pratique de l’hybridité générique deviendra vraiment systématique. Un exemple très précoce ouvrira la voie à la théorie, le projet du Phantasus26 élaboré par Ludwig Tieck dans les années 1799-1800 (et publié plus tardivement en 1812-1816). Ce projet trouve sa première actualisation dans un volume de mélanges publié en 1797 par Tieck sous le titre Volksmärchen hg. v. Peter Leberecht. Ces Volksmärchen mêlent vraiment tous les genres, poésie, légende, drame, comédies musicales, reliés entre eux par des conversations théoriques. Au sein de ce recueil, le récit intitulé Liebesgeschichte der schönen Magelone und des Grafen Peter von Provence (Les Amours de la belle Maguelonne et de Pierre de Provence), se livre à une réécriture libre des récits médiévaux en vers27. Tieck réinvente ou du moins réactualise le principe d’une stricte composition mixte, très dense, un peu à la manière des prosimètres anciens, et dans laquelle les Volkslieder sont simplement reliés entre eux par une brève trame narrative très stylisée :

Unter andern war auch ein Sänger mit herbei gekommen, der viele fremde Länder gesehen hatte, er war kein Ritter, aber an Einsicht und Erfahrung übertraf er manchen Edlen. [...]

Er nahm seine Laute und sang :
Keinen hat es noch gereut
Der das Roß bestiegen,
Um in frischer Jugendzeit
Durch die Welt zu fliegen
28.

Dans cette foule se trouvait un ménestrel qui s’en venait de contrées étrangères dont il connaissait moult ; il n’était guère chevalier, mais surpassait beaucoup de nobles seigneurs par sa fine intelligence et sa grande expérience. [...]
Il prit son luth et se mit à chanter :

Nul n’aura jamais remords,
Qui sur son cheval monta,
Dont les jeunes ans sont d’or
Et qui le monde verra
29.

Par la suite, aussi bien dans ses contes que dans ses romans, Tieck pratiquera systématiquement le mélange générique. Dans son grand roman de l’artiste, Franz Sternbalds Wanderungen (1798), ce principe se vérifie d’autant plus que les personnages sont des artistes, contemporains de Raphaël, préoccupés de questions poétiques touchant au dialogue entre les arts. De très nombreux Lieder remplacent alors le drama et alimentent des débats théoriques sur la nature de la poésie30. L’on sait aussi que Le Cercle d’Iéna (Tieck, les frères Schlegel, Novalis), pratiquait la « Sympoesie » et la « Symphilosophie », c’est-à-dire la réflexion et la composition collectives. Il n’est donc pas étonnant que le travail théorique sur le roman-poème commence pratiquement au même moment, avec l’Entretien sur la Poésie (Gespräch über die Poesie) de Friedrich Schlegel (1800) et les Fragmente de Novalis publiés dans la revue l’Athenäum. Dans l’Entretien sur la Poésie, la troisième séquence intitulée « Brief über den Roman » (« Lettre sur le roman »), souligne la nature fondamentalement libre, trans-générique, du roman :

Ja ich kann mir einen Roman kaum anders denken, als gemischt aus Erzählung, Gesang und andern Formen. Anders hat Cervantes nie gedichtet, und selbst der sonst so prosaische Boccaccio schmückt seine Sammlung mit einer Einfassung von Liedern31.

Oui, je ne peux guère concevoir un roman qui ne soit un mélange de récit, de chant et d’autres formes. Jamais Cervantès n’écrivit autrement, et même Boccace, si prosaïque par ailleurs, orne son recueil d’un encadrement de chansons32.

On peut y lire ici un abandon complet des critères classiques. Cette trans-généricité conduit F. Schlegel à sa fameuse théorie du roman « arabesque », c’est-à-dire de la forme libre et chaotique33.

Parallèlement à ces réflexions théoriques, F. Schlegel s’est aussi essayé au roman arabesque. Sa seule et unique tentative dans le genre, Lucinde (1799), peut, à bon droit, être considérée comme le premier roman-poème, véritablement a-générique et surtout a- diégétique du romantisme. Ce roman évoque une genèse, celle de la modernité, vouée à se débarrasser progressivement du prosaïsme des mœurs et de la culture Auflklärung. Il entend promouvoir une autre façon d’envisager l’existence, et prône une sorte de nouvel « évangile » qui permettra à l’homme romantique d’accéder au véritable stade esthétique. Comparable à un patchwork narratif et poétique, Lucinde organise ses chapitres selon le principe de la variation des genres. Au sein du roman apparaissent encore des formes narratives réalistes et récentes telles que la confession, le roman par lettres, le roman d’apprentissage et le pastiche du roman libertin. Mais autour de ces éléments, se greffent, telles de véritables arabesques, des formes lyriques héritées de l’Antiquité, et modernisées dans le cadre du roman, telles que le dithyrambe, l’idylle et l’élégie. Ce chaos générique aboutit au fait que, en dehors du chapitre central consacré aux années d’apprentissage du personnage masculin, le roman n’a rien de romanesque. La composante narrative (les années d’apprentissage du jeune libertin) apparaît même obsolète et traitée sur le mode de l’ironie. Elle appelle manifestement son dépassement romantique, par la voie (et des voix) lyrique(s) et poétique(s). Ainsi, les chapitres « arabesques », qui privilégient la célébration d’états intérieurs et poétiques, sont souvent assez courts, voire très courts, et peuvent être conçus comme de vastes poèmes en prose rythmée. Certains sont fondés sur le retravail de formes lyriques antiques, dérimées, remplacées par une prose assonancée et musicalisée, marquée par des structures anaphoriques, des effets de distiques, et des rythmes iambiques. Ainsi, le chapitre 2 (« Dithyrambische Fantasie über die schönste Situation », « Fantaisie en style dithyrambique sur la plus belle des situations »), offre une transcription en prose poétique de la forme hymnique du dithyrambe antique. Le cinquième chapitre (« Idylle über den Müssiggang », « Idylle sur l’oisiveté »), par son titre et par son contenu érotico- spirituel, correspond pleinement au principe d’une modernisation de l’idylle, genre originellement mixte, soit en vers soit en prose. Enfin, le douzième et dernier chapitre, (« Sehnsucht und Ruhe », « Nostalgie et quiétude »), repose sur un dialogue entre les deux personnages principaux, Lucius et Lucinde, qui rappelle l’élégie. La prose rythmée imite d’abord une forme strophique, puis n’est pas sans évoquer, indirectement, soit l’idée de vers libre, soit la binarité et la longueur du distique élégiaque, soit encore une sorte de duo lyrique :

Nur in der Ruhe der Nacht, sagte Lucinde [...].
Nur in der Nacht singt Klagen, sprach Julius, die kleine Nachtigall und tiefe Seufer. Nur in der Nacht eröffnet sich die Blume [...]. Nur in der Nacht,
Lucinde, [...].

C’est seulement dans la quiétude de la nuit, dit Lucinde [...]
Dans la nuit seulement, le petit rossignol fait entendre le chant de sa plainte et de ses profonds soupirs, dit Julius. Dans la nuit seulement, la fleur s’ouvre [...]. Dans la nuit seulement, Lucinde34, [...].

Lucinde
Sei’s was es sei, Du bist der Punkt, in dem mein Wesen Ruhe findet.
Julius
Die heilige Ruhe fand ich nur in jenem Sehen, Freundin. [...]
Lucinde
Laß ruhen in Nacht, reiß nicht ans Licht, was in des Herzens stiller heilig blüht.
Lucinde
Quoi qu’il en soit, tu es le point où mon être trouve la quiétude.
Julius
La quiétude sacrée, je ne la trouvais que dans cette nostalgie, ô mon amie. [...]
Lucinde
Laisse reposer dans la quiétude de la nuit, ne tire pas brutalement à la lumière ce qui s’épanouit, sacré, dans les paisibles profondeurs du cœur35.

Avec Lucinde, F. Schlegel ouvre donc pleinement la voie à la fusion entre la poésie et la prose. On ne peut véritablement plus distinguer, parfois, la prose du vers libre.

4.  Heinrich von Ofterdingen ou la nouvelle Vita Nova du romantisme

Pourtant, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, F. Schlegel ne pratique pas la forme mixte (prose-vers) au sens strict, mais plutôt une déconstruction à la fois des formes classiques du novel et des formes antiques de la poésie versifiée. Il fait du roman en prose la forme la plus englobante qui soit, capable de se transformer en son contraire, c’est-à- dire en poésie pure, en prose poétique. En réalité, c’est Novalis qui, à la suite de F. Schlegel et de Tieck, ira encore plus loin dans la quête d’un roman moderne véritablement poétique, avec Heinrich von Ofterdingen (1801-1802). Là, poésie versifiée et prose romanesque sont prises dans un même continuum, ou plus exactement elles tissent ensemble un système complexe de correspondances, d’échos, entre le récit-cadre, unificateur, et les contes et poèmes enchâssés. Ces derniers sont à la fois de petites totalités autonomes, closes sur elles-mêmes, et des mises en abyme de l’ensemble, des prolongements du récit ou encore des concentrés allégoriques. Le vers ou la chanson n’est donc plus pensé comme une extrapolation ornementale au sein d’une forme en prose qui serait dominante ; bien plutôt, le roman se construit selon un principe « d’homologie poétique36 » entre le vers et la prose.

Novalis, avait au départ, comme Friedrich Schlegel, pleinement apprécié la nouveauté du Wilhelm Meister. Mais il s’en est finalement écarté, considérant que le prosaïsme du roman l’emportait de beaucoup sur la matière poétique. Dans les Fragmente de 1800, se lit un violent réquisitoire :

Wilhem Meister ist eigentlich ein Candide, gegen die Poesie gerischtet. [...]
Wilhelm Meisters Lehrjahre sind gewissermaßen durchaus prosaisch — und modern. Das Romantische geht darin zugrunde — auch die Naturpoesie, das Wunderbare. — Er handelt bloß von gewöhnlichen menschlichen Dingen — die Natur und der Mystizism sind ganz vergessen. Er ist ein poetisierte bürgerliche und häusliche Geschichte37.

Wilhem Meister est en somme un Candide dirigé contre la poésie. [...]
Wilhelm Meister est, jusqu’à un certain point, complètement prosaïque et moderne. Le romantique y périt, de même que la poésie de la nature et le merveilleux. Le livre ne parle que de choses ordinaires ; la nature et le mysticisme sont entièrement oubliés. C’est une histoire bourgeoise et familière, poétisée38.

L’idéalisme romantique doit donc se détourner définitivement de ce qu’il reste de novel et de sagesse rationaliste dans le roman goethéen, et toute différence de nature doit être effacée entre roman et poésie :

Ein Roman muß durch und durch Poesie sein. Die Poesie ist nämlich, wie die Philosophie, eine harmonische Stimmung unsers Gemüts, wo sich alles verschönert, wo jedes Ding seine gehörige Ansicht — alles seine passende Begleitung und Umgebung findet. Es scheint in einem echt poetischen Buche alles so natürlich — und doch so wunderbar39.

Un roman doit être poésie de part en part. La poésie est cet accord harmonieux de notre âme, où tout devient plus beau, où chaque chose apparaît dans son vrai jour et trouve l’accompagnement et l’atmosphère qui lui convient. Dans un livre vraiment poétique, tout paraît si naturel et pourtant si mystérieux40.

Par ailleurs, le lyrisme domine toute la production littéraire de Novalis qui compose ses Hymnen an die Nacht (eux-mêmes fondés en définitive sur une forme mixte vers-prose) en même temps qu’il travaille à son roman. Dans ce cadre, Heinrich von Ofterdingen constitue à la fois un prolongement et une réfutation du Wilhelm Meister : un prolongement, parce qu’il s’agit d’un roman d’initiation, comme le Wilhelm Meister était un roman d’éducation ; le roman d’initiation est consacré à la poétisation du personnage historique de Heinrich von Ofterdingen, ménestrel médiéval qui se dégage progressivement du monde prosaïque pour devenir l’emblème du poète romantique. Mais il s’agit aussi d’une réfutation parce que, pour Novalis, le modèle idéal n’est plus Goethe mais serait bien plutôt le souffle mystique et lyrique de la Vita Nova de Dante, composée comme l’on sait, de vers et de prose, ou peut-être encore les romans du Moyen Âge, au matériau légendaire, et fondés sur un dispositif d’enchâssement ou de « conjointure » des lais dans la prose41. La forme romanesque « plastique et mélodique » que recherche Novalis lui permet de développer de manière progressive et dialectique ce qu’il appelle le « combat de la poésie et de l’anti-poésie, de l’ancien monde et du nouveau42 » en faisant définitivement triompher le nouveau, c’est-à-dire la poésie. Il est donc logique qu’au cours du roman, la prose poétique se transmue en poèmes, et que le narratif, en réalité fort réduit43, cède la place à l’incantation, aux rythmes, aux symboles et aux images.

La première partie, intitulée « l’Attente » (« Die Erwartung ») et qui est la seule partie achevée de Novalis, ne comporte pas moins de quatorze poèmes de facture différente, sur environ cent cinquante pages. La seconde partie, inachevée, en contient six. Une brève étude de structure pourrait assez facilement rendre compte de cette évolution de la prose vers la poésie, ou de cette absorption de l’une par l’autre. La progression est très visible dans la première partie. Les premiers chapitres (I et II) sont entièrement constitués de prose, ce qui est conforme à la logique du récit initiatique. Sont d’abord évoquées les prémisses du voyage du jeune Heinrich. Les premiers compagnons de voyage de la mère et du fils sont des marchands, qui se mettront à converser avec eux et à évoquer des histoires anciennes célébrant les pouvoirs de la poésie, évoquant des personnages de ménestrels et de poètes (chapitre II et III). C’est au troisième chapitre qu’interviennent les premiers poèmes enchâssés44 dans les histoires des marchands, et qui évoquent tous le thème de la quête de la Poésie pure, d’un idéal de vie entièrement dédié à la Poésie. Dans les chapitres suivants, les rencontres se font globalement sur un mode plus dialectique et plus poétique ; aux marchands, figures initiales d’un rapport utilitaire au monde, d’une sagesse encore toute pratique, succède la seconde étape initiatique, marquée par la rencontre des chevaliers et des Croisés. Le chapitre IV est occupé par deux longs poèmes, le chant épique des Croisés évoquant la Guerre Sainte et le chant élégiaque de Zulima, jeune femme orientale victime de ces guerres de religion. Le contraste entre ces poèmes crée un effet de dialogisme et de polyphonie. Une autre étape est franchie au chapitre V, à travers la rencontre avec des personnages de plus en plus en marge de la société mais de plus en plus pénétrés de spiritualité : d’abord un vieux mineur, qui représente les pouvoirs de l’âme mystique plongeant dans les secrets de la nature. Il est lui-même poète et chante deux Lieder pour Heinrich. Puis, toujours au chapitre V, la poésie semble sortir directement des profondeurs de la nature, par le chant d’un ermite vivant dans une grotte, monde souterrain primitif qui contient pourtant déjà en soi toute la littérature, du moins toute la littérature romantique. En effet, comme enchâssés dans cette gangue naturelle qu’est la grotte, se trouvent de précieux manuscrits dont celui qui contient l’histoire d’Heinrich. Enfin, le chapitre six marque la fin du récit-cadre, c’est-à-dire de la dimension réaliste, par l’arrivée de Heinrich chez son grand-père Schwaning. C’est là que le ménestrel fait les deux rencontres capitales qui parachèvent son initiation : celle de la femme aimée, Mathilde, et celle du poète Klingsohr. Figures de la poésie romantique, donc de l’ironie et de la variété des tons, Schwaning et Klingsohr offrent à leur auditeur deux chansons à la tonalité contrastée, d’un côté un chant malicieux dédié à l’amour défendu pour le premier, et une chanson bachique qui devient un véritable hymne à Dionysos et à l’âge d’or de la Poésie pour le second, dont le ton et le registre de langue sont beaucoup plus soutenus. Les chapitres VII et VIII, relativement brefs, reprennent la forme de la prose tout en étant dédiés aux discussions sur la poésie de Klingsohr et d’Heinrich. Enfin, le chapitre IX, qui est le dernier de la première partie, abonde au contraire en formes versifiées. De la diégèse initiale ne reste plus qu’une structure-cadre, introductrice d’un double enchâssement : le récit initiatique débouche, par la voix du poète Klingsohr, sur un conte-mythe allégorique45, dans lequel est insérée une grande densité de poèmes. Mélange de poésie naïve et de poésie savante, ces poèmes se concluent sur vibrante célébration du retour de l’âge d’or.

La grande nouveauté poétique de Heinrich von Ofterdingen, par rapport aux romans qui l’ont précédé, est le principe d’une plus complète analogie entre la prose et la poésie versifiée. Nous ne sommes plus dans le chaos générique ou dans le dispositif de l’arabesque schlegelienne, mais plutôt dans l’harmonisation, dans les correspondances, et dans la quête d’une totalité par-delà le chaos. Un des signes majeurs d’homologie poétique se décèle dans la pratique de l’insertion des poèmes. Contrairement aux effets rhétoriques des romances anglais, les sutures entre prose et poésie ne procèdent plus seulement de l’enchâssement des voix. Certes, ce principe est encore présent, mais le passage de la prose à la versification peut aussi s’effectuer sans qu’il y ait besoin de l’intervention d’un chanteur ou d’une voix lyrique. Le langage versifié serait comme le prolongement d’une prose qui n’est plus informative mais déjà essentiellement poétique. Les poèmes reprennent les mêmes thèmes46 que la prose. On y retrouve les mêmes images, les mêmes personnages allégoriques et métalittéraires (la Fable, la Fantaisie, Éros, etc.), les mêmes leitmotive : leitmotiv de la couleur bleue, révélation de l’âge d’or et du monde nouveau, intuition de l’harmonie universelle, avènement de l’Amour rédempteur, etc. Et, comme les vers, la prose procède essentiellement d’une dimension musicale dans laquelle ce sont les images et les rythmes, souvent simples et fluides, fondés sur des balancements binaires, qui dominent, tout autant que le sens.

Par ailleurs, les formes poétiques employées sont aussi d’une plus grande diversité que dans les romances ou dans les précédentes tentatives romantiques. L’écriture poétique déploie un vaste éventail de traditions, antiques et modernes, comme si le roman était bien sur le plan formel cette « Bible de l’Humanité » que rêvait d’écrire Novalis, une « Bible » susceptible de réaliser la synthèse de toutes les formes et de toutes les cultures. Par exemple, la tradition antique est sensible dans l’imitation des poésies anacréontiques au chapitre VI (les chants érotique et dionysiaque de Schwaning et de Klingsohr). La tradition chrétienne est reconnaissable dans les imitations des hymnes et cantiques à la Vierge (le chant de l’ermite au chapitre cinq, le chœur des voix enfantines et l’hymne d’amour chanté par Ofterdingen dans la deuxième partie inachevée). L’imitation de la ballade médiévale et populaire est également représentée mais modernisée par sa dimension allégorique (le chant du ménestrel au chapitre VI, et l’un des poèmes enchâssés dans le conte allégorique, célébrant la première étape du voyage d’Éros au pays lunaire au chapitre IX). La stance italienne (l’ottova rima) est utilisée à deux reprises, mais dans des contextes très différents (au chapitre III, un court poème sur le pouvoir initiatique de l’Amour, et le chant de l’oiseau Phénix au chapitre IX). Le chant épique (celui des croisés, au mètre iambique), au chapitre IV côtoie la plainte lyrique, le Lied de Zulima l’orientale. Enfin, la poésie naïve ou poésie naturelle se mêle à une poésie plus savante, plus allégorique, pour célébrer l’âge d’or.

L’innovation romantique, l’invention de formes neuves, originales, est aussi sensible dans les structures strophiques, qui sont différentes pour chaque poème. Certes, les quatrains à rimes croisées dominent, mais le roman module aussi les formes strophiques longues, les sizains, les strophes de sept vers et les huitains. Les poèmes induisent encore des variantes importantes au niveau du nombre des strophes, et des rythmes choisis. Certains poèmes sont très brefs, composés d’une seule strophe, d’autres sont très longs, comme les ballades ; ils sont tantôt composés de vers courts, des trimètres, tantôt de vers plus longs, des tétramètres ou, plus rarement, des pentamètres47. Autre exemple de variété formelle : l’avant-dernier poème de la seconde partie, sans doute un des plus célèbres poèmes de Novalis, le « Chant des morts » (« Lobt doch unsre stillen Feste »,

« Chantez donc nos fêtes discrètes », poème appelé aussi « Le Chant des morts »), se développe en huitains qui sont rythmés par une structure trochaïque de tétramètres, coupée en son milieu par un vers plus court. Les huitains offrent aussi un système de rimes tout à fait particulier, variant à chaque strophe, par exemple ABCD ACBD ou, dans le huitain cité ci-dessous, ABAC ABAC :

Helft uns nur den Erdgeist binden
Lernt den Sinn des Todes fassen
Und das Wort des Lebens finden ;
Einmal kehrt euch um.
Deine Macht muß bald verschwinden,
Dein erborgtes Licht verblassen,
Werden dich in kurzen binden,
Erdgeist, deine Zeit ist um
48.

Aidez-vous à dompter l’Esprit de la Terre,
apprenez à saisir le sens de la mort
et à trouver la parole de vie ;
rebrousser chemin !
Ton pouvoir doit bientôt disparaître,
Ton éclat emprunté va pâlir,
Avant peu nous t’aurons enchaîné,
Esprit de la Terre, ton ère est révolue
49 !

L’œuvre de Novalis offre ainsi une réalisation unique de ce F. Schlegel appelait dans sa « Lettre sur le roman » le Mischgedicht50 (« l’œuvre mélangée »), qui fond le poème versifié dans la prose poétique. L’on voit aussi à quel point l’ambition de Novalis était titanesque et unique en quelque sorte : Novalis a voulu réaliser un roman entièrement détaché des conventions du réalisme psychologique, et du contexte du temps présent, un roman qui contienne à la fois toute la mémoire du passé et toute l’invention d’un monde nouveau et de formes nouvelles, accordés aux attentes de l’Homme romantique.

Cette entreprise dédiée à la Poésie pure et à la reconquête de la félicité universelle, était sans doute un absolu inachevable ; et le roman resta inachevé. Nul n’a tenté, après Novalis, de faire la même chose. Pourtant, l’influence du roman novalisien a été incontestable au sein du romantisme allemand ; et beaucoup d’auteurs tels que Brentano, Arnim, Tieck, Eichendorff, dans une moindre mesure Jean Paul51 et Hoffmann52, ont continué sur cette voie du roman poétique et de la forme mixte. Même si aucun autre récit ne comporte une telle densité et une telle variété de poèmes au sein de la prose ni, parallèlement, une telle dimension de prose poétique tissant un lien très fort avec les poèmes, il est possible de repérer deux formes différentes de postérité novalisienne53. Le récit initiatique ou roman de l’artiste, particulièrement représenté entre les années 1800 et 1830, s’oriente tantôt vers la reprise de structures alternées prose-vers, liées à l’enchâssement des chansons et poèmes, tantôt vers la poésie allégorique et la prophétie de l’âge d’or. Dans la première catégorie, il faudrait citer ce que l’on pourrait appeler le récit musical : notamment les deux récits d’Eichendorff : La Statue de Marbre (Das Marmorbild, 1819) et Les Scènes de la vie d’un propre à rien (Aus dem Leben eines Taugenichts, publié en 1826). Ce sont des compositions qui portent très fortement l’empreinte d’une part des liens qu’Eichendorff entretenait avec la musique de Mendelssohn et de Schumann, et d’autre part des recueils de chansons populaires publié par Achim von Arnim et Clemens Brentano entre 1806 et 1808, Le Cor enchanté de l’enfant (Des Knaben Wunderhorn). À la seconde catégorie, plus proche de l’inspiration novalisienne, se rattache le roman-Märchen d’Hoffmann, La Princesse Brambilla (Prinzessin Brambilla), publié en 1820, roman qui utilise de façon plus sporadique la forme mixte, mais en restant extrêmement fidèle à l’esprit prophétique et à l’ambition totalisante de Heinrich von Oftderdingen. En effet, l’on peut parler à son propos non plus seulement de forme mixte, mais aussi de roman multidimensionnel, contenant tous les genres : théâtre, œuvre graphique à la manière de Callot, conte, allégorie, mythe, poésie et chant, et même opéra54. Le récit en prose aboutit à une utopie poétique, amorcée par deux poèmes enchâssés célébrant, à la manière de Novalis, la fin de la conscience malheureuse et le retour à l’âge d’or.

Il faudrait souligner pour conclure que, du romance anglo-saxon au Mischgedicht (roman-poèmes, roman musical, roman multidimensionnel) du romantisme allemand, demeure donc une certaine filiation en même temps que se réalise un véritable saut conceptuel. Le romantisme allemand va s’inspirer de (et revaloriser par là même) toutes les pratiques préclassiques de formes mixtes (Dante et sa Vita Nova, Boccace, Cervantès). Sans forcer le trait, l’on pourrait ajouter qu’il n’est pour ainsi dire pas de roman romantique en Allemagne qui ne soit aussi un roman de forme mixte. Le romantisme pense ainsi la poésie comme un absolu, qui peut prendre pour champ la totalité des genres ; et le roman, redessiné comme un des lieux d’accomplissement de la poésie, devient, au fond, le premier foyer conceptuel de l’œuvre d’art totale. C’est aussi grâce à cette conception paradoxale du roman non prosaïque que le romantisme allemand a donné une grande visibilité et une grande densité aux concepts de prose poétique et a amorcé l’idée de poème en prose, dont on verra la fortune au cours de la seconde moitié du XIXe siècle55. Quant au romantisme français, il serait difficile de retrouver en son sein de telles audaces, et il apparaît par comparaison presque rationaliste, ou peut-être plus néo-classique qu’il ne le croyait (du moins quant à la conception du roman). Malgré la précoce sensibilité de Chateaubriand et de Mme de Staël aux cultures étrangères, et malgré un roman lyrique de l’artiste comme Corinne56, ou un roman historique tel que Les Chouans, ponctuellement inspiré par les ballades de Walter Scott57, il a vaillamment continué à privilégier un certain cloisonnement des genres58, en réservant au roman (mais certes avec succès) la forme de la prose.

Note

1 La forme antique du prosimètre se confondrait surtout avec la satura latine dont les deux expressions principales seraient les Satires Ménippées de Varron et le Satiricon de Pétrone. Au Moyen Âge, le prosimètre se constitue dans le sillage de la Consolation de la Philosophie de Boèce, mais aussi des modèles lyriques italiens (Vita Nova de Dante, Le Ninfale d’Amato de Boccace). Voir Nathalie Dauvois, De la Satura à la Bergerie. Le prosimètre pastoral en France à la Renaissance et ses modèles, Paris, Champion, 1998. Et Franck Lestringant (dir.), Le Prosimètre, Paris, Éditions de la rue d’Ulm / Presses de l’École Normale Supérieure, 2005.

2 Dès le XIIIe siècle, dans le Tristan en prose, dont il reste de nombreux manuscrits, copiés jusqu’au XVe, ce qui prouve son succès, sont insérés des lais. Au XIVe siècle, Le livre du Voir dit de Guillaume de Machaut fait alterner vers et prose. Au XVe siècle, Le Livre du cœur d’amour épris de René d’Anjou utilise le même dispositif. Poèmes enchâssés et prosimètre sont donc des procédés familiers pour les écrivains médiévaux (le succès du prosimètre étant en grande partie issu du De Consolatione Philosophiae de Boèce qui a été l’un des textes les plus lus pendant tout le Moyen Âge).

3 Notre travail s’appuiera sur les très riches informations contenues dans l’ouvrage collectif, dirigé par Hana Jechova, François Mouret et Jacques Voisine : La Poésie en prose des Lumières au romantisme (1760-1820), Paris, Presses de l’Université de Paris Sorbonne, V, 1993 [reprise de « La Poésie en prose des Lumières au romantisme », in Cahiers d’histoire littéraire comparée, n° 4, 1979].

4 Notamment l’imitation de Jean-Pierre Claris de Florian, Galatée, roman pastoral imité de Cervantès, Paris, Didot, 1784.

5 Voir François Mouret, « Débats théoriques » in La Poésie en prose des Lumières au romantisme, op. cit., p. 11.

6 Gérard Genette, « Langage poétique, poétique du langage », in Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 123-153.

7 Cité dans Jean Sgard, Le Roman français à l’âge classique. 1600-1800, Paris, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, « Références », 2000, p. 13.

8 Voir dans ce volume l’article de Philippe Postel : « L’insertion de poèmes dans le roman classique en Europe et en Chine ».

9 Voir Hubert Teyssandier, Les Formes de la création romanesque à l’époque de Walter Scott et de Jane Austen. 1814-1820, Paris, Didier, 1977.

10 Ces antiquaires seront nombreux à emboîter le pas à Percy, ce qui explique aussi l’influence que ce mouvement exercera en Allemagne et plus tard en France. Dans son introduction aux Chants populaires du Nord, dont il offre une traduction commentée, Xavier Marmier cite ainsi, à côté de Percy, d’autres antiquaires qui suivirent ses traces : Warton, Ellis, Ritson, Ewan, Jamieson, John Finlay et Walter Scott.

11 Thomas Percy, Reliques of Ancient Poetry [1765], New York, Dover Publications, édition d’Henry B. Wheathley, 1966, 3 vol. 

12 Walter Scott, Minstrelsy of the Scottish Border, Edinburgh, The Mercat Press, édition d’Alfred Noyes, 1984.

13 Voir The Lady of the Lake (1810), The Lord of the Isles (1815).

14 Voir Henri Suhamy, Sir Walter Scott, Paris, éditions de Fallois, 1993, p. 137.

15 Contemporain des principaux auteurs de la veine gothique, Walter Scott entretiendra notamment une correspondance avec Maturin. Et, comme dans le romance gothique, la forme mixte, dans l’ensemble de la production scottienne, renferme deux modalités : les citations poétiques en épigraphe et les poèmes et chansons enchâssés. Scott pratique à ce niveau le mélange des genres : les modalités de l’épigraphe étant elles-mêmes très variées, classiques et modernes : poèmes épiques (souvent l’Odyssée et l’Iliade), ou renvoyant à la culture médiévale (Chaucer), classique (Dryden) et même romantique (Burns, Schiller traduit par Coleridge, Coleridge lui-même, Wordsworth, Southey), ainsi que de très nombreuses références au drame shakespearien. Voir aussi Reginald William Hartland, Walter Scott et le roman « frénétique ». Contribution à l’étude de leur fortune en France, Genève, Slatkine Reprints, 1975.

16 Voir Alice Chandler, « Sir Walter Scott and the Medieval Revival », in Nineteenth-Century Fiction, n° 19, 1965.

17 Voir Walter Scott, Ivanhoe, Ian Duncan ed., Oxford University Press, 1996, p. 214 : « Come, trowl the brown bowl to me, / Bully boy, bully boy, / Come, trowl the brown bowl to me: / Ho ! Jolly Jenkin, I spy a knave in drinking, / Come, trowl the brown bowl to me. » (« Passe-moi le pot d’ale brune, / Allons, Joseph, joyeux garçon, / Passe-moi le pot d’ale brune. / Au buveur sourit la fortune; / Lâche qui boude à la boisson! », traduction française de Defauconpret [1831], in Œuvres de Walter Scott, tome VI, Paris, Furne, reprint Paris, Gallimard Folio Junior, 1998, t. I, p. 225).

18 Voir Walter Scott, Ivanhoe, op. cit., p. 191, la première strophe de la chanson : « High deeds achieved of knightly fame, / From Palestine the champion came, / The cross upon his shoulders borne, / Battle and blast had dimm’d and torn. / Each dint upon his batter’d shield / Was token of a foughten field; / And thus, beneath his lady’s bower, / He sung, as fell the twilight hour. (« Le retour du croisé » : « Après un saint et noble rôle, / Vers le pays tournant ses pas, / Il revient, la croix sur l’épaule, / Hâlé du vent, las des combats ; / Sur son écu mainte prouesse / Est gravée avec son devoir. / Sous le balcon de sa maîtresse, / Il chante ainsi dans l’air du soir. », voir la traduction française, Œuvres de Walter Scott, op. cit., tome I, p. 224.)

19 Voir The Monk de Lewis, traduit pour la première fois en 1797 (Paris, Maradan éditeur), puis retraduit par Léon de Wailly en 1840 sans les poèmes (Paris, H-L- Delloye). Même chose pour les romans allemands, notamment le Franz Sternbald de Tieck traduit par Mme de Montolieu en 1823 (Paris, Librairie nationale et étrangère).

20 Voir l’introduction de Ian Duncan à Ivanhoe, Oxford, Oxford University Press, édition d’Ian Duncan, 1996 ; voir aussi Kenneth M. Skora, « The function of Form: Ivanhoe as romance », in Studies in English Literature, 19, 1979, p. 645-60.

21 En France, par exemple, parmi les imitateurs de Walter Scott et du roman historique, le Vicomte d’Arlincourt, compose des « romans-poèmes », notamment Ismalie, ou la mort et l’amour, roman-poème, Paris, Ponthieu, 1828.

22 Victor Hugo, « Sur Walter Scott » [1823], in Œuvres complètes, Critique, Littérature et philosophie mêlées, Paris, Éditions Robert Laffont, 2002, p. 147.

23 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, (« La Poésie, chapitre III, II : « Déterminations particulières de la poésie épique proprement dite »), Paris, Flammarion, traduction de Samuel Jankélévitch, 1979, tome IV, p. 154.

24 Johann Wolfgang von Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Paris, Gallimard, « Folio », traduction française de Blaise Briod [1954], revue par Bernard Lortholary, édition de Bernard Lortholary, 1999, p. 195.

25 Novalis, « Zu Goethes Wilhelm Meister », in Werke und Briefe, Neue Fragmente, hg. von Alfred Kelletat, München, Winkler-Verlag, 1968, p. 465 : « Die Philosophie und Moral des Romans sind romantisch. [...] Die Akzente sind nicht logisch, sondern (metrisch und) melodisch. » (« La philosophie et la morale du roman sont romantiques. […] Les accents ne sont pas logiques mais plutôt (métriques) et mélodiques. », Le Brouillon général, traduction d’Olivier Schefer, Paris, Editions Allia, 2000, p. 109).

26 Voir Ludwig Tieck, Phantasus [1812-1816], in Schriften in zwölf Bänden, Band 6, hg. von M. Frank, Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1985.

27 Le roman français anonyme, Pierre de Provence et la belle Maguelonne (1438) est rédigé en vers, ainsi que ses nombreuses traductions en allemand, danois, catalan, espagnol, hongrois, russe, etc.

28 Ludwig Tieck, Liebesgeschichte der schönen Magelone und des Grafen Peter von Provence, hg. von Mornin, Edward, Ph. Reclam Jun., 2001.

29 Voir id., Les Amours de la belle Maguelonne et de Pierre de Provence, Éditions Grèges, traduction française de Sylvie Oussenko, Octon, 2008, p. 78.

30 Voir id., Franz Sternbalds Wanderungen [1798], hg. von Alfred Anger, Stuttgart, Reclam, 1966.

31 Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, hg. von E. Behler et alii, München, Paderborn, 1959-1981, vol. II, p. 336.

32 Traduction française in Philippe Lacoue-Labarthe, Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, L’Absolu Littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 328. Voir aussi les commentaires d’Alain Muzelle, dans « Arabesque et roman dans l’œuvre de Friedrich Schlegel », in Le Rire au corps. Grotesque et caricature, numéro dirigé par Christian-Marc Bosséno, Frank Georgi et Muriel Silhouette, CREDHESS, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 23-54. Du même auteur, voir L’Arabesque. La théorie romantique de Friedrich Schlegel dans L’Athenäum, Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2006, p. 117.

33 La terminologie de l’arabesque est empruntée au domaine des beaux-arts. L’arabesque désigne une forme particulièrement appréciée depuis le XVIe siècle de peintures murales, appelées aussi « grotesques ». Ces peintures étaient fondées sur la profusion de motifs bizarres, incongrus ou hétérogènes flottant comme en apesanteur dans l’espace et reliés entre eux par des lignes courbes et volutes végétales appelées précisément arabesques. Par transfert métaphorique, Friedrich Schlegel utilise le terme d’arabesque pour désigner les productions modernes et romantiques détachées de toute ambition classique d’homogénéité formelle. Voir Dominique Peyrache-Leborgne, Grotesque et arabesque dans le récit romantique, de Jean Paul à Victor Hugo, Paris, éditions Honoré Champion, 2012.

34 Friedrich Schlegel Lucinde, Paris, Aubier-Flammarion, édition bilingue, traduit par Jean-Jacques Anstett, 1971, p. 226-227.

35 Ibid., p. 228-231.

36 Monique Nemer et Jacques Voisine, « Rencontre des vers et de la prose », in La Poésie en prose des Lumières au romantisme (1760-1820), op. cit., p. 108.

37 Novalis, « Zu Goethes Wilhelm Meister », in Neue Fragmente, in Werke und Briefe, hg. von Alfred Kelletat, München, Winkler-Verlag, 1968, op. cit. , p. 466-67.

38 Id., traduction française de Maurice Maeterlinck, Paris, José Corti, p. 188.

39 Id., Die Enzyklopädie, in Werke und Briefe, op. cit., p. 502-503 ; autre fragment encore, allant dans le même sens : « Die Poesie ist das echt absolut Reelle. Dies ist der Kern meiner Philosophie. Je poetischer, je wahrer. » (« La Poésie est vraiment le réel absolu. Cela est le noyau de ma philosophie. Plus c’est poésie, plus c’est vrai. »), extrait d’Une suite de Fragments (1798), in Fragments/Fragmente, Paris, Aubier Montaigne, édition bilingue, édition et traduction d’Armel Guerne, 1973, p. 116-117.

40 L’Encyclopédie, (fragment 1445) traduction et présentation de Maurice de Gandillac, Paris, Editions de Minuit, 1966, p. 322-323.

41 Suzanne Macé propose de voir une analogie entre la technique la « conjointure » des contes et des lais formant la matière première des romans médiévaux et la structure complexe d’Heinrich von Ofterdingen, dans laquelle histoires enchâssées et poèmes s’imbriquent dans le récit-cadre de l’initiation d’Heinrich : « Différents contes, enchâssés dans le thème général, s’y succèdent et paraissent autant de lais que Novalis s’attache à réunir, respectant l’art de la ‘‘conjointure’’. Le lai correspond à l’idéal décrit dans les Fragments : ‘‘Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être complètement détaché du monde environnant et clos sur lui-même comme un hérisson.’’ (Enjeu Philosophique du conte romantique. Conceptions esthétiques de Novalis, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 95)

42 Novalis, « Kampf der Poësie und Unpoësie. Der alten und neuen Welt », « Paralipomenia zu Heinrich von Ofterdingen », in Heinrich von Ofterdingen, hg. von. Wolfgang Frühwald, Ph. Reclam Jun., 1987, p. 197. Voir aussi la Préface de Marcel Camus à l’édition française de Heinrich von Ofterdingen, Paris, Aubier-bilingue, 1942, Garnier Flammarion, 1992, p. 249.

43 Voir sur ce sujet Tzvetan Todorov, « Un roman poétique », in Les Genres du discours, Paris, Seuil, 1978, p. 104-115.

44 D’abord un ensemble assez court de huit vers, un poème enchâssé qui évoque le pouvoir mystérieux et initiatique de l’Amour. Puis apparaît la longue ballade de l’Étranger, jeune ménestrel qui évoque les souffrances du poète errant, dédaigné des hommes, mais marqué d’une élection divine qui le conduira pourtant à la reconnaissance, et qui ranimera chez les hommes les flammes de l’amour.

45 Le Marchenmythos prend la forme d’un récit eschatologique évoquant le royaume de la Nature, les forces primitives, puis le monde humain, en proie à la discorde, et qui sera progressivement sauvé par le périple initiatique d’Éros (l’Amour) et de la Fable (la poésie).

46 De même que le texte du Märchen allégorique se fait éminemment musical et poétique par ses images évoquant l’âge d’or et le retour à l’harmonie, de même, les poèmes enchâssés dans le conte sont presque toujours des prophéties de l’âge d’or ou des apothéoses.

47 Par exemple, au chapitre IV, le chant épique est composé de sizains en vers longs, de tétramètres ïambiques (et aux rimes croisées avec distique final), tandis que la plainte de Zulima offre des strophes de sept vers en vers courts, composées de trimètres (avec une double structure de rimes croisées puis embrassées).

48 Novalis, Heinrich von Ofterdingen, hg. von Wolgang Frühwald, Stuttgart, Reclam, 1987, p. 183.

49 Id., Heinrich von Ofterdingen, Paris, Garnier Flammarion, traduction française de Marcel Camus [1942], p. 242-243.

50 Voir aussi sur ce concept Walter Moser, Romantisme et crise de la modernité. Poésie et encyclopédie dans le Brouillon de Novalis, Québec, Éditions du Préambule, 1989, p. 109.

51 Un roman de Jean Paul, les Flegeljahre. Eine Biographie (1804-1805), qui est aussi un roman de l’artiste, présente cette mixité, bien que très ponctuellement. Le héros compose des « polymètres », fondés sur le modèle des mètres antiques, mais qui subvertissent totalement les codes des genres et abolissent les frontières entre eux, puisque les polymètres forment finalement une structure strophique en prose rythmée. Voir en particulier Flegeljahre, Viertes Bändchen, Nr. 55, hg. von Gustav Lohmann, München, Carl Hanser, 1959, p. 969.

52 Deux romans d’Hoffmann, Kater Murr (Le Chat Murr) et Prinzessin Brambilla (La Princesse Brambilla), présentent cette mixité formelle, tout en ne recherchant pourtant pas la densité poétique qui fut celle de Henrich von Ofterdingen.

53 Voir sur ce plan Dennis F. Mahoneyn, The Critical Fortunes of a Romantic Novel. Novalis’s Heinrich von Ofterdingen, Columbia, 1994.

54 Voir Susanna Lulé, « L’Opéra comme modèle esthétique chez Goethe et E.T.A. Hoffmann », in Revue Germanique Internationale, Entre classicisme et Romantisme autour de 1800, Paris, Presses Universitaires de France, traduction française d’Olivier Mannoni, 2001, p. 123-140.

55 Voir Hana Jechova et alii (éd.), La Poésie en prose des Lumières au romantisme (1760-1820), op. cit. Et Nathalie Vincent-Munnia, Les Premiers Poèmes en prose : généalogie d’un genre, Paris, Champion, 1996.

56 Les Aventures du Dernier Abencérage (1807, publication 1826) contient des poèmes enchâssés (romance, ballade, poème épique) correspondant à l’imaginaire primitiviste du récit ; Corinne ou l’Italie (1807), évoque certes les poèmes composés par la poétesse, mais seulement à travers une narration en prose.

57 Les Chouans (1829) contiennent une ballade populaire enchâssée (« À la première ville… »), à la fin du roman, qui introduit un intense moment mélodramatique après la décapitation de Galope-Chopine.

58 Il est à noter par exemple que les romans frénétiques français des années 1820, pourtant inspirés des romances gothiques et historiques, abandonnent le principe des poèmes enchâssés, tout en conservant les citations poétiques (Ossian, Klopstock, etc.) en épigraphe ; ainsi Jean Sbogar (1818) de Nodier ou encore Han d’Islande (1823) de Hugo sont des romans en prose sans forme mixte. Notre-Dame de Paris (1831), cependant, contient un certain nombre de refrains, poèmes et chansons populaires, mais le procédé est essentiellement à visée décorative ou pittoresque (proposer un « rendu » de la langue simple et drue de la populace). Et il reste beaucoup plus discret que dans le romance anglais ou le roman allemand. Il serait excessif, alors, de parler de forme mixte pour ce type d’apparition occasionnelle. Grand admirateur d’Ossian et de Walter Scott, Astolphe de Custine reproche néanmoins à ce dernier de faire des « romans qui ressemblent à des poèmes en prose » et des « poèmes [qui ressemblent] à des romans en vers ». (Voyage en Écosse, in Mémoires et voyages, 1830, Éditions François Bourin, Paris, 1992, p. 330).

Per citare questo articolo

Referenza elettronica

Dominique Peyrache-Leborgne, « Le récit romantique (Allemagne-Angleterre victorienne) », Atlantide [On line], 1 | 2014, On line dal 01 juillet 2014, ultima consultazione: 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=259

Autore

Dominique Peyrache-Leborgne

Maitre de conférences HDR en Littérature comparée à l’Université de Nantes, Dominique Peyrache-Leborgne est spécialiste des questions d’esthétique au sein du romantisme français, allemand et anglo-saxon. Elle a publié chez Champion en 1997 Poétique du sublime de la fin des Lumières au Romantisme : Diderot, Schiller, Wordsworth, Shelley, Michelet, Hugo ; puis en 2012, Grotesques et Arabesque dans le récit romantique, de Jean Paul à Victor Hugo. Ses travaux portent également sur la question des formes du roman historique, ainsi que sur les rapports entre romantisme et culture populaire (ballades, contes populaires, Grimm, Andersen).

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