Dans le cadre d’une réflexion collective sur les formes mixtes et, plus particulièrement sur les rapports entre prose et poésie, il est possible de construire deux types de corpus : nous pouvons étudier soit la place et le fonctionnement de la prose dans la poésie, soit ceux de la poésie dans la prose. Au sein de ces corpus, il faudra ensuite déterminer s’il s’agit d’une poésie prosaïque (ou encore d’une poésie narrative) ou d’une prose poétique. Nous nous situerons pour notre part dans le deuxième type de corpus et examinerons, dans les Ultime lettere di Jacopo Ortis (Les Dernières lettres de Jacopo Ortis) d’Ugo Foscolo (1778-1827), la façon dont la prose ne peut pas faire sans la poésie. Pour le dire autrement, nous montrerons que la poésie intervient dans la prose comme rythme particulier qui suspend la cadence syntaxique, syncope la structure narrative globale et donne le sens de l’ensemble du roman. Nous faisons l’hypothèse que la signification des Ultime lettere di Jacopo Ortis prend place dans ces interstices, ces digressions, ces suspens poétiques de la prose. La prose romanesque construit un premier sens, celui du roman d’amour, et donne à lire le suicide final comme le signe du désespoir amoureux. Or, dans les instants poétiques que nous allons étudier, qu’il s’agisse de prose poétique ou de véritables insertions de vers, une autre lecture du texte, plus politique et historique, se laisse appréhender. Nous montrerons également que ce rythme modèle une forme spécifique, faite véritablement de synthèse entre prose et poésie. La constitution d’un nouveau rapport formel entre prose et poésie nous semble enfin permettre de réformer et de refonder l’écriture du fait, de l’histoire et de la réalité prosaïque du monde. Foscolo construit une intrigue amoureuse, certes, mais il ne faut pas oublier que son texte a deux trames : amour et politique, ou amour et histoire contemporaine. Or, Foscolo n’écrit pas l’histoire en passant par le récit ; au contraire, c’est lorsqu’il entre en poésie que son texte donne un regard sur l’histoire. En effet, c’est notre seconde hypothèse, fortement liée à la première, les Ultime lettere di Jacopo Ortis sont un roman sans en être véritablement un : la prose quitte la perspective du roman et de la narration pour poétiser le réel afin précisément de pouvoir en rendre compte. Avant d’envisager cette solution chez Foscolo, nous ferons un détour par l’Allemagne et l’Angleterre pour comprendre comment le roman peut dépasser les catégories génériques. La question principale qui guide cette étude est donc : Ugo Foscolo et son avatar romanesque Jacopo Ortis parviennent-ils à opérer la relève poétique de l’histoire ? C’est-à-dire la poétisation de la prose et du prosaïque ?
1. Les Ultime lettere di Jacopo Ortis d’Ugo Foscolo : le tragique du prosaïsme
1.1. Le roman au risque du récit
Dans les années 1790-1815, au début de la période romantique, le traumatisme révolutionnaire suivi de l’installation de l’Empire napoléonien conduit à un constat unanime : l’histoire est fort troublée et il devient bien difficile de parvenir à l’écrire1. Ce premier diagnostic est suivi de près par un second : la prose n’est plus actuelle2. Elle ne parvient plus à dire l’actualité, le présent, la réalité du fait qui en dépasse alors la diction. Et si l’histoire et la cohérence du sens ont été brisées3, la narration romanesque, travaillant sur les fluctuations d’une seule ligne temporelle4, n’est plus actuelle non plus. En effet, entre 1790 et 1815, on constate une éclipse du roman qui narre (éclipse momentanée, avant Stendhal, Walter Scott, Manzoni, Leopoldo García-Alas y Ureña, alias « Clarín », Theodor Fontane). Comme pour l’après Seconde guerre mondiale, les auteurs qui ont vécu la Révolution et ses conséquences, ont le sentiment de ne pas pouvoir rendre réellement compte de l’expérience historique et politique qu’ils sont en train de connaître.
Les Ultime lettere di Jacopo Ortis se présentent comme un roman épistolaire, sorte de Werther italien ; il a paru sous trois versions, à Bologne en 1798 (apocryphe), à Milan en 1802 et à Zurich en 1816 alors qu’Ugo Foscolo est déjà sur le chemin de l’exil. On y lit l’histoire de Jacopo Ortis, amoureux de la jeune Teresa promise à l’antipathique Odoardo, au fil des lettres qu’il écrit à son ami Lorenzo. Le jeune vénitien pleure autant son amour impossible avec sa bien-aimée que la perte de sa patrie et le marasme politique et social de Venise et de toute l’Italie après le traité de Campo-Formio établi par Napoléon en 1797 — senti comme une traîtrise par les révolutionnaires italiens dont fait partie Foscolo. En 1796, Napoléon chef des armées soutient la révolution vénitienne qui renverse la République Sérénissime et instaure une jeune république calquée sur les idéaux jacobins. Un an après, le 17 octobre 1797, le Premier Consul « vend » Venise aux Autrichiens, c’est la fin de toute république. Puis l’empire, les campagnes napoléoniennes en Italie, les batailles et les tractations autrichiennes et françaises pour se partager ce territoire. En effet déçu, isolé et désespéré dans tous les domaines, Ortis finit par se suicider en mars 1799. La fiction épistolaire se double d’une fiction éditoriale puisque l’ami fidèle Lorenzo se charge alors de publier les lettres qu’il a reçues de la main de Jacopo.
On voit que les dates de parution du roman sont presque calquées sur la chronique historique. Foscolo lui-même, vénitien, jacobin dans sa jeunesse, puis déçu, persécuté et finalement contraint à l’exil, de Venise d’abord puis de l’Italie en 1816, semble nous dire qu’au-delà des idéaux de 1789, la Révolution française et ce qu’elle amena (Terreur, Empire...) représente l’événement traumatisant, preuve que l’histoire est intrinsèquement faite de violence et de destruction. Nous transposerons dans un premier temps l’analyse qu’Éric Dayre fait de Godwin5 à l’œuvre de Foscolo. Sans développer outre mesure cette partie de l’analyse, nous poserons cependant quelques balises illustrant l’échec du personnage, englué dans l’action tragique de son roman : d’abord le désir de martyre, ensuite la cruauté de l’histoire et de la nature, enfin l’absence de liberté du personnage.
1.2. Un Christ tragique
Jacopo Ortis (Maria Antonietta Terzoli l’a d’ailleurs bien montré6) rejoue les derniers moments de la vie du Christ. Durant la journée du 14 mars 1799, préparant sa mort, il demande une Bible, juste avant d’envoyer à son ami une lettre-confession, où il avoue le meurtre involontaire d’un paysan :
La mattina mandò per una Bibbia ad Odoardo il quale non l’aveva : mandò al parroco, e quando gli fu recata, si chiuse. A mezzodì suonato uscì a spedire la seguente lettera [la lettre-confession], e tornò a chiudersi7.
Le matin, il envoya chercher une Bible chez Odoardo, qui n’en avait pas : il envoya alors chez le curé, et quand elle lui fut remise, il s’enferma. À midi sonné, il sortit pour envoyer la lettre suivante, et retourna s’enfermer8.
La Bible revient ensuite : le narrateur Lorenzo remarque qu’elle est annotée et traduite de la main de Jacopo par endroits et, lorsqu’on découvre le corps agonisant d’Ortis, la Bible se trouve sur le bureau, fermée avec une montre posée dessus :
Per entro la Bibbia si trovarono, assai giorni dopo [après le suicide], le traduzioni zeppe di cassature e quasi non leggibili di alcuni versi del libro di Job, del secondo capo dell’Ecclesiaste, e di tutto il cantico di Ezechia9.
Dans la Bible on trouva, bien plus tard, les traductions pleines de ratures et presque illisibles, de quelques versets du livre de Job, du second chapitre de l’Ecclésiaste et de tout le cantique d’Ézéchias.
Les passages lus et annotés par Ortis (le livre de Job et le cantique d’Ézéchias) traitent principalement des malheurs et de la misère de la vie humaine et de sa vanité, ainsi que d’un appel à une mort résolutive et accompagnée par Dieu. Jacopo semble donc finalement donner un sens transcendant à ses souffrances : il cherche à se présenter sous le jour de la pitié et de la piété. Sa vie et sa mort ouvriraient sur un geste de martyr. Dans la lettre de Florence du 17 septembre, les accents de Pétrarque deviennent ceux du Christ : « Soffro i miei travagli e non mi lamento10. » [« Je souffre mes douleurs et je ne me plains pas. »]. Dans la lettre de Florence, 27 août, parlant d’Alfieri qui s’est retiré du monde sur ses vieux jours, Jacopo s’exclame : « E fosse anche una debolezza, le debolezze di sì fatti mortali vanno rispettate ; e chi n’è senza, scagli la prima pietra11. » (« Et cela fût- il une faiblesse, les faiblesses de tels hommes doivent être respectées ; que celui qui n’en a pas, jette la première pierre ! »). Ce sont les mots de Jésus aux Pharisiens (Jean, 8 :7). Un Christ donc12.
Mais c’est un Christ laïc, sécularisé, pris dans la réalité gluante et concrète — qu’elle soit économique, politique ou sociale : un Christ qui aurait perdu l’Idéal, qui aurait perdu son Père (Ortis, comme Foscolo, n’a d’ailleurs qu’une mère dans le roman). Ortis meurt parce que son amour pour Teresa est impossible — l’idéal est souillé13 — et il meurt car l’action politique est vouée à l’échec. Ainsi, le personnage prophétise, mais il ne prophétise que l’échec. En effet, s’il n’abandonne peut-être pas totalement l’espérance (sauf pour Teresa qu’il sait définitivement mariée à Odoardo), moralement et politiquement, il ne croit plus beaucoup à une quelconque relève de l’Italie.
Allora io guardai nel passato — allora io mi voltava avidamente al futuro, ma io errava sempre nel vano e le mie braccia tornavano deluse senza pur mai stringere nulla ; e conobbi tutta tutta la disperazione del mio stato14.
Alors je regardai dans le passé — alors je me tournais avidement vers le futur, mais j’errais toujours dans le vide et mes bras revenaient trompés sans même jamais rien étreindre ; et je connus tout entier le désespoir de mon état.
Ainsi, le suicide final pourrait être perçu comme la mort d’un Christ qui ne mène à rien. Jacopo Ortis a aspiré à écrire son propre roman, par lettres, il a voulu « se prendre pour le Christ de l’histoire15 » : il a cherché à passer par la prose romanesque pour prophétiser le fait historique qui adviendra (la révolte future) ; il a cherché à incarner, dans son personnage de roman, le mouvement de l’histoire et sa signification. Ce faisant, il ne peut pas sortir de sa vision tragique de l’histoire. Là où le christianisme parvient tout à fait bien à faire oublier que la fin du Christ est une tragédie, Ortis la joue réellement, prosaïquement : il prend les choses comme elles sont, au pied de la lettre, et n’atteint pas le niveau symbolique de la mort du Christ. En restant dans une écriture prosaïque, il prend donc le risque de n’ouvrir sur rien d’autre. Ortis libère la violence de l’histoire, et il se l’applique : il intériorise la catastrophe historique. Le désir infini et violent (désir de Teresa, désir d’une patrie indépendante et unie) est inoculé en l’homme par la nature même. C’est la position de Jacopo. La violence historique est redoublée par la violence de ce désir naturel et impossible. La Nature devient une puissance néfaste, ennemie de l’homme, cherchant à le tromper et à le faire souffrir.
1.3. La cruauté de l’histoire et de la nature
Passées par les leçons de Hobbes et Machiavel, ce sont une morale et une anthropologie négatives que Foscolo met en place en les représentant par le biais de son personnage :
Conviene dire che Natura abbia pur d’uopo di questo globo, e della specie di viventi litigiosi che lo stanno abitando. […] ha costituito ciascun uomo così amico di se medesimo, che volentieri aspirebbe all’esterminio dell’universo per vivere più sicuro della propria esistenza e rimanersi despota solitario di tutto il creato. Niuna generazione ha mai veduto per tutto il suo corso la dolce pace, la guerra fu sempre l’arbitra de’ diritti e la forza ha dominato tutti i secoli. […] e i discendenti di Caino e d’Abele, quantunque imitino i loro primitivi parenti e si trudicino perpetuamente l’un l’altro, vivono e si propagano16.
Il faut dire que la Nature doit avoir besoin de ce globe et de l’espèce d’êtres vivants belliqueux qui l’habitent. […] elle a fait chaque homme si ami de lui- même, qu’il aspirerait volontiers à l’extermination de l’univers afin de vivre en étant plus sûr de sa propre existence et de rester despote solitaire de toute chose créée. Aucune génération n’a vu la douce paix durer jusqu’à la fin de son cours, la guerre fut toujours l’arbitre des droits, et la force a dominé tous les siècles. […] et les descendants de Cain et d’Abel, quand bien même imitent-ils leurs premiers parents et se trucident-ils perpétuellement, vivent et se propagent.
G. Parini, dans son entretien avec Jacopo, le 4 décembre à Milan, rappelle le caractère naturel du mal et l’horreur de la condition humaine : « I mortali sono naturalmente schiavi, naturalmente tiranni, naturalmente ciechi17. » (« Les mortels sont naturellement esclaves, naturellement tyrans, naturellement aveugles. »). La philosophie de la nature humaine est celle d’une guerre perpétuelle (voir également la lettre du 19 janvier18). La nature ne représente plus l’origine vierge de toute corruption. Au contraire, elle devient la mauvaise mère, celle qui fait souffrir à dessein ses enfants, pour mieux s’en jouer et en rire. « — la Natura ? ma se ne ha fatti quali pur siamo, non è forse matrigna19 ? » (« — la Nature ? mais si elle nous a fait tels que nous sommes pourtant, ne serait-elle pas une marâtre ? »). Les hommes sont donc en droit de se révolter contre elle. Elle développe sa méchanceté envers l’homme de deux façons : d’une part, en le soumettant à des passions et des désirs qu’il ne pourra jamais satisfaire (elle dote le héros d’un cœur capable d’amour pour Teresa et pour une patrie libre et indépendante) ; d’autre part, en fondant le rapport naturel entre les hommes sur la force. Si pour Hobbes à l’état de nature « Man to Man is an errant Wolfe20 », pour Foscolo, l’homme reste un loup pour l’homme également à l’état social : l’état de nature n’est ni dépassé ni dialectisé :
La Natura siede qui solitaria e minacciosa, e caccia da questo suo regno tutti i viventi. […] La terra è una foresta di belve. La fame, i diluvj, e la peste sono ne’ provvedimenti della Natura […]. O natura ! Hai tu forse bisogno di noi sciagurati, e ci consideri come i vermi e gl’insetti che vediamo brulicare e moltiplicarsi senza sapere a che vivano ? Ma se tu ci hai dotati del funesto istinto della vita sì che il mortale non cada sotto la soma delle tue infermità ed ubbidisca irrepugnabilmente a tutte le tue leggi, perché poi darci questo dono ancor più funesto della ragione ? Noi tocchiamo con mano tutte le nostre calamità ignorando sempre il modo di ristorarle21.
La nature trône ici, solitaire et menaçante, et chasse de son royaume tous les êtres vivants. […] La terre est une forêt de bêtes féroces. La famine, les déluges et les pestes font partie des précautions de la Nature […]. O nature ! Aurais-tu donc besoin de nous malheureux, et nous considères-tu comme les vers et les insectes que nous voyons grouiller et se multiplier sans savoir à quoi ils servent ? Mais si tu nous as dotés de ce funeste instinct de la vie de sorte que tout mortel ne veuille pas tomber sous la charge de tes souffrances et obéisse irrésistiblement à toutes tes lois, dans quel but alors nous avoir fait ce don encore plus funeste : la raison ? Nous touchons du doigt toutes nos calamités en ignorant toujours le moyen d’y remédier.
Foscolo rassemble ainsi trois catégories parfaitement synonymes à ses yeux dans le même rythme ternaire : « lo stato di natura, di guerra e di società sono una cosa sola ed identica22 » (« l’état de nature, de guerre et de société sont une seule et identique chose »).
En intériorisant les désastres de l’histoire, Jacopo prend donc à son compte un deuxième niveau de violence. Chez Foscolo, toute la nature et pas seulement la nature humaine est marquée par Hobbes et Machiavel, par Pascal également mais un Pascal non apologétique : la misère de l’homme ne trouve pas de raison d’être ni de salut dans la foi. Au cœur de la nature et de l’homme ne se trouve ni le bien, ni l’amour. Le trajet romanesque d’Ortis en est la preuve et il ne cesse de le répéter. Alors, le personnage n’a plus qu’un seul droit : le droit à l’échec, et ce droit il l’accomplit jusqu’au bout. Le suicide se convertit en vengeance de la nature humaine retournée contre elle-même23. Mais ce faisant, il ne fait que confirmer la tragédie à fonds perdu d’une nature perpétuellement en guerre contre elle-même : la vengeance s’annule alors et ne fait que confirmer l’état de guerre initial. Le geste final de liberté d’Ortis au-delà de la mort ne libère de rien. C’est donc un Christ raté parce qu’il a cherché à se révéler au monde en passant par une histoire qui a voulu de se dire par le roman24. Il a voulu raconter une histoire, en prose, qui construit une action dont le déroulé — un commencement, un milieu et une fin — est tout entier tendu en fonction de la fin : la mort du Christ Jacopo. Les allusions prémonitoires à la mort abondent en effet dès les premières lettres25 et le récit est fermé dès le départ, son contenu est connu, épuisé dès l’ouverture des Ultime lettere di Jacopo Ortis. Les personnages sont prisonniers de leur roman.
1.4. Un personnage non libre
De plus, la réalisation d’un destin personnel et collectif dans l’histoire demeure impossible parce que le système de personnage du roman met en place des sujets qui restent fermés sur eux-mêmes et déploie ainsi une sorte d’impersonnalité inhumaine26. Au sein des Ultime lettere di Jacopo Ortis, se multiplient les doubles du sujet, mais il s’agit toujours de doubles imparfaits, qui, au lieu de compléter le sujet, finissent de l’écarteler entre ses différents désirs hors d’atteinte : Olivo l’ami pauvre et malheureux, oublié par son ancienne fiancée mariée à un riche noble pédant27, le vagabond rencontré à La Pietra, forcé d’émigrer pour des raisons politiques28, mais aussi toutes les figures politiques et littéraires réelles (Giuseppe Parini, Vittorio Alfieri, Benvenuto Cellini29) et même Lauretta qui est autant un double de Teresa que de Jacopo symbolisant l’amour malheureux et résolu dans la mort30. De plus, dans le roman, ne se forment jamais de réelles relations d’intersubjectivité : tout part et tout finit dans la tragédie. La relation amoureuse ne forme pas l’espace d’un échange intersubjectif puisque Teresa n’existe pas vraiment et n’est que la projection idéelle des désirs d’Ortis. Elle n’est qu’une figure passive et une image idéale, jamais décrite, toujours poursuivie, qui n’a de valeur qu’en ce qu’elle est remodelée par et pour l’amour de Jacopo31. Métaphore poussée à son maximum et presque désincarnée, Teresa ne peut donc pas être le vecteur d’une relation réelle et vraie32. Foscolo le dit lui-même dans sa Notice accompagnant le roman :
Nè Teresa è carattere che possa stare da sè ; e si vede che è ripiegato e modellato e attratto per così dire dall’Ortis, e fa trasparire le stesse qualità d’animo, e pensa e dama e quasi parla nel modo stesso : […]33.
Teresa n’est pas non plus un personnage qui peut exister en soi ; et on voit qu’elle est rabattue et modelée sur Ortis et pour ainsi dire attirée par lui, et elle dégage les mêmes qualités d’âme, et elle pense et aime et même parle presque de la même façon.
Dans le roman, elle a tous les attributs topiques de la beauté et de la pureté au détriment de traits physiques réels. Tout un faisceau de lettres la présente dans une blancheur angélique34. Ortis ne rencontre pas l’autre dans l’amour, il n’y trouve que son même. Enfin son ami Lorenzo est une figure ambiguë35 : rattaché à la figure de la norme, de la loi, du Père, il est aussi celui qui reproche ses passions à Ortis et qui cherche à le faire rentrer dans un cadre, à le censurer pour le corriger36. Donc la relation amicale à deux qui pourrait former l’embryon d’une vie en société n’est même pas complètement assurée. Alors que Jacopo a une forte demande de sociabilité, de société étroite (telle que la définira Giacomo Leopardi37) pour former l’espace d’un vivre-ensemble, il est rejeté de la société et la rejette à son tour. Jacopo est seul ; même les oiseaux ne répondent pas. Ortis, retiré de la société, se fait envoyer des livres :
[…] e mi furono tristi compagni di questa vernata. Certo che più amabile compagnia mi parvero gli uccelletti i quali cacciati per disperazione dal freddo a cercarsi alimento vicino alle abitazioni degli uomini loro nemici, si posavano a famiglie e a tribù sul mio balcone dov’io apparecchiava loro da desinare e da cena — ma forse ora che va cessando il loro bisogno non mi visiteranno mai più38.
[…] et ils me furent de tristes compagnons pour l’hiver. Bien plus aimable me paraissait la compagnie des petits oiseaux qui, chassés par le froid, venaient désespérés chercher à manger près des habitations des hommes, leurs ennemis, et se posaient en familles et en tribus sur mon balcon où je leur préparais à déjeuner et à dîner — mais peut-être que maintenant qu’ils n’en ont plus besoin, ils ne me rendront plus jamais visite.
Ici Jacopo cherche à se projeter dans les oiseaux, doubles naturels et compréhensifs : si la société est ennemie, du moins la nature reste. Mais cet espoir est immédiatement annulé : les oiseaux, eux, sont en familles. Ils ont un groupe et n’ont que faire de Jacopo. Le lien de compagnonnage était en fait une relation utilitaire (de « besoin ») : l’échange n’était qu’illusoire. Tous les personnages se réduisent donc en fait au seul Jacopo, unique réel personnage du roman dont l’être est diffracté en plusieurs entités sans que cet éclatement ne parvienne à former ou compléter une identité une et stable.
Les personnages de roman ne mènent donc à rien, l’intersubjectivité reste impossible : l’individu devient impersonnel, il ne parvient pas à représenter un collectif. Le personnage-héros est victime de l’incapacité du roman à faire de l’histoire (c’est-à-dire à créer du lien, de la société39) : il meurt mais seul, sans disciple, ni église. L’histoire qu’il voudrait prendre en charge à lui tout seul, le dépasse, c’est un poids trop grand pour lui, et le tue. Donc comment faire ? Comment sortir de l’impasse ?
Si on en reste à l’histoire, vraisemblable ou réelle, on tombe dans la fermeture tragique que nous venons d’illustrer. Il faut alors tenter de lire les Ultime lettere di Jacopo Ortis comme autre chose qu’un roman en prose sinon la prose romanesque déroule son irréductible linéarité, ferme le déploiement de l’action à la seule confirmation de la fin tragique, empêche les relations d’intersubjectivité. On est en plein dans le risque de mort que diagnostiquait Nietzsche dans ses Considérations intempestives (notamment la seconde de 1874) : à la différence de l’animal qui n’a pas conscience de l’histoire et du poids du temps et du passé, « Der Mensch hingegen stemmt sich gegen die große und immer größere Last des Vergangegen : diese drückt ihn nieder oder beugt ihn seitwärts, diese beschwert seinen Gang als eine unsichtbare und dunckle Bürde40. » (« L’homme, par contre, s’arc-boute contre le poids toujours plus lourd du passé. Ce poids l’accable ou l’incline sur le côté, il alourdit son pas, tel un invisible et obscur fardeau41. »). L’histoire empêche de vivre. Musset dans le deuxième chapitre de La Confession d’un enfant du siècle fera le même consta42. Il semble donc impératif de défendre une histoire invraisemblable, injustifiable par les faits passés : une histoire qui est une fiction, au futur. Alors le fait historique serait institué (il existerait parce qu’on l’imagine) mais il ne serait jamais constitué dans le passé. Le risque pourrait donc être évité. Il faudrait donc non plus raconter les faits, mais imaginer leurs significations futures, non plus écrire uniquement en prose, mais ouvrir la porte à la poésie. C’est bien ce que recommandent dans les mêmes années les romantiques allemands d’Iéna et quelques romantiques anglais.
2. Le roman poético-prosaïque : manifestes romantiques pour une forme mêlée
2.1. La redéfinition de la Prose et du Roman par les Frühromantik
Dans les premières années du romantisme, que doit devenir le roman ? Que doit devenir la prose ? Il nous faut ici faire appel aux romantiques d’Iéna et, parmi eux, à Friedrich Schlegel43 :
Und gewiß ist es, daß alles Vorzüglichste der modernen Poesie dem Geist und selbst der Art nach dahinneigt […]. Wie unsre Dichtkunst mit dem Roman, so fing die der Griechen mit dem Epos an und löste sich wieder darin auf44.
Et il est sûr que tout ce que la poésie moderne a de meilleur, par son esprit et même sa manière, va dans ce sens […]. Tout comme notre poésie avec le roman, celle des Grecs a pris son essor avec l’épopée et s’y est à nouveau dissoute45.
La question du genre qu’il faut donner à la forme moderne chargée d’exprimer le « meilleur » de la philosophie et de la littérature occupe donc les romantiques d’Iéna : sera-t-elle poésie ? épopée ? roman ? ou, même, comme on le lit dans la citation suivante, mythologie ?
Die neue Mythologie muß […] sein, denn es soll alle andern umfassen, ein neues Bette und Gefäß für den alten ewigen Urquell der Poesie und selbst das unendliche Gedicht, welches die Keime aller andern Gedichte verhüllt46.
La nouvelle mythologie […] il faut qu’elle soit […] le bassin et le lit nouveaux où puisse s’écouler l’éternelle source originaire de la poésie, — et le poème infini lui- même qui enferme le germe de tous les autres poèmes47.
« Roman », « Poesie », « Mythologie » sont en fait une seule et même chose, soit la synthèse, dans l’art, des oppositions, qui permet de produire la liberté par la forme. C’est ce que Schiller définit comme « état esthétique » : l’art doit accomplir la synthèse des antagonismes pour réaliser pleinement l’homme et produire un état libre48. Le Roman désigne alors une sorte de sur-genre, qui soit la synthèse de tous les genres et qui n’a plus rien à voir avec le roman tel que nous le connaissons puisqu’il est parfois aussi désigné par Schlegel — sous les traits de Ludoviko — comme le Poème d’avenir ou « neue Mythologie » (« nouvelle mythologie49 »). Et c’est de ce lieu poétique que pourra s’accomplir le devenir de l’histoire50. Par poésie, il faut ici bien entendre, comme le soulignent Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, poïesie de poïein, « faire » : c’est-à- dire, moins du vers qu’un travail explicite de la forme, une activité interne qu’on doit sentir ; d’où l’idée de rythme plutôt que de vers, de mètre plutôt que de rimes. L’enjeu est alors de ne pas en rester à la vision d’un poème ou d’un roman d’avenir, absolu toujours repoussé, mais de tenter d’en voir les conditions possibles de réalisation au présent et pour le présent, et ceci avant tout dans la forme. Ce projet pourra alors se réaliser de deux façons selon que la prose et la poésie s’organisent en formes « alternantes » de vers et prose ou en formes « hybrides ». Or il ne s’agit pas tant d’un genre mixte, que d’une œuvre où, de manière chimique, tous les genres se précipitent. Ce précipité, Samuel Taylor Coleridge l’appelle « living educts of Imagination51 » (« les éduits vivants de l’Imagination »). C’est en effet cette faculté, « that reconciling and mediatory power » (« ce pouvoir de réconciliation et de médiation »), qui sera à ses yeux capable de produire l’union différenciée, la nouvelle synthèse.
2.2. La suspension poétique et rythmique de la prose — alternance et hybridité
Pour Samuel Taylor Coleridge, la littérature ne pourra avoir un poids historique et politique que si elle devient poétique. Mais Coleridge ne fait pas entièrement équivaloir prose et poésie comme le fait Wordsworth dans sa Préface au Ballades lyriques (1798, Préface de 1802). La poésie n’est pas exactement la même chose que la prose, c’est pourquoi, dans sa Biographia Literaria, Coleridge défend le mètre poétique dans une polémique avec Wordsworth :
I write in metre, because I am about to use a language different from that of prose52.
J’écris en mètre, car je suis sur le point d’utiliser un langage différent de celui de la prose.
En effet, Wordsworth, dans la Préface des Lyrical Ballads, entend faire porter le discours de la vérité et de la réalité (celle de la terre) par une nouvelle forme indifférente au partage entre prose et poésie :
It may be safely affirmed, that there neither is, nor can be, any essential difference between the language of prose and metrical composition53.
Il peut être affirmé avec certitude qu’il n’y a pas ni ne peut y avoir de différence essentielle entre le langage de la prose et la composition métrique.
Mais Coleridge refuse cette indistinction. La théorie coleridgienne du mètre permet une poésie prosaïquement rythmée mais qui reste de la pure poésie54. En effet, Coleridge polarise les choses55. Pour lui, la prose dit les choses qui sont et se trouve du côté du réel, du particulier, du contingent. Elle représente le langage de la politique et du gouvernement, mais aussi celui de la société du commerce fondée sur l’entreprise individuelle et les inégalités de fortune. La poésie, à l’inverse, est, comme la religion, universelle et morale, elle cherche à réparer et à dépasser les particularismes par une valeur idéelle. Elle offre un correctif à la négativité de la prose du réel dont elle est pourtant l’amie puisqu’elle vient se loger en son cœur, mais, afin de pouvoir la corriger et constituer un véritable contrepoids, elle ne se confond jamais véritablement avec elle : pas de fusion totale et absolue donc. La distinction reste. À partir de cette distinction, il est important que, dans la forme, prose et poésie puissent être distinguées, tout en étant synthétisées. Si elles sont exactement la même chose, alors mettre de la poésie dans la prose, revient à ne rien faire : il n’y aurait pas de poïesis et, partant, aucune efficacité formelle. Alors que justement le but de l’intrusion du poétique dans le prosaïque est d’offrir un rythme qui, dans un suspens (« willing suspension of disbelief56 » [« la suspension volontaire d’incrédulité »]), libère la forme de la pure prose et du pur prosaïsme.
Nous rappelons la question que nous nous sommes posée : Ugo Foscolo et Jacopo Ortis réalisent-ils la poétisation de la prose et du prosaïsme ? Échappent-ils au tragique du monde ? Nous répondrons maintenant par la positive. Dans la suite de cette étude, nous examinerons d’abord les formes « alternantes » de prose et de poésie, avant de voir le dépassement de l’opposition prose/poésie dans l’hybridité.
3. Le roman de Foscolo : des formes « alternantes » et « hybrides »
3.1. Le roman de Foscolo : des formes « alternantes »
Dans les Ultime lettere di Jacopo Ortis, les lettres, en prose, sont très fréquemment traversées de vers. Ceux-ci appartiennent soit à d’autres poètes du Panthéon italien (Pétrarque, Dante) auxquels il faudrait ajouter le poème primordial absolu de la littérature occidentale (la Bible et ses versets), soit ils sont de Foscolo lui-même (tirés de ses Sonnets et de ses Odes avant les grands chants, ultérieurs, I Sepolcri (Les Tombeaux) en 1806 et Le Grazie (Les Grâces) publiés de façon posthume) ; d’autre part, ils sont soit cités explicitement, soit fondus et cachés au détour d’une phrase. Enfin, les passages versifiés insérés dans l’œuvre en prose ont plusieurs fonctions essentielles : sémantique d’abord, ce sont eux qui donnent le sens — véritables clefs de lecture, ils modifient parfois une signification première pour offrir une autre valeur à l’histoire — rythmique ou prosodique ensuite, ils permettent d’interrompre la linéarité de la prose, dont on a vu la dimension possiblement enfermante et tragique, pour ouvrir à une autre dimension textuelle.
Les occurrences des insertions poétiques explicites sont nombreuses57. Notons qu’à part deux citations des tragédies d’Alfieri (Saül et Sophonisbe) et deux d’un roman de Sterne (The Sentimental Journey que Foscolo traduira), toutes les citations explicites sont des citations versifiées et n’ont presque que trois sources : La Bible, Pétrarque et Dante (classés par volume de citations). Dès la première lettre, Foscolo insère une référence biblique (Matthieu 27 :24-25) : « E noi, pur troppo, noi stessi italiani ci laviamo le mani nel sangue degl’italiani58. » (« Et malheureusement, nous-mêmes Italiens nous lavons les mains dans le sang des Italiens. »). C’est ensuite Pétrarque qui offre un filtre poétique au roman d’amour entre Jacopo et Teresa. La lettre du 20 novembre narre le pèlerinage à Arquà, dans le temps du bonheur amoureux59. Rappelé avant le départ des collines60, cet épisode reste un épisode marquant de la diégèse et hautement symbolique. Enfin, ayant pris la décision de mourir, Jacopo Ortis va se recueillir dans une sorte de nouveau pèlerinage à Ravenne et embrasse l’urne de Dante : la gravité du recueillement lui donne le calme de celui qui est prêt à mourir61. Autour de ces trois paradigmes poétiques, se construit alors un réseau de signification qui innerve le roman majoritairement prosaïque.
3.2. D’un vers à l’autre : modifier le sens de la prose, sortir du roman
La lettre du 22 novembre est un exemple intéressant de modification de la signification par le jeu de références et d’insertions poétiques. Rappelons-nous que nous sommes dans une fiction éditoriale : Lorenzo, l’ami de Jacopo, est également l’éditeur fictif de ces lettres et c’est lui qui s’exprime dans la note suivante :
Ho letto già tempo, non so in che poeta, che la loro virtù [aux philosophes stoïques] a una massa di ghiaccio che attrae tutto in se stessa e irrigidisce chi le si accosta. Nè Dio sta sempre nella sua maestosa tranquillità ; ma si ravvolge fra gli aquiloni e passeggia con le procelle3).
3) Questo è un verso della Bibbia ; ma non ho saputo trovare per l’appunto donde
J’ai lu il y a longtemps de cela, je ne sais plus chez quel poète, que leur vertu [aux philosophes stoïques] est une masse de glace qui attire tout en elle et fige ce qui s’en approche. Dieu non plus n’est pas toujours d’une majestueuse tranquillité mais il s’enroule dans les nuages et se promène avec les tempêtes3).
3) C’est un verset de la Bible ; mais pour cette note, je n’ai pas su trouver d’où il fut tiré.
Jacopo fait référence à un poète dont il ne se souvient pas et Lorenzo attribue la citation à un verset biblique qu’il ne retrouve plus. Beaucoup de lacunes pour une seule lettre ; ici l’omission est volontaire car toute la lettre est en réalité sur le modèle masqué d’Alexander Pope. C’est bien lui le « poeta » et il est bien l’auteur de la citation, librement traduite ici62. Mais Foscolo permet à Lorenzo Alderani, dans une note éditoriale, de se prêter à une mystification littéraire afin de rapprocher les vers anglais des versets bibliques. Le montage des vers dans la prose et le brouillage de la référence donne alors un nouveau sens au passage. Cette occurrence montre comment Lorenzo tente de tirer le sens vers l’idée d’un martyr, avec la Bible comme arrière-fond culturel légitimant la Passion contre la froide raison, alors que le texte de Pope relève d’une réflexion philosophique sur la destinée et la liberté de l’homme dans son rapport objectif avec la nature63. Le vers altère et modèle donc autant la forme que la signification.
Si l’on relève tous les vers de l’œuvre, on s’aperçoit alors qu’il est possible de les classer en deux grands groupes : ceux qui se rattachent à la tragédie (au martyre amoureux et à l’impossibilité d’une action libre dans l’histoire) et ceux qui, au contraire, permettent de libérer l’action de sa trajectoire toute tracée et de sa signification tragique. Ceux qui autorisent une sortie du roman. On voit alors se dessiner deux paradigmes à travers l’insertion de vers et l’œuvre nous fait passer de l’un à l’autre. Ce classement se modèle selon les deux figures poétiques principalement convoquées par l’œuvre : Pétrarque du côté de la vie (c’est sa maison et non son tombeau qu’on visite à Arquà) et de l’amour (dans une équivalence Teresa/Laura) ; Dante du côté de la mort, c’est le poète de la Vita Nuova mais surtout de La Divina Commedia : donc une mort déjà réglée, acceptée et entière. Car si Pétrarque, ses concetti et ses oxymores apportent autant de joie que de souffrances dans l’amour, Dante propose un regard plus distancié, comme sous la forme d’un bilan : c’est la position d’un être qui, souffrant encore — n’oublions tout de même pas l’Inferno —, ne souffre plus de la même façon et parvient à se projeter déjà dans un après64. Les vers de Dante, comparés à ceux de Pétrarque, sont moins convoqués pour l’intrigue amoureuse que pour introduire des réflexions politiques ou philosophiques plus générales. Ce faisant, la prose s’ouvre donc à la poésie sous la forme de l’essai réflexif engageant le devenir collectif national ; elle quitte donc les stricts contours du roman tragique, élégiaque et refermé sur soi. Il est essentiel de noter que l’intrusion des vers des deux poètes signe à chaque fois des moments d’intense signification dans l’économie romanesque. Le sens finalement passe presque tout entier par ces bouts de poèmes (la Bible comprise), et ceux-ci forment comme un second roman en raccourci, un résumé entièrement versifié qui se trouve intégré à la prose et vient la travailler en profondeur. La poésie ici opère sur le mode de la condensation, de l’accélération et de la dramatisation.
Deux extraits prenant place au sein de passages narratifs à la fin de l’œuvre sont en ce sens significatifs : il s’agit de l’échange versifié entre le père de Teresa et Jacopo et de celui entre Teresa et Jacopo derrière un petit tableau65. Ils donnent en fait à lire toute l’œuvre, sa progression et sa signification. Dans le premier, Lorenzo raconte la journée du 14 mars 1799. Jacopo y emprunte la voix d’Alfieri tragédien et en ce sens permet aussi de dépasser la crise intime et individuelle dans un geste qui ouvre sur le devenir de la communauté. L’emprunt à Saül (acte III, scène 4) ouvre d’abord sur une scène appuyant sur la tonalité pathétique :
Allora Jacopo prese il primo libro […] ; era il volume IV delle tragedie dell’Alfieri : ne scorse una o due pagine ; poi lesse forte :
Chi siete voi ?... Chi d’aura aperta e pura
Qui favellò ?... Questa ? è caligin densa ;
Tenebre sono ; ombra di morte… Oh mira !
Più mi t’accosta ; il vedi ? Il Sol d’intorno
Cinto ha di sangue ghirlanda funesta…
Odi tu canto di sinistri augelli ?
Lugubre un pianto sull’aere si spande
Che me percote, e a lagrimar mi sforza…
Ma che ? Voir pur, voi pur piangere ?...
Il padre di Teresa guardandolo gli diceva : O mio figlio66 ! —
Alors Jacopo prit le premier livre […] ; c’était le volume IV des tragédies d’Alfieri : il en parcourut une ou deux pages ; puis lut à voix haute :
Qui êtes-vous ?... Qui parla ici d’air ouvert et pur ?...
Cela ? C’est une brume épaisse ; ce sont des ténèbres ; ombre de mort…Oh
regarde !
Approche-toi plus de moi ; vois-tu ? En son tour le Soleil
S’est ceint de sang, guirlande funeste…
Entends-tu le chant sinistre des oiseaux ?
Une lamentation lugubre se répand dans les airs qui m’ébranle et me force à pleurer…
Mais quoi ? Vous aussi, vous aussi vous pleurez ?...
Le père de Teresa en le regardant lui dit : Oh mon enfant ! —
Mais, du duo des larmes, on passe ensuite à une preuve de courage, avant tout politique (Sophonisbe67, acte IV, scène 4) :
Jacopo seguitò a leggere sommessamente : aprì a caso quello stesso volume, e tosto posandolo, esclamò :
…Non diedi a voi per anco
Del mio corraggio prova : ei pur fia pari
Al dolor mio68
Jacopo continua à lire à voix basse : il ouvrit au hasard le même volume, et le posant aussitôt, s’exclama :
Je ne vous ai pas encore donné
La preuve de mon courage : celui-ci pourtant
Egalera ma douleur.
Le second échange a lieu le 22 mars 1799 et concerne un thème qui fonctionne comme un fil rouge tout au long du roman : c’est le thème pétrarquisant du lac des Cinq- Fontaines où le seul baiser entre Teresa et Jacopo a été échangé. Or lorsqu’on arrive aux dernières pages du roman, ce thème se trouve « dantesquisé ». En effet, le jeu de citations en vers vient modifier la portée de l’épisode :
Io nell’autunno scorso, trovandomi a’ colli Euganei, aveva letto in casa del signore T*** parte d’una lettera69 nella quale Jacopo tornava con tutti i pensieri alla sua solitudine paterna. E allora Teresa rappresentò a chiaroscuro la prospettiva del laghetto de’ cinque fonti, e accennò sul pendio d’un poggetto l’amico suo che sdrajato su l’erba contempla il tramontare del Sole. Richiese d’alcun verso per iscrizione il padre suo, e le fu da lui suggerito questo di Dante :
Libertà va cercando ch’è sí cara…
Mandò poscia in dono il quadretto alla madre di Jacopo, […] quel giorno ch’ei fu in Venezia s’accorse del quadretto appeso, e di chi lo avea fatto : non ne fe’ motto : bensì rimastosi nella camera tutto solo, smosse il cristallo, e sotto al verso :
Libertà va cercando ch’è sí cara
scrisse l’altro che gli vien dietro :
Come sa chi per lei vita rifiuta70.
L’automne de l’année précédente, alors que je me trouvais aux collines Euganéennes, j’avais lu chez monsieur T*** une partie d’une lettre dans laquelle Jacopo rappelait de toute la force de ses souvenirs les lieux paternels et solitaires. Et alors Teresa représenta au crayon en clair-obscur la vue du lac des cinq fontaines, et esquissa sur la pente d’une butte son ami étendu sur l’herbe en train de contempler le coucher du Soleil. Elle demanda à son père une idée de vers à inscrire, et il lui suggéra celui-ci de Dante :
Il va cherchant la liberté, ce bien si cher...
Ensuite elle envoya le petit tableau en don à la mère de Jacopo. […] le jour qu’il était à Venise, il remarqua le petit tableau accroché, et devina qui l’avait fait : il n’en dit rien : mais resté tout seul dans sa chambre, il déplaça le verre, et sous le vers :
Il va cherchant la liberté, ce bien si cher.
Il écrivit l’autre qui vient ensuite :
Comme le sait celui qui pour elle renonça à la vie.
On part d’une forme — le paysage peint — qui porte l’empreinte de Pétrarque à plusieurs titres : la nature y est proche de celle louée dans les poèmes de Pétrarque, Arquà se trouve dans le parc naturel des monts Euganéens, et, de manière interne à l’œuvre, lors de la première description du lieu (le lac des cinq fontaines), Pétrarque est cité71. Et on arrive au sens qui, lui, est donné par Dante grâce aux vers cités : les vers nous font quitter l’amour et la nature pour entrer en politique. Il est en effet question de liberté72. Le tragique de l’histoire est ici réinvesti et permet, par la voix de la poésie, de s’extérioriser en destin collectif. Avec Alfieri, comme avec Dante, on passe du lieu privé et pétrarquisant, aux notions plus larges de « Libertà » et de mort libre. Ainsi, l’insertion de vers permet de modifier le sens et la portée de la prose et d’offrir une autre résolution interprétative pour le roman. La mort finale serait alors à interpréter non plus comme le destin fermé et déjà écrit du héros d’une tragédie amoureuse pour qui l’action est impossible, mais libère le sujet de son destin pour accomplir l’espoir d’un devenir collectif, tourné vers l’avenir. Ainsi, le suicide final devient la réponse héroïque, tout en étant non stoïque (Jacopo revendique son droit à la passion) de celui qui n’accepte plus davantage la compromission d’avec un monde dégradé, et qui, en mourant, sauve ses valeurs et son honneur. Donc un acte de courage qui vise, dans un dernier espoir, à fonder dans son sang la révolte des générations futures chargées de remettre la patrie sur pied73. La destinée personnelle de Jacopo est alors, grâce aux vers de Dante, sauvée et libérée du tragique.
A ces autres voix poétiques insérées, s’ajoute le remodelage de la propre voix poétique de Foscolo, mais dans ce cas, ce qui était du vers se prosaïse pour mieux intégrer la diction du monde tout en lui imprimant un rythme particulier74. Nous entrons donc dans le travail de l’hybridation et de l’hybridité dont l’étude occupera le point suivant.
4. Le roman de Foscolo : des proses « hybrides »
La poésie offre alors une sorte de prosus interruptus cherchant à sauver la prose et à féconder d’un sens nouveau l’écriture du monde. Les désastres historiques et amoureux s’écrivent sous une nouvelle forme, qui n’est plus strictement celle du roman comme narration en prose. En s’introduisant dans la prose et en venant la couper, le vers lui imprime donc un rythme particulier. S’il est détaché dans une citation explicite, le souffle et la voix doivent se suspendre ensemble pour accueillir la voix de l’autre, qui est toujours aussi un peu le même75 ; et si le vers est intégré dans la prose, il donne à la syntaxe une cadence particulière — c’est la prose poétique. Là encore, c’est Dante qui donne le plus de matière, Pétrarque le suivant de près. Mais on peut déceler aussi des tours et des thématiques empruntés, pour la poésie, à Wieland, Pope, Gray, Sappho, Virgile, Monti, Alfieri (ses tragédies mais aussi ses Sonnets) et pour la prose, à Goethe bien sûr, mais aussi Sterne, Rousseau, etc. Ainsi, dans la lettre du 20 novembre, la description de la nature sur le chemin du pèlerinage à Arquà est un pastiche du Prométhée de Vincenzo Monti édité en 179776. Cette lettre est d’ailleurs en outre entièrement tissée d’échos dantesques et pétrarquistes :
S’apriva appena il più bel giorno d’autunno. Parea che la Notte seguìta dalle tenebre e dalle stelle fuggisse dal Sole, che uscia nel suo immenso splendore dalle nubo d’oriente, quasi dominatore dell’universo ; e l’universo sorridea. Le nuvole dorate e dipinte a mille colori salivano su la volta del cielo che tutto sereno mostrava quasi di schiudersi per diffondere sovra i mortali le cure della Divinità. Io salutava a ogni passo la famiglia de’ fiori e dell’erbe che a poco a poco alzavano il capo chinato dalla brina77.
Le plus beau jour d’automne naissait à peine. On aurait dit que la Nuit suivie des ténèbres et des étoiles fuyait le Soleil, qui émergeait de son immense splendeur des nuées d’Orient, dominateur de l’univers ; et l’univers souriait. Les nuages dorés et peints de mille couleurs montaient sur la voûte du ciel qui dans sa profonde sérénité semblait presque éclore pour épandre sur les mortels les soins de la Divinté. Je saluais à chaque pas la famille des fleurs et des herbes qui peu à peu relevaient la tête inclinée par la rosée.
Mais d’autres lettres, non modelées sur un poème préexistant, offrent aussi de très belles pages de prose poétique. La poésie s’introduit maintenant dans la prose sous son aspect véritablement rythmique et non plus « simplement » versifié. Il n’est plus alors question de bouts d’un poème insérés mais d’un remodelage rythmique de la prose. La lettre d’adieu à Teresa78 illustre bien la façon dont le sentiment et l’émotion viennent troubler la tranquille linéarité de la prose. L’intrusion de sentiment dans la prose est ici ce qui permet de donner un rythme poétique à la prose79. On peut également considérer la lettre de Florence, 17 septembre80 ainsi que le 1er fragment du 19 mars81 (non daté) qui amorce déjà une résolution et présente moins de souffrance puisqu’Ortis y fait la paix avec la nature. Ce sont de parfaits exemples de la prose émotive et rythmée que Thomas de Quincey nommera « impassioned prose »82 [« prose passionnée »]. La voix se rompt, se reprend et subit des variations sous le coup de l’émotion : la prose quitte la linéarité, le propos dépasse le rapport sur les conditions politiques pour entrer dans les fluctuations du pur sentiment.
Ma deuxième partie de la lettre d’adieu à Teresa unifie et règle en même temps les souffrances amoureuses, morales et politiques. Ce passage, divisé en trois parties, commence et finit par des appels à Teresa et aux souvenirs amoureux tout en présentant en son centre des réflexions métaphysiques et politiques adressées à Dieu. Au sein de chacune de ces parties, on distingue deux mouvements allant du calme au tourment, de l’adagio à l’agitato. Ces variations tonales et rythmiques se reproduisent enfin à l’échelle de la syntaxe où d’une phrase à l’autre, ou d’une proposition à l’autre, Jacopo Ortis expérimente des sentiments très contrastés. Le ton posé, la construction de l’argumentation, le calme de la confession en forme de bilan, l’adieu écrit et réfléchi sont remplacés et combattent la révolte, les sensations et les émotions violentes, les élans passionnels qui viennent sans cesse ranimer la prosodie et relever la prose, alors même qu’on semble à chaque fois atteindre une forme de clausule apaisée. Pour ne donner qu’un exemple, intéressons-nous à la partie finale, qui forme dans son entier une relance rythmique, et qui présente dans son détail des alternances de cadence. Après avoir établi un bilan en forme de confession fondé sur la régularité anaphorique des passés composés, d’abord tournés vers soi (de façon négative « non ho rapito / non ho perseguitato / non ho tradito / non ho abbandonato / non ho turbata / nè contaminata / nè inimicati / nè prostrata », puis positive « ho spartito / ho confuse / ho pianto / ho cercato / ho amato »), et dirigées ensuite vers le Père éternel (« tu l’hai abellita / tu mi hai creato83 »), sa lettre semble avoir atteint son but et parvient à une conclusion totale puisqu’elle englobe l’univers, et définitive, l’adverbe le souligne : « Addio dunque — addio all’universo ! » (« Adieu donc — adieu à l’univers ! »). Pourtant le mouvement reprend, sous forme quasi hyperbatique, révélant par là la disjonction qui persiste dans cette lettre qui se veut pourtant apaisée : « O amica mia ! la sorgente delle lagrime è in me dunque inesausta ? io torno a piangere e a tremare. » (« Oh mon amie ! la source des larmes est donc en moi inépuisable ? je recommence à pleurer et à trembler. »). Comme pour couper l’effusion, le rythme se raccourcit en une cadence mineure qui vise à fermer le propos et à retenir l’élan dans les quatre syllabes de « ma per poco » (« mais plus pour longtemps »). De plus, Foscolo insère des vers blancs réguliers dont l’effet de régularité est renforcé par les homéotéleutes : « tutto in breve sarà annichilato [12 syllabes]. » (« d’ici peu tout sera anéanti ») ; en liant plus rapidement tutto et in, on obtiendrait un hendécassyllabe ; « allora solo sepellirò meco [ = 11 syllabes] i miei desiderj e il mio pianto [ = 12 syllabes] » (« alors seulement j’ensevelirai avec moi mes désirs et mes pleurs »). On a bien là un discours apaisé autant par la forme que par le fond : « Io mi scavo da gran tempo la fossa, e mi sono assuefatto […] a misurala freddamente84 » (« Je creuse depuis bien longtemps ma tombe, et je me suis habitué […] à la mesurer froidement »). Pourtant, cela ne suffit pas et les rythmes ternaires viennent gonfler la syntaxe (« Ahi ! le mie passioni vivono, ed ardono, e mi possedono ancora85 », « Hélas ! mes passions vivent, et brûlent, et me possèdent encore »), les adverbes « mais » et « encore » ont fonction de relance : « Ma gli occhi miei lagrimosi ti cercano ancora prima di chiudersi per sempre. » (« Mais mes yeux emplis de larmes te cherchent encore avant de se fermer pour toujours. »). Ce sont finalement les sens corporels (il s’agit de voir et de toucher) et le cœur (avec les pleurs) qui poussent Ortis à vouloir un adieu physique (« Ti vedrò, ti vedrò per l’ultima volta », « Je te verrai, je te verrai une dernière fois »), dont le désir intense n’a absolument pas été réglé par l’adieu mental, spirituel, différé et mis à distance par l’écriture épistolaire. Le calme et le stoïcisme n’appartiennent pas à Jacopo Ortis ; jusqu’au dernier moment les passions restent présentes qu’elles soient amoureuses ou politiques : « Se tu mi concedevi una patria, io avrei speso il moi ingegno e il moi sangue tutto per lei » (« Si tu m’avais accordé une patrie, j’aurais dépensé tout mon génie et tout mon sang pour elle »). Si le sujet endure des passions, il parvient ici, grâce au rythme toujours relancé et suspendu de la prose, à atteindre une sorte sérénité. Mais une sérénité qui n’est jamais plate ni linéaire comme on le voit dans l’adieu final de la lettre.
Enfin, certaines images et des passages du roman en prose seront versifiés dans des poèmes ultérieurs, notamment pour le chant I Sepolcri en 1806 et l’hymne Le Grazie. Il s’agit respectivement des lettres du 25 mai :
Eppur mi conforto nella speranza di essere compianto. […] Chi mai vide per l’ultima volta i raggi del Sole, chi salutò la Natura per sempre, chi abbandonò i suoi delitti, le sue speranze, i suoi inganni, i suoi stessi dolori senza lasciar dietro a sè un desiderio, un sospiro, uno sguardo86 ?
Et pourtant je me console dans l’espérance d’être pleuré. […] Qui a jamais vu pour la dernière fois les rayons du soleil, salué la Nature pour toujours, abandonné ses plaisirs, ses espérances, ses erreurs, ses douleurs mêmes, sans laisser derrière soi un dernier désir, un soupir, un regard ?
et de celle du 14 mai, soir :
ma poi, appena appena il lungo viale e la fosca ombra degli alberi mi concedevano di travedere le ondeggianti sue vesti che da lontano ancor biancheggiavano87.
mais ensuite, la longue allée et l’ombre sombre des arbres m’autorisaient à peine à peine à entrapercevoir les ondulations de ses robes qui, au loin encore, blanchissaient.
Inversement, Foscolo intègre aussi de la poésie dans sa prose en remodelant certains de ses propres poèmes :
— O Sole, diss’io, tutto cangia quaggiù ! E verrà giorno che Dio ritirerà il suo sguardo da te, e tu pure sarai trasformato ; nè più allora le nubi corteggeranno i tuoi raggi cadenti ; nè più l’alba inghirlandata di celesti rose verrà cinta di un tuo raggio su l’oriente ad annuziar che tu sorgi. Godi intanto della tua carriera, che sarà forse affannosa, e simile e questa dell’uomo ; tu ‘l vedi ; l’uomo non gode de’ suoi giorni ; e se talvolta gli è dato di passeggiare per li fiorenti prati d’Aprile, dee pur sempre temere l’infocato aere dell’estate, e il ghiaccio mortale del verno88.
Ô Soleil, dis-je, tout change ici-bas ! Et viendra le jour où Dieu te retirera son regard, et tu seras toi aussi transformé ; alors les nuages ne courtiseront plus tes rayons déclinant ; alors l’aube et sa guirlande de roses célestes ne seront plus ceintes d’un de tes rayons à l’Orient, annonçant ton lever. Tu profites entre-temps de ta carrière, qui sera peut-être fébrile et semblable à celle de l’homme ; tu le vois ; l’homme ne profite pas de ses journées ; et si parfois il lui est donné de se promener à travers les prés fleuris d’avril, il doit cependant toujours craindre l’air étouffant de l’été et le gel mortel de l’hiver.
Cette adresse au soleil qui conclut la lettre du 19 janvier est en réalité la traduction en prose d’un poème de 1797 « Al Sole » écrit dans la veine d’Edward Young et d’Ossian :
Tutto si cangia,
Tutto petre quaggiù ! Ma tu giammai,
Eterna lampa, non ti cangi ? mai ?
Pur verrà dì che nell’antiquo vòto
Cadrai del nulla, allor che Dio suo sguardo
Ritirerà da te : non più le nubi Corteggeranno a sera, i tuoi cadenti
Raggi su l’Oceàno ; e non più l’Alba
Cinta di un raggio tuo, verrà su l’Orto
Ad annunziar che sorgi. Intanto godi
Di tua carriera : oimè ! ch’io sol non godo
De’ miei giovani giorni : io sol rimiro
Gloria e piacere, ma lugubri e muti Sono per me, che dolorosa ho l’alma.
Sul mattin della vita io non mirai
Pur anco il Sole ; e omai son giunto a sera
Affaticato ; e sol la notte aspetto
Che mi copra di tenebre e di morte89.
Tout change,
Tout périt ici-bas ! Mais toi jamais,
Lumière éternelle, tu ne changes ? Jamais ?
Pourtant viendra le jour où dans l’ancien abîme
Tu tomberas du néant, quand Dieu te retirera
Son regard : les nuages ne courtiseront plus le soir, tes rayons
Déclinant sur l’océan ; et l’aube
Ceinte d’un de tes rayons, ne viendra plus aux jardins
Annoncer ton lever. Entre-temps tu profites
De ta carrière : hélas ! Moi seul je ne profite pas
De mes jeunes journées : moi seul j’admire
La gloire et le plaisir, mais lugubres et muets
M’apparaissent-ils, car j’ai l’âme souffrante.
Au matin de ma vie, je ne regardai
Pas encore le Soleil ; et maintenant je suis arrivé à mon crépuscule
Épuisé ; et j’attends uniquement que la nuit
Me recouvre de ténèbres et de la mort.
Les va-et-vient entre prose et poésie sont donc incessants dans la pratique d’écriture de Foscolo. À chaque fois, le rythme prosaïque se coupe, s’altère, se modifie sous l’effet de ces morceaux poétiques. La poétique dont il est désormais question se caractérise avant tout par un travail du suspens rythmique, de la syncope narrative et de l’accélération temporelle grâce à l’insertion de la poésie au plus profond de la matière et de la matérialité prosaïques. En même temps que se met en place la tentation d’une résolution purement tragique, la réponse au roman est présente au sein même du roman, par la poésie qui vient rompre la prose.
Maria Antonietta Terzoli étudie ainsi la perspective d’un apaisement conclusif et d’une rédemption finale pour Jacopo Ortis. À la fin du texte, grâce aux rituels de la tradition grecque orthodoxe — du côté de la mère : la bénédiction du fils, mais aussi du côté de Jacopo : les annotations portées sur la Bible, etc. —, le roman marque la fin de la pure rationalité, la fin de la pure prose rationnelle, grâce à l’intrusion du cœur, de la piété, et de son doublon la pitié, de la compassion et du sentiment. La dimension compassionnelle, amorcée par l’histoire de Lauretta intégrée dans la lettre du 29 avril 1798, est ainsi réactivée dans les derniers adieux à la mère90. Maintenant que le sujet Ortis est parvenu à poétiser et sentimentaliser sa prose, on aboutirait donc à une forme de résolution mais qui maintient la tension possible, afin de laisser du jeu, du dynamisme, de la Poïesis. De même, dans la lettre d’adieu à Teresa, l’intrusion du sentiment et de la poésie permet d’atteindre l’apaisement pour le sujet et de former l’union des deux thèmes principaux du roman qui jusqu’alors écartelaient Jacopo Ortis : l’amour et la patrie. Mais la synthèse ne gomme cependant jamais le dynamisme profond de cette forme — et c’est là l’intérêt. Elle donne enfin de la vraie valeur aux choses et à l’écriture et montre l’union dynamique de la prose et de la poésie, du fait et du sentiment, de l’histoire politique et du cœur amoureux. Walter Binni fait la même analyse à propos des Grazie :
Proprio dalla profonda sensibilità alla storia che penetra nell’alta misura di una condizione e di una poetica che non mira alla lirica eloquente e al ‘fare sublime’ dei Sepolcri, ma appunto ad una tensione nella misura […], nascono le punte poetiche più vibranti e sicure91.
C’est justement de la profonde sensibilité à l’histoire qui pénètre la haute mesure d’une condition et d’une poétique qui ne visent pas à l’éloquence lyrique et au sublime des Sepolcri, mais précisément à une tension au sein de la profonde mesure […], que naissent les pointes poétiques les plus vibrantes et les plus assurées.
Grâce à Coleridge, on a rapidement vu qu’on pouvait considérer d’un côté tout ce qui relève du fait, de l’histoire, du temps, et la politique, la société, l’économie ; et qui serait caractérisé par la prose, au sens de prosaïque : c’est en fait tout ce qui relève de la concrétude des choses et de la vie, de l’événement historique, des choses qui sont là. D’un autre côté, se trouveraient donc la morale, la valeur, le sentiment, dès lors caractérisé par la poésie et son rythme particulier : non pas tant la courbe ou l’arabesque (dans les cas qui nous intéressent), mais plutôt la syncope, les soubresauts, l’alternance de suspens et de retombée. Ce sont autant de contretemps qui soulignent parfois une part de souffrance et insistent sur les contradictions qui viennent perturber une conception rassurante du temps comme unité, plénitude et linéarité. La poésie prend alors la forme très particulière de la rencontre entre une image (une vision) et un tempo (un rythme). C’est elle qui, en interrompant la prose, la redéfinit et lui redonne du poids et de l’actualité92.
Or, le destin brisé de Jacopo Ortis ne se dit plus de manière linéaire mais est à son tour rompu par l’intrusion du rythme et du sentiment poétique : cette coupure au carré est précisément ce qui permet de régler la rupture première. Pour éviter qu’Ortis soit le dernier homme, l’homme à la mort inutile, l’homme tragique de la violence des choses telles qu’elles sont, ou encore le prophète qui n’invente pas d’avenir, pour éviter tout cela, il faut que le personnage devienne personne, véritable sujet, que le roman quitte la narration pour s’ouvrir au rythme (et donc ne soit plus du roman, mais du Roman). Il faut enfin que le rapport à la chose, au temps et au fait historique change ; en somme, que le style mêle tous les genres, et avant tout la prose et la poésie. Le sujet ne se dit donc plus dans une prose tout d’un bloc, dans un genre immédiatement cohérent, dans une narration linéaire. Si le romanesque reste présent, le roman, lui, n’existe plus : on est passé au Roman. Le genre en prose devient donc cet hybride de prose et de poésie. Le genre mélangé est alors le seul qui puisse rendre compte formellement de la brèche historique (la Révolution française, le traité de Campo-Formio) et sentimentale (le mariage de Teresa avec Odoardo). C’est parce que l’histoire a perdu sa raison et sa cohérence, parce que l’événement traumatisant a mis à mal le telos des temps et de la narration, qu’il n’est plus possible d’écrire un roman : la linéarité est coupée et le fait brut opère comme une violence. La poésie vient donc s’abîmer dans la prose pour que toutes deux ensemble elles aient encore quelque chose à signifier dans le monde93. Le rapport symbolique du moi à l’autre, qui manquait dans la tragédie du pur roman94, devient ici effectif et plein : le même de la prose passe par la diction de l’autre poétique, et vice-versa. Le format épistolaire est bien le lieu d’une écriture hybride : la lettre objective et modèle une subjectivité possible du sujet — celle-ci n’est donc plus repliée sur elle-même. Alors le geste de publication et de publicisation des lettres privées de Jacopo est essentiel : Lorenzo, en nous amenant sur le tombeau littéraire de son ami (voir l’avis « Al lettore ») permet à sa prose mêlée de dépasser la parole solipsiste. La question de l’hybridation de la prose et de la poésie dépasse donc une question de style et de poétique et fonde un rapport social : il est important d’établir un rapport dialogique entre le même et l’autre pour ouvrir sur une communauté a minima qui ne tend alors qu’à s’élargir.
Nous avons souligné que si on raconte les choses comme elles sont, c’est-à-dire si on en reste à une narration de l’histoire, alors on reste soumis à une perspective tragique. En même temps, un besoin de réel se fait sentir : la fiction quitte les imaginations pastorales pour traiter avec la réalité historique. Comment trouver la formule qui dise l’histoire tout en ne pouvant la dire directement ? De l’échec du « pur roman », de la narration, de la prose prosaïque, Foscolo est à la fois la victime, le témoin et celui qui saute le mur au bout de l’impasse devant lequel les Ultime lettere di Jacopo Ortis l’avaient porté. Tout cela, grâce à la poésie dans la prose. Il semble donc impératif pour la forme même de l’écriture, pour le sujet Ortis et aussi pour la vie en société de s’ouvrir davantage au sentiment et à la poésie. En passant de la narration à la poétisation, le texte ouvre sur une temporalité de la médiation et de la rédemption et non plus de l’immédiateté des choses contingentes. La prose et la poésie dialoguent donc maintenant ensemble au sein de l’espace poétique commun du Roman95. Racheter l’insoutenable prosaïsme de l’histoire et de la politique par la poésie est donc aussi et avant tout une question de poétique et d’esthétique engageant un travail sur des formes hybrides et alternantes de prose et de poésie. « Le genre de l’enlèvement poétique de l’histoire96 » devient alors le lieu même de la réactivation et de la production du temps et de l’histoire sur les décombres du roman. Ou plutôt selon la nouvelle définition du roman, telle que nous la donnent les Frühromantik, les Ultime lettere di Jacopo Ortis se présentent donc comme une œuvre qui propose à la fois l’échec du roman et son dépassement par la poésie. Les formes hybrides qu’on a dégagées offrent un nouveau modèle formel, une sorte de révolution esthétique, contemporaine de la révolution politique.