L’inversion des rôles sexués dans « l’île de la félicité » de Mme d’Aulnoy : dévirilisation et dévalorisation du héros masculin

DOI : 10.56078/atlantide.730

Riassunti

« L’Île de la Félicité » de Mme d’Aulnoy, premier conte de fées littéraire en France, est un terrain de choix pour montrer comment la conteuse rompt avec les stéréotypes genrés : pas de prince charmant, fort et triomphant, pas de princesse naïve et passive, pas de fin joyeuse marquée par un mariage. Au travers d’une dévirilisation et d’une dévalorisation du masculin, l’autrice joue avec les codes en proposant une inversion des rôles sexués. Nous nous proposons d’étudier la représentation dans ce conte d’un héros dévirilisé confronté à la valorisation de valeurs féminines, ce qui implique peut-être une nouvelle définition du masculin.

Mme d'Aulnoy's "L'Île de la Félicité", the first literary fairy tale in France, is a perfect opportunity to show how the storyteller breaks with gendered stereotypes: no strong and triumphant Prince Charming, no naïve and passive princess, no happy ending marked by a wedding. Through a devirilisation and devaluation of the male, the author plays with the codes by proposing an inversion of gendered roles. We propose to study the representation in this tale of a devirilised hero confronted with the valorisation of feminine values, which perhaps implies a new definition of the masculine.

Struttura

Testo completo

L’an 1690 marque la naissance du conte en tant que genre littéraire en France lorsque Mme d’Aulnoy inclut dans son roman Histoire d’Hypolite, comte de Duglas (Aulnoy, 1690) le conte intitulé « L’Île de la Félicité ». Nous sommes en présence d’un récit enchâssé dans un récit-cadre, et le conte n’a, à l’origine, pas de titre. C’est seulement en 1788 qu’il prendra pour titre « L’Île de la Félicité » lorsqu’il sera publié, indépendamment de son récit enchâssant, dans le tome 27 d’une collection intitulée Voyages Imaginaires (Aulnoy, 1788, p. 25-50) où sont rassemblés différents récits ayant pour thématique le voyage ou un cadre insulaire. Rappelons brièvement les éléments qui constituent le récit : Hypolite déguisé en Hyacinthe, un élève du peintre Cardini, s’introduit dans un couvent où est emprisonnée Julie, son amante. Pendant que le peintre réalise le portrait de l’abbesse, celle-ci demande à être divertie et Cardini sollicite Hypolite, qu’il croit être Hyacinthe, pour lui raconter une histoire. Commence alors le conte à proprement parler : Adolphe, un prince russe, s’étant perdu lors d’une chasse à l’ours, trouve refuge dans une grotte, demeure des vents, où il est accueilli par la mère des vents. Zéphyr, l’un de ses enfants, rentre en retard et explique qu’il s’était laissé aller à contempler la princesse Félicité et ses nymphes. Adolphe, séduit par le récit de Zéphyr, demande à être transporté dans l’île où se trouve cette princesse ; Zéphyr l’y emmène en lui donnant un manteau d’invisibilité. Une fois sur cette île où aucun homme n’est présent, Adolphe, parvenu devant la princesse, enlève son manteau et déclare son amour. La princesse Félicité est charmée : ils vivent si heureux que cent années alors semblent à Adolphe n’avoir duré que trois mois. Découvrant cela, le prince regrette de n’avoir rien accompli de noble ou de glorieux et demande à revenir dans son monde, ce que Félicité accepte à contrecœur. Elle lui confie un cheval splendide et lui défend de poser le pied au sol avant d’arriver à destination pour éviter tout malheur. Mais sur le chemin, Adolphe croise un vieillard sur une charrette et descend de son cheval pour l’aider. Le vieillard s’avère être le Temps, qui tue Adolphe. Zéphyr retrouve son ami décédé et rapporte son corps dans l’Île de la Félicité où la princesse reste inconsolable.

Pour un lecteur contemporain, habitué aux contes de fées à dénouement heureux, de nombreux éléments apparaissent déconcertants, en particulier ceux touchant à la représentation du masculin et à la virilité : ce prince qui ne sauve personne mais est sauvé, ce prince qui préfère la gloire à l’amour, est peut-être un prince plus décevant que charmant. C’est sur cette image façonnée par Mme d’Aulnoy que nous voulons porter l’attention : quelles valeurs lui attribue-t-elle ? Comment l’autrice, à rebours des topoï merveilleux, porte-t-elle un regard hétérodoxe sur le masculin, les rôles sexués et l’amour ? Pour répondre à ces questions, nous nous proposons d’analyser l’image du masculin dans le conte. Nous constaterons dans un premier temps une inversion des rôles genrés et verrons qu’Adolphe semble l’image d’un homme corrompu, signe de la condition tragique de l’homme viril ; pourtant, en remettant en cause certaines valeurs genrées, il nous semble que Mme d’Aulnoy dessine en creux une nouvelle image idéale de l’homme.

1. Un homme dévirilisé

1.1. Un héros aux inspirations topiques

Au carrefour de plusieurs genres, le récit de Mme d’Aulnoy puise son inspiration dans plusieurs textes qui relèvent aussi bien de la mythologie que du folklore. L’autrice ne manque pas de spécifier directement ses influences en comparant le héros à d’autres figures emblématiques de la littérature que ce soit Psyché (Aulnoy, 2008, p. 91) ou encore le chevalier Renaud de la Jérusalem délivrée (p. 101). Le récit s’approprie des éléments caractéristiques du conte mythologique aussi bien que de l’épopée, et s’il est considéré aujourd’hui comme le premier conte de fées français, la narratrice précise qu’il s’agit plutôt d’« un conte approchant de ceux des fées. » (p. 86) En effet, si la féerie est bien présente, le récit ne comporte pas tous les traits d’un conte de fées et tient aussi du récit mythologique et du conte allégorique.

Le mélange des genres se ressent dans le personnage d’Adolphe, prince qui à première vue est un héros aux inspirations topiques, mais qui en fait s’éloigne de la tradition pour proposer une version originale du héros masculin. La première partie du conte, qui précède la rencontre du prince avec la mère des vents et Zéphyr, montre un suzerain plein de bravoure et un véritable chef de guerre qui, pour se reposer des batailles, s’adonne à la chasse à l’ours avec une sauvage passion. Le prince Adolphe possède des caractéristiques qu’on attend d’un héros traditionnel : il aime le combat, il sait mener son peuple à la guerre et il fait preuve de courage. Tout cela permet de présenter le héros comme un personnage fort, souverain d’une nation virile, capable de survivre dans des conditions météorologiques extrêmes.

Adolphe, à plusieurs égards, est également un héros d’inspiration épique : en témoignent les éléments déchaînés qu’il doit affronter. Tel Ulysse, il se retrouve piégé par la tempête : « Le prince se mit à l’abri sous quelques arbres, mais il fut bientôt obligé de partir de ce lieu, les torrents d’eau tombaient de tous côtés, et les chemins en étaient inondés » (p. 87). L’épisode de la caverne des vents, comme le souligne Anne Defrance (1997, p. 146), fait également écho au héros d’Homère : « le lecteur cultivé l’aura reconnue sans référence directe : tel Ulysse […], Adolphe trouve asile dans la demeure du dieu des vents. »

Bien qu’arborant les traits d’Ulysse, Adolphe n’est pas seulement un héros épique. Alors qu’il chasse des ours, il s’éloigne des siens et se perd dans la forêt ; il s’agit, comme le précise Nadine Jasmin dans ses annotations, d’« un topos du conte, attesté dès le Moyen Âge, […] celui du jeune chasseur égaré découvrant une belle jeune femme, en l’occurrence une fée » (Aulnoy, 2008, p. 87). Si Adolphe trouve bien une figure féerique en la mère des vents, il ne poursuit point de fées, ces dernières étant absentes du conte. Ainsi, nous observons au début du récit un héros aux multiples facettes, à la fois héros épique et héros de roman médiéval.

1.2. Une transition progressive vers la passivité

Ce début du conte reste conventionnel et présente un héros somme toute topique, aussi fort que courtois. L’autrice crée d’ailleurs une opposition entre son personnage et sa terre d’origine. La première partie du conte livre bien l’image d’un héros viril, pourtant l’autrice nuance dès le début cette virilité en créant un contraste entre le prince et ses sujets :

[…] ces peuples étaient gouvernés par un jeune prince nommé Adolphe, si heureusement né, si poli et si spirituel, qu’on aurait eu de la peine à se persuader que dans un pays si rude et si sauvage, l’on eût pu trouver un prince si accompli. (Aulnoy, 2008, p. 86)

Pourtant, si Adolphe témoigne de son courage en survivant par exemple à une violente tempête, son expérience du merveilleux va le transformer en un prince passif.

Le héros trouve en la mère des vents ainsi qu’en Zéphyr des figures féeriques. Ce dernier est le principal adjuvant qui le guide et exauce ses souhaits pour l’aider à rejoindre la princesse Félicité. Dans la tradition du roman chevaleresque, l’être aimé — ici la princesse Félicité — se trouve dans un lieu difficile d’accès et protégé, ce que rapporte Zéphyr :

[…] personne, seigneur, n’y peut entrer, on ne se lasse point de la chercher, mais le sort des humains est tel qu’on ne saurait la trouver. […] si les gardiens de l’île, qui sont des monstres terribles, vous voyaient, quelque brave que vous puissiez être, vous y succomberiez et il vous arriverait les derniers malheurs. (Aulnoy, 2008, p. 90-91)

Pourtant, Adolphe n’accomplit rien de chevaleresque pour rejoindre l’île et se fait simplement porter, comme Psyché, dans les bras de Zéphyr. Cela surprend, d’autant que le roman de chevalerie a habitué le lecteur à voir le héros en action quand des obstacles s’interposent entre lui et sa bien-aimée (nous pensons par exemple à Lancelot qui traverse le pont de l’épée pour rejoindre Guenièvre). Or Adolphe, dans sa quête de la princesse Félicité, fournit très peu d’efforts : il se repose sur son ami qui le transporte dans ses bras jusqu’à l’Île de la Félicité. Zéphyr n’est d’ailleurs pas simplement un adjuvant : il supprime entièrement les épreuves qui séparent Adolphe de la princesse. De plus, Mme d’Aulnoy laisse percevoir la virilité du prince et de son peuple mais ne s’y attarde jamais : l’autrice évoque par exemple une guerre qu’aurait menée le héros mais que le lecteur ne voit pas ; il est précisé que le héros s’en va chasser des ours mais aucune narration ne rapporte le moment où le prince use de ses armes pour terrasser ces bêtes sauvages. Le conte ne décrit en somme aucun affrontement. Pour être le héros du récit, le prince Adolphe n’en apparaît pas moins comme un personnage passif, un personnage qui porte des armes dont il ne se sert finalement jamais. S’il possède des caractéristiques qu’on attend d’un chevalier, il n’accomplit rien de chevaleresque. Il est surprenant de voir un prince reconnu pour sa force et sa bravoure qui se retrouve le héros d’un conte où l’action héroïque est quasi inexistante, et où le merveilleux semble un prétexte à la paresse : Adolphe n’use ni de force ni de ruse et se fait simplement conduire par la trame du récit.

1.3. Inversion des rôles sexués

Ce héros masculin, qui perd les attributs d’énergie et d’action auxquels le lecteur s’attend, s’inscrit dans une logique d’inversion des rôles sexués, aussi bien dans le conte que dans le récit-enchâssant. En effet, en examinant ce dernier, on constate que le personnage qui raconte « L’Île de la Félicité » est un homme, Hypolite, déguisé en Hyacinthe. Ce qui surprend à cet égard est la présence d’un conteur : en effet, la culture du XVIIe siècle assigne plutôt ce rôle à des femmes. Ainsi, pour ne considérer que la première édition des Histoires ou Contes du temps passé de Charles Perrault, le frontispice montre une conteuse filant près d’une cheminée, avec deux enfants et une jeune fille autour d’elle. Sur le mur est inscrit en lettres capitales « Contes de ma mère l’oye » (Perrault, 1697), ce qui redouble comiquement le sème féminin. Choisir un homme comme conteur n’est donc pas anodin et l’onomastique pourrait éclairer un peu plus les intentions de l’autrice. En effet, si au XVIIe siècle Hypolite est un prénom essentiellement masculin, dans la mythologie grecque, il s’agit d’un prénom épicène, qui renvoie aussi bien à la reine des Amazones qu’au fils de Thésée. De plus, le prénom Hyacinthe sous lequel se dissimule Hypolite est également épicène : avec cette ambivalence redoublée, l’autrice joue sur l’identité sexuée de son personnage. Elle le fait également en convoquant des mythes et des références littéraires qu’elle détourne et se réapproprie. Anne Defrance (1998) souligne par exemple l’absence d’Éole, remplacé par son épouse qui accueille le héros1. Et comme mentionné précédemment, Mme d’Aulnoy (2008, p. 91) compare explicitement Adolphe à Psyché lorsque Zéphyr s’apprête à emmener Adolphe sur l’île : « Je vais vous enlever, seigneur […] comme j’enlevai Psyché par l’ordre de l’Amour, lorsque je la portai dans ce beau palais qu’il lui avait bâti ». En assimilant Adolphe à l’héroïne d’Apulée, elle féminise son héros. De plus, ce dernier s’endort une fois arrivé à destination, ce qui accentue sa passivité :

Ce fut en ce lieu que, couché sur un tapis de gazon qui entourait une fontaine, il se laissa surprendre aux douceurs du sommeil, ses yeux appesantis et son corps fatigué prirent quelques heures de repos. (Aulnoy, 2008, p. 95)

La fatigue du prince peut surprendre d’autant plus qu’il fournit peu d’efforts pour rejoindre l’île, et cela achève de convaincre de son indolence.

Les références mythologiques sont nombreuses et l’histoire d’Adolphe et de la princesse Félicité peut aussi faire penser au mythe d’Orphée et d’Eurydice, mais là encore avec inversion des rôles. Nous retrouvons bien le topos de l’interdiction au risque de la mort, et de l’amoureux (ici l’amoureuse) inconsolable. En effet, la condition sine qua non pour qu’Adolphe reste en vie et pour qu’il puisse revenir un jour dans les bras de la princesse Félicité est qu’il ne pose pas pied au sol avant d’arriver à destination. Or, comme Orphée, il transgresse l’interdit. Nous avons bien une inversion car c’est l’héroïne qui demeure vivante et inconsolable, tel Orphée, tandis qu’Adolphe tient le rôle d’Eurydice par sa mort. La différence tient aussi au fait que le mythe grec rend Orphée, trop pressé de retrouver son épouse, coupable de sa mort, alors que Félicité n’est pour rien dans la disparition de son époux, disparition qu’elle a essayé de lui éviter, en vain car il n’a pas été capable de suivre son conseil : une nouvelle manière de le disqualifier. Il y a donc bien une logique d’inversion des rôles sexués qui se manifeste, notamment avec la féminisation d’Adolphe2.

Mais la force de cette inversion des rôles tient aussi à Félicité. Adolphe est passif et inconstant, tandis que la princesse Félicité inspire le respect et incarne la grandeur d’âme et d’esprit, ainsi que la constance. Elle symbolise la souveraine juste qui maintient un ordre parfait dans son royaume. Mme d’Aulnoy met en scène dans ce conte une féminisation du pouvoir qui se manifestera dans le reste de ses contes (Jasmin, 2002, p. 368-389). Pourtant si la féminisation du héros semble un motif directeur du conte, Mme d’Aulnoy ne s’y limite pas : le prince Adolphe témoigne d’une corruption progressive qui mérite également un approfondissement.

2. Un homme corrompu

2.1. Adolphe : un héros sans quête

Le héros d’un conte est censé poursuivre un but, accomplir une quête : quelle est celle d’Adolphe ? Comme l’a fait observer Nadine Jasmin, Mme d’Aulnoy rapproche le destin d’Adolphe de celui du héros de La Jérusalem délivrée du Tasse :

La séduisante et dangereuse magicienne Armide [retient] dans ses filets le valeureux chevalier Renaud, amolli par une langoureuse vie de délices bien éloignée de tout exploit guerrier. Mais Renaud se ressaisit, se délivre de l’emprise d’Armide et accomplit de nombreux hauts faits. (Aulnoy, 2008, p. 101)

Ce type de situation n’est pas spécifique à La Jérusalem délivrée, il s’agit plutôt d’un topos, qui figure déjà dans L’Odyssée où Calypso retient Ulysse et l’empêche d’accomplir son devoir. Ce topos de la femme ensorceleuse, charmeuse, qui retient le héros par son amour et l’empêche d’avancer dans sa quête, est repris et réinterprété par Mme d’Aulnoy dans « L’Île de la félicité ». Certes dans ce conte, la princesse Félicité n’ensorcelle pas Adolphe, ne fait point d’effort pour le charmer et ne le retient pas prisonnier ; mais le résultat est le même. Alors que Renaud est missionné pour la reconquête de Jérusalem et que sa gloire est également celle des chevaliers chrétiens, Adolphe est censé accomplir un destin de souverain. Or il réalise qu’après trois cents ans passés dans l’Île, son royaume n’est plus de ce monde. Sa quête de gloire humaine a perdu son sens. Par ailleurs, la princesse ne s’oppose pas absolument à cette quête dont elle connaît pourtant la vanité : elle joue même le rôle d’adjuvant en fournissant des armes et un cheval merveilleux. La comparaison faite par Adolphe entre son destin et celui de Renaud (Aulnoy, 2008, p. 101) oublie également que leurs motivations sont bien différentes : Renaud doit s’arracher à une enchanteresse qui l’éloigne de son pieux devoir tandis qu’Adolphe n’a rien à gagner à poursuivre un fantôme de gloire personnelle. De surcroît, Mme d’Aulnoy procède à une revalorisation du rôle féminin, car, à la différence d’Armide, Félicité se plaint mais ne s’oppose pas au désir de son compagnon de poursuivre sa voie dans la réalisation d’un idéal chevaleresque... sans but autre que la gloriole d’un pouvoir humain.

Cela est d’autant plus clair que, dans le conte, Adolphe n’a aucun réel objectif qui le guide à la fin. Au fil du récit, la quête du héros a constamment changé d’orientation : au début son objectif était simplement d’échapper à l’orage ; quand il a trouvé refuge et protection dans le lit de Zéphyr, il se met à souhaiter de rejoindre la princesse sur son île inaccessible ; et après trois siècles d’amour et d’indolence, il finit par vouloir accomplir des faits glorieux aux yeux des hommes, sans préciser quel projet précis il entend, sans savoir vraiment ce qu’il veut accomplir au juste. En fait, le prince Adolphe ne poursuit aucune quête à laquelle la princesse Félicité ferait obstacle. Cédant naïvement aux exigences de l’héroïsme viril, à savoir que l’ambition doit primer sur l’amour, Adolphe semble un héros qui fonctionnerait comme une mécanique à vide, sans que son ambition machinale le porte vers un objet digne de sacrifice. Mme d’Aulnoy ôte le sens de son héroïsme puisque les motivations qu’elle prête au prince Adolphe ne sont guidées par aucun idéal : il ne recherche qu’une gloire personnelle. Sa quête sans but apparaît comme pure vanité3.

2.2. La destruction d’une utopie

Si les décisions du prince ne concernaient que lui-même, la fin du conte serait moins brutale, mais lorsque Adolphe décide de quitter l’île, il provoque la destruction d’une utopie, car c’est ainsi qu’on est invité à comprendre ce qu’est l’Île de la Félicité. Il s’agit en effet d’un lieu idyllique, locus amoenus qui comporte toutes les caractéristiques qu’on attend d’une utopie : fertilité, abondance de fruits, absence de maladies, de conflits, de vieillesse… Plus précisément, nous sommes en présence d’une gynocratie où la félicité est atteinte grâce à l’absence d’hommes. Logiquement, le désordre dans ce conte n’est pas introduit par une femme, mais par l’irruption d’un homme. Le prince Adolphe est celui qui, en débarquant sur l’île, en perturbe l’ordre établi. Dissimulé sous son manteau d’invisibilité, il adopte une posture de voyeur qui épie les nymphes, se délecte devant leur beauté et pénètre par effraction dans leur intimité. Cette intrusion présage, dès son premier jour sur l’île, la destruction de ce lieu idyllique, comme le suggère symboliquement le récit :

[…] il était derrière une des plus jolies nymphes quand son voile tomba, il ne fit point réflexion qu’il allait sans doute l’effrayer, il releva le voile et le lui présenta ; la nymphe ne voyant personne, poussa un grand cri, et c’était peut-être la première fois que l’on avait eu peur dans ces beaux lieux […]. (Aulnoy, 2008, p. 97)

Nous pouvons voir qu’en interagissant (et il s’agit là de sa première interaction avec un personnage de l’Île de la Félicité) avec ce monde qui lui est étranger et dans lequel il n’était pas convié, Adolphe introduit un sentiment qui en était absent : la peur, et vraisemblablement une peur des hommes. Le geste d’Adolphe peut sembler anodin et relèverait même de la courtoisie, puisqu’il souhaite rendre service à la nymphe. Cette courtoisie est néanmoins irréfléchie, comme de nombreuses actions du prince sur l’île (et en dehors). À aucun moment il ne pèse ses décisions en fonction de leurs répercussions et il agit souvent sans réflexion, dans la pure satisfaction de sa pulsion immédiate : il pénètre l’île alors qu’il n’y est pas convié et il la quitte aussi vite, alors que la princesse lui demande d’y rester. Cette dernière le qualifie d’ailleurs de « barbare » (Aulnoy, 2008, p. 102) lorsqu’il décide de l’abandonner, ce qui renvoie à sa condition d’étranger mais aussi à une forme de violence sacrilège. Il est d’ailleurs surprenant que la narratrice s’étonne au début du conte qu’un prince si accompli vive dans un pays si sauvage (Aulnoy, 2008, p. 86) : la qualification choisie par la princesse dément in fine la narratrice. Adolphe est la première incarnation d’un type de héros, inapte à la maîtrise de soi, type qui deviendra récurrent dans les futurs contes de Mme d’Aulnoy, comme l’a signalé Nadine Jasmin (2002, p. 357) « certains protagonistes masculins pourtant dotés d’une vocation héroïque, ne parviennent pas à dépasser leur immaturité foncière, sur les plans affectif et sociopolitique. […Ils] s’avèrent dans certains contes cruellement inaptes à bien user de leurs pouvoirs ou de leurs désirs. »

2.3. Sens allégorique

Anne Defrance (1997, p. 151), dans son analyse de la fin du récit, au moment où la princesse devient inconsolable, relève le caractère allégorique du conte : « Inquiétudes chagrins, déplaisirs, ces dernières figures allégoriques du conte ne sont plus empruntées au panthéon gréco-romain, elles ont perdu leur caractère sacré […] la divinité a trouvé son remplaçant dans un lexique inspiré par la Carte de Tendre. »

En effet, le conte s’attarde peu sur la psychologie des personnages et Mme d’Aulnoy souligne l’allégorie à l’œuvre derrière l’expression des sentiments des personnages. Cette lecture renforce encore le caractère néfaste de l’homme qui, dès son arrivée sur l’île, y introduit la peur, la surprise, le trouble, et tous les autres sentiments déplaisants que vont causer plus tard son désir de quitter l’île et la nouvelle de son trépas. Si le prince charme d’abord la princesse avec des mots doux, il finit par devenir « son trop indifférent Adolphe » (Aulnoy, 2008, p. 103). Le lexique n’est pas simplement inspiré de la Carte de Tendre, mais y fait directement référence puisque le prince semble accomplir précisément le chemin qui va de « Nouvelle Inclination » au « Lac d’Indifférence ». Chemin faisant, son itinéraire transforme le paysage qu’il traverse : l’Île de Félicité, lieu édénique, devient pour son inconsolable princesse, non plus une terre de paix et de joie, mais le lieu mémorial de l’abandon. Par la force de l’allégorie, la princesse est condamnée à vivre son deuil dans le lieu même où elle était souveraine de la Félicité ; ce lieu où elle a connu la paix et le bonheur est devenu la prison dans laquelle l’enferment ses sentiments méprisés (p. 105).

Cette utopie féerique renverse ainsi l’utopie biblique qui assignait à la femme le péché originel : dans l’Île de Félicité, c’est l’homme qui introduit le péché destructeur. C’est le prince Adolphe, en quête d’une factice gloire éternelle, qui provoque sa propre mort en quittant l’Île de la Félicité, mais aussi la mort symbolique de sa compagne, vouée désormais au regret et au deuil, tandis que l’absence du masculin permettait aux femmes de vivre dans un état de paix perpétuelle. On constate combien est audacieux et subversif le renversement auquel a procédé Mme d’Aulnoy : un péché originel commis par l’homme et non par la femme, et une femme portant le poids du péché de l’homme. Ce dernier, incarné par la figure a priori séduisante du prince Adolphe, est montré comme un être corrompu qui a détruit l’harmonie du monde en invitant Ève/Félicité à croquer dans le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, ici la connaissance de l’homme par la femme. L’absence d’hommes et l’ignorance de l’homme s’accompagnaient de bonheur et le conte véhicule en ce sens une certaine misandrie.

Pourtant, une partie du conte montre Adolphe vivant en parfaite cohabitation avec les femmes sur l’Île de la Félicité ; il prend part à cette société, qu’il ne trouble pas tant qu’il accepte de se consacrer à l’amour, synonyme d’abandon d’une virilité assimilée à la violence du pouvoir. Dévirilisé, Adolphe est parfaitement apte à vivre sur l’île ; c’est une fois qu’il cherche à retrouver sa masculinité en quittant ce lieu paradisiaque pour accomplir d’improbables hauts faits, qu’il déchoit et corrompt l’Île de la Félicité. La misandrie de Mme d’Aulnoy n’est donc peut-être pas tant une haine des hommes que la critique d’une certaine conception de la virilité.

3. Un homme à réinventer

3.1. Les implications morales de la dévirilisation

Pour saisir l’ensemble des enjeux de ce conte, il est difficile de passer sous silence le rôle du récit de la princesse et d’Adolphe au sein du récit-cadre, et c’est pourquoi Nadine Jasmin inclut dans son édition les paragraphes qui précèdent et suivent le conte d’Hypolite. Ce dernier raconte une histoire pour divertir l’abbesse de crainte qu’elle ne l’empêche « de rentrer dans un lieu qui renfermait l’unique objet de ses désirs » (Aulnoy, 2008, p. 86), à savoir Julie, son amante. Ainsi, le conte divertit l’abbesse dans tous les sens du terme, puisqu’il s’agit à la fois de lui raconter une histoire qui lui plaise, le temps que le peintre Cardini finisse son portrait, mais aussi de détourner son attention afin qu’Hypolite puisse rejoindre sa bien-aimée. L’abbesse apparaît comme un obstacle sur son chemin, obstacle que la fin tragique du conte ainsi que sa morale apparente (« que le temps vient à bout de tout et qu’il n’est point de félicité parfaite », p. 104) permettent au héros de surmonter. Entrant dans les bonnes grâces de celle qui pourrait l’empêcher d’atteindre son but, Hypolite utilise le conte comme un stratagème pour avoir l’occasion d’approcher sa bien-aimée. Et la tactique fonctionne bien puisque l’abbesse demande à ce qu’il soit conduit dans les appartements de Julie en déclarant : « il la divertira beaucoup mieux qu’un livre, il vient de me faire un conte si agréable, qu’il faut qu’il ait la complaisance de le lui conter aussi. » Le lecteur averti, qui sait le décalage entre la morale austère que professe Adolphe et ses véritables intentions, peut même sourire devant l’ingénuité de l’abbesse qui invite Adolphe à « divertir » Julie.

Il n’est cependant pas rare que les contes et fables renferment plus d’une morale, ce qui est également le cas de « L’Île de la Félicité ». Si nous observons une dévirilisation de l’homme et une dévaluation du masculin dans ce conte, il convient de se questionner sur les implications morales de ce phénomène. L’inversion des rôles sexués, notamment à travers la convocation d’une culture et d’une mythologie réinventées où le masculin et le féminin s’inversent, se limite-t-elle à un simple jeu de l’imaginaire du « monde à l’envers » ? Probablement pas, et une lecture plus attentive nous conduit à observer une revalorisation d’Adolphe paradoxalement à travers sa dévirilisation. C’est en effet lorsqu’il est sur l’Île de la Félicité, cette gynocratie, qu’Adolphe lui-même atteint le bonheur.

C’est d’abord, première étape, au contact de Zéphyr qu’il prouve son aptitude à vivre sur l’Île de la Félicité :

Zéphyr offrit son petit lit au prince, il était dans un lieu fort propre et moins froid que toutes les autres concavités de cette grotte : il y avait en cet endroit de l’herbe menue et fine couverte de fleurs, Adolphe se jeta dessus, il y passa le reste de la nuit avec Zéphyr, mais il l’employa tout entière à parler de la princesse Félicité. (Aulnoy, 2008, p. 90)

Cette nuit peut effectivement se lire comme une initiation. Il s’agit d’un épisode dénué d’action où Adolphe démontre sa capacité à être passif. Contrairement aux récits épiques et chevaleresques traditionnels, ce n’est pas avec l’épée et par la force que le prince prouve sa valeur mais en délaissant une part de sa masculinité — et peut-être en embrassant une part de féminité. Bavarder toute la nuit sur des amours est probablement un stéréotype de genre associé au féminin ! Par ailleurs, Zéphyr précise clairement au prince que son « courage » résidera dans sa capacité à « s’abandonner à sa conduite ».

3.2. De la dévirilisation à l’amour libertin

Le dévoiement de la virilité s’accompagne paradoxalement dans le texte d’une revalorisation de l’homme capable de délaisser les codes sociaux qui accompagnent la masculinité stéréotypée. Cela permet à Mme d’Aulnoy d’amorcer une réflexion sur le rôle de chaque sexe au sein du couple amoureux. Comme nous l’avons précédemment signalé, Mme d’Aulnoy livre au lecteur un conte allégorique : chaque personnage, chaque lieu, renvoie à une idée, à un concept, à un sentiment. « L’Île de la Félicité » fonctionne ainsi comme une allégorie qui offre au lecteur une vision de l’amour en décalage par rapport à la tradition. En effet, Adolphe et la princesse Félicité ne sont liés par aucun contrat juridique ou religieux, ni par aucune contrainte sociale ou familiale. À aucun moment, il n’y a mariage, peut-être du fait que le mariage au XVIIe siècle est un contrat qui instaure une hiérarchie entre l’homme et la femme. Mme d’Aulnoy n’avait sans doute pas une vision enchantée du mariage, ce qu’on peut comprendre à partir des rares éléments biographiques que nous possédons, comme Nadine Jasmin le précise dans son appareil critique (Aulnoy, 2008, p. 10). La conteuse propose donc un modèle de couple hors mariage : dans son conte, le mariage n’est pas un aboutissement, pas plus qu’un commencement ou une péripétie : il est simplement passé sous silence, absent. L’allégorie, jouant avec les stéréotypes du masculin et du féminin, permet à la conteuse de renverser les valeurs censées fonder le couple : l’autrice montre en effet un amour qui se détache des valeurs genrées (rôles de l’homme et de la femme dans le couple) en même temps que des valeurs traditionnelles (mariage).

Mais le conte est loin de présenter un amour essentiellement platonique, et plusieurs tournures de phrases fortement connotées montrent qu’il s’accomplit sexuellement. Lors de leur première rencontre, la princesse Félicité, qui n’a jamais vu d’hommes, prend Adolphe pour un Phénix ; puis la narratrice rapporte : « il [Adolphe] prit soin de l’instruire de tout ce qu’il fallait qu’elle sût, et jamais écolière n’a été plus tôt en état de faire des leçons sur ce qu’elle venait d’apprendre » (p. 99). La narratrice n’explicite pas quelle est cette éducation, mais l’on comprend assez facilement que Félicité va apprendre ce qu’elle ignore, à savoir ce qu’est un homme et comment fonctionne la sexualité humaine. Un peu plus loin dans le conte, la narratrice rapporte : « ils n’étaient point malades, ils n’avaient pas même la plus légère incommodité ; leur jeunesse n’était point altérée par le cours des ans » (p. 100). Par jeunesse, on pourrait facilement comprendre « vigueur sexuelle », ce que confirme la suite où la narratrice précise qu’ils n’avaient « ni les inquiétudes amoureuses, ni les soupçons jaloux, ni même ces petits démêlés qui altèrent quelquefois l’heureuse tranquillité des personnes qui s’aiment » (Aulnoy, 2008, p. 100). Somme toute, ils vivent sans jalousie et sans tromperie, et sont donc « enivrés de plaisirs » (ibid.). La métaphore de l’ivresse des sens manifeste clairement une dimension libertine, et d’ailleurs le terme « libertin » est utilisé par la conteuse dans un sens érotique. Quand Adolphe est dans la demeure des vents, la mère des vents s’adresse ainsi à son fils Zéphyr :

« D’où venez-vous petit libertin ? lui cria la vieille d’une voix enrouée ; tous vos frères sont déjà ici, vous êtes le seul qui prenez du bon temps et qui ne vous souciez guère des inquiétudes que vous me donnez. — Ma mère, lui dit-il, j’ai eu de la peine de revenir si tard me rendre auprès de vous, sachant bien que vous le trouveriez mauvais ; mais j’étais dans les jardins de la princesse Félicité, elle s’y promenait avec toutes ses nymphes ; l’une faisait une guirlande de fleurs, l’autre, couchée sur un gazon, découvrait un peu sa gorge pour me laisser plus de liberté d’approcher d’elle et de la baiser ; la belle princesse était dans une allée d’orangers : mon haleine allait jusqu’à sa bouche, je badinais autour d’elle, et j’agitais doucement son voile […]. (Aulnoy, 2008, p. 89)

L’Île de la Félicité est donc bien un lieu de plaisirs érotiques, et c’est d’ailleurs à la suite du récit de Zéphyr qu’Adolphe tombe sous le charme et déclare : « Permettez aimable Zéphyr que je vous demande en quel pays règne la princesse dont vous venez de parler. » (p. 90). Si Adolphe est séduit par un tel récit, nous pouvons en deviner les motivations sensuelles4.

Mais l’attrait d’une sexualité libre est encore plus grand : si au premier abord, il ne semble y avoir qu’un seul couple amoureux dans le conte, celui formé par Adolphe et la princesse Félicité, un autre couple apparaît : la relation que Zéphyr entretient avec Adolphe semble en effet dépasser la simple amitié. À la fin du conte, on lit : « Zéphyr fut témoin avec un sensible déplaisir de l’infortune de son très cher ami. Lorsque ce vieux barbare [le Temps] l’eût quitté, il s’approcha de lui pour essayer par la douceur de son haleine de lui rendre la vie. » (p. 104). « La douceur de son haleine » est une façon euphémisée de dire le « baiser » que le « très cher ami » donne. Ces éléments suggèrent un amour homosexuel : comme on sait que Zéphyr est un « petit libertin », prompt à offrir sa couche au voyageur égaré, on ne doit pas s’étonner qu’il badine aussi bien avec les hommes qu’avec les femmes.

3.3. Hypolite et Adolphe : deux versions du masculin

Pourtant, ce n’est pas plus un amour libertin qu’un amour libre que propose Mme d’Aulnoy in fine ; et cela se comprend mieux en lisant le conte à la lumière du récit-cadre. En effet, dans l’Histoire d’Hypolite, comte de Duglas, l’intrigue tourne autour d’un amour sincère mais qui semble impossible entre Julie et Hypolite. Julie a été confiée par sa mère mourante à M. et Mme de Duglas, parents d’Hypolite. Ils l’éduquent comme leur fille, et dès l’enfance, Hypolite et Julie ressentent des sentiments tendres l’un pour l’autre sans qu’ils sachent qu’ils ne sont pas frère et sœur : il y a donc d’abord l’interdit de l’inceste qui les contraint. Alors que M. et Mme de Duglas se doutent de cet amour, ils souhaitent pourtant marier Julie au comte de Bedfort. Celle-ci refuse et demande plutôt à devenir religieuse, sans aucun réel sentiment religieux, simplement pour ne point épouser un autre homme et conserver son amour pour Hypolite. Ce dernier au bord du désespoir veut même se suicider. Mme d’Aulnoy montre l’alternative offerte aux femmes : épouser un homme par devoir ou se retirer dans un couvent. Et la seconde éventualité ne semble que le moindre mal. Le reste du roman consiste pour les deux héros à échapper au sort imposé pour pouvoir à la fin vivre leur amour. Ce qui est intéressant, c’est que souvent, lorsqu’ils sont confrontés à leur malheur, ils évoquent l’incapacité d’atteindre la félicité. Citons par exemple une lettre qu’écrit Hypolite à Julie :

Est-il possible, mon aimable Julie, que dans cette même maison où j’ai ressenti les premiers effets du pouvoir de vos yeux, où j’avais si souvent le plaisir d’être auprès de vous, nous soyons à présent si éloignés de cette félicité. (Aulnoy, 1705, p. 123)

L’Île de la Félicité, à la lumière du roman, devient par la grâce de l’allégorie ce lieu utopique où il est possible de vivre un amour sincère et sans contrainte : somme toute, un amour libre.

Mais à pousser l’analyse plus loin, nous constatons qu’avec le récit-cadre et le récit enchâssé, Mme d’Aulnoy nous livre deux versions du masculin. Si Hypolite et Adolphe sont deux personnages construits en miroir (les deux par exemple se dissimulent pour atteindre leur bien-aimée, Hypolite sous l’identité de Hyacinthe, Adolphe sous un manteau d’invisibilité), ils représentent bien deux idéaux diamétralement opposés. Hypolite est le héros qui place l’amour au-dessus de tout, quitte à délaisser son devoir ; ainsi, alors qu’il est encore jeune et qu’il passe beaucoup de temps avec Julie (qu’il pense être sa sœur), sa mère lui fait la leçon :

Vous êtes bien matinal, dit Madame Duglas à son fils, d’un air sévère ; et vous devriez bien plutôt employer votre temps à apprendre les choses que vous êtes obligé de savoir qu’à venir si souvent dans la chambre de vos sœurs. (Aulnoy, 1705, p. 37)

Le devoir est au cœur du roman, et la mère qui possède l’autorité sur l’éducation de ses enfants, rappelle à Hypolite qu’il doit apprendre ce qu’il est censé savoir pour assurer son statut d’homme. Il est intéressant de voir que la mère ne détaille pas en quoi consiste cet apprentissage ; en effet, la morale et les mœurs dictent à chacun des sexes son rôle. Plus loin dans le roman, le père d’Hypolite découvre l’amour de son fils et de sa fille adoptive, et contraint son fils à s’éloigner pour parfaire son éducation ; mais Hypolite, usant de ruse, essaye de fuir. Son père, lorsqu’il découvre la manœuvre, lui déclare :

[…] vous vous êtes éloigné de la soumission que vous nous devez, vous nous avez joués et trompés par des lettres, vous n’avez suivi que le mouvement de votre cœur […]. Ramenez votre esprit à votre devoir, résolvez-vous de partir et d’aller à Florence […] » (Aulnoy, 1705, p. 126-127)

Hypolite est donc un héros qui délaisse le devoir que lui prescrivent ses parents, incarnation de la norme sociale, un héros qui transgresse les interdits par amour. Il s’oppose à la morale de la société en cédant à la tentation de l’inceste, mais surtout, il fuit le devoir familial en s’opposant aux volontés de son père. Par ces faits, Hypolite bafoue la morale familiale, celle de la société, et la morale religieuse. Par contraste, le prince Adolphe est le parfait opposé d’Hypolite et incarne le héros qui préfère le devoir (de la gloire) à l’amour. L’opposition est d’autant plus marquée que le devoir d’Hypolite est clairement défini alors que celui d’Adolphe est à peine fondé. Ainsi, Mme d’Aulnoy, dans une même œuvre, livre ces deux visions du masculin, et développe surtout l’idée d’un amour fantasmé qui triomphe, ou est censé triompher, sur tout. Mentionnons également que le conte et le roman ont des fins drastiquement différentes : dans le premier cas, le prince Adolphe meurt, la princesse Félicité est inconsolable et l’utopie détruite ; dans le second, le lecteur est mené vers une fin heureuse qui se solde par le mariage d’Hypolite et Julie. C’est donc la version du masculin qui abandonne les devoirs familiaux et les impératifs soi-disant héroïques au profit de l’amour qui triomphe narrativement. Par ailleurs, si le conte livre un cadre où certaines valeurs traditionnelles comme le mariage sont suspendues et où le libertinage se déploie, la fin du roman marque un retour à l’ordre avec des noces et une conclusion plus conventionnelle.

4. Conclusion

Ainsi Mme d’Aulnoy donne à lire une œuvre dont le sens est nécessairement lié à la confrontation entre le récit-cadre et le récit enchâssé. Si le conte à lui seul nous livre un jeu d’inversion des rôles sexués où les codes traditionnels sont détournés, le récit-cadre sert de miroir pour réfléchir — dans les deux sens du terme — la condition de l’homme moderne et une forme de dépassement des valeurs traditionnelles. En ce sens, la conteuse se révèle une véritable moraliste qui met en perspective et questionne les valeurs de son temps : si on la comprend bien, on peut penser qu’elle signale que l’héroïsme doit être redéfini et que la représentation du masculin doit se réinventer. Le regard d’une femme sur ces questions est d’autant plus important qu’il permet une distance critique par rapport aux rôles sexués dans la société française du XVIIe siècle. Mme d’Aulnoy, dont les inspirations précieuses sont manifestes, mène dans l’ensemble de son œuvre une réflexion sur le rôle de la femme et de l’homme dans la société. Adolphe, dans le conte, est visiblement un héros aux inspirations contradictoires, incarnant à la fois une masculinité traditionnelle mais portant aussi une part plus audacieuse de féminité. Son ancrage dans une gynocratie utopique montre un homme dévirilisé qui se condamne en refusant d’abandonner les valeurs néfastes de la virilité. L’Île de la Félicité est un lieu où les barrières genrées disparaissent. Si elle est peuplée de femmes, néanmoins l’autrice montre qu’un homme peut y vivre, à condition de renoncer à une certaine forme de virilité agressive : la princesse Félicité et le prince Adolphe y vivent en égaux et en harmonie jusqu’à ce que ce dernier décide de rechercher une gloire vaine. On pourrait d’ailleurs se questionner sur le choix d’une utopie pour la représentation d’un tel sujet : cet homme fantasmé doit-il être compris comme un idéal ? Auquel cas l’autrice exprimerait bien l’impossibilité de l’existence d’un tel homme (en tout cas dans la société du XVIIe siècle), et la fin tragique du prince Adolphe en serait d’autant plus signifiante. Pourtant, le récit-cadre offre une autre version du masculin ; Hypolite à certains égards est également un héros dévirilisé, mais il incarne un héros qui abandonne totalement les valeurs de la tradition en s’opposant à ce que veulent lui transmettre son père et sa mère. Pour autant, cela ne le dévalorise pas et le roman se conclut sur une vision positive d’un tel homme : « Hypolite prit le titre de Comte de Duglas, sous lequel il s’est fait connaître pour un des plus braves hommes de son siècle » (Aulnoy, 1705, p. 199). Cette représentation du masculin confirme d’une autre manière la possibilité d’un amour non plus fondé sur la soumission de la femme, un amour qui échapperait à la hiérarchisation des genres. L’échec d’Adolphe et la réussite d’Hypolite sont ainsi les deux faces d’une même et audacieuse idée du masculin.

Bibliografia

AULNOY Marie-Catherine Le Jumel de Barneville (2008), « L’Île de la Félicité », Contes de fées, Nadine Jasmin (éd.), Paris, Honoré Champion, p. 85-106.

AULNOY Marie-Catherine Le Jumel de Barneville ( (1788), « L’Île de la Félicité » dans Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, Tome 27, Amsterdam, Charles-Georges-Thomas Garnier, p. 25-50.

AULNOY Marie-Catherine Le Jumel de Barneville ( (1705), Histoire d’Hypolite comte de Duglas [1690], Lyon, Hilaire Baritel.

DEFRANCE Anne (1998), « De la caverne matricielle au tombeau : L’Île de la Félicité de Madame d’Aulnoy ou la naissance d’un genre, le conte de fées littéraire », dans Aurélia Gaillard (dir.), L’imaginaire du souterrain, Paris, Éditions L’Harmattan, p. 145-152.

JASMIN Nadine (2002), Naissance du conte féminin. Mots et merveilles : les contes de fées de Madame d’Aulnoy (1690-1698), Paris, Honoré Champion.

MAINIL Jean (2001), Madame d’Aulnoy et le rire des fées : essai sur la subversion féerique et le merveilleux comique sous l’Ancien Régime, Paris, Kimé.

PERRAULT Charles (1697), Histoires ou Contes du temps passé avec des moralités, Paris, Claude Barbin.

STEDMAN Allison (2005), « D’Aulnoy’s “Histoire d’Hypolite, comte de Duglas” (1690): A Fairy-Tale Manifesto », Marvels & Tales, vol. 19, n° 1 (Reframing the Early French Fairy Tale), p. 32-53, En ligne https://www.jstor.org/stable/41388734

SERMAIN Jean-Paul (2005), Le conte de fées : du classicisme aux Lumières, Paris, Desjonquères, « L’Esprit des lettres ».

Note

1  « Dans le conte, ce dernier [le dieu des vents] est absent, son épouse le remplace » (Defrance, 1997, p. 146).

2 Jean-Paul Sermain (2005, p. 165) fait les mêmes observations à propos de « Finette Cendron », autre conte de Mme d’Aulnoy : « La qualification de la femme par son énergie, son invention et son courage, est renforcée par la féminisation inverse des hommes, leur effacement, leur passivité ».

3 À cet égard encore, « L’Île de la Félicité » est emblématique d’un trait récurrent de l’écriture de Mme d’Aulnoy, sa propension à discréditer les figures masculines (Jasmin, 2002, p. 350-357).

4 Sur ces doubles sens, voir le chapitre que Jean Mainil (2001, p. 92-118) consacre à l’écriture ironique féerique, en particulier à propos de « L’Île de la Félicité ».

Per citare questo articolo

Referenza elettronica

Mohamed El Mechrafi, « L’inversion des rôles sexués dans « l’île de la félicité » de Mme d’Aulnoy : dévirilisation et dévalorisation du héros masculin », Atlantide [On line], 12 | 2021, On line dal 01 juillet 2021, ultima consultazione: 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=730

Autore

Mohamed El Mechrafi

Après un master de lettres modernes à l’université de Nantes, Mohamed El Mechrafi a poursuivi ses études à l’IAE de Nantes. Son mémoire, sous la direction de Christine Lombez, avait porté sur Le Traducteur fictif : émergence d’un nouveau personnage.

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