Abstracts

Au sein du roman-monstre qu’est Histoires parallèles, le long chapitre consacré à l’île Marguerite, située au milieu du Danube et lieu de rencontres homosexuelles clandestines, est révélateur de la modernité singulière de Péter Nádas. Il témoigne de son hypersexualité transgressive et de sa radicalité expressive, tout en accomplissant l’un des gestes majeurs du roman : l’inscription de l’histoire (voire d’un « inconscient » national) dans une mémoire somatique. Les déambulations nocturnes du personnage de Kristóf dans les taillis de l’île Marguerite, au risque de la honte sociale et de la rafle, se superposent ainsi au massacre des Juifs hongrois perpétré sous le régime pronazi de Miklós Horthy. Au-delà, le monde nocturne de l’île, avec sa géographie marginale, se présente comme une société organisée et hiérarchisée : une hétérotopie tenant à la fois du sanctuaire et de l’enfer, du féodalisme et de la démocratie « limitée », mais démontrant surtout, chez Nádas, l’étroite solidarité entre l’hypersexuel et l’hyperpolitique.

In the monster novel that is Parallel Stories, the extensive chapter devoted to Margarita Island, located in the middle of the Danube and the site of clandestine homosexual encounters, reveals Peter Nádas' singular modernity. It exemplifies his transgressive hypersexuality and expressive radicalism, while demonstrating one of the novel's major ideas: the inscription of history (and even of a national "subconscious") in a somatic memory. Kristóf's nocturnal wanderings through the coppices of Marguerite Island, at the risk of social shame and roundup, are thus superimposed on the massacre of Hungarian Jews perpetrated under Miklós Horthy's pronazi regime. Beyond this, the island's nocturnal world, with its marginal geography, presents itself as an organized, hierarchical society: a heterotopia between sanctuary and hell, feudalism and "limited" democracy, but above all demonstrating, in Nádas’ works, the close solidarity between the hypersexual and the hyperpolitical.

Plan

Full text

Histoires parallèles se présente au lecteur français comme un monolithe uniformément noir de plus de mille pages, compact et intimidant : le choix éditorial de la maison Plon, qui n’est plus aujourd’hui l’éditeur de Péter Nádas, semble vouloir signaler l’exception, au risque de rendre dissuasif cet ouvrage en livrée de grand deuil. De fait, bien davantage encore que Le Livre des mémoires, où l’auteur hongrois malmenait les habitudes de réception en croisant les niveaux de récits et en ménageant, à la fin du texte, un glissement narratif inattendu, Histoires parallèles, qui fait s’entrecroiser les destins de ses personnages dans un laps de temps situé entre la Seconde Guerre mondiale et la chute du mur de Berlin, constitue, avec sa chronologie non linéaire, ses vastes unités de récit interrompues puis reprises, les formidables échos — engendrant une forme d’intertextualité interne — suscités par les chocs moraux et visuels, une expérience de lecture extrême. Hors norme et babélien, le texte l’est assurément, affirmant simultanément sa littérarité et sa corporalité (un rayonnement du voile apollinien ne faisant que démontrer, aurait dit Nietzsche, la puissance de Dionysos), mais aussi son intransigeante modernité. À mille lieues de l’amincissement expressif auquel aboutit, dès lors qu’une œuvre se confronte aux pires évènements du xxe siècle, le paradigme « adorno-beckettien », mais aussi de la sacro-sainte économie de moyens par laquelle le postmodernisme tente de se constituer en nouveau classicisme, Histoires parallèles conserve quelque chose de l’énergie folle, profondément romantique, du livre-somme mais éternellement progressif et perfectible : le fait qu’il réactive, avec la notion de « parallélisme », le fantasme musical de simultanéité et de polyphonie en est sans doute le meilleur indice. De Proust, Péter Nádas perpétue l’extrême finesse de l’analyse psychologique et la capacité à transposer en termes esthétiques (puis, pour qui s’y montre sensible, en véritables leçons de poétique) les « intermittences du cœur » ; de Thomas Mann, il conserve la vision distanciée et presque allégorique de l’Histoire, tout en s’autorisant l’irruption cathartique du grotesque et en laissant percevoir, derrière les questions intellectuelles, la permanence d’une « ironie érotique » ; de Joyce, il hérite la force expérimentale, une radicalité dans la forme productrice d’une simplicité paradoxale, la capacité à transgresser les normes narratives pour épuiser le suc d’une situation ou d’une idée, le processus dût-il aboutir à une défiguration partielle du roman tel qu’on se le représente majoritairement ; de Musil, dont il n’adopte pourtant pas le lexique conceptuel et même philosophique, il conserve l’intellectualité profondément analytique, la passion de l’exactitude et le goût de la démonstration. C’est de cette synthèse qu’émergent, uniques dans la littérature contemporaine, des scènes à la longueur et à la densité inouïes, dynamitant toute notion de pragmatique du récit, et offrant un équivalent esthétique, si déstabilisant soit-il, du mélange de rapports de causalité et d’événements fortuits qui composent l’expérience.

1.  Hypersexualité et politique

L’une de ces scènes, constituant une structure au sein du « chaos » que Péter Nádas avoue pour seul modèle de son entreprise (chaos dont on a cependant vu que l’analyse pouvait le révéler comme musical et hyperconstruit, presque contrapuntique), occupe le chapitre nommé « L’île Marguerite », soit le premier du livre ii du roman, lui-même intitulé « Au fin fond de la nuit » : expression célinienne (Voyage au bout de la nuit) ou conradienne (Heart of Darkness) qui programme une forme de course à l’abîme, de voyage infernal dont le caractère nocturne, on l’a dit, est quelque peu exhibé par l’édition française, sur laquelle on peut déchiffrer en quatrième de couverture — noir sur noir — l’inscription : « Il ne faut pas si longtemps pour que l’œil humain s’accommode aux ténèbres. » Cet épisode, qui rayonne sur les chapitres voisins et se consacre au haut lieu des rencontres homosexuelles clandestines, sorte d’immense backroom à ciel ouvert, qu’est l’île Marguerite à Budapest, fait partie de ceux où Péter Nádas s’engage le plus intensément dans l’écriture de la sexualité — du corps sexuel — qu’il a portée, eu égard au paysage romanesque contemporain, à un degré de précision et de raffinement absolument inédit, et qui n’est évidemment pas étrangère au scandale que suscita en Hongrie la parution du roman.

Bien plus radicalement encore que Péter Esterházy avec Harmonia caelestis (2001), qui avait délibérément rompu avec le ton réservé, presque puritain, de la plupart des romans hongrois de l’époque, Histoires parallèles prend le contre-pied des valeurs de tradition et de décence promues par le parti Jobbik, dont l’ascension coïncide avec la fin de la rédaction du roman. Sans dissimuler sa filiation historique avec les fascistes Croix fléchées, ce parti volontiers ruraliste et anti-élitiste, très nationaliste, entretient en sous-main une milice, la Garde hongroise, connue pour se livrer à des agressions antisémites et homophobes telles qu’en essuient, dans le roman, les nocturnes promeneurs de l’île Marguerite. Dans un contexte sociopolitique qui allait porter au pouvoir Victor Orbán qui, sans appartenir au Jobbik, en partage les orientations autoritaristes et réactionnaires (connu pour son hostilité à l’égard des mouvements migratoires, il a fait voter une loi fondamentale faisant référence à « l’histoire millénaire » du pays et à ses racines chrétiennes), la parution du roman « hypersexuel »1 de Nádas ne pouvait être perçue que comme une provocation, d’autant que le texte prétend — bien que sans esprit de système — inscrire un certain inconscient national (notamment forgé par la collaboration du pouvoir hongrois avec les nazis sous Miklós Horthy, qui dirigea le pays jusqu’en 1944) dans les corps et les pratiques sexuelles. Le coït magyar, chez Nádas, tout comme le coït autrichien chez une Elfriede Jelinek, manifeste un excès, un élément masochiste, une tendance au débordement qui laissent deviner, par transparence, d’autres amas de chairs, ceux-là mêmes qui hantent l’œuvre d’un autre grand nom de la littérature hongroise et survivant de la Shoah, Imre Kertész. Les revers endurés par Nádas s’expliquent aisément par sa décision d’affronter littérairement un tel tabou ; on se souvient, sur un mode semblable, de la véritable campagne anti-Jelinek menée en Autriche après son obtention du prix Nobel en 2004. Dans la presse, son nom d’origine tchèque, « Jelinek », rimait alors avec « Dreck », soit « saleté », ou « merde »…

Le corps est omniprésent chez Nádas : corps féminins, masculins, jeunes, vieux, corps sublimés ou animalisés ; il n’est guère de sujets, d’affects, de catégories mentales ou intellectuelles, qui ne soient appréhendés autrement que par l’intermédiaire de leur réalité somatique, souvent liée à la puissance et à l’infinie variété du désir sexuel. Cette permanence et cette ubiquité rendent sa prose particulièrement riche en signifiants corporels, organes, surfaces, sécrétions, mobilisés avec une précision anatomique aux vertus parfois ironiquement didactiques : ainsi, par exemple, de la description quasi photographique du frein (ou frenulum), soit la languette de peau qui, chez les sujets masculins non circoncis, attache le prépuce à la face inférieure du gland. Une telle poétique, engageant une aventure du signifiant au moins égale en intensité subversive à celle que Barthes évoquait à propos du fameux et controversé Eden, Eden, Eden de Pierre Guyotat, neutralise le dualisme culturel qui veut que l’exhibition d’un certain bas corporel (la digestion, les organes génitaux) ne se justifierait que par contraste signifiant avec un pôle spirituel (ou cognitif et abstrait). Comme Rabelais avant lui, Péter Nádas œuvre dans le cadre d’un système unitaire, sans « haut » ni « bas », dans lequel l’exploration et l’écriture des motions corporelles, principalement mais non exclusivement sexuelles, sont un outil herméneutique égal à la spéculation intellectuelle. À l’instar de ce qu’écrivait Bakhtine sur la culture populaire au Moyen Âge, l’élément matériel et corporel est un principe profondément positif, solidaire des autres sphères de la vie, qui « s’oppose à toute coupure des racines matérielles et corporelles du monde, à tout isolement et confinement en soi-même, à tout caractère idéal abstrait, à toutes prétentions à une signification détachée et indépendante de la terre et du corps » (Bakhtine, 1988, p. 27). Une scène de sexe décrite avec un luxe inégalé de détails et de précision anatomique s’avère donc capable de délivrer des enseignements d’ordre collectif, non seulement sur la sexualité, mais sur des universaux psychologiques (la déprise de soi, la domination), sur des questions de morale, des déterminismes sociaux, politiques, historiques. Par exemple, après avoir échappé à une rafle de la police dans une pissotière, le personnage de Kristóf, envisage de mettre fin à ses jours :

Idegen férfiak vizeletétől átnedvesedett, spermájukkal bemocskolódott fekete inge és fekete nadrágja a hátára, a mellére, a fenekére, a combjaira tapadt, rátapadt, hozzáragadt, mint a szégyentől izzó bőr.
A rendőrségi roham előtt alig néhány pillanattal tápászkodott föl a törött mosdóból kicsorgó víztől és a sok mellécsorgó vizelettől nedves kőről, ahol annak előtte az e=gymással bensőségesen elfoglalt férfiak kielégültek fölötte, vagy mások meredő farka miatt már nagy sietve odahagyták az ő kielégítettségtől jó ideig tehetetlen testét. Arra gondolt, hogy amikor elér a sziget és a pesti part között feszülő hídív mértani közepére, ahol a legkisebb lehetősége nem lesz zuhantában a hídszerkezeten fönnakadni vagy odalenn csapódni hozzá a pillérhez, akkor megteszi.
Ez volt a nagy terve. (PT III, p. 20-21)

Encore mouillés, tout souillés par l’urine et le sperme de ces parfaits inconnus, sa chemise et son pantalon noirs lui engluaient, poisseux, le dos, le torse, les fesses, les cuisses, et lui collaient à la peau comme les tisons ardents de la honte.
Quelques instants avant l’assaut de la police, il s’était relevé à grand-peine de ce sol mouillé par les giclures d’urine et les débordements de ce lavabo à la vasque brisée, là même où, vautré par terre, il venait de se faire jouir dessus par tant d’hommes affairés entre eux, tandis que d’autres, anxieux de leur raideur, s’étaient dare-dare détournés de ce corps réduit pour un bon moment encore, post-orgasme oblige, à l’impuissance. Il songea qu’à l’instant même d’atteindre l’exact milieu du pont qui fait le dos rond entre l’île et la rive de Pest, là où le risque de s’accrocher à une saillie ou de s’écraser contre une pile semblait le plus mince, il passerait à l’acte.
Tel était son grand dessein. (HP, p. 634)

Le rite de l’éjaculation collective, sorte de fraternité contestataire dans la folle dépense de semence — fête de la jouissance et d’une sexualité anti-procréative — a besoin d’un corps soumis, collectivisé, justifiant par sa passivité la puissance et la cohésion de la horde. Kristóf, qui a endossé pour la première fois ce rôle important, a ainsi passé son test d’intégration dans la subculture de la pissotière : non seulement « il en est », mais il a servi de catalyseur symbolique. Tel le motif traditionnel du sang adhérant à la main du meurtrier, les sécrétions corporelles, odorantes et gluantes, marquent son corps-réceptacle comme les stigmates de l’opprobre social. La brutale descente de police a tout de la rafle : les homosexuels sont les cloportes, les rats qu’étaient les Juifs pendant la guerre. Kristóf découvre une cache providentielle, qui lui permet d’échapper au pire mais renforce son animalisation et son assimilation à une vermine parasitaire ; il songe ensuite à se suicider au milieu du pont, près de la rive de Pest, c’est-à-dire à l’endroit même où, entre décembre 1944 et janvier 1945, vingt mille Juifs furent abattus, avant que leurs corps ne soient jetés dans le Danube : « Que l’eau l’emporte au loin, de même qu’elle avait emporté, de l’autre côté du fleuve, les blessés et les morts, sous les rafales des Croix fléchées »2 (HP, p. 351)

La honte ressentie par Kristóf se lit donc à plusieurs niveaux : c’est d’abord celle de se sentir irrémédiablement « pédé » et d’avoir atteint le bout de la logique de déchéance que cela comporte dans le contexte où il vit ; mais c’est aussi celle, latente, enfouie dans le déni national, d’appartenir à une histoire, une ville, un lieu, où ont été massacrés des hommes tenus pour inférieurs, vils, nuisibles, bestiaux. L’Histoire ne recommence pas, mais balbutie, de sorte que l’homosexuel traqué, après avoir été contraint d’assouvir ses désirs dans l’insalubrité et le danger, est une trace vivante — un corps mnésique — des crimes passés. Bien qu’elles engendrent leur fascination propre, les pulsions érotiques dissidentes et les postures sexuelles ritualisées disent l’Histoire, ou plutôt ce qu’en ont incorporé les organismes, les psychologies et les mentalités. Dans une scène antérieure du roman, alors que Kristóf, sans vraiment se l’avouer, cherche son bonheur dans l’île Marguerite, il se fait apostropher par les hommes disponibles, qui raillent son indécision et son attentisme :

Álmai lovagjára vár a kicsike, kórusban röhögték ki.
Számukra tényleg nem volt semmi szent, az egész világ a kedvteléseikre rendelt paródia.
Csak nem a daliás Horthy Miklós ellentengernagyra vársz, édeském, az jön ott a nagy fehér lován, selypegték és vihogták a fülébe, amikor elment mellettük.
Pontosan abban a tónusban csevegtek, ahogy a Gerbaud-ban az úriasszonyok.
Az vegyen a nagy füstölgő faszára, ordították a háta megett.
Vagy a Jean Marais
Szerintem, fiúk, ez a Kun Bélánéra vár. (PT II, p. 15)

La vierge effarouchée attend son prince charmant, le conspuèrent-ils en chœur.
Vraiment rien n’était sacré à leurs yeux, le monde entier se résumait à une vulgaire parodie pour leur bon plaisir.
Ne me dis pas que tu attends le contre-amiral Horthy, chou chéri, tiens le v’la venir, vaillant, sur son blanc destrier, lui zézayèrent-ils à l’oreille dans d’indécents rires étouffés, lorsqu’il parvint à leur hauteur.
Ils bavassaient sur le même ton, exactement le même, que les dames du monde au salon de thé Gerbaud.
Qu’il t’empale jusqu’à la garde, hurlèrent-ils dans son dos.
Lui ou Jean Marais.
Selon moi, les mecs, il attend Béla Kun. (HP, p. 341)

L’attitude hypocrite de Kristóf, qui non seulement dédaigne les propositions sexuelles mais feint, pour ne tromper évidemment que lui-même, d’être un authentique et « innocent » promeneur, est commentée en termes historiques et politiques. Si le jeune homme se maintient dans l’absurdité du non-choix et dans le déni attentiste de sa situation présente, c’est sans doute parce qu’il espère, à l’instar du citoyen hongrois habitué à placer son destin entre les mains d’un maître, la venue d’un être providentiel. L’allusion au célèbre café Gerbaud, associé par tradition à la littérature et au débat intellectuel, renforce ironiquement l’analogie. Les miroirs et les lustres du mythique établissement constituent le pôle opposé aux ténèbres clandestines de l’île Marguerite, de même que Kristóf est symboliquement balloté, par ses moqueurs, d’un totalitarisme à l’autre : le fascisme de Horthy et le communisme de Béla Kun, qui fut en 1919 le dirigeant de l’éphémère République des conseils de Hongrie, avant d’être victime des purges staliniennes en 1930. On le voit, il y a continuité entre la chorégraphie bien réglée des rencontres sexuelles et l’histoire politique : même la « baise » la plus crue, la plus brutale, est une promenade entre les pages du récit national.

2.  Une hétérotopie homosexuelle

Tentons à présent d’acquérir quelque compréhension de cette chorégraphie, au prix de la dilatation des pupilles à laquelle invite le roman : descendre avec les étranges promeneurs dans les fourrés de l’île Marguerite exige une assimilation symbolique aux animaux nocturnes tels la chouette ou le lynx, si ce n’est l’acceptation d’un destin monstrueux, dont on comprend qu’il est par métaphore celui de l’homosexuel ne se condamnant pas lui-même à la chasteté. Tout autant que la nyctalopie du chat, c’est la lycanthropie, soit la transformation en loup-garou, qui permet aux yeux de s’allumer et de distinguer dans le noir : « Ils se rôdaient autour, se filaient en douce, comme si leurs yeux perçaient les ténèbres épaisses pleines de sons étouffés, de soupirs et de râles. À son tour il découvrait, félin, son don de vision nocturne, et en tirait un plaisir délectable. »3 (HP, p. 335)

Condamnés par la société — qui ne manque pas ensuite de le leur reprocher — à créer des ghettos et à peupler, comme les criminels auxquels ils finissent par s’assimiler, le monde interlope des bas-fonds (et c’est tout l’art de Genet d’avoir élaboré, sur cette donnée, un univers poético-fantasmatique), les homosexuels accomplissent en quelque sorte une mutation qui leur permet d’évoluer dans un territoire où les autres humains ne sauraient survivre. Du point de vue purement topographique, l’île Marguerite est située, à Budapest, au beau milieu du Danube, précisément entre les ponts Marguerite et Árpád. Il s’agissait à l’origine de trois îles bien distinctes, l’île des Bains, l’île des Peintres et l’île des Lièvres, qui au xixe siècle furent réunies et entourées d’une enceinte en béton. L’ensemble compose un espace singulièrement vaste, peu bâti, et boisé (on y trouvait même du gibier), que l’on surnomme parfois, par analogie avec Central Park à New York, le « poumon de Budapest ». On peut y découvrir les ruines de plusieurs monastères des xiie et xiiie siècles, et elle doit du reste son nom à la princesse Marguerite, qui y décéda en 1271, et dont le père, le roi Béla IV, avait fait vœu de faire bâtir un couvent de dominicaines si la cité réchappait de l’invasion mongole. Si ce n’est certes pas au même degré que d’autres lieux de la capitale hongroise, comme l’église Matthias, l’île Marguerite n’a donc rien d’un lieu historiquement neutre, intégrant au contraire des éléments de la mythologie nationale ; Kristóf s’y rend, précise Nádas, « comme s’il entrait en possession d’une manière de savoir interdit, du secret scellé de sept sceaux de la ville »4 (HP, p. 337).

Demeurant dans le registre de l’allusion, le passé prestigieux et l’agrément touristique de l’île Marguerite sont entièrement éclipsés, dans Histoires parallèles, par sa réputation non usurpée, du fait de sa vaste étendue et de sa végétation propice à la dissimulation, d’être un lieu de drague homosexuelle. De nos jours, l’implantation de grands hôtels et de complexes sportifs a très largement restitué l’île aux touristes et aux citoyens « honnêtes », mais elle fut longtemps non pas l’équivalent du bois de Boulogne à Paris (c’est-à-dire un marché prostitutionnel plus ou moins encadré par les autorités), mais bien un lieu de consommation sexuelle clandestin, plus proche sans doute des quais de Seine aux alentours du viaduc d’Austerlitz jusqu’au début des années 1990 : dans le célèbre film de Cyril Collard, Les Nuits fauves (1992), la silhouette arrondie et bien reconnaissable de ce pont sur lequel passe le métro symbolisait les chasses nocturnes du personnage principal.

Avec l’immersion périlleuse de Kristóf dans les fourrés de l’île Marguerite, Péter Nádas fait donc le portrait de ce que l’on pourrait appeler une « hétérotopie homosexuelle » : un lieu doté de toutes les apparences de l’étrangeté, incompréhensible aux non-initiés, mais en réalité structuré et administré par des codes précis. Son caractère insulaire, nocturne et le fait qu’il faille pour s’y rendre traverser un fleuve rend inévitable l’analogie avec les Enfers, du reste très fréquente lorsqu’il s’agit d’évoquer littérairement les sanctuaires occultes de la marginalité sexuelle. On pense ici à un roman à tous égards différent d’Histoires parallèles, mais qui partage avec lui un statut de « texte-monstre », Jérôme de Jean-Pierre Martinet. Publié en 1978, il relate l’errance criminelle d’un personnage d’homme-enfant, obèse et libidineux, dans une ville de Paris peu à peu happée par Saint-Pétersbourg. Dans ce cadre, la station de métro Châtelet, l’une des plus vastes et profondes, a été transformée en labyrinthique zone hypersexuelle, et rebaptisée « passage Nastenka » : un locus horribilis voué à tous les excès et toutes les déchéances, organisé, en référence évidente à Dante, en cercles concentriques. Même si l’île Marguerite ne relève pas pour sa part de la topographie imaginaire, elle s’inscrit bien dans une forme de contre-géographie de la ville, redistribuant les espaces et les itinéraires en fonction des lieux qui relèvent d’une loi « autre », non écrite mais d’une terrible pertinence :

Vagy ha nem ismerték éppen egymást, akkor is tudták, hogy mit miért így, miért nem másként csinál a másik. A rövidnadrágos fiatalember képességeit a város más fontos vadászterületein, a Népligetben, a Városligetben, a Kiskulacsban vagy a föld alatti illemhelyeken, a gőzfürdőkben, a Vérmezőn vagy a Városkapu eszpresszóban is messzemenően respektálták. Ha megjelent, akkor volt mitől tartani, mert ördöngősen és kíméletlenül ütötte ki maga mellől a vetélytársait. (PT II, p. 29)

Ou sans se connaître, ils ne savaient pas moins pourquoi chacun d’eux agissait d’une manière et pas d’une autre. Partout ailleurs, sur les autres terrains de chasse importants de la ville, au Jardin public, au Kiskulacs ou dans les W.-C. souterrains, aux bains turcs, au Champ-de-Mars ou au café Városkapu, une immense aura de respect entourait les pouvoirs du jeune homme en short. Sur son passage, il semait la crainte non sans raison, car il en venait aux mains, le diable au corps, impitoyable, prêt à réduire à merci tous ses rivaux potentiels. (HP, p. 350)

L’hétérotopie, dessinant une carte secrète de la ville (de toute ville), n’est donc en rien une utopie. Organisée par nécessité, elle est aussi hiérarchisée, reproduisant jusqu’à la caricature les rapports de force et les divers régimes d’autorité qui structurent une société inégalitaire. L’enfer de l’île Marguerite est certes un paradis sensuel eu égard à l’interdit social frappant l’amour homosexuel (et à la quasi-impossibilité pratique des actes homosexuels sous un régime autoritaire), mais ne constitue de recours pleinement acceptable que pour ceux qui y règnent, toujours de manière absolue mais transitoire. Pour les autres, elle demeure le lieu de la chute, de la soumission à une nature maudite, de l’incarcération volontaire, et si Kristóf s’y rend par fatalité, bien qu’en accumulant les masques intérieurs, il est également montré dans une tentative désespérée pour la fuir, non seulement dans l’espoir d’éviter le passage à tabac, mais aussi dans celui de retrouver la vie diurne, factice mais rassurante, de l’homosexuel invisible :

Van egy másik életem.
Rohant előle, arcába csaptak sűrű fürtjeikkel virágos ágak.
Igen, volt egy másik élete.
Menekült.
Hallotta maga mögött a siető, hosszú léptek dobbanásait, üldözője vad lélegzetvételét, döngött a tömörre taposott ösvény a bokrok és a fák között. (PT II, p. 7)

J’ai une autre vie.
Il la fuyait, les branches en fleurs, leurs lourdes grappes lui fouettaient le visage.
Il avait, oui, une autre vie.
Il s’enfuyait.
Il entendait derrière lui le martèlement des longues enjambées hâtives, le souffle sauvage de son poursuivant dont retentissait le sentier battu, parmi les fourrés et les arbres. (HP, p. 335)

Née de la marge, l’hétérotopie n’échappe donc pas, bien au contraire, à toute normativité. Haïssant les demi-mesures, elle exige une adhésion totale et univoque, c’est-à-dire une aliénation volontaire à la loi de l’économie et de la frénésie sexuelles. Les sous-bois protecteurs de l’île Marguerite, pour qui n’est pas prêt à prendre cet engagement sans rétractation possible, deviennent symboliquement hostiles, retenant le fuyard et châtiant le dissident : « Hérissées, acérés, tiges et branches lui griffaient le corps au passage, fouettaient son visage à nu, craquaient et cédaient devant lui qui poussait, forçait le passage. Pousses, ramures, la végétation semblait vouloir l’enlacer, s’enroulait à lui pour le tirer en arrière et le punir ainsi de ne pas céder au réel, fût-ce par nécessité ou le temps furtif de s’assouvir. »5 (HP, p. 339) Quasi fantastique, la nature allégorise la violence de l’île, qui est elle-même le négatif démultiplié de la violence sociale : alors même que l’hétérotopie homosexuelle devrait par position s’avérer contestataire et libertaire, elle impose à ses citoyens une orthodoxie qui s’exprime par un surcroît de codes.

3.  Animalité, surhumanité, sainteté

Les expéditions de Kristóf dans l’île Marguerite s’apparentent, on l’a dit, à une tentative de s’accepter comme homosexuel, et indirectement comme juif. Sa judéité, dans le roman, semble incertaine et problématique, comme s’il était animé d’un « vouloir-être-juif » susceptible de lui procurer, avec le sentiment d’appartenance et une certaine gloire du martyre, la possibilité de comprendre son besoin de souffrir par le sexe. La force invincible des désirs charnels qui dévorent le personnage demeure ainsi en relation avec un « idéal-du-moi » informulable, qui explique en partie la raison pour laquelle Kristóf, devenant en cela le véritable relais d’un lecteur a priori étranger aux us et coutumes de l’île, tente de se maintenir dans l’illusion de la différence : « À croire qu’ethnologue, il se consacrait à une étude de terrain, encore novice face aux rigoureuses règles tribales en vigueur. »6 (HP, p. 335) L’excuse du noviciat et l’alibi du regard scientifique, pourtant, ne sauraient tenir très longtemps, ni intérieurement, puisqu’ils se heurtent à la toute-puissance du désir, ni surtout aux yeux des autres « promeneurs ». Non que le système ne fasse sa place au pur voyeurisme : le fait de demeurer sur les sentiers permet de se maintenir dans cette passivité, au prix d’un certain éloignement de l’action. En revanche, cette position de retrait scopique devient impossible dès lors qu’on s’élance dans le sous-bois : « Tel était, en ce lieu, l’une des règles de base. »7 (HP, p. 336)

Cependant, qui affronte la nuit épaisse et le danger objectif, mû par le désir des hommes et celui d’être désiré par eux, pour s’en tenir à la bande étroite des sentiers ? Sur l’authentique territoire de la transgression, le noli me tangere de Kristóf devient non seulement une aberration, mais aussi une arrogance, ou un danger potentiel : qu’il vienne pour juger ou pour espionner, celui qui se soustrait aux règles d’un système a vocation à le détruire. La force du texte de Nádas est que cette position intenable, cette tentative de neutralité que l’on pourrait presque qualifier de « queer » (en ce qu’elle prétend dépasser une opposition binaire : « ne pas venir/venir pour le sexe »), est analysée par le personnage lui-même, très conscient de la nécessité logique, et de la perspective imminente, de son élimination. La marge rend impérieux un conformisme défensif, de sorte qu’il est inacceptable (comme sans doute dans la plupart des structures hétérotopiques à vocation sexuelle : maison close, sauna, sex club, etc.) de prétendre soustraire ostensiblement son corps à l’économie « active » du désir : cela revient à nier symboliquement la présence des autres, et la valeur des échanges auxquels eux se livrent. Quitter le sentier constitue donc un acte accompli librement, mais qui engage sans compromis ; on pourrait parler, pour risquer une analogie politique, de démocratie limitée et contraignante, reposant sur le bipartisme et non le multipartisme, avec vote obligatoire et sans abstention. Pris dans l’étau entre son désir d’intégration et la conscience du bien-fondé de son expulsion, Kristóf ne trouve de solution que dans la fuite : « Par désir fou d’être comme les autres. Il s’imaginait volontiers à leur place, s’offrant à quiconque ou prenant possession de corps nus étrangers, malgré son insistance à se répéter qu’il ne désirait rien d’autre que voir, juste voir. »8 (HP, p. 337) Mais la vision nocturne, dans l’île Marguerite, est un outil et une faculté, en aucun cas une fin : un éros qui ne passerait que par la vue serait trop proche de celui qui, moyennant certes beaucoup de subtilité et de précautions, parvient tout de même à s’assouvir dans l’espace social. L’hétérotopie fonctionne sur le toucher, la palpation, la succion, la pénétration, selon une étiquette précise, bien qu’en reconfiguration permanente, qui ne peut s’assimiler que dans l’effectivité de la frénésie sexuelle. Prétendre les dominer de l’extérieur, en avoir une lecture, apparaît comme une naïveté : celle peut-être du lecteur toujours ingénu de Nádas, qui même lorsqu’il est averti subit le choc, très corporel, de sa radicalité.

Au-delà du cas singulier de Kristóf, c’est au bout du compte l’homme, au sens de sujet, de citoyen libre, d’être rationnel — cet homme des Lumières dont tant de régimes politiques, en prétendant mieux les garantir, ont limité les droits — qui se trouve exclu des nuits de l’île Marguerite. L’identité, celle que l’on se donne ou celle figurant à l’état civil, n’y a pas droit de cité, et il n’est absolument pas nécessaire, pour reprendre une image récurrente, de savoir « à qui se rattache une queue », la possession d’une telle information pouvant même s’avérer dangereuse. Pour l’homosexuel criminalisé, pouvant être arrêté ou violenté à tout moment, il n’est d’expérience possible que d’une animalité brutale, enfouissant l’identité dans le surjeu de la pulsion ou d’une forme quasi légendaire de surhumanité.

Dans son Livre des mémoires, Péter Nádas décrivait à merveille les mille stratégies adolescentes pour dissimuler et nier la tyrannie naissante du désir homosexuel, l’une d’entre elles, classique, étant la bagarre simulée, déclenchée sans raison et pur prétexte à étreindre, à la faveur d’un contact prescrit, d’autres corps de garçons ; Thomas Mann avait fait de même, usant de toute son « ironie érotique », dans une nouvelle peu connue de 1911, Comment Jappe et Do Escobar se battirent. Franchir les ponts qui mènent à l’île Marguerite, c’est substituer à ces pratiques adolescentes un renoncement symbolique à l’humanité, condition sine qua non du passage au véritable état de jouissance et de l’intensification d’un sentiment d’exister atrophié par l’usage permanent des masques sociaux. Quitte à alimenter le cliché qui fait de tout « inverti » un prédateur et un obsédé, Péter Nádas ausculte la logique qui le contraint à l’hypersexe et à une forme de démesure monstrueuse : « Tous voulaient de la chair fraîche »9 (HP, p. 348), résume-t-il, comme s’il dépeignait une compétition d’ogres interchangeables, anempathiques et animés du seul instinct de dévoration. Sa capacité unique à multiplier les gros plans génitaux, sans craindre la fragmentation proprement pornographique des corps, renforce le sentiment de toute-puissance somatique associée au règne animal :

Kiérezni a sötétből az illatok löketeit és hullámait, a dohányt, a szart, a romlott vizeletet, a spermát, a felcsigázott vagy éppen hűlő testek ellenséges avagy barátságos kipárolgásait, ezek azért mindig eligazították, minden pillanatban. Olyan lett tőlük, mint az állat, szimatra ment, vitte a talpa. S állatként otthonosabban is érezte magát, mint emberként, hiszen a tárgyilagosság igényét csupán állatias szinten működő érzékeivel sikerült megőriznie. Az állatiság sima érzete az éjszaka lenyűgöző fölfedezései közé tartozott. Olyan erős volt, hogy fel tudta őt menteni, semlegesítette a bűntudatát, kitörölte az erkölcsi kétségeit. Teljes biztonságot azonban talpa, szimata sem adhatott ezeken a sötét ösvényeken. (PT II, p. 17-18)

Sentir dans l’obscurité les reflux et les bouffées d’odeurs, le tabac, la merde, l’urine fétide, le sperme, les exhalaisons, entre attirance et dégoût, des corps en émoi ou dont l’ardeur retombe, tout cela, toujours et à tout moment, le mettait sur la voie. Il en devenait comme un animal, avançant au flair, à toutes jambes. Il se sentait mieux en animal qu’en homme, car il n’arrivait à préserver son exigence d’objectivité que si ses sens opéraient au niveau animal, instinctif. La douce sensation de bestialité comptait au nombre des fascinantes découvertes de la nuit. Elle s’imposait avec tant de puissance qu’elle pouvait le sauver, car elle effaçait ses doutes moraux et neutralisait la conscience de sa culpabilité. Ni son odorat ni la plante de ses pieds ne pouvaient en revanche lui garantir une sécurité complète au fil des sentiers ténébreux. (HP, p. 342)

Si l’homme apparaît, selon le mot de Nietzsche, comme une « corde tendue entre la bête et le surhomme », le monde secret de l’île Marguerite impose à ses visiteurs de s’identifier à l’un des pôles extrêmes. En effet, tout aussi éloignés de leur identité sociale que les « bêtes » interchangeables, se trouvent les figures dominantes et les corps totémiques, dont le pouvoir semble aussi absolu que dépendant – dans son intégralité – des adorateurs qui le fondent. Ainsi du duo composé par un « géant » (visiblement tzigane) et son petit acolyte moustachu (à la dégaine de « banlieusard »), autour desquels gravitent tous les désirs : structure symbiotique à laquelle Kristóf, après avoir franchi le Rubicon, finit par avoir accès dans la pissotière, expérimentant alors tous les degrés du ravissement à l’effroi. Le géant, sculptural, plus mûr, est une figure autoritaire et paternelle, quand le « moustachu » incarne une virtuosité de nature plus ludique ; ils constituent ensemble un binôme royal, symbolisant la subversion des pouvoirs dans l’hétérotopie de l’île, dans la mesure où leur humilité sociale est soulignée, le premier appartenant à un groupe ethnique méprisé et le second à un groupe déclassé. Pris dans les rouages de cette dialectique révolutionnaire, Kristóf est invité à la table du prince :

Éreztem már azt is, hogy mit művel az óriás. Térdét a térdemnek vetve, másféle fogást talált a farkamon, egy pillanatra elengedte, nyitott ölének melegével tapadt rá, hozzádörzsölte, hozzáütögette, fájt, összefogta a sajátjával. Farkamon éreztem farkának arányosan tagolt, nyirkos domborzatát, makkjának síkos peremét a kifeszülő kantáromon. Amitől egy kicsit, azt hiszem, hogy elveszítettem az eszméletem, vagy átmentem egy ismeretlen másvilágra. (PT II, p. 143)

Et au même instant, je sentis aussi ce que le géant machinait. Genoux pliés contre les miens, il modifia la prise de ma queue, s’en dessaisit un instant, et de toute la chaleur de son bas-ventre offert, il me la plaqua, me la frotta, me la heurta, à me faire mal, me la carra contre la sienne. Sur ma queue dans l’étau de nos ventres, je sentis la turgescence moite de sa queue aux proportions parfaites, et la couronne glissante de son gland sur mon frein distendu. Ce qui me fit, je crois, défaillir, ou du moins basculer dans l’inconnu d’un autre monde. (HP, p. 433)

La surhumanité, admise par tous, est comme on le constate largement liée au fétichisme du phallus, dont Péter Nádas, très conscient d’avoir forgé ses catégories de perception dans une société éminemment phallique, est un analyste aussi subtil qu’obsessionnel. Si l’on se rapporte à la distinction lacanienne, reprise et élaborée par Judith Butler, entre « être le phallus » et « avoir le phallus » (Butler, 2005, p. 127), on pourrait sans doute soutenir que Kristóf est le phallus en ce qu’il accrédite son pouvoir et le reflète, tandis que le géant et le moustachu ont le phallus : ils règnent, mais de même que le « Maître », chez Hegel, est à la merci d’une prise de conscience par « l’Esclave » de sa détention du véritable savoir-faire, ils sont soumis à la reconnaissance en miroir de leur fétiche viril. Le pouvoir, qui est en pleine lumière la prérogative des hommes, se révèle, dans les ténèbres de l’île Marguerite, une affaire de puissance sexuelle, révélant la nature profondément « homosociale », sinon homosexuelle, d’une société dont on sait pourtant à quel point elle se présente comme hétérocentrée : « En même temps, il réfutait le laïus habituel aux abrutis de son sexe prétendu fort, à savoir que les femmes ne veulent rien que de la bite et de la bite encore, car enfin il devait bien reconnaître que les femmes faisaient, décence oblige, comme si les bites n’existaient pas. De queues, seuls les hommes rêvent en fait, si bien que tout cela restait incompréhensible. »10 (HP, p. 347) Si l’on poursuit le jeu des équivalences avec des régimes politiques, on pourrait dire (après avoir associé l’intenable noli me tangere à une démocratie limitée) que l’exclusion de l’homme « social » s’apparente au féodalisme, où la partition entre nobles et serfs interdit la constitution d’une classe moyenne, ou « bourgeoise ».

Péter Nádas, s’il a manifestement le désir d’écrire les sexualités de manière exacerbée, s’intéresse aux dispositifs où l’engagement du corps dans l’expérience sexuelle va jusqu’à la perte de soi, la souffrance consentie, la dégradation volontaire. La scène déjà mentionnée d’éjaculation collective montre un Kristóf à la recherche d’une déprise absolue, d’un avilissement dont naît paradoxalement une re-subjectivisation, un nouveau baptême. Si Nádas veut incontestablement choquer, contester la naturalisation de l’ordre sociopolitique en jetant une lumière crue sur les tabous qui le définissent, son écriture revêt aussi un aspect plus purement spéculatif et cherche à circonscrire, au bout de l’expérience sexuelle, l’avènement d’un « autre état ».

Le recours poétique aux mots de l’obscénité comme envers du lexique religieux et, parallèlement, la recherche d’une révélation métaphysique par le biais d’une sexualité hyperbolique sont des phénomènes rencontrés ailleurs en littérature : chez Genet, bien sûr, qui tisse le lien entre culture de la domination-soumission en milieu homosexuel et poétique mystique dans Miracle de la rose, sans même parler de la christologie érotique qui sous-tend Querelle de Brest ; ou chez Pasolini, dont on sait qu’une partie de la séduisante obscurité provient de la traduction d’une analyse marxiste de la lutte des classes dans la rhétorique et l’imagerie du christianisme. Plus près de nous, un roman d’Olivier Py intitulé Paradis de tristesse présente un personnage nommé Grégoire, qui fait le va-et-vient entre la colline sacrée de Vézelay et la backroom sordide d’un sex club, le Trap, où il se fait humilier par des hommes violents, dont un ancien skinhead, Pascual, qui le réduit en esclavage. La position du suceur agenouillé devant son maître est alors assimilée à celle de la prière, et l’expérience de la sujétion ultime à un « envol » mystique. Grégoire le pur, qui arbore évidemment un nom de saint, s’offre encore aux pires clients du club, ou du moins ceux qui sont perçus comme tels dans l’implacable hiérarchie du lieu, les vieux, les gros, les sales, les « poissons des profondeurs » qui croisent dans l’ombre pour happer les proies passant à leur portée :

Un cadavre c’est-à-dire un jeune homme suffisamment soûl pour se laisser faire, j’en connais, des jeunes et beaux qui ne s’accouplent qu’avec les pires épouvantails et viennent précisément dans ce bordel chercher la dernière des créatures, la plus haineuse et la plus polluée et goûter dans sa bouche malade la connaissance de l’humain. Un cadavre, oui, un cadavre dépecé par un chirurgien d’un autre âge au masque de hibou, mais le cadavre vit, mais le cadavre pleure ! Je n’aime pas particulièrement les corps grabataires, ni ceux à qui la maladie impose la lenteur et la prostration du rapace. Mais j’aime regarder un garçon tendre et doux, le duvet d’or, l’épaule douce, le regard vert bouteille, j’aime le regarder s’offrir à des charognards enivrés.
Regarder Grégoire se faire baiser par l’homme
à la perruque, regarder ce plus pur soumis au pire, regarder Grégoire qui me regarde, regarder Grégoire qui jouit de me voir le regarder dans sa soumission… une cathédrale […] Grégoire se rhabille, et rit. De son rire, l’impeccabilité est un enseignement. (Py, 2002, p. 70)

La confusion de l’altruisme sexuel avec la mortification mystique montre que l’hypersexualité, chez Olivier Py, est traitée comme une « voie », un chemin vers la sainteté (« l’impeccabilité ») paradoxalement beaucoup plus direct que celui promis au prêtre au moyen de l’abstinence. Beaucoup moins catholique et sulpicien, l’arrière-plan des « promenades » de Kristóf n’en demeure pas moins, en partie, la recherche d’une « connaissance autre », de nature non rationnelle. Lors de ses premières escapades nocturnes dans l’île, il se reproche précisément un défaut d’humilité, et se laisse ensuite entraîner par le désir d’aller « toujours plus bas », de devenir, comme le saint en quête d’un signe du Très-Haut, un « très-bas ». Ainsi, même s’il n’est pas aussi prégnant que chez Genet ou Py, le lexique religieux fait bien son apparition : Kristóf est comparé à un « anachorète »11 (HP, p. 345) trouvant dans le plaisir — toujours mêlé de souffrance et de honte — un « avant-goût de Dieu12 » (HP, p. 420).

Bien qu’ils soient très loin de synthétiser l’ensemble des réflexions sur la sexualité d’un roman-monde comme Histoires parallèles, les épisodes consacrés à l’île Marguerite composent à l’intérieur du texte un système particulièrement fascinant et audacieux. Ceinturée par le fleuve et cernée par l’Histoire, l’hétérotopie nocturne prospère dans l’impensé d’une société qui se réserve le droit d’exclure et de terroriser certains de ses membres, les condamnant à une « sortie de l’humanité » dans laquelle ils trouvent parfois – sans rien diminuer du danger ou de la souffrance – une gloire paradoxale. Elle constitue ainsi la preuve que « tout est politique », mais que cette formule même, en théorie rassurante par le relativisme qu’elle présuppose, n’est que d’un secours bien mince pour qui se trouve privé d’expression publique, socialement maudit, assigné à la nuit : d’où sans doute la tentation, et peut-être même la possibilité, d’une transposition de l’hypersexualité sur un autre plan de réalité et de conscience, de la fuite intérieure, de la dissolution de l’identité et de l’accès à une joie résultant de la transformation de la jouissance en stupéfiant. À cette solution intime et tragique, fût-elle parée de spiritualité, on peut bien sûr opposer le constat que l’hétérotopie de l’île Marguerite a en réalité tout d’une contre-utopie morbide, aliénante, létale, dont l’équivoque magnétisme devrait être dissous dans une politique rénovée. Éventuellement séduisante au titre de fantasme, elle prouve négativement que c’est en tenant compte de tous les désirs, c’est-à-dire des êtres humains dans leur diversité, qu’il importe, en Hongrie comme ailleurs, de fonder la république.

Bibliography

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BUTLER Judith (2005), Trouble dans le genre (Gender Trouble, 1990), traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte.

GENET Jean (1946), Miracle de la rose, Décines, L’Arbalète.

GENET Jean (1947), Querelle de Brest, Décines, L’Arbalète.

GUYOTAT Pierre (1970), Eden, Eden, Eden, Paris, Gallimard.

MANN Thomas (1995), Comment Jappe et Do Escobar se battirent. Romans et nouvelles II. 1904-1924 (Wie Jappe und Do Escobar sich prügleten, 1911), traduit de l’allemand par Maurice Betz, Librairie générale française, coll. « La Pochothèque ».

MARTINET Jean-Pierre (1978), Jérôme, Paris, Le Sagittaire.

PHILIPPE Élisabeth (7 avril 2012), « Histoires parallèles, un roman démentiel et hypersexuel » dans Les Inrockuptibles, https://www.lesinrocks.com/livres/histoires-paralleles-un-roman-dementiel-et-hypersexuel-19127-07-04-2012/

PY Olivier (2002), Paradis de tristesse, Arles, Actes Sud.

Notes

1 Cet adjectif, qui semble pertinent pour qualifier l’œuvre de Péter Nádas et notamment Histoires parallèles, figure dans le titre d’un article paru en avril 2012 dans le magazine Les Inrockuptibles, « Histoires parallèles, un roman démentiel et hypersexuel ».

2 « A víz vigye el, ahogy a másik partról is rendesen elvitte a nyilasok sortüzeivel belelőtt halottakat és sebesülteket. » (PT II, p. 30).

3 « Úgy óvakodtak, settenkedtek, osontak, akárha a neszektől, a sóhajoktól és a nyögésektől feltöltött, sűrű sötétségben is látnának a két szemükkel. Fölfedezte, hogy ő is lát a sötétben, és ezt különösen élvezte. » (PT II, p. 8).

4 « Mintha valamilyen tiltott tudás, a város hétpecsétes titka kerülne a birtokába. » (PT II, p. 10).

5 « Testére tekerték, védtelen arcába csapták éles karjaikat a növények, reccsent és roppant, kisodorta, áttört. Atölelték volna az indáikkal, a csápjaikkal, hogy visszahúzzák, megbüntessék, mert nem adta át magát a realitásnak, még szükséből, a kielégülés rövid pillanataira sem. » (PT II, p. 13).

6 « Mintha etnológiai terepmunkába merülne, s még nem ismerné ki magát a szigorú törzsi szabályokon. » (PT II, p. 7).

7  « Ez volt a hely egyik általános alapszabálya. » (PT II, p. 9).

8 « Tébolyodottan megy utána, hogy ő is olyan legyen, mint a többiek. Szívesen képzelte a helyükbe önmagát, amint bárkinek felkínálkoznak vagy vadidegen testeket csupaszon birtokba vesznek, bár inkább azt mondogatta, hogy semmi mást nem kíván, mint látni, látni. » (PT II, p. 9).

9 « Ezek mind új húst akartak. » (PT II, p. 26).

10 « De még azt sem mondhatta volna, amit a többi hülye férfi ismételgetett, miszerint a nők csak a faszt akarják, hiszen ezzel kapcsolatban a nők tényleg kényszeresen és illedelmesen úgy tettek, mintha nem létezne, ezt el kellett ismernie. / A faszról valójában csak a férfiak álmodoztak, s ezért ezt az egészet nem is lehetett megérteni. » (PT II, p. 25).

11  « egy szerzetes » (PT II, p. 21).

12  « Isten egyik mellékneve » (PT II, p. 124).

To cite this article

Electronic reference

Frédéric Sounac, « Promenades dans l’île Marguerite », Atlantide [Online], 15 | 2024, uploaded on 01 July 2024, accessed on 09 October 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=855

Author

Frédéric Sounac

Professeur de littérature comparée à l’université Toulouse Jean-Jaurès, Frédéric Sounac se consacre principalement aux relations entre musique et littérature et aux esthétiques romanesques. Sa dernière publication est Black Bach, ou qui a peur de Jean-Sébastien (Aedam Musicae, 2021). Il est également l’auteur de trois romans et de plusieurs pièces de théâtre musical.

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