Nous avons déjà beaucoup écrit sur la « rencontre » à la Renaissance (Guerrier, 2012, 2014, 2016, 2018, 2019a, 2019b)1, mais nous voudrions ici nous attarder sur deux acceptions de ce terme particulièrement dense dans le moyen français et le français classique, qui présente en outre l’intérêt de couvrir un spectre englobant les situations comme les paroles. Pour cela, en plus d’un regard sur les dictionnaires, nous prendrons appui sur un corpus spécifique, celui des Vies et des Moralia de Plutarque dans leurs versions humanistes, dans les langues vernaculaires proches notamment, avec pour but d’apprécier le caractère singulier tant de la « rencontre » militaire que de la « rencontre » linguistique, par rapport à leurs équivalents dans les idiomes avoisinants.
Le « commentaire » que propose le Trésor de Jean Nicot au substantif « rencontre » privilégie les valeurs de celui-ci qui concernent les événements extérieurs. L’auteur en distingue trois, qu’il relie par des expressions métalinguistiques comme « par abusion de la naifveté du mot », puis « Selon cette mesme energie du mot ». Après le procès à dimension purement hasardeuse, suivi de « ce qui s’offre avec pourchas », mais « avec denotation de fortune & adventure », c’est-à-dire ce qui combine le mouvement intentionnel d’une quête et la réalisation heureuse de celle-ci, la « rencontre » a trait à un domaine propre et prend une coloration technique, avec le sens militaire :
Selon cette mesme energie du mot, on dit Rencontre en fait militaire, le combat de deux troupes de deux armées ennemies, s’estant adventurierement & en endroit inopiné rencontrées. En quoy Rencontre differe de bataille. Car elle se fait d’une seule partie de l’armée querant adventure, & souvent par combat tumultuaire, & tantost de seules gens de cheval, & tantost de seules gens de pied. Là où bataille est de toute l’armee, & de gens de cheval & de pied ensemble, par bataillons ordonnez & rangez & avec artillerie : ce que Rencontre n’a pas (Nicot, 1606, posthume, p. 555).
Tout cela est assez précis : là où la bataille implique l’ensemble des armées (cavalerie, infanterie et artillerie) et un plan global, la rencontre, moins décisive, n’engage quant à elle que des escadrons, à cheval ou à pied, qui, « querant adventure », se croisent inopinément. À quoi on ajoutera l’« escarmouche », définie comme suit :
Escarmouche, f. p. Est l'algarade et conflict desrangé qui font partie de deux armées ennemies hors le corps desdittes armées, Velitatio, Procursatio. Liu. l. 22. et 23. Leue praelium pugna haud iusta. Et est, tant de gens de pied que de cheval, et tant de rencontre, que de propos deliberé. Selon ce on dit en Italiennisant attaquer l'escarmouche, et en François aller ou venir à l'escarmouche, prendre et dresser une escarmouche, Procursatione hostem diuexare. Leui certamine agitare, pugna velitari torquere, ad pugnam pellicere, l'Italien dit Scaramuccia et l'Espagnol Escaramuça, que Nebrisse interprete, Pugnae simulachrum, et Scaramuçar, pugnae praeludere, Il peut estre qu'en tous les trois langages il a esté prins du mot Grec, kharmê, qui signifie combat, et en Latin Pugna, conflictatio, Selon ce on dit faire des Escarmouches, Leuia serere certamina, Procursare, Velitari (Nicot, 1606, posthume, p. 244-245).
Ainsi, alors que rencontre et escarmouche impliquent toutes deux disjonction du corps de troupes, la première uniquement semble engager la seule contingence. Et Nicot par ailleurs de relier l’« escarmouche » à l’espagnol « Escaramuça » et l’italien « Scaramuccia », tout en indiquant que dire « attaquer l’escarmouche » reviendrait à « italianniser ». C’est là prendre position dans un débat ouvert par Henri Estienne dans sa polémique Precellence du langage français, qui y notait :
Je diray bien d’avantage (et si diray vray) que ne l’Italie ne l’Espagne ne sçauroit parler de ce que les Latins appeloyent bellum, ne ce qu’ils disoyent praelium, sans emprunter les termes de la France. car toutes ces deux nations ont pris nos deux vocables Guerre et Bataille : l’une, en ayant faict Guerra et Battaglia : l’autre, Guerra et Batalla, laquelle toutesfois ha bien aussi Pelea, mais elle ne s’en aide pas tant que de Batalla. Non plus ne peuvent ces deux nations parler d’escarmouche, si notre langue ne leur preste ceste diction (Estienne 1579/1896, p. 354-355).
Se pose dès lors une question : qu’en est-il des équivalents de « rencontre », que ne mentionnent ni Estienne ni Nicot ?
L’italien, qui pourtant possède un « riscontro » auquel un Nicolas Machiavel prête des emplois mémorables2, paraît méconnaître la signification militaire, du moins si l’on se fie à un rapide sondage dans l’Art de la guerre du même Machiavel, l’Histoire d’Italie de F. Guichardin3, mais également dans le Vocabolario degli accademici della Crusca (1612) comme le Thrésor des trois langues espagnole, françoise et italiennne (1627), où aucune entrée ne la concerne. En revanche, on trouve dès 1523 l’anglais « rencontre » au sens de « a hostile meeting or a contest between forces or individuals »4, et Le Trésor des deux langues espagnolle et française de César Oudin quant à lui propose de l’espagnol « encuentro » la glose « c’est proprement la rencontre et le coup que se donnent deux Cavaliers avec leurs lances en courant l’un contre l’autre » (1607/1645).
Considérons à présent les pratiques de traduction, en nous centrant sur la somme plutarquienne, dont Robert Aulotte (1965) avait été un des premiers à montrer l’audience européenne. Avec pour base les choix de Jacques Amyot, qui s’illustre pour avoir traduit Vies comme Moralia. Les Vies ont connu entre autres une version en espagnol par Francesco de Enzinas (1551), une en italien par Francesco Sansovino (1564), une en anglais par Thomas North (1579), tandis que Diego Gracián de Alderete (1548), Antonio Gandino (1598) puis Philemon Holland (1603) faisaient ensuite passer les Moralia dans leurs langues respectives.
On est frappé de la fréquence de « rencontre » dans le sens qui nous occupe au sein de l’œuvre d’Amyot. C’est particulièrement vrai par exemple dans les Dicts notables des anciens rois des Œuvres morales et meslées, avec un premier exemple pris de la section dévolue au Consul Publius Licinius :
Publius Licinius Consul, en une rencontre de gens de cheval fut vaincu par le Roy Perseus, et perdit bien environ deux mille huict cens hommes, que morts que pris en la battaille (Plutarque, 1572, f. 203C).
Conformément au texte grec de l’édition Froben sur lequel se fonde Amyot, texte qui porte ἱππομαχίᾳ (1542, p. 128), et conformément à la version latine bâloise de Xylander où l’on lit « equestri proelio » (1570/1609, Tome 1, p. 436, l. 17), la réduction aux « gens de cheval » paraît autoriser à parler de « rencontre ». Cependant, les trois traducteurs contemporains en vernaculaire choisissent eux l’équivalent de « bataille » : « Publio Licinio Consul, y capitan general de los Romanos siendo vencido en batalla del rey Perseo de Macedonia […] », « battaglia a cavallo » lit-on chez Gracián de Alderete (1548, f. 18v) et Gandino (1598, f. 318D). Même Holland, qui mentionne pourtant dans la Dédicace de son ouvrage l’entreprise d’Amyot, opte pour « P. Licinius, a Consul of Rome, in one battell of horsemen […] » (1603, p. 427, l. 40-41).
On ferait un constat proche dans une occurrence antérieure dans le traité, sauf pour ce qui est du choix de l’interprète anglais. Dans la brève section sur Atéas, Amyot écrit :
Aiant en une rencontre pris prisonnier de guerre Ismenias excellent joueur de fleutes, il luy commanda d'en jouër devant luy (Plutarque, 1572, f. 189E).
Quand Gracián de Alderete choisit « En una batalla contra los Romanos […] » (1548, f. 11r), Gandino se dérobe pour ainsi dire avec « Havendo fatto prigione Ismenia […] » (1598, f. 287C)5. Holland, lui, paraît conscient de l’option particulière de l’auteur français en retenant « Having in a certaine skirmish taken prisoner Ismenias […] » (1603, p. 405, l. 25), soit l’équivalent d’« escarmouche » en anglais.
En fait, Amyot semble quelque peu surenchérir, en la matière. Il arrive en effet que ni le texte grec dont il se sert, ni le pendant latin de Xylander, paru la même année que ses Œuvres morales, n’autorisent à raffiner de la sorte. En témoignera un dernier cas dans l’opuscule, à présent en sa fin, où il est question de Cneius Pompeius :
[…] comme Sylla l’appellast à soy il dit, qu’il ne meneroit point ses gens à son Capitaine, qu’ils n’eussent premierement fait quelque destrousse, et quelque desfaicte avec effusion du sang des ennemis, et de faict il n’y alla point que premierement il n’eust desfait en plusieurs rencontres plusieurs chefs des ennemis (Plutarque, 1572, f. 206E).
Le grec contient l’expression πολλαῖς μάχαις (1542, p. 149), et donc une allusion au « combat » (μάχη), de même que le latin, avec « multis pugnis » (1570/1609, t. 1, p. 446, l. 3-4). Ce sera « muchas batallas » chez Gracián (1548, f. 23r), « manie battels » chez Holland (1603, p. 437, l. 51-52), alors que Gandino préfèrera une formulation assez neutre : « […] che senza a alcuna spoglia, & senza haver combattuto, non voleva mostrare il suo essercito al Capitano » (1598, f. 325C). Bref, tout se passe comme si le « sçavant translateur » affectait une forme de compétence dans ce domaine si en vogue alors des artes guerrae.
En attendant, le procédé inscrit et impose dans son texte, plus que nulle part ailleurs, la part fortuite contenue dans la notion de « rencontre ». Certes, on tient en ce temps-là la Fortune pour maîtresse des champs de bataille. Mais ce n’est pas la seule occasion où l’on peut constater qu’Amyot, dans la pâte même de sa traduction et peut-être sans en être totalement conscient, insiste sur le côté imprémédité des actions et du monde des personnages de Plutarque, chez ce dernier plutôt déterminés par une forme de providentialisme. Ce tel un medium qui se ferait l’écho des tensions propres à son temps, et tout particulièrement de celles qui caractérisent le récit et la narration, lieux de prédilection de l’irruption de quelque chose comme le hasard à la Renaissance6.
Son œuvre, une fois publiée, va nourrir des pensées et des écrits qui en ressaisiront les traits pour les conformer à leur propre régime. Il est à cet égard intéressant d’examiner le sort que réserve Montaigne à ce passage de la Vie de Philopœmen, tiré des Vies des hommes illustres dans la traduction d’Amyot :
Or avoient les Achaeïens pour lors la guerre contre Machanidas tyran des Lacedaemoniens, lequel avec une grosse et puissante armee espioit tous les moiens de se faire seigneur absolu de tous les Peloponesiens : comme donques les nouvelles fussent venues qu’il estoit entré sur les terres des Mantiniens, Philopoemen aussi se meit incontient aux champs avec son armee pour l’aller trouver : si se rencontrerent au plus pres de la ville de Mantinee, là où ilz rengerent l’un et l’autre aussi tost leurs gens de bataille. Ilz avoient tous deux bon nombre de soudards estrangers à leur soulde, outre toutes les forces entieres de leur païs : et quand ce vint à chocquer, Machanidas avec ses estrangers chargea rudement quelques gens de traict, et quelques archers que Philopoemen avoit mis au devant de la battaille des Achaeïens, pour commencer et attacher l’escarmouche, que d’arrivee il les tourna tous en fuitte : mais au lieu d’aller tout d’une tire droit à l’encontre des Achaeïens qui estoient en battaille, pour essayer de les rompre, il s’amusa à chasser ces premiers fuyans, et passa tout au long des Achaeïens qui teindrent bien leur rencs. Ceste roupte si grande estant advenue tout au commencement de la battaille, il sembloit bien à beaucoup de gens, que tout fust perdu et ruiné pour les Achaeïens : mais Philopoemen feit semblant que ce n’estoit rien, et qu’il n’en faisoit point de compte : et voiant la grande faulte que faisoient les ennemis de poursuyvre ainsi à toute bride ces avantcoureurs qu’ils avoient rompus, et d’esloigner la battaille de leurs gens de pied, qu’ilz laissoient tous nuds, et abandonnoient la place vuide, il ne leur alla point au devant pour les arrester, ny ne s’efforcea point de les garder qu’ilz ne chassassent ceulx qui fuyoient, ains les laissa passer outre : et quand il veit qu’ilz estoient assez esloignez de leurs gens de pied, adonc il feit marcher les siens contre les Lacedaemoniens qui avoient les flancs desnuez de gens de cheval, et les chargeant à costé en se hastant de gaigner à la course l’un des flancs, il les meit en roupte avec un bien grand meurtre : car on dit qu’il en demoura plus de quatre mille sur la place, pource qu’ilz n’avoient personne qui les conduisist, et qu’ilz ne s’attendoient pas d’avoir plus à combattre, ains pensoient avoir tout gaigné, voians Machanidas chasser ainsi à toute bride ceulx qu’il avoit rompus […] (Plutarque, 1559, f. 252I – 253B ).
Dans son exercice de réécriture, North7 affaiblit la dimension de contingence qui est attachée au verbe « se rencontrer » (« si se rencontrerent au plus pres de la ville de Mantinee, là où ilz rengerent l’un et l’autre aussi tost leurs gens de bataille ») par un « so they met both not far form the city of Mantinea, where by-and-by they put themselves in order of battell » (1579/1910, Vol. 4, p. 135). Montaigne procède tout autrement, dans le chapitre « De la bataille de Dreux » des Essais (I, 45) :
Philopœmen en une rencontre contre Machanidas, ayant envoyé devant, pour attaquer l'escarmouche, bonne troupe d'archers et gens de trait : et l'ennemi après les avoir renversés s'amusant à les poursuivre à toute bride, et coulant après sa victoire le long de la bataille où était Philopœmen, quoi que ses soldats s'en émussent, il ne fut d’avis de bouger de sa place ni de se présenter à l'ennemi pour secourir ses gens : ains les ayant laissé chasser et mettre en pièces à sa vue, commença la charge sur les ennemis au bataillon de leurs gens de pied, lors qu’il les vit tout à fait abandonnez de leurs gens de cheval : et bien que ce fussent Lacédémoniens, d'autant qu’il les prit à heure que pour tenir tout gagné ils commençaient à se désordonner, il en vint aisément à bout, et cela fait se mit à poursuivre Machanidas. Ce cas est germain à celui Monsieur de Guise (Montaigne, 1580/1998, p. 437-438A).8
Comme les lignes d’Amyot le mettaient encore plus nettement en évidence, en l’« escarmouche », seuls les petits détachements sont concernés, raison pour laquelle elle peut être incluse dans un procès désigné par « rencontre », mot que Montaigne substitue donc au verbe « se rencontrer ». Alors qu’elle croyait avoir partie gagnée, l’armée lacédémonienne se voit privée de sa cavalerie, son infanterie est décimée, le tout aboutissant après le passage retenu à la mort de Machanidas et la défaite de Sparte. En outre, cet épisode de la bataille de Mantinée, dans l’économie du chapitre des Essais, est apparié avec celui qui le précède en raison de l’attitude commune de Philomène et du duc de Guise, qui temporisent quitte à sacrifier certains des leurs, mais aussi de l’issue que connaissent les deux manœuvres. La question des forces et de leur volume se double donc du rapport entre l’« occurrence particulière » et la « victoire en gros », pour reprendre les expressions par lesquelles se conclut le premier exemple9.
Nous avons pu le montrer ailleurs, Montaigne, dont l’usage du vocabulaire spéculatif est parfois lâche, s’avère d’une grande précision dès lors qu’il s’agit du lexique militaire10, au point que la première version des Essais dans la traduction italienne de Girolamo Naselli de 1590 aura pour titre Discorsi morali, politici e militari, et Essayes or Morall, Politike and Millitarie Discourse dans celle, anglaise, de John Florio, en 160311. Et il est à croire également que « le seul livre au monde de son espèce » saura tirer profit de l’affleurement du fortuit qui se manifestait en son modèle, dans le cadre de son exploration du « passage » et d’une pensée « tumultuaire et vacillante »12.
Passons des res gestae aux verba et à l’activité intellectuelle et scripturale. Encadrant les variations militaires de Nicot se trouvent des items dont, en amont, « Un homme qui rencontre bien et de grand iugement, Emunctae naris homo », référence à l’expression par laquelle les Satires d’Horace (i, iv, 8) désignent le « flair » du poète pour lui préférer ses qualités de versificateur, et, en aval, « Rencontres de bonne grace, Facetiae ». Il est ici désormais question de la découverte soudaine et opportune, du bon mot. Pour ce qui est des dictionnaires bilingues, Randle Cotgrave (1611) définit le Mot de rencontre comme « An apt or unpremeditated jeast », tandis qu’Oudin (1616) fournit pour correspondant de Bien rencontrer à propos « Hablar bien a proposito, acertar a hablar ». Si l’opportunité et la soudaineté sont mises en évidence en ces gloses, il convient, en revenant aux traductions de Plutarque, de se demander ce que vont sélectionner les adaptateurs étrangers lorsqu’Amyot parlera lui de « rencontre » dans ce sens.
Il faut d’abord insister sur le fait que c’est avec les Apophtegmes d’Érasme que ce dernier mot gagne ici ses lettres de noblesse : Étienne Des Planches, dans l’édition parue en 1553 à Paris chez Longis, Les troys derniers livres des Apophtegmes, c’est à dire brieves et subtiles rencontres recueillies par Erasme, mises de nouveau en françoys, complète le travail initié de Antoine Macault qui avait procuré en 1539 les cinq premiers livres. « Rencontre » est ainsi donné pour équivalent d’« apophtegme », avec mise en évidence des attributs de brièveté et de « subtilité ». Si Amyot, pour sa part, choisit donc « Dicts notables » pour ses deux opuscules des Œuvres morales et meslées, où le substantif dans le sens qui nous occupe maintenant n’apparaît qu’à une reprise, et dans une note, il respecte à plusieurs reprises ailleurs dans ses sommes la correspondance entre termes grecs et français.
Pour preuve, la phrase de la Vie de Thémistocles qui conclut la série des paroles célèbres du grand homme, « Telles donques estoient les responses & rencontres de Themistocles » (Plutarque, 1559, f. 83G), qui par un doublet rend le grec Ἐν μὲν οὖν τοῖς ἀποφθέγμασι τοιοῦτός τις ἦν de l’Aldine source, non sans une légère altération du sens original d’un tour qui propose de voir dans le produit, conformément au sens d’origine, une forme de caractérisation du sujet (1519, f. 38v)13. Ce dernier aspect n’est vraiment retenu que par Sansovino et son « Et di questa manera fu egli ne suoi Apophtemmi, cio sono molti salsi & arguti » (1564, f. 124v), alors qu’Enzinas choisit « Tales eran los ingeniosos dichos y agudas sentencias de que el solia usar todas las veces que se ofrecia opportunidad para dezir las » (1551, v.1, f. 17v), quand North de son côté calque encore davantage Amyot avec « These were Themistocles’ pleasaunt conceites and aunswers » (1579/1910, vol. 2, p. 19). Dans l’ensemble, on privilégie ici le piquant et la vivacité (« salso » étant alors défini par « Di qualita, e sapor di sale », « arguto » par « pronto, vivace, e propriamente si dice nello scrivere, e nel parlare », Vocabolario degli accademici della Crusca, 1612, p. 745 et 74)14.
Dans une autre occurrence, dans l’opuscule Du trop parler des Œuvres morales, le substantif seul vient rendre le ἀποφθεγματικὸν grec tandis qu’il est question de Lycurgue :
car Lycurgus addressoit et exerceoit ses citoiens dés leur enfance à ceste force et vehemence de parler amassé et renforceé par leur faire observer silence, et celle grace de respondre avec une gravité sentencieuse, et une arguce bien tournee en leurs rencontres, laquelle ne provient d’ailleurs que de beaucoup de taciturnité (Plutarque, 1572, f. 95B-C).
La version latine de Xylander contient « hujusmodi contracte ac presse loquendi » (Plutarque, 1570/1609, Tome II, p. 388, l. 4-5), celle de Gandino « parlar brevemente & ristrettamente » (1598, Parte Seconda, f. 16E) celle de Holland « this short ans sentencious kinde of speech » (1603, p. 203, l. 4). Le prestige des locuteurs paraît insuffler un climat de gravité et de sérieux, attaché aux apophtegmes dès le départ. C’est ainsi qu’on peut encore lire, dans la traduction de la Consolation à Apollonius de Plutarque, avec le verbe français désormais, « Et pourtant rencontra fort gentilment le philosophe Arcesilaus quand il dit, Ce mal qu'on appelle mort, seul entre tous ceux que lon estime maulx, ne feit oncques mal à personne estant present » (1572, f. 248B), soit selon le traducteur anglais « a very prette and elegant speech » (1603, p. 519, l. 30). Cela étant, l’inflexion vers la facétie, signalée par Nicot en particulier, est également possible, comme dans cet extrait de De la mauvaise honte, « Mais celuy qui de loing s’est accoustumé à ne louër contre son advis celuy qui harangue, ny à applaudir à celuy qui chante, ny rire à celuy qui dit une maigre rencontre […] » (1572, f. 78D), le latin portant « scurrilibus dictis arrideat » (1570/1609, Tome II, p. 337, l. 12-15), et l’anglais « poor jest » (1603, p. 166-167), mot également mentionné par Cotgrave.
Il est cependant notoire qu’exception faite d’Enzinas dans sa traduction du premier cas cité, les pendants étrangers estompent les circonstances d’énonciation et le caractère évènementiel du propos qu’implique « rencontre ». Des lignes du traité Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'amy, qui traitent de la liberté de parole (la παρρησία) que les amis doivent pratiquer, en apportent une éclatante illustration :
[…] aussi la franchise de parler librement à son amy reçoit bien quelque rencontre bien à propos, pourveu que la grace n’en gaste point la gravité, mais pour peu qu’il y ait de braverie, d’insolence, d’aigreur picquante ou d’injure, elle perd toute son authorité (Plutarque, 1572, f. 51D).
« sic dicendi libertas dexteritatem urbanitatemque admittit, si elegantia gravitatem servet » (trad. Xylander, 1570/1609, Tome I, p. 208, l. 9sq ), « asi tambien la admonestacion libre admite una destreza y buena crianca, si la gracia conserva la gravedad y severidad » (trad. Gracián de Alderete, 1548, f. 154v), « cosi i ricordi liberi ricercano una certa destrezza e civilità, purche quella affabilità non sia tale, che ne venga a perire la severità e la gravità » (trad. Gandino, 1598, Primera parte, f. 156E-F), « So this libertie of speech unto a friend, doth admit well a certaine kind of elegancie and civilitie » (trad. Holland, 1603, p. 107, l. 53-54) : tout dans les versions étrangères va dans le sens de l’urbanité (la « criança » par exemple, c’est la « nourriture, éducation, civilité, instruction » selon Oudin, 1607/1645), au point qu’Amyot semble de nouveau faire un peu de zèle en introduisant la « rencontre bien à propos » dans le cadre d’un entretien si civil, ce que confirment encore toutes les versions en français que nous avons consultées15.
On en conclura que le texte d’Amyot est un creuset remarquable pour le terme dans ce sens également et, mutatis mutandis, pour l’expression de la parole accidentelle et occasionnelle. Et on ne sera pas surpris que là aussi un Montaigne ait pu en faire son miel. Nous ne prendrons qu’un exemple, en nous éloignant de Plutarque, soit la fin du chapitre bien venu « Du parler prompt ou tardif » (Essais, I, 10), dont la dernière version réoriente des considérations initialement liées à la conversation en direction de l’écriture de l’œuvre :
[C] Ceci m’advient aussi : Que je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre que par l’inquisition de mon jugement. J’aurai élancé quelque subtilité en écrivant (j’entends bien : mornée pour un autre, affilée pour moi. Laissons toutes ces honnêtetés. < Ce >la se dit par chacun selon sa force). Je l’ai si bien perdue que je ne sais ce que j’ai voulu dire : et l’a l’étranger découverte parfois avant moi. Si je portais le rasoir par tout où cela m’advient, je me déferais tout. Le rencontre m’en offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celui du midi : et me fera étonner de mon hésitation (Montaigne, 1592/1998, p. 95-96).
Un rôle clé est ici donné au moment où un autre, voire l’auteur devenu un autre, découvre, selon un avènement sans grand précédent du kairos, le sens de ce qui a été primitivement hasardé sur la page. S’il n’y a pas explicitement de « rencontre » au sens d’événement langagier, la formule « élancé quelque subtilité en écrivant » peut évoquer un quelconque mot d’esprit aventureusement essayé, comme le confirme du reste le repentir « pointe d’invention » lisible sur l’Exemplaire de Bordeaux, ainsi que le « suttletie in writing » utilisé par Florio16. Ce qui, bien différemment de son correspondant anglais, constituerait le passage en espace de cristallisation potentiel de diverses acceptions du terme français, en attachant à son déploiement linguistique l’idée de contingence mentale et verbale absolue. C’est sur celle-ci que les Essais tout entiers, de l’impulsion initiale à son ressaisissement ultérieur, comme de l’énoncé emprunté17 au discours plus « personnel », se fondent (Guerrier, 2016 et 2019).
Amyot a donc été pour beaucoup dans la vulgarisation de ce véritable carrefour des significations qu’est le substantif « rencontre ». Les deux valeurs auxquelles la Renaissance française a donné un lustre inédit n’ont pas disparu en 1690 chez un Furetière, qui enregistre toutefois pour la seconde cette espèce de « dégradation » vers la plaisanterie que nous relevions déjà plus haut : « signifie aussi une equivoque, allusion, une pointe d'esprit, quelque mot facetieux dit à propos, une turlupinade » (Furetière, 1690, vol. 3). Jusqu’à sa 8e édition au moins, de 1932-35, le Dictionnaire de l’Académie relève nos deux sens, d’emploi figuré parfois pour le dernier, dont il faut toutefois attendre le Trésor de la Langue Française moderne (1971-1994/2004) pour le voir tomber quelque peu en désuétude : « Vieilli ou littér. Trait d'esprit, trouvaille en matière d'écriture ; bon mot ».