La condamnation des passions est au cœur de l’éthique développée dans l’ensemble de l’œuvre de Mme de Lafayette. Avec une remarquable constance, depuis sa première nouvelle (La Princesse de Montpensier, 1662) jusqu’à sa dernière (La Princesse de Clèves, 1678), on constate la permanence d’un discours de défiance vis-à-vis de la puissance destructrice de l’amour, et la critique y voit classiquement la transposition narrative d’une vision augustinienne de la vie (Sellier, 1984)1. Cependant, ce pessimisme n’affecte pas les deux sexes de la même façon ; les femmes sont clairement des victimes des hommes, et si la passion détruit les unes, elle éprouve beaucoup moins les autres. Non seulement les hommes survivent au déchaînement passionnel (à deux exceptions près, nous le verrons), mais ils en sortent souvent sans encombre. D’où la recommandation d’une « défiance naturelle de tous les hommes »2 qu’on lit sous la plume de Mme de Lafayette. C’est pourquoi, plutôt que de parler de pessimisme augustinien, nous voudrions envisager l’hypothèse d’une Mme de Lafayette misandre, poursuivant à travers ses textes une critique acerbe de l’éthos masculin. La condamnation des passions, plutôt que de signaler l’influence de l’augustinisme, ne traduirait-elle pas une forme de misandrie féminine3 ?
1. La loi du genre
Dans le premier roman de Mme de Villedieu, les héros se réunissent dans le « Cabinet des tristes aventures » qui orne le jardin de l’héroïne éponyme, Alcidamie (Villedieu, 1721, t. IV, p. 187) : il s’agit d’un mausolée de marbre noir qui rassemble les cénotaphes de femmes victimes des hommes. Ce monument funéraire commémore le souvenir des femmes malheureuses en amour, et transforme ainsi les drames intimes en une sorte de manifeste public des souffrances féminines endurées à cause des hommes. Un tel mausolée pourrait être dressé pour presque toutes les héroïnes de Mme de Lafayette. Ainsi le dénouement de La Princesse de Montpensier explique en détail (pas moins de deux pages) le cheminement qui mène la princesse à la mort. Après avoir accordé au duc de Guise une funeste rencontre nocturne, la princesse tombe malade (« La fièvre lui prit si violente, et avec des rêveries si horribles, que dès le second jour l’on craignit pour sa vie », Lafayette, 2014, p. 46) ; quand elle finit par se reprendre, après avoir frôlé la mort, elle découvre que le duc l’a déjà oubliée et même remplacée :
Elle s’enquit de ses Femmes, si elles n’avaient vu personne, si elles n’avaient point de lettres ; et ne trouvant rien de ce qu’elle eût souhaité, elle se trouva la plus malheureuse du monde, d’avoir tout hasardé pour un homme qui l’abandonnait. […] L’ingratitude du duc de Guise [...et] tant de déplaisirs si pressants la remirent bientôt dans un état aussi dangereux que celui dont elle était sortie. [Quand elle apprend la liaison du duc avec Mme de Noirmoutier…] ce fut un coup mortel pour sa vie. Elle ne put résister à la douleur […]. Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles Princesses du monde, et qui aurait été la plus heureuse, si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions. (Lafayette, 2014, p. 47)
Mme de Lafayette entrelace le récit de la progression de ce cheminement funèbre avec des éléments concernant le parcours de Guise, un cheminement parallèle mais inverse. Certes Guise quitte la princesse « troublé » et plein d’« inquiétude » (Lafayette, 2014, p. 46), mais bientôt appelé par son rang à tenir son rôle politique, il se console vite. Le sort de la princesse l’indiffère si rapidement qu’il l’oublie avant même qu’elle soit rétablie de la crise que sa visite a provoquée. Le désespoir de la princesse ne tient donc pas qu’à la honte d’avoir été surprise par son mari dans une situation interlope, même si cela la rend certes malade ; le coup fatal lui est donné quand elle comprend qu’elle n’a pas été aimée, et qu’elle a accepté une indignité pour un homme incapable de constance, un homme galant. Certes, ce sont les vertus qui ont manqué à la princesse ; mais ce qui a concrètement fait son malheur, c’est surtout d’avoir cédé aux avances d’un homme pour qui elle n’était qu’une conquête de plus : il se désintéresse très vite d’elle et ne cherche plus à la revoir après leur rencontre clandestine.
Que la conquête de Mme de Montpensier le mobilise tant, avant de lui devenir si rapidement indifférente, on peut y lire deux motivations. D’une part, on doit rappeler que Mme de Montpensier ne l’a pas attiré uniquement parce qu’elle était une jeune femme séduisante, mais aussi parce qu’elle était devenue l’épouse d’un adversaire politique. En effet, en séduisant la princesse, le duc de Guise ne faisait pas que renouer avec un amour de jeunesse, il humiliait aussi un prince du parti rival. On peut de fait constater qu’il ne pousse pas ses recherches amoureuses au-delà de l’affront fait au prince de Montpensier en étant admis nuitamment chez elle par son épouse. Tout se passe comme si l’insulte au rival lui suffisait, d’autant que désormais, il n’a plus guère d’espoir d’obtenir la satisfaction de ses désirs. Là réside la seconde motivation, que Mme de Lafayette n’omet pas de signaler : si le duc se détourne de la princesse pour aller vers Mme de Noirmoutier, c’est que cette dernière est une « personne de beaucoup d’esprit, de beauté, et qui donnait plus d’espérance que cette Princesse » (Lafayette, 2014, p. 47). Les « espérance[s] » dont il est question sont assurément une litote au contenu sexuel, une dimension que Mme de Lafayette méconnaît moins qu’on ne le croit souvent. Ainsi ce dénouement, le premier écrit par la romancière, fixe et annonce la représentation du désastre amoureux que Mme de Lafayette met en scène œuvre après œuvre4 : il emblématise un schéma récurrent.
Car Mme de Lafayette multiplie au fil de ses œuvres ce type de situation où une femme court à sa ruine sociale, et parfois à sa mort véritable, à cause d’un homme, amant peu scrupuleux ou mari jaloux. Dans Zayde, son roman hispano-mauresque, on pourrait faire l’hypothèse que cette loi ne devrait pas s’appliquer avec autant de rigueur en raison de la particularité générique de cette œuvre : le romanesque héroïque laisse en effet beaucoup plus d’espoir au destin féminin (Grande, 2014) et de fait, on trouve un dénouement nuptial qui sanctionne la possibilité d’un amour heureux. Cependant, l’optimisme du récit-cadre contraste avec le pessimisme des histoires insérées que la structure de roman permet de multiplier. Dans l’« Histoire d’Alphonse et de Bélasire » par exemple, Bélasire finit par préférer s’enfermer dans un couvent plutôt que d’épouser Alphonse qui ne cesse de la harceler d’une jalousie maladive. L’« Histoire d’Alamir, prince de Tharse » est sans doute la plus édifiante à cet égard, car le héros éponyme y multiplie les abandons au même rythme que les conquêtes. Il y a Naria, une belle veuve qui pensait devenir sa femme, et qui n’agrée la recherche d’Alamir qu’à la condition d’une parfaite fidélité, idée qui « [blesse Alamir à] la seule pensée d’un engagement si exact » (Lafayette, 2014, p. 224). Elle devine bientôt qu’elle n’est pas la seule, loin s’en faut, que courtise Alamir :
Jugez de ce que devint Naria, et la cruelle douleur qu’elle sentit : […] elle voyait qu’elle n’avait occupé que son esprit, et non pas son cœur ; et qu’elle n’avait fait que son amusement sans faire sa félicité.
C’était une aventure si cruelle pour une personne de son humeur, qu’elle n’avait pas la force de la supporter. Elle s’en retourna chez elle accablée de douleur et d’affliction ; elle y trouva une lettre d’Alamir, qui l’assurait qu’il était renfermé chez lui, et qu’il ne pouvait rien voir puisqu’il ne la voyait pas. Cette tromperie lui faisait juger de quel prix avaient été toutes les actions passées d’Alamir ; et elle mourait de honte d’avoir fait si longtemps son bonheur d’un attachement qui n’avait été qu’une trahison. (Lafayette, 2014, p. 226)
Elle décide de se sauver en le quittant, et part en pèlerinage à La Mecque pour guérir ses blessures. Alamir se console presque aussitôt, et c’est au tour de Zoromade, qui elle aussi pensait qu’Alamir la courtisait pour l’épouser, d’y perdre le bonheur : compromise, elle est contrainte pour sauver la face de se plier à un mariage arrangé avec un homme qu’elle n’aime pas. Quant à Elsibery, amoureuse d’Alamir au point de résister à tous les pièges qu’il lui tend pour éprouver sa fidélité, elle est finalement abandonnée à son tour sur un soupçon imaginaire et se retire du monde pour aller vivre avec son amie Zabelec, autre femme abandonnée par un mari indélicat, « dans un profond oubli de tous les attachements de la terre » (Lafayette, 2014, p. 243), et vraisemblablement dans un couvent puisqu’elle se convertit aussi au christianisme. Enfin Félime, la cousine de Zayde, amoureuse sans espoir du prince, meurt de chagrin après le décès d’Alamir, mais en ayant au moins la consolation de ne pas avoir été trahie... sans doute parce qu’elle n’a pas été courtisée ! Les héroïnes de Mme de Lafayette sont donc, l’une après l’autre, victimes d’une loi genrée, qui les expose à une passion mal partagée, forcément décevante, et finalement destructrice. Malgré ce dernier exemple, où Alamir finit à son tour par mourir du chagrin de n’être pas aimé, juste retour des choses qui le punit par où il a péché, la confrontation des destins féminins et masculins est sans appel : les héros masculins confrontés à la passion s’en sortent en général beaucoup mieux que les femmes.
2. Réquisitoire misandre
Si on reprend les exemples déjà vus en se concentrant sur les destins masculins, on doit constater que ni le prince de Montpensier ni son rival le duc de Guise ne regrettent vraiment la princesse qu’ils se sont disputée : l’un comme l’autre passent à autre chose ; leurs responsabilités, si ce n’est leur désir, les appellent ailleurs. Ce que mettent en évidence les intrigues de Mme de Lafayette, c’est au mieux la différence entre un amour féminin qui conduit à une fidélité absolue et un sentiment masculin, momentanément intense, mais qui s’émousse en fonction des circonstances et des événements. Au pire, c’est la duplicité masculine qui est mise en scène, la capacité qu’ont certains hommes à se payer de mots, et à confondre leur désir avec un sentiment authentique. Alamir est aussi à cet égard exemplaire. Tout en étant très friand de conquêtes féminines, ce prince refuse systématiquement de payer ses conquêtes de retour, non par une malignité perfide d’ailleurs, mais parce qu’il est ainsi fait.
Il ne cherchait que le plaisir d’être aimé ; celui d’aimer lui était inconnu : il n’avait jamais eu de véritable passion ; mais sans en ressentir il savait si bien l’art d’en faire paraître, qu’il avait persuadé son amour à toutes celles qu’il en avait trouvées dignes. Il est vrai aussi que dans le temps qu’il songeait à plaire, le désir de se faire aimer lui donnait une sorte d’ardeur qu’on pouvait prendre pour de la passion : mais sitôt qu’il était aimé, comme il n’avait plus rien à désirer, et qu’il n’était pas assez amoureux pour trouver du plaisir dans l’amour seul séparé des difficultés et des mystères, il ne songeait qu’à rompre avec celle qu’il avait aimée, et à se faire aimer d’une autre. (Lafayette, 2014, p. 221)
Cette analyse, qui ouvre l’histoire insérée consacrée à Alamir, souligne une idée récurrente des intrigues construites par Mme de Lafayette : le rôle moteur des obstacles pour construire et entretenir le sentiment amoureux. Ce sont les difficultés qui motivent pour beaucoup le désir de conquête masculin : le plaisir de séduire tient du plaisir de vaincre les obstacles, du défi de conquérir, et l’éthos amoureux masculin poursuit sur un autre plan le rôle assigné aux nobles par les valeurs chevaleresques et militaires qui sont censées les animer. C’est ainsi que l’indifférence d’une femme semble immédiatement ressentie comme un défi à relever. Dans Zayde, on voit Alphonse insensible à toutes les belles qui pourraient lui être favorables, et enflammé par celle qui fuit les hommes, Bélasire :
[…] l’idée d’un cœur fait comme le sien, qui n’eût jamais reçu d’impression, me parut une chose si admirable et si nouvelle, que je fus frappé dans ce moment du désir de lui plaire, et d’avoir la gloire de toucher ce cœur, que tout le monde croyait insensible. (Lafayette, 2014, p. 158)
C’est l’obstacle, ici sentimental, mais ailleurs politique, religieux ou social qui, loin de les freiner, motive les entreprises amoureuses des héros soucieux de leur « gloire », mot dont l’emploi confirme bien l’orgueil nobiliaire attaché à la conquête amoureuse. Les hommes transposent dans leurs galanteries les prouesses jadis accomplies par leurs ancêtres sur les champs de bataille, dans les duels ou dans les tournois5. Combat par procuration, à défaut de pouvoir s’exercer ailleurs, le jeu de la séduction tient du dérivatif et du supplétif ; il n’engage qu’autant qu’on n’a rien d’autre de mieux à faire.
Qu’il s’agisse bien d’un jeu de conquête, on le voit aussi par la multiplication des héros poursuivant des intrigues multiples, parfois simultanément. On a déjà vu Alamir dans Zayde. Mais on en trouve aussi dans La Princesse de Clèves. Ainsi le vidame de Chartres, qui doit avouer à Nemours ses différentes intrigues pour récupérer une lettre perdue, lui explique ses inquiétudes puisqu’il a osé désobéir à la reine Catherine de Médicis en cumulant la relation de confiance par laquelle elle l’a distingué des autres hommes avec d’autres relations galantes : Mme de Thémines mais aussi « une autre femme moins belle et moins sévère »6 (Lafayette, 2014, p. 402). Le duc de Nemours lui-même entre dans la catégorie des séducteurs, comme le dévoile la reine dauphine à Mme de Clèves :
[…] il avait un nombre infini de maîtresses, et c’était même un défaut en lui, car il ménageait également celles qui avaient du mérite de celles qui n’en avaient pas7. (Lafayette, 2014, p. 364)
Tel un autre Dom Juan, il ne trouve rien de trop froid ni de trop chaud, et le plaisir de la conquête l’emporte sur le désir d’aimer. D’ailleurs, Nemours ne perd pas ses réflexes de séducteur avec la princesse de Clèves, puisqu’il s’entend à merveille à la deviner, à la troubler, à l’acculer. La princesse s’en souviendra, et c’est le premier argument qu’elle lui opposera lorsqu’il viendra se déclarer à elle :
Je crois même que les obstacles ont fait votre constance. [… R]ien ne me peut empêcher de connaître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie, et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux : vous avez déjà eu plusieurs passions, vous en auriez encore ; je ne ferais plus votre bonheur ; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi : j’en aurais une douleur mortelle [...]. (Lafayette, 2014, p. 471)
Mme de Clèves oppose à sa fidélité, qu’elle ne met pas en doute, la certitude de l’inconstance du duc de Nemours. Sa prophétie, auto-réalisatrice peut-être, finit par lui donner raison. Certes il persiste un certain temps à rester amoureux de la princesse, au-delà de son veuvage, et il cherche en vain à la revoir :
M. de Nemours pensa expirer de douleur […]. Il fallut enfin que ce prince repartît, aussi accablé de douleur, que le pouvait être un homme qui perdait toutes sortes d’espérance de revoir jamais une personne qu’il aimait d’une passion la plus violente, la plus naturelle, et la mieux fondée qui ait jamais été. (Lafayette, 2014, p. 478)
Mais le temps fait son œuvre, certes lentement, et le console : « Enfin des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur, et éteignirent sa passion » (ibid.). Il finit donc par passer à autre chose, alors que le sort de la princesse reste définitivement marqué par la passion coupable qu’elle a éprouvée pour lui. En somme, si le lexique ne minimise pas la douleur masculine, le récit souligne combien la destinée féminine reste soumise à un sort funèbre, tandis que le destin masculin se poursuit. La cause du pessimisme caractéristique de Mme de Lafayette n’est donc pas forcément à rechercher du côté d’une malédiction divine, condamnant les passions : cette malédiction reste largement genrée, et si les femmes portent assez systématiquement la marque du péché de la conscience coupable, les hommes savent plus souvent qu’elles s’en dispenser. Versatiles, épris de la conquête plus que du sentiment, sans égards pour des femmes souvent vite oubliées, ils sont mus par bien d’autres ressorts que l’amour. Leur égocentrisme, les ambitions qui les traversent, la nécessité de répondre aux obligations que leur genre leur impose, les rendent incapables de l’abnégation dont font preuve les héroïnes. Le « privilège masculin » les rend aussi plus libres que les héroïnes, enfermées qu’elles sont dans le déterminisme sentimental et moral que leur genre leur impose.
Cependant, force est de constater que de telles mises en scène n’ont rien de nouveau : Virgile ne racontait après tout pas autre chose dans l’histoire de Didon et d’Énée8 : même passion féminine mortifère, même abandon par un homme appelé à un autre destin. Faut-il en déduire que les intrigues de Mme de Lafayette ne disent rien de plus qu’une longue tradition à l’égard des rôles genrés ?
3. Pourquoi une telle haine ?
Trois réponses peuvent être apportées à cette question, trois dimensions par lesquelles Mme de Lafayette se distingue de la tradition.
Tout d’abord, on observe que le réquisitoire dressé par Mme de Lafayette n’est pas sans nuance. Elle peint ainsi deux hommes aussi amoureux que magnanimes, le comte de Chabannes dans La Princesse de Montpensier et le prince de Clèves. Eux deux échappent complètement aux défauts récurrents signalés : par leur fidélité, par leur délicatesse, mais aussi par l’intensité oblative de leur amour, ils sont d’admirables exceptions. Mais force est de constater que les récits condamnent à mort ces hommes extra-ordinaires : Chabannes meurt lors des massacres de la Saint-Barthélémy, car il est allé se réfugier à Paris pour s’éloigner des affres que lui fait vivre sa passion ; le prince de Clèves meurt car il se méprend sur le rapport que lui fait son espion et croit que sa femme l’a trahi. L’un comme l’autre se trompent et meurent, tandis que les séducteurs patentés (Alamir excepté) survivent à la passion, ou n’en sont affectés que très provisoirement. Tout se passe comme si Mme de Lafayette, faute de leur accorder une crédibilité suffisante, condamnait les personnages d’hommes sincèrement amoureux tandis qu’elle réserve un sort plus enviable aux hommes qui se limitent au jeu de la séduction, sans dévier de leur trajectoire personnelle. Il n’empêche qu’elle ose la création d’un nouveau type de héros masculins qui par leur amour absolu rejoignent le paradigme du genre féminin, jusque dans leur destin funèbre.
Outre ce nouveau type de héros, on doit constater que Mme de Lafayette ose aussi, plus discrètement, envisager un nouveau type de destin féminin, plus libérateur et moins funèbre. En effet, un certain nombre de ses héroïnes survivent à la passion et font le choix de chercher une vie tranquille, loin des tourments de l’amour et du commerce des hommes : ce sont Bélasire, Naria, Elsibery et Zabelec dans Zayde, et la princesse de Clèves. Le dénouement de cette dernière nouvelle est si bref qu’on le résume souvent à la mort rapide de la princesse ; pourtant tel n’est pas exactement le cas. Sa fuite de Paris et de Nemours tient aussi de la quête, quête du « repos », de la paix intérieure. Elle choisit une vie équilibrée, partagée entre une maison religieuse et sa résidence personnelle, et rencontre « une personne de mérite qu’elle aimait, et qu’elle avait [...] auprès d’elle » (Lafayette, 2014, p. 477). Ni solitude, ni désespoir, la vie de vertu que choisit Mme de Clèves lui fait échapper aux affres de la passion létale.
De plus, sans même tenir compte de la création de nouveaux personnages ou de nouveaux destins, on peut encore avancer l’idée que le simple fait qu’une romancière, une voix de femme, reprenne à son compte les intrigues assignant traditionnellement aux femmes un destin passionnel et funèbre, et aux hommes une insensibilité, ou à tout le moins une sensibilité très maîtrisée, les libérant d’un tel destin, change le sens de ces intrigues. On entend dans les discours des héroïnes une récrimination féminine et une mise en accusation des hommes qu’on est moins amené-e à supposer dans des textes écrits de main d’homme. Cette dimension est d’autant plus convaincante qu’on sait qu’au XVIIe siècle existe un public mondain, largement féminin, qui est le public cible de ce type de littérature. Avec une telle perspective, la confrontation entre les destinées féminines et masculines change de sens : il ne s’agit plus de déplorer une fatalité ou de dénoncer les passions, mais de souligner l’injuste différence qui oppose les deux sexes. L’écriture de Mme de Lafayette laisse comprendre un jugement moral pesant sur les hommes qui se traduit dans les textes par leur impavide capacité de résistance aux effets délétères de la passion. Un tel jugement suppose chez l’autrice une distance teintée de mépris à leur égard. Il contraste enfin avec l’attention pleine d’empathie portée aux douleurs des femmes victimes.
Comment comprendre cette différence de traitement ? Il est toujours délicat de tenter des analyses psychologiques à distance, et ce ne peuvent être que des spéculations. Mais on a quelques éléments factuels pour fonder des hypothèses, en particulier la correspondance laissée par la comtesse. Car, dans une lettre du 18 septembre 1653, la jeune Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, pas encore mariée, écrit à Ménage en le félicitant de ne pas avoir d’aventure amoureuse : « Je suis si persuadée que l’amour est une chose incommode que j’ai de la joie que mes amis et moi en soyons exempts » (Lafayette, 2014, p. 843). La déclaration a de quoi surprendre dans la bouche d’une jeune fille de dix-neuf ans et livre la première trace de la méfiance de la future romancière vis-à-vis des passions. Un autre texte, le « Portrait de Mlle de *** », écrit quelques années plus tard pour le Recueil des portraits et éloges, et considéré comme un autoportrait, confirme cette position :
Si l’on veut être bien avec moi, il ne faut pas me dire des galanteries ; je ne les aime pas. Heureusement pour moi, je n’ai pas l’Âme tendre. (Lafayette, 2014, p. 11)
Cette posture si claire et si ferme tient vraisemblablement d’une influence précieuse : en 1653-1654, pendant l’exil angevin où l’a amenée la participation de son beau-père à la Fronde, la jeune fille a beaucoup lu la Clélie de Madeleine de Scudéry, et l’on sait les exigences idéalistes de la reine de Tendre en matière de relations entre les sexes (par exemple Morlet-Chantalat, 1994). Si Madeleine de Scudéry refuse le principe du mariage, c’est qu’elle ne pense pas que l’amour puisse lui survivre : l’institution même du mariage est inadaptée pour faire vivre et durer les sentiments amoureux car « l’amour selon la coutume, [est] morte huit jours après [le] mariage » (Scudéry, 2003, p. 432). Le constat que fait la Précieuse, c’est que la façade d’un lien conjugal fondé sur une communauté de valeurs et de sentiments9 ne correspond pas à la réalité sociale. Le mariage arrangé entraîne même pour les femmes une double peine : l’absence de satisfaction sentimentale est déjà une épreuve, surtout si le cœur était déjà prévenu en faveur d’un autre ; mais surtout la nature inégalitaire de l’institution conjugale aggrave la différence des statuts sociaux des deux sexes. Or l’amour serait le seul moyen de tempérer la dureté des obligations matrimoniales qui ne pèsent que sur les épouses. Encore faudrait-il de l’amour dans le mariage... or il n’y en a guère. La défiance vis-à-vis de l’amour tient ainsi de l’inégalité des genres, qui permet aux uns la liberté de choisir, et même de se tromper et de changer d’avis, sans qu’ils fassent l’objet d’une opprobre publique, tandis que les autres sont condamnées par les règles sociales à ne pas choisir et, le cas échéant, condamnées par la morale à ne pouvoir se tromper ni changer d’avis, sans mettre en danger leur liberté et même leur vie10. La condamnation des hommes, le réquisitoire qui stigmatise leur inconstance, leur versatilité, leur légèreté, ne tiendrait pas forcément à une misandrie fondée sur une piètre considération de la valeur morale des hommes. C’est aussi une proposition de réponse concrète aux conséquences désastreuses pour le destin féminin des inégalités de genre : pour préserver les femmes des dangers que leur font courir les hommes, il est assez logique de tenir un discours de mise en garde morale, à défaut de pouvoir faire entendre un discours de revendication politique. Si la force des passions est destructrice, elle exerce son pouvoir désastreux prioritairement sur les femmes, parce qu’elles n’ont pas la liberté de lui échapper, alors que les hommes ont à leur disposition des moyens pour s’en déprendre.
Marie-Madeleine Pioche eut, après son mariage arrangé avec un respectable veuf, tout le temps de méditer les risques et les dangers que les inégalités de genre faisaient peser sur le destin féminin. Elle s’en explique à son ami Ménage avec une lucidité sans fioriture ni illusion dans une lettre du 1er septembre 1656, soit un an après son mariage :
[…] comme d’ailleurs je n’ai point de chagrin, que mon époux m’adore, que je l’aime fort, que je suis maîtresse absolue, je vous assure que la vie que je fais m’est fort heureuse et que je ne demande à Dieu que la continuation. Quand on croit être heureux vous savez que cela suffit pour l’être et comme je suis persuadée que je le suis, je vis plus contente que ne font, peut-être, toutes les reines de l’Europe. (Lafayette, 2014, p. 870)
Cet aveu, où la jeune Mme de Lafayette fait entendre toute sa maîtrise d’elle-même, met en évidence sa capacité à mettre à distance ses émotions et sa sensibilité au bénéfice d’une sérénité construite. Échappant, par la grâce d’un époux ni passionné ni passionnant, aux affres du sentiment, elle a conscience de bénéficier en outre d’une liberté complète (« je suis maîtresse absolue » souligne-t-elle). Elle pourra dès lors mettre son expérience au service des autres femmes et les mettre en garde contre les risques qu’une passion déréglée fait peser sur le destin féminin. Elle en vient même à offrir à son public féminin l’hypothèse d’une liberté possible, dans une retraite recherchée loin des troubles passionnels. C’est par un raisonnement exempt de pathos que Mme de Lafayette en vient à condamner les passions dont les conséquences potentielles sur le destin féminin sont autrement à redouter que les éventuels et rares tourments masculins. Si la raison combat la passion, c’est avec de bonnes raisons. Des années plus tard, après la mort de son amie, Mme de Sévigné fera le même constat : « elle a eu raison pendant sa vie, elle a eu raison après sa mort, et jamais elle n’a été sans cette divine raison, qui était sa qualité principale » (Sévigné, 1978, t. III, p. 1007, lettre du 3 juin 1693).