Perçu comme un refuge en temps de guerre, éprouvé comme un dérivatif à l’angoisse des événements, l’acte de traduire, loin d’être neutre, reflète des choix idéologiques et peut être le medium d’un véritable patriotisme littéraire. Se consacrant à la traduction d’œuvres étrangères pendant la Première Guerre mondiale, alors que la littérature française et la civilisation occidentale sont en crise, André Gide et Valery Larbaud se sont mobilisés en tant qu’écrivains français pour défendre, renouveler et illustrer leur patrimoine.
1. L’impossible détachement et la traduction comme refuge
C’est par l’intermédiaire d’André Gide qui devait le rejoindre en Angleterre, que Larbaud apprend la déclaration de guerre et la mobilisation générale d’août 1914. Lisant sa dernière dépêche qui le « remplit d’inquiétude »1, Larbaud rentre précipitamment en France le 2 août 1914. Jacques Copeau, proche de Gide et de Larbaud, résume ainsi l’état d’esprit des hommes de La NRF : « Tout est suspendu », écrit-il, « d’un seul coup. Toute la vie attend. On ne peut pas travailler comme si de rien n’était »2. Dès le déclenchement du conflit, toutes les intelligences semblent enrôlées, mobilisées. Mus par la volonté de « servir », mais réformés dès les premiers mois du conflit, Gide et Larbaud s’emploient dans des œuvres de secours. Gide sert au Foyer franco-belge à Paris venant en aide aux réfugiés des pays envahis, quand Larbaud, lui, s’emploie en tant qu’infirmier à l’Hôtel du Parc de Vichy, aménagé en hôpital militaire temporaire. Si Larbaud a « l’illusion de [s]e rendre utile »3 comme il l’écrit lui-même, Gide, lui, se laisse convaincre « que l’utilité n’est pas toute sur la ligne de feu ; l’important c’est que chacun soit à son poste »4. Absorbés par leur tâche durant les premiers mois du conflit, Gide et Larbaud éprouvent le même malaise. Si Gide a selon ses propres termes « le regard sans cesse reporté sur des ruines »5, Larbaud, est, selon les termes d’une de ses lettres, « jusques au cou dans l’hôpital, la chirurgie »6. Dans les premiers mois de la guerre, Larbaud comme Gide semblent ainsi abandonner toute activité désintéressée. Le 16 janvier 1916, Gide, en proie à une détresse morale et spirituelle, écrira ainsi dans son Journal : « Le regard sans cesse reporté sur des ruines, dans ma vie au Foyer, j’imaginais mal qu’on pût encore chercher à édifier quelque chose. Je me rends compte que l’atmosphère dans laquelle j’ai vécu depuis plus d’un an est la plus déprimante qui soit »7.
Larbaud, lui, n’aura pas d’autre mot dans une lettre à Jean Schlumberger où il écrit qu’il lui est « impossible de “[s]’isoler des choses” »8. Face à cet impossible détachement, face à la confiscation de leur être par l’événement, Larbaud et Gide vont s’atteler à des traductions pour suspendre le temps de guerre. Ayant amorcé la traduction d’un volume de Meredith, Lord Ormont and his Aminta, pour La NRF avant la guerre, Larbaud renonça à cette traduction pour se consacrer à celle des œuvres de Samuel Butler, traduisant successivement Erewhon en 1915, Nouveaux Voyages en Erewhon en 1915-1916, Ainsi va toute chair en 1916-1917, Les Carnets en 1917-1918 et La Vie et l’Habitude en 1918-1919. Ainsi Larbaud décrit-il son travail de traduction du premier volume de Butler dans une lettre à Léon-Paul Fargue, en septembre 1915 : « Demain, après trois jours passés avec Chadourne, je reprends mes traductions : 10 pages par jour, 7 heures de travail. Voilà de quoi me croire dans un pays neutre en temps de paix »9.
Ainsi la traduction semble offrir un asile en temps de guerre, procurer cette illusion de paix, sur le terrain — supposé neutre — des langues. En janvier 1916, Gide qui souhaite aussi se détacher des événements, écrit dans son Journal : « Il n’y a pas de raison de renoncer à tout ; de 7 à 8, je pourrais étudier mon piano, par exemple ; ou m’occuper à une traduction »10. C’est parce que « tout travail d’imagination » lui était « impossible »11 qu’il va ainsi se consacrer à la traduction du Typhon de Conrad dès juin 1916, puis à celle d’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare dès avril 191712. Rappelons que Gide traduira aussi Shakespeare pendant la Seconde Guerre mondiale où, exilé en Tunisie et encouragé par Jean-Louis Barrault, il reprendra la traduction de Hamlet dont il avait traduit le premier acte en 1922. D’une guerre à l’autre, la traduction apparaît ainsi comme un dérivatif à l’angoisse des événements. En 1942, Gide qui écrivait à Roger Martin du Gard : « Cramponnez-vous au travail ; c’est le meilleur moyen de lutter contre le désespoir »13, consignait dans son Journal : « Je donne le meilleur de mon temps à la traduction de Hamlet. Ce travail seul parvient à me distraire un peu de l’angoisse »14.
Muni d’un passeport diplomatique pour exercer une mission de propagande pour Le Figaro, Larbaud quitte son poste d’infirmier volontaire et se réfugie à Alicante dès janvier 1916. Gide, lui, quitte le foyer franco-belge dès mars 1916 et se réfugie dans sa propriété normande à Cuverville. Se dégageant des événements, tous deux se consacrent alors à la traduction. Séjournant en pays neutre, en Espagne, à partir de janvier 1916, Larbaud écrit qu’il « vi[t] par et dans [s]on travail »15. En octobre 1917, Gide écrira à Jacques Rivière qu’il « n’[a] d’autre ressource, pour ne pas laisser tomber la plume, que de [s]’atteler à cette traduction d’Antoine et Cléopâtre qui [lui] donne le change et [l’]occupe en [l]e distrayant »16. Si la traduction semble ainsi offrir une césure dans le temps de guerre, elle n’en reste pas moins empreinte d’idéologie.
2. La traduction comme vecteur idéologique
L’acte de traduire n’est pas neutre. Les vagues de traductions et les querelles des nationalistes et des cosmopolites du début du siècle l’ont bien montré. L’ouverture à la littérature étrangère que prônait La NRF n’était pas exempte d’un esprit patriotique. Rappelons en effet ces quelques lignes qui inaugurent la nouvelle rubrique des « Traductions » de La NRF, lignes rédigées par Jean Schlumberger et publiées en mars 1911 : « Et c’est parce qu’il y a, de ce côté, de précieuses indications à recueillir et une défense de notre culture à organiser, que nous essayerons de parler ici des traductions, chaque fois qu’il y aura lieu et que nous le pourrons »17.
Dès 1911, l’ouverture à l’autre par le medium de la traduction dans La NRF permet d’assurer une défense et illustration de la culture française. En temps de guerre, ce réflexe défensif s’exacerbe. Un simple regard jeté sur la ligne éditoriale de La NRF pendant le conflit suffit ici à montrer le patriotisme de la revue. Alors que la revue se musèle, le comptoir d’édition de La Nouvelle Revue Française fait résonner son épithète de nationalité. Les Éditions de La NRF mobilisent ainsi des traductions qui bien loin d’être neutres affichent le jeu des alliances. Ainsi retrouve-t-on les Méditations sur la guerre d’Arthur Clutton-Brock, La Barbarie de Berlin de Chesterton ou encore L’Ode à la France de Meredith. Aucun auteur de langue allemande n’est traduit18. Pourtant le domaine allemand a exercé une « influence prépondérante sur les années de formation des futurs fondateurs »19. Gide, notamment, était bien plus familier de la littérature de langue allemande qu’il apprit à l’École Alsacienne qu’il ne l’était de la langue et de la littérature anglaises qu’il ne connut qu’en 191120. Comme l’écrit Nicholas Sims, auteur d’une thèse sur la traduction de l’anglais littéraire chez Gide, « sans doute la guerre de 1914-1918, a-t-elle été pour beaucoup dans cette préséance de l’anglais sur l’allemand »21. En juin 1916, Jean Schlumberger écrivait à Gide :
Cher vieux, j’ai souvent repensé à nos dernières conversations et, avec mon habituel esprit d’escalier, je trouvais mille belles choses à te dire, en particulier pour combattre cette idée que conquérir l’Allemagne à notre art ce soit en quoi que ce soit la “conquérir”. Non, nous la conquérons quand nous lui vendons du cuir ou du minerai ; nous la forçons de passer à notre caisse, mais quand nous la faisons participer à notre art nous l’invitons à notre table. C’est tout différent. C’est une reprise de politesse et de confiance. Or, nous sommes engagés maintenant dans une vie où il n’y a plus de salut que dans une lutte à outrance. Il est peu probable que la paix nous place dans une situation assez brillante pour que nous puissions nous permettre ces sortes d’élégances. Certes, il importe que l’on traduise les ouvrages allemands sur la métallurgie et la chimie ; parce que nous pouvons en profiter ; mais nous ne faisons que donner satisfaction à l’orgueil teuton lorsque nous faisons connaître un Dehmel ou un George. La cordialité artistique a joué un rôle assez sinistre dans l’avant-guerre. C’était le tampon de chloroforme destiné à nous assoupir. Ne nous y exposons pas une seconde fois. Les Allemands “profitaient” de notre art, comme de nos prostituées. C’était parfait pour ménager une transition, une fusion entre les deux pays. Mais si précisément tout notre effort doit tendre à nous raidir contre l’invasion ?...22
Ainsi l’absence du domaine allemand aux Éditions de La NRF pendant la guerre reflète le jeu des alliances. Notons aussi que Larbaud et Gide, au cœur de l’entreprise de traduction des Éditions de La NRF, traduisent tous deux des auteurs de langue anglaise, Samuel Butler, Joseph Conrad et Shakespeare. Traduisant des auteurs de langue alliée, Gide et Larbaud servent aussi leur patrie par la conception qu’ils ont de la traduction littéraire.
3. La traduction comme défense et illustration de la langue française
3.1. Augmenter le capital littéraire national et renouveler le champ littéraire français
Comme le rappelle Pascale Casanova dans son essai sur La République mondiale des Lettres, la reconnaissance critique et la traduction sont « des armes dans la lutte pour et par le capital littéraire »23. La tradition ancillaire de la traduction ne doit pas faire oublier le profit qu’en tire le traducteur pour lui-même et son espace littéraire national. Pour Gide comme pour Larbaud, la traduction est tout d’abord un moyen d’augmenter le capital littéraire national et de régénérer le champ littéraire français. Larbaud et Gide se sont en effet tous deux exprimés sur l’acte de traduction et ses enjeux. Dans un article qu’on retrouve dans son Domaine anglais, Larbaud exhorte ainsi les jeunes auteurs à traduire des œuvres étrangères :
Je soumets ces faits aux réflexions des jeunes gens qui ont des loisirs, de l’argent et le goût des Lettres. Au lieu de se hâter de publier à grands frais un livre qu’ils renieront peut-être dans l’année même où il aura paru, ne devraient-ils pas se faire les introducteurs et les protecteurs, en France, d’œuvres de cette espèce, et s’acheter ainsi la satisfaction d’avoir augmenté d’une quantité précise de connaissances, le capital intellectuel de leur patrie ?24
Larbaud le répètera dans son essai sur la traduction publié en 1946, Sous l’invocation de Saint Jérôme. Traduisant un texte étranger, le traducteur « accroît sa richesse intellectuelle », « enrichit sa littérature nationale et honore son propre nom »25. Gide de son côté n’écrivait pas autre chose dans sa lettre à André Thérive, publiée dans La NRF en septembre 1928 :
Je serais Napoléon, j’instituerais une manière de prestations pour littérateurs : chacun d’eux, je parle du moins de ceux qui mériteraient cet honneur, se verrait imposer cette tâche d’enrichir la littérature française du reflet de quelque œuvre avec laquelle son talent ou son génie présenterait quelque affinité26.
« Enrichir la littérature française », augmenter le « capital intellectuel » de la patrie, les expressions de Larbaud et de Gide soulignent le patriotisme littéraire au cœur du processus de traduction. Ainsi la traduction de The Way of All Flesh réalisée en 1916 et 1917 est, selon les termes d’une dédicace au germaniste Henri Guilbeaux, « ce trophée d’une victoire de la France sur l’Allemagne qui n’a pas encore de traduction de Ainsi va toute chair »27. Rappelons que Larbaud à la relecture des épreuves de ses traductions de Butler, écrivait aussi, non sans humour, qu’il avait « bien mérité de la Patrie »28.
Augmentant le capital littéraire national, la traduction d’une œuvre étrangère peut aussi permettre de régénérer le champ littéraire français. Il suffit de rappeler ici le contexte de crise du roman français avant la Première Guerre mondiale pour montrer que la traduction de romans venus d’outre-Manche permettait de renouveler le champ littéraire national. La traduction des romans d’aventure comme Erewhon ou Typhon apparaissent en effet comme un matériau à même de revitaliser la littérature française, comme une « fonction », au sens où l’entend Auguste Anglès : « de même qu’il y a les grandes fonctions respiratoire, digestive, etc., dans le corps humain, il doit y avoir une fonction de l’étranger dans une culture saine »29. Jacques Rivière l’écrivait bien dans son essai sur le roman d’aventure, publié dans La NRF en 1913 : « Le moment me semble venu où la littérature française, qui tant de fois déjà a su se rajeunir par des emprunts, va s’emparer, pour le fondre dans son sang, du roman étranger »30.
Fécondant la littérature française contemporaine au moyen de leurs traductions, Gide et Larbaud exaltent aussi et défendent les qualités de la langue française.
3.2. Illustrer les qualités de la langue française
C’est en tant qu’écrivains français, modèles d’un certain classicisme littéraire, que Larbaud et Gide traduisent des œuvres étrangères. Loin de s’effacer dans l’acte de traduction, tous deux apposent leur sceau d’écrivain français plus ou moins consciemment et illustrent ainsi les qualités de la langue française. Plus encore qu’en temps de paix, la traduction en temps de guerre est un moyen d’assurer le rayonnement de la langue française dans le monde. Malgré son cosmopolitisme et son ouverture à l’autre, Larbaud s’est toujours défini comme un écrivain de langue française ne pratiquant les autres langues que par « divertissement ». Gide, de même, « reste nettement et résolument le représentant de sa terre. Il se prête, il ne se perd jamais », écrit Renée Lang31. C’est en tant que modèles de ce classicisme français que Gide et Larbaud veillent au génie de la langue française dans leur propre traduction. En traduisant, Larbaud et Gide ne s’aliènent pas, au sens le plus littéral, mais gardent leur individualité, leur nature propre d’écrivain français32. Rappelons que Larbaud ne cessait d’ériger les auteurs du Grand siècle en maîtres de la plus pure langue française et admirait en Gide le « maître d’un style qui a toute la pureté et toute la dignité de l’époque classique »33. Si Larbaud avait une connaissance bien plus approfondie de la langue anglaise et de la science du traducteur, il veillait comme Gide à défendre les qualités de la langue française.
Considérant tous deux la traduction comme une « interprétation », une « recréation »34, Gide et Larbaud souhaitaient s’affranchir du « préjugé de la traduction littérale »35. Gide qui révisa la traduction de Victory de Conrad par Isabelle Rivière pendant la guerre montra son attachement au génie de la langue française dans sa lettre à André Thérive :
Ayant eu beaucoup à m’occuper, il y a quelques années, de la traduction des œuvres de Conrad, j’eus affaire parfois à certaines traductions si consciencieuses et si exactes, qu’elles étaient à récrire complètement ; — en raison de cette littéralité même, le français devenait incompréhensible, ou tout au moins perdait toutes ses qualités propres36.
Si Gide souvent s’éloigne « beaucoup de la simple littéralité »37 pour conserver les « qualités propres » de la langue française, Larbaud, lui, se plaçait lui-même sous l’invocation de Saint Jérôme qui, souhaitant rendre le sens plutôt que les mots du texte, reprenait la critique cicéronienne du mot à mot. Bien loin de renoncer à sa tradition littéraire nationale en traduisant des œuvres étrangères, Larbaud se nourrit ainsi des textes des grands classiques français lors de sa traduction des œuvres de Butler pendant la guerre. Pour sa traduction de La Vie et l’Habitude, Larbaud ne cessait de se référer aux Provinciales de Pascal, traduisant le texte de Butler « avec l’idée », comme il l’écrit lui-même, que « Pascal puisse le lire sans que la langue ne le choque »38. Les traductions de Gide et de Larbaud servent d’illustration de la langue française. Alors qu’Henri Ghéon vante le « beau français »39 du Gide d’Antoine et Cléopâtre, Marcel Arland, lui, décrit l’acte de traduction chez Larbaud comme « l’utile plaisir » « d’imposer même à un puzzle de vocables étrangers une pure ligne française »40.
En un siècle où les débats agitent le monde intellectuel sur la clarté de la langue française, Larbaud défend cette propriété de la langue dans ses traductions de Butler. Comme l’a observé Lieven Tack dans ses travaux sur les traductions de Butler, Larbaud n’a cessé de traduire des groupes nominaux par des syntagmes précisant, expliquant le texte original. Dans la traduction de The Way of All Flesh, le « procédé de verbalisation »41, que l’on retrouve dès la traduction du titre, Ainsi va toute chair, est visible tout au long du texte traduit. Pour Lieven Tack, la traduction apparaît ainsi comme « une explicitation du texte anglais », où « Larbaud corrige ce qu’il juge comme un faux-sens, ou explique l’original par procédé de métonymie, de périphrase »42. Dans sa traduction de La Vie et l’Habitude, Larbaud réorganise la syntaxe visant la clarté, la « non-ambiguïté » et polit l’ensemble de sa traduction : « le souci de l’expression claire et intelligible, du style catégorique et facilement lisible sont des paramètres de ce modèle de traduction »43. En cela, Larbaud semble se rapprocher de Gide qui, révisant les traductions de Conrad pendant la guerre, écrivait que cela exaspérait en lui « ce besoin de logique verbale à quoi [s]on esprit n’est déjà que trop enclin »44. Dans une lettre à André Ruyters, Gide écrivait ainsi le 13 février 1917 :
Dans une semaine je pense avoir achevé Typhoon, si je ne suis pas devenu gâteux d’ici là. C’était d’une passionnante difficulté ; mais je suis satisfait de mon travail et crois que le résultat sera assez « quod decet ». Bien mieux que l’original, naturellement ! Rien d’irritant pour un traducteur comme de rencontrer chez son homme de ces métaphores ou images “qu’on ne peut pas suivre jusqu’au bout”, comme dirait Flaubert, ou qui se contrecarrent les unes les autres…45
Gide ne cessera de revenir sur ce besoin de clarté et de logique de l’esprit français. Dans sa lettre du 14 mai 1928 à André Thérive, Gide écrira que le traducteur français doit « souvent pallier les défauts de logique, si fréquents aux esprits anglais » : « Rien ne choque un esprit français comme les métaphores qui ne se suivent pas, dont s’indignait tant Flaubert ; rien ne choque moins un esprit anglais »46. À propos de sa traduction de Hamlet entreprise dans les années 1920, Gide écrira que « pour écrire du bon français, il faut quitter trop Shakespeare »47. Reprenant la métaphore du jardinier, qui dessine en creux celle d’un jardin à la française, Gide jugera le texte d’Antoine et Cléopâtre beaucoup moins « broussailleux » que celui d’Hamlet48.
Si l’utilité en temps de guerre n’est donc « pas toute sur la ligne de feu », selon l’expression de Gide, c’est par leur travail sur la langue française, véhicule de la nation, que Larbaud et Gide ont servi leur patrie. Sensibles à l’émulation internationale en un temps où la déflagration mondiale fragilise la nation, Gide et Larbaud, sans revêtir l’uniforme, ont assuré le rayonnement des Lettres françaises en augmentant le capital littéraire national, en revitalisant le champ littéraire français et en illustrant le génie de leur propre langue.