Abstracts

Fontaine, fondée à Alger en 1939, occupe en 1943 une place majeure dans le champ des revues littéraires légales en raison de son opposition déclarée à la Révolution nationale depuis juillet 1940. « Revue de la Résistance en pleine lumière », selon l’expression de son directeur Max-Pol Fouchet, elle est passée du statut de petite revue provinciale à celui de rivale directe de la NRF grâce à la qualité de ses sommaires où se côtoient Aragon, Éluard, Supervielle, Daumal ou Pierre Emmanuel et à l’intransigeance de ses positions. Si la question de l’importation de la littérature en langue étrangère a toujours été centrale dans le projet littéraire de Fontaine, cette orientation prend un relief très particulier avec les bouleversements apportés par le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942. En effet, Fontaine se trouve coupée de ses auteurs qui résident en métropole désormais entièrement occupée. Elle se trouve donc contrainte de réinventer une large partie de son projet éditorial qui repose désormais sur une dynamique d’importation de la littérature étrangère dont les manifestations les plus éclatantes sont les numéros spéciaux consacrés l’un à la littérature américaine en août 1943 et l’autre à la littérature britannique à l’été 1944 qui n’auraient pu être conçus et produits sans un solide réseau de collaborateurs et sans soutiens politiques au plus haut niveau chez les Alliés.

Fontaine, launched in Algiers in 1939, occupies a major place in the field of legal literary journals in 1943 because of its declared opposition to the Révolution Nationale since July 1940. "Revue de la Résistance en pleine lumière", according to the expression of its director Max-Pol Fouchet, it grew from a small provincial journal to a direct rival of the NRF thanks to the quality of its contents and collaborators featuring Aragon, Éluard, Supervielle, Daumal and Pierre Emmanuel, and to the intransigence of its positions. If importing foreign literature was always central to Fontaine's literary project, this orientation took a very particular turn with the upheavals brought about by the Anglo-American landing of November 8, 1942. Indeed, Fontaine found itself cut off from its authors who lived in a now fully-occupied mainland France. It therefore had to rethink a large part of its editorial project, which was now based on foreign literature, with, strikingly, the special issues devoted to American literature in August 1943 and British literature in summer 1944, which could not have come into being without the help of a solid network of collaborators and political support at the highest level among the Allies.

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Fontaine, fondée à Alger en 1939, occupe en 1943 une place majeure dans le champ des revues littéraires légales en raison de son opposition déclarée à la Révolution nationale depuis juillet 1940. « Revue de la Résistance en pleine lumière », selon l’expression de son directeur Max-Pol Fouchet, elle est passée du statut de petite revue provinciale à celui de rivale directe de la NRF grâce à la qualité de ses sommaires où se côtoient Aragon, Éluard, Supervielle, Daumal ou Pierre Emmanuel et à l’intransigeance de ses positions.

La question de l’importation de la littérature en langue étrangère a toujours été centrale dans le projet littéraire de Fontaine et dans l’esprit de Max-Pol Fouchet. Avant-guerre, la revue publie des poèmes traduits de l’arabe puis, pendant la période de Vichy à Alger, des textes traduits anciens et contemporains (Rilke, Hölderlin, Gertrude Stein…). Cette pratique prend un relief très particulier avec les bouleversements apportés par le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942.

En effet, Fontaine se trouve privée de ses débouchés commerciaux1 et coupée de ses auteurs qui résident pour la plupart sur l’autre rive de la Méditerranée alors que la revue a acquis un prestige immense en raison de son attitude exemplaire, qui la fait sortir de la précarité. Elle se trouve donc contrainte de réinventer une large partie de son projet éditorial et de son modèle économique dans un contexte politique au départ particulièrement trouble. Cette nouvelle ligne éditoriale passe par une dynamique d’importation de la littérature étrangère qui mobilise des réseaux particuliers en participant d’un système d’échange réciproque permettant à Fontaine de conforter sa position en même temps qu’elle l’inscrit dans le dispositif de « soft power » mis en place par les Alliés au travers du Psychological Warfare Branch (PWB)2.

Nous nous intéresserons dans cette étude aux numéros parus ou dont le projet a été lancé en 1943, c’est-à-dire le numéro double consacré à la littérature américaine, l’édition anthologique et le numéro triple consacré à la littérature britannique et aux circonstances dans lesquelles ils ont été conçus.

1. Les conséquences du débarquement anglo-américain

C'est durant ces jours de novembre 1942 où règne la confusion que Max-Pol Fouchet fait une rencontre décisive pour l'avenir de Fontaine, celle de Patrick Waldberg, proche du mouvement surréaliste à Paris dans les années 1930. Ce dernier fait partie des premières troupes débarquées à Sidi-Ferruch. Il n'appartient cependant pas aux régiments combattants mais à l'Office of War Information (OWI), chargé de la propagande. Cette rencontre qui semble fortuite ne l’est pas tant que cela, puisqu’il apparaît très vite que les services alliés pensent à lui confier la direction de la rédaction de L’Écho d'Alger. Cela ne se réalisera cependant pas en raison du contexte politique local : Alain de Sérigny, le directeur en fonction, réussit à conserver sa place avec l’appui des autorités vichystes qui demeurent encore puissantes. Cet échec dans la tentative de prendre le contrôle de la rédaction d'un des principaux quotidiens algérois est en fait assez relatif car il permet à Max-Pol Fouchet de bénéficier de contacts au plus haut niveau dans l'appareil de propagande américain en Afrique du Nord. Lesquels lui seront utiles quand il s’agira de trouver du papier pour faire paraître le n°25 de Fontaine, tâche en théorie impossible puisque les stocks algériens sont très fortement contingentés. Une intervention des services de propagande alliés permet à Max-Pol Fouchet de contourner la difficulté. Le 12 décembre 1942, un courrier du Lieutenant-colonel Johnstone, adjoint du Colonel Hazeltine, responsable du Psychological Warfare Branch (PWB) à Alger est envoyé au Haut-commissariat en Afrique française :

SERVICE D'INFORMATION DU G.Q.G. ALLIE, HOTEL DE CORNOUAILLES, Alger, le 12 décembre 1942.
Les autorités anglo-américaines, après être entrées en contact avec M. M. P. Fouchet, directeur de la revue Fontaine, en accord avec lui, considérant que Fontaine sera un lien efficace entre les Français de l'Empire et ceux résidant aux États-Unis et en Angleterre, et que, par sa haute tenue intellectuelle et littéraire, elle mérite d'être connue dans les pays anglo-saxons, se déclarent favorables à sa diffusion en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et dans les territoires britanniques.3

Ce soutien est rendu encore plus nécessaire après l’assassinat de l’Amiral Darlan fin décembre 1942, qui déclenche une vague d’arrestations dans les milieux opposés au duumvirat Giraud/Darlan. Max-Pol Fouchet, recherché par la Police algéroise trouve ainsi refuge à l’Hôtel de Cornouailles - siège du PWB - pendant le mois de janvier 1943. C’est durant ces semaines qu’il compose le sommaire de ce n°25 qui contient pour la première fois depuis 1940 des textes en provenance de Grande-Bretagne et des États-Unis, premier signe d’une politique éditoriale durable. Les auteurs publiés sont Robert Burns, William Saroyan et Dylan Thomas. Présentée à la censure en février 1943, cette livraison sera intégralement censurée sur instruction de Pierre Boutang, ancien membre de l’Action Française mais cadre de l’administration giraudiste. Le numéro finit tout de même par paraître à la mi-mars 1943, alors que la prise du pouvoir par les Gaullistes se rapproche de jour en jour.

Le numéro suivant (26, mai 1943) s’inscrit également dans cette veine mais avec des objectifs très différents. En publiant des traductions d’œuvres d’écrivains combattants alliés, il s'agit de dépasser l'image répandue du « GI » ou du « Tommy » ce que traduit très bien dans cette même livraison, Yvonne Genova. Membre du noyau dur de la revue depuis la fin de 1940, épouse de Jean Roire (administrateur de Fontaine), professeur communiste révoquée par Vichy, en introduction à une recension de la thèse de Cecil-Arthur Hackett portant sur Le Lyrisme de Rimbaud, elle présente la situation de la manière suivante :

La présence des armées alliées en Afrique du Nord est, pour les Français volontiers sédentaires et mal informés sur les autres peuples, l'occasion d'approcher, en un pittoresque mélange, à la fois des individus à l'originalité fruste et charmante et des êtres d'élite, dont l'intelligence semble l'expression d'une civilisation infiniment délicate. Et c'est une joie pour nous de découvrir, chez certains d'entre eux, une connaissance exquise de notre littérature et de notre poésie, une intimité profonde avec les chefs d'œuvre les plus rares de notre culture.4

Signe également que Fontaine se trouve de plus en plus intégrée dans le dispositif de propagande alliée est la publication, dans la partie « Chronique », d’une lettre de Robert Sherwood, très proche conseiller du Président Roosevelt, qui donne à la revue crédit de son attitude lui offrant reconnaissance et protection.5 C’est cependant avec le numéro double consacré aux écrivains et poètes des États-Unis que cette tendance prend tout son éclat.

2. « Écrivains et poètes des États-Unis » (août 1943)

Le projet de consacrer un numéro de la revue à la littérature américaine est antérieur au débarquement du 8 novembre 1942. Max-Pol Fouchet s'en ouvre dans une lettre à Jean Wahl en septembre 1942. Ce dernier, évadé de Drancy et bénéficiant d'une invitation de la Fondation Rockefeller, est arrivé aux États-Unis au début de l'été 1942.

Êtes-vous à bon port ? Je le souhaite avec ferveur. C'est vous dire combien je serais heureux d'avoir de vos nouvelles. Ne m'en privez pas. Maintenons le contact.
Ne pourriez-vous aussi nous tenir au courant des lettres américaines ? Si vous y trouviez de l'ennui, sans doute vous serait-il possible de nous trouver un correspondant ? Mais je me permets de vous tenir comme l'âme de Fontaine là-bas. Et vous savez combien l'on attend ici votre parole, et que Fontaine est la plus digne de la porter.
Aussi bien voudrais-je consacrer un numéro à la littérature américaine. Mais comment joindre les Faulkner, les Caldwell, les Hemingway, les Steinbeck et autres ? Ce projet me tient au cœur. Je le crois réalisable, malgré tout, et vous entendez ce que je veux dire par là. Je vous tiendrais au courant. Mais je requiers votre aide.6

Le fait de s'intéresser à la littérature américaine alors que le contexte politique l'interdit peut passer pour une fuite en avant. C'est également une manière d'affirmer encore plus fortement que la revue n'abandonne en aucune manière le terrain de la littérature qu’elle met au service de la défense de la liberté. C'est ce qui apparaît dans le texte qui ouvre la livraison :

De quoi s'agissait-il ? De prouver, et de prouver par un acte, que la pensée française était aux côtés de ceux qui, défenseurs de la liberté, défendaient la pensée tout court. Il ne s'agissait de rien d'autre, et de rien de moins, que d'un acte de présence. [...]

Aussi bien était-ce prouver l'excellence du climat démocratique pour la vie de l'esprit et, par comparaison avec les pays totalitaires dont l'intellectualité se trouvait contrainte à l'exil ou à la servitude, que seuls les régimes de liberté permettent de s'épanouir et de foisonner aux facultés créatrices de l'homme.7

L'arrivée à Alger des troupes américaines permet la réalisation de cette livraison. Le contact est renoué avec Jean Wahl qui en devient la cheville ouvrière. Sans aucun doute aidé à Alger par Patrick Waldberg, Max-Pol Fouchet commence par disposer du soutien matériel de l'OWI pour établir des communications rapides et fiables avec l'universitaire réfugié aux États-Unis, comme en témoigne une lettre de transmission d'un télégramme de Max-Pol Fouchet à Jean Wahl datée du 16 janvier 1943. Dans celui-ci, le directeur de Fontaine charge Jean Wahl de la collecte des textes sur place :

HEUREUX VOS NOUVELLES STOP FONTAINE CONTINUE MALGRE DIFFICULTES ACCRUES STOP POURSUIVEZ TOUTES DEMARCHES POUR NUMERO CONSACRE A LITTERATURE AMERICAINE STOP VOUS SUGGERE CE PLAN DETUDES SUR PRINCIPAUX ASPECTS ET AUTRES SUIVIES TEXTES STOP FAIRE TABLEAU AUSSI COMPLET QUE POSSIBLE STOP ENTENDU POUR POETES ET CRITIQUES STOP ESSENTIEL TEXTES SOIENT INEDITS EN FRANCAIS STOP ENVIRON TROIS CENTS PAGES STOP
SERAIT BON PUBLIER ET SHORT STORIES ET FRAGMENTS STOP AFFECTIONS FOUCHET8

Le courrier de transmission est signé par Edward Barrett, responsable du bureau d'information de l'OWI (Chief Overseas News and Features Bureau), c'est-à-dire par un homme haut placé dans l'organigramme de ce service. Ceci démontre l'intérêt porté tant au projet de Fontaine qu'au destinataire de ce télégramme par les services de propagande américains.

Le numéro 27-28 (juillet-août) paraît le 12 août 1943, soit moins d'un an après la première définition du projet et sept à huit mois après la reprise des contacts avec les États-Unis. Ce délai est particulièrement court si l'on songe à l’éloignement, aux difficultés avec le pouvoir dans lesquelles la revue se débat encore au printemps 1943 et tout simplement aux problèmes matériels qui persistent en Algérie. Le fascicule représente un total de 230 pages. Il est composé de trois parties distinctes : des préfaces, un ensemble de proses qui comprend des essais à caractère littéraires et des textes de fiction et une partie poétique. Les écrivains mobilisés constituent une parfaite illustration de l'Amérique rooseveltienne et progressiste. C'est donc l'image d'une Amérique à la pointe du combat contre le fascisme et le totalitarisme que l'on cherche à promouvoir ici. Le soutien dont bénéficie Max-Pol Fouchet ne concerne pas que les questions de communications avec l'autre rive de l'Atlantique. Il touche également à l'allocation d'un contingent de papier permettant une diffusion importante de ce volume. Dans une lettre à Albert Béguin, Georges Blin – relais de Max-Pol Fouchet à Tanger - indique que « la première édition a été tirée à 8 000 exemplaires »9. Ce chiffre, tout à fait considérable, est impossible à atteindre dans le contexte de pénurie qui touche encore l'Afrique du Nord sans qu'un déblocage exceptionnel du contingent d'importation en provenance précisément des États-Unis n'intervienne. En effet, compte tenu de la restriction de l'aire de diffusion de la revue à l'Afrique du Nord principalement, l'un des buts recherchés par les services de propagande américains est de toucher en grande majorité la population européenne dans un contexte où les cicatrices nées de l'attitude des autorités américaines dans l'affrontement entre Giraud et de Gaulle sont encore vives dans l'esprit de certains. Il s'agit donc de montrer un autre visage de l'Amérique et peut-être de contribuer à mettre – modestement – en place les conditions d'une réconciliation. C'est ce qui ressort d'une lettre de Max-Pol Fouchet à Henri Bonnet, Commissaire à l'Information du Comité Français de Libération Nationale (CFLN), datée du 15 août 1943 :

Monsieur le Ministre,
Le numéro de Fontaine consacré à la littérature des États-Unis vient de paraître ; vous le recevrez en même temps que ce mot. Nous avons pensé qu'il serait utile qu'une manifestation d'amitié franco-alliée répondît à cette publication. Nos amis du PWB sont tout acquis à ce projet. Mais il va sans dire que cette manifestation ne prendra tout son sens que si vous nous faîtes l'honneur de la présider.10

3. L'édition miniature (décembre 1943)

En septembre 1943, Max-Pol Fouchet se rend à Londres afin de préparer deux projets distincts : la production d’une édition miniature de Fontaine et la préparation d’un numéro spécial consacré aux écrivains et poètes de Grande-Bretagne. Pour ce qui de l’édition miniature, le projet est de produire un volume anthologique qui pourrait être diffusé en France occupée. L'objet final est un fascicule de dimensions réduites (127 x 83 mm) de 80 pages imprimé sur papier bible. En dehors de la nature même de l'objet et des buts pour lesquels il a été produit, un certain nombre de points importants sont à relever. Sur le plan de la forme, la couverture comporte une mention indiquant que cette « édition miniature est offerte par la Revue du Monde libre, 28 Newgate Street, London, EC1 », c’est-à-dire précisément l’adresse du Political Warfare Executive. Le sommaire ne contient aucun texte même publié sous pseudonyme d'un écrivain ou d'un poète qui résiderait en France occupée. Dans le même ordre d'idée, la place des auteurs francophones est extrêmement réduite puisqu'ils ne sont que neuf sur un total de seize auteurs, c'est-à-dire qu'ils ne représentent qu'une petite majorité du groupe mobilisé pour l'élaboration de ce volume.

L'éditorial, intitulé « Ce dont il s'agit », explique une partie du projet de cette livraison particulière. Il débute par une présentation de la revue et de ses combats qui est une manière de renouer les liens interrompus avec la France occupée. Le texte cite ensuite de longs extraits de la lettre que Robert E. Sherwood avait envoyée à Max-Pol Fouchet un peu plus tôt dans l'année 1943, ce qui lie encore un peu plus ce fascicule particulier à l'effort de propagande allié. Au total, le combat que la France doit mener est le même que celui des alliés, mais en utilisant la force de ses intellectuels qui est une de ses principales armes. Ce qui frappe ici, c'est que le sommaire qui devrait en toute logique refléter cette prise de position d'une France dont la dimension intellectuelle n'a pas faibli en dépit de l'Occupation ne l'illustre pas vraiment. Comme toute anthologie, le fascicule ne comporte pas d'inédits en dehors de l'éditorial que nous avons détaillé plus haut. La première partie est composée de textes parus dans les numéros 25, 26 et 29 de la revue – à l'exception des poèmes d'Alexandre Blok parus dans le n°24, soit des textes parus antérieurement à la publication de ce mince volume.11 La deuxième partie est exclusivement composée de textes parus dans le numéro spécial sur la littérature américaine.12 C'est ce dernier point qui est problématique car il invalide le fait que ce numéro à destination des combattants clandestins en priorité soit la représentation de ce qu'a pu produire la Résistance intellectuelle française. Cela fait au contraire songer à certains des buts affichés de la dynamique d'importation de la littérature anglo-saxonne à l'œuvre à Alger depuis quelques mois déjà. C'est un peu comme s’il fallait, par l'intermédiaire de ce fascicule parachuté dans les containers d'armes qui alimentent les maquis, préparer les esprits à la présence sur le territoire de représentants d'une autre culture, reproduire, mais en les anticipant cette fois, les efforts de sensibilisation déployés par les services de propagande alliés en Afrique du Nord. Cette édition a été tirée à environ 150 000 exemplaires puis parachutée sur la France occupée en décembre 1943.

4. « Aspects de la littérature anglaise de 1918 à 1940 » (automne 1944)

Le second numéro spécial de la période est consacré à l'automne 1944 à la littérature britannique et il fait pendant au numéro américain, même si les circonstances de son élaboration et son ampleur les différencient fortement. Le projet trouve son origine à l'occasion d'un voyage que Max-Pol Fouchet entreprend en Grande-Bretagne du 13 septembre au 24 octobre 1943, soit exactement un mois après la sortie du numéro spécial consacré à la littérature américaine. Il y est invité par le British Council. Le but de ce voyage était « d'élaborer un numéro de Fontaine qui serait consacré à la littérature anglaise de 1918 à 1940, littérature insuffisamment connue en France ».

Comme dans le cas du numéro spécial sur la littérature américaine, la revue a bénéficié d'une aide importante des autorités britanniques. Dans sa préface, Max-Pol Fouchet remercie le British Council pour son assistance. Mais, en réalité, c'est l'ensemble des services de propagande britanniques qui ont été mobilisés. On ignore cependant si cette intervention a eu lieu sur demande de Max-Pol Fouchet ou bien si elle lui a été proposée. Dans une lettre à son correspondant du Political Warfare Executive à Alger, Sylvain Mangeot précise assez bien les choses :

Comme Fouchet vous l'a certainement dit, nous l'avons rencontré un certain nombre de fois quand il était ici et, mis à part le fait de réaliser une édition miniature d'extraits de Fontaine pour la France, nous allons agir comme des agents de collecte pour un numéro « anglais » de Fontaine. Mademoiselle Kathleen Raine, qui travaille dans les services éditoriaux de John McMillan a été nommée responsable de cette tâche et elle vous enverra un certain nombre de manuscrits que je vous demanderai d'être bien aimable de transmettre. Nous considérons tous que ce numéro anglais de Fontaine est une forme de propagande qui mérite tous les encouragements possibles et je pense qu'il est totalement justifié d'utiliser notre système de communication pour cet usage : autrement l'acheminement des manuscrits serait trop long et soumis à des aléas.13

Ce courrier, à l'en-tête du Département politique du Foreign Office, lui confère un caractère très officiel. Là encore, comme dans le cas du numéro américain de 1943, la décision de soutenir les efforts de la revue est prise à un niveau élevé. Les motivations des autorités britanniques telles qu'elles apparaissent dans le contenu de cette lettre sont assez analogues à celle de l'OWI. Il s'agit de mettre en valeur le mieux possible ce qu'a pu produire la Grande-Bretagne en matière de littérature. Ceci montre que la position éminente de Fontaine dans le champ des revues demeure et qu'elle constitue un excellent véhicule aux yeux des autorités britanniques.

5. Des réseaux autonomes

Les relations avec les écrivains résidant dans les pays alliés sont nettement plus simples, dans la mesure où, comme nous l'avons vu, la revue peut s'appuyer sur les réseaux de communication mis en place par les différents services de propagande, quand ces auteurs n'adressent pas directement leurs textes à Alger. Ceci n'empêche pas la revue de mettre en place son propre réseau de correspondants dans les puissances alliées. En Grande-Bretagne, ce rôle est confié à Jacques-B. Brunius à l'automne 1943. Ce dernier joue un rôle important dans les services de propagande à destination de la France libre. Né en 1906, il fut proche de Jean Renoir, René Clair et Luis Bunuel qui lui confièrent des rôles dans « L'Âge d'or » ou « Le Crime de monsieur Lange ». Durant la Drôle de Guerre, il gagne l'Angleterre afin de participer à des projets cinématographiques. À la défaite de juin 1940, il rejoint la Section française de la BBC pour laquelle il participe activement au programme « Les Français parlent aux Français ». Lié autant aux services de propagande qu'aux surréalistes, il est parfaitement indiqué pour remplir la fonction de correspondant littéraire de Fontaine en Grande-Bretagne. Son nom figure dans l'ours de la revue en tant que « correspondant général pour l'Angleterre » à partir du n°30 (novembre 1943), c'est-à-dire après le retour de Max-Pol Fouchet à Alger.

Aux États-Unis, cette tâche qui vise à rassembler des textes en vue de les transmettre directement à la revue est confiée à Jean Wahl. C'est Max-Pol Fouchet qui propose à ce dernier de s'occuper de ce travail dès septembre 1942 :

Ne pourriez-vous aussi nous tenir au courant des lettres américaines ? Si vous y trouviez de l'ennui, sans doute vous serait-il possible de nous trouver un correspondant ? Mais je me permets de vous tenir comme l'âme de Fontaine là-bas. Et vous savez combien l'on attend ici votre parole, et que Fontaine est la plus digne de la porter.14

La réponse de Jean Wahl lui parvient plus d'un an plus tard, en octobre 1943 :

Voulez-vous toujours une chronique des Lettres Américaines ? Je pourrais m'occuper de nommer un collaborateur au mois de décembre, quand j'irai à New-York.15

Le caractère particulièrement tardif de cette réponse montre bien que les délais d'acheminement du courrier, dans un sens comme dans l'autre, entre l'Afrique du Nord et les États-Unis conduisent à un recours nécessaire aux infrastructures mises en place par l'OWI. En effet, les délais de réalisation du numéro spécial n'ont pas excédé quelques semaines quand un échange de correspondance privée prend quant à lui plusieurs mois.

La revue se trouve donc dans une situation de dépendance très étroite vis-à-vis des réseaux détenus par les services alliés officiels pour ses approvisionnements en textes provenant des écrivains réfugiés dans les puissances alliées, ce qui rend la question de son autonomie éditoriale prégnante. C'est ce qui explique parfois en partie les tensions survenues entre les services d'information du CFLN, puis du Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF) et la revue.

L’année 1943 fut pour Fontaine pleine de paradoxes. Alors qu’elle se trouve dotée d’un prestige immense, de finances florissantes et en position de monopole dans l’Algérie libérée, elle n’en est pas moins fortement menacée. La rupture avec la métropole désormais complètement occupée, les jeux politiques algérois dans lesquels elle est parfois un enjeu sont autant de facteurs de fragilisation potentielle. Surtout, en dépit de la profondeur, de l’ancienneté et de la sincérité de son ouverture à la littérature étrangère, elle apparaît clairement comme un élément majeur de la politique de « soft power » déployée par les services de propagande alliés au moment même où les gaullistes cherchent à affirmer leur pouvoir et à s’affranchir de la tutelle anglo-américaine. Cette hostilité se manifestera début 1944 par le lancement de L’Arche puis de La Nef quelques mois plus tard, lesquelles sont directement inféodés à la France combattante, marquant ainsi la fin de l’apogée de la revue dirigée par Max-Pol Fouchet. Il n’en demeure pas moins que ces deux numéros spéciaux publiés en 1943 et en 1944 feront date parce qu’ils constituent pour bien des auteurs présents dans les sommaires la toute première traduction en langue française.

Notes

1 Fin 1942, environ 90 % des ventes sont réalisées en zone non occupée.

2 Le Psychological Warfare Branch (PWB), placé sous le Haut-Commandement allié, regroupe l’Office of War Information (OWI) américain et le Political Warfare Branch britannique.

3 Lieutenant-Colonel Johnstone. Lettre au Colonel Hazeltine. 12 décembre 1942. AN F41 802.

4 Yvonne Genova, « À propos du Rimbaud de C.-A. Hackett », Fontaine, n°26, mai 1943, p. 108.

5 « Documents pour servir à l'histoire de ce temps », Fontaine, n°26, mai 1943, p. 104.

6 Max-Pol Fouchet, Lettre à Jean Wahl. 10 septembre 1942. IMEC WHA 18.40.

7 Max-Pol Fouchet, « Avertissement », Fontaine, n°27-28, août 1943, p. 4.

8 Max-Pol Fouchet, Télégramme à Jean Wahl. Janvier 1943. IMEC WHA 18.40.

9 Georges Blin, Lettre à Albert Béguin. 4 octobre [1943]. Fonds Albert Béguin. Bibliothèque municipale de La Chaux de Fonds.

10 Max-Pol Fouchet, Lettre à Henri Bonnet. 15 août 1943. AN F41 823.

11  Le sommaire de la première partie est le suivant : Max-Pol Fouchet : « Une seule patrie », « La république comme volonté et comme imagination » ; Henri Hell, « Trahison et fidelité des lettres françaises » ; Fernand Auberjonois, « Première étape du long voyage » ; Philippe Soupault, « Ode à Londres bombardée » ; C.-A. Hackett, « Race et racisme » ; Yvonne Genova, « Une inoubliable leçon d'amour » ; Alexandre Blok, « Sur les champs de Koulikovo » ; Julien Green, « Au seuil des temps nouveaux ».

12  La seconde partie est composée de textes de : Jean Wahl, « Préface » ; André Gide, « Interview imaginaire » ; Denis de Rougemont, « Rhétorique américaine » ; Carl Sandburg, « L'homme aux doigts brisés » ; Frederic Prokosh, « Chant » ; Archibald MacLeish, « Les Morts d'Espagne » ; Langston Hughes, « Nostalgie blues » ; William Carlos Williams, « Dialogue sur la formation de Québec ».

13 Sylvain Mangeot, Lettre au Major Hamilton. 30 octobre 1943. IMEC FNT 3.1.

14 Max-Pol Fouchet, Lettre à Jean Wahl. 10 septembre 1942. IMEC WHL 18.40.

15 Jean Wahl, Lettre à Max-Pol Fouchet. 3 octobre 1943. IMEC FNT 7.51.

To cite this article

Electronic reference

François Vignale, « La revue Fontaine et ses réseaux en 1943 », Atlantide [Online], 8 | 2018, uploaded on 01 December 2018, accessed on 09 October 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=1117

Author

François Vignale

Conservateur en chef des Bibliothèques à l’Université du Maine (Le Mans) et Docteur en histoire. Parmi ses principales publications : La revue Fontaine : poésie, Résistance, engagement (Alger 1938 – Paris 1947), Presses Universitaires de Rennes. Version remaniée de la thèse soutenue en 2010 (directeur de thèse : Jean-Yves Mollier), 2012 ; « Fontaine, le surréalisme et les surréalistes : de l’hostilité au refuge (1939-1947). » Mélusine, n°31, 2011, p. 75-88 ; « Unir les poètes : Louis Aragon et les revues littéraires (1940-1942) » in Recherches croisées Aragon-Triolet. Actes de la journée d’étude « Louis Aragon et les Lettres françaises » tenue à Saint-Arnoult-en-Yvelines le 10 juin 2011. RCAET, 14 ; « « Et vous Vercors, inconnu et déjà célèbre … » Diffusion du Silence de la mer pendant l’Occupation et construction d’un auteur mythique » in Raison publique. Actes de la journée d’étude « Le sujet politique : (dé)construction et représentations (XIXe-XXIe siècle) » tenue à l’Université du Maine le 27 janvier 2012. Raison Publique, [en ligne], http://www.raison-publique.fr

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