Les attitudes et les réactions des Coréens devant une catastrophe (qu’elle soit naturelle ou non) ont évolué. Le terme catastrophe englobe ici tout ce qui relève de l’inondation, de la sécheresse, du tremblement de terre, de la tempête, etc., mais également des conséquences qui y sont directement liées, telles que la famine, les épidémies, les soulèvements de peuple, les guerres, la mort d’une grande partie d’un peuple. Une présentation de l’évolution des mentalités passera, dans un premier temps par un rappel de la perception traditionnelle que les Coréens ont de la catastrophe, notamment à travers une vision confucianiste du monde qui a dominé la période de la Dynastie Joseon (1392-1910, 조선, 朝鮮) ; ce qui permettra de faire état des mesures administratives prises à la suite de chaque catastrophe. Pour illustrer cette vision, nous nous servirons des documents dont certains sont classés parmi les archives historiques, dans lesquels nous pourrons voir qu’à l’époque, le roi devait assumer la responsabilité de l’immense désordre créé par la catastrophe et faire son mea-culpa devant la déité, c’est-à-dire la nature-mère. Dans un second temps, seront évoqués les changements survenus dans cette mentalité, dans la Corée d’aujourd’hui, modernisée, à travers un exemple concret, l’affaire du ferry appelé ‘Sewol ‘ qui a eu lieu en 2014.
1. La vision traditionnelle des coréens sur la mort
Pour aborder la vision coréenne de la catastrophe, il semble nécessaire de commencer par celle de la mort, puisque la catastrophe et la mort sont fortement liées, comme la cause et l’effet, dans l’imaginaire humain. La mort est, pour tous les hommes, un événement inévitable, affreux et difficile à accepter. Dans le Christianisme, cette mortalité humaine s’explique par le résultat d’un comportement inapproprié de l’homme. Il s’agit d’une punition divine en réponse au comportement humain. Mais dans la tradition coréenne, le sens de la mort est différent. Habituellement en Corée, Yi-Seung (이승) et Cheo-Seung (저승) sont les deux expressions qui désignent respectivement le monde du vivant et celui de la mort.1 Yi signifie ‘ici’ et Cheo ‘là-bas’ tout simplement et ces deux expressions ne comportent aucun sens de valeur sur le monde qu’elles désignent respectivement. Le mot Cheo-seung ne sous-entend pas le paradis ou l’enfer. Seng signifiant ‘vivre’, nous pourrions en déduire que dans l’imaginaire des Coréens, la mort de quelqu’un n’est qu’un événement qui change l’endroit où il vit. Après la mort, on vit toujours dans l’espace de là-bas exactement comme on vit ici.
Voici la légende de la Princesse Bari, très connue dans le chamanisme coréen. On peut y entrevoir l’image que les Coréens ont projetée sur le monde des morts.
Née comme la septième fille du roi, la princesse Bari est laissée dans un endroit éloigné pour la raison qu'elle n'est pas un fils. Heureusement, elle est sauvée et élevée par un couple âgé qui n'a pas d'enfants. Après plus d'une décennie, les parents de Bari sont atteints d'une maladie incurable et ils découvrent que le médicament pour guérir la maladie se trouve à Cheo-Seung, pays des morts. Les six autres filles et tous les militaires refusent d'y aller tandis que la princesse Bari, qui a appris cette nouvelle, se rend volontairement au pays des morts pour acquérir des médicaments. Après avoir subi beaucoup de difficultés sur le chemin, elle arrive au pays des morts. Mais, pour gagner la confiance de l’homme qui garde le médicament, elle doit donner neuf ans de travail, l’épouser et donner naissance à un enfant. Ayant obtenu finalement le médicament, la princesse Bari retourne aux pays des vivants, Yi-Seung, pour sauver la vie de ses parents. Après cette aventure, elle devient une déesse qui accompagne les morts sur le chemin allant aux pays des morts.2
Dans le chamanisme coréen, la princesse Bari est un être légendaire qui console et accompagne les morts dans leur voyage vers le pays des morts. Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est l’état de ‘vivant’ dans lequel la princesse Bari effectue ce voyage dans le pays des morts. Elle y travaille, se marie avec le gardien du médicament et donne même naissance à un enfant comme si elle vivait dans le pays des vivants. Le pays des morts, même s’il n’est donc pas accessible facilement, n’est pourtant pas un monde très différent de celui où l’on vit, et par-dessus tout, les deux mondes ne se trouvent pas dans une relation verticale. Dans beaucoup de légendes coréennes, le pays des morts ne se situe pas sous la terre ou au-dessus de nos têtes. Il est décrit comme se trouvant très loin horizontalement (Rhi Bou-Yong, 2012, p. 390).
Selon la tradition coréenne, la personne morte revient souvent rendre visite à sa famille, surtout le jour de l’anniversaire de sa mort. À cette occasion, la famille organise une cérémonie qui lui voue un culte. Il ne s’agit pas de commémoration mais de convocation. L’organisateur du culte ne ferme pas la porte pendant la cérémonie et à un moment précis, tout le monde tourne le dos à la table des offrandes pour que le visiteur/mort puisse prendre le repas qui lui est destiné à l’abri du regard des vivants. Dans ce sens, il semble que la personne morte ne soit pas un membre ‘disparu’, mais un membre ‘invisible’ de la famille (Kim Yeol-Gyu, 2001, p. 17).
2. L’absence d’une vision de fin du monde
La perception géographique selon laquelle le pays des vivants et celui des morts se trouvent hiérarchiquement sur le même niveau et sont mitoyens, a sans doute un impact important sur la perception du temps et de l’histoire par les Coréens. Les temps de vie et de mort y sont inséparables et se succèdent sans cesse à l’horizon. Dans des religions telles que le bouddhisme, le confucianisme et le chamanisme, qui ont influencé et qui régissent, encore de nos jours, la pensée et la société coréennes, le monde n’a pas de commencement et ne se dirige pas vers une fin prédite par un Dieu. Le temps n’a pas de caractère éphémère mais on se trouve sur un point du processus du retour éternel et de la perfection continue. Le temps est sans interruption comme une spirale.
Cependant il serait faux de dire qu’il n’existe aucune notion de fin du monde au sein de la culture coréenne. En effet, durant le XVIIIe siècle où le système féodal de la société coréenne a subi une grande crise, une nouvelle religion appelée ‘Dong-Hak’ (동학, 東學) a gagné du terrain auprès du peuple, en prédisant l’arrivée imminente d’une nouvelle ère. Cette dernière n’a toutefois rien à voir avec la fin du monde mais plutôt avec le changement radical de la société, c’est-à-dire l’amélioration de l’état actuel ou bien le rétablissement de l’ordre social (Jeon Seok Hwan, 2014). En ce qui concerne la vision de la fin du monde à la coréenne, nous pourrions également citer un récit largement répandu dans toute la Corée. Ce récit nous raconte une histoire proche de celle de Noé mais possède une tout autre envergure.
Dans un village de province, vivait un homme riche, avare et méchant. Un jour, un moine bouddhiste arriva à sa porte et sollicita un don de riz. Mais ce méchant lui donna une bouse de vache en lieu et place du riz. Assistant à ce comportement médiocre, la belle-fille de cet homme riche appela le moine discrètement pour lui donner ensuite un sac de riz. Alors le moine lui dit qu’il y aurait une grande pluie bientôt et lui conseilla de quitter la maison sans attendre et d’aller à la montagne sans regarder en arrière quoi qu’il arrive. La jeune femme se dirigea précipitamment vers la montagne avec son enfant sur le dos. Sur le flan de la montagne, elle entendit un immense bruit derrière elle. Oubliant la préconisation du moine, elle se retourna et découvrit que sa maison avait disparu et qu’un profond étang avait été créé à sa place. Elle se transforma subitement en rocher avec son enfant.3
Ce récit est si populaire en Corée que l’on peut le retrouver dans plus d’une centaine de régions sous des variantes plus ou moins importantes. Dans ces régions, restent toujours un rocher et un étang témoignant de la leçon de l’histoire. La catastrophe naturelle n’y est pas d’ordre total mais local. Comme dans l’histoire de Noé, la destruction est provoquée par la faute de l’homme et exécutée par l’eau mais il ne s’agit pas de la fin du monde mais de celle d’une partie d’un monde. Cette histoire s’interprète alors comme un avertissement aux survivants, membres de la communauté locale, comme une demande de correction de leurs comportements ou de rétablissement de l’ordre normal.
3. La perception de la catastrophe naturelle
En Corée, le désordre naturel a été interprété non pas en fonction d’un Dieu, mais en fonction de l’organisation de la société. Tout phénomène inhabituel observé dans le ciel était considéré comme le signal d’un grand bouleversement terrestre. Dans la zone géoculturelle où était utilisé le caractère chinois, l’immense catastrophe naturelle est appelée Cheon-Jae-Ji-Byun (천재지변, 天災地變), ce qui signifie « la catastrophe dans le ciel et le changement brutal sur la terre. » En Corée surtout, on trouve très souvent des histoires où les phénomènes étranges de la nature entraînent une confusion sociale, comme le démontre le texte suivant.
En l’an 1 de Daeryuk, la terre de l’est de Kang-Ju s’est creusée pour ensuite devenir un étang d’une longueur de 4 mètres et d’une largeur de 2 mètres 80. Soudain cinq ou six carpes sont apparues et ne cessaient de grandir. L’étang s’élargissait également. L’année suivante (l’an 767), une comète est tombée dans le sud de cette terre. La tête était grande comme un pot (taille de cuve à vin en bois), la longueur de la queue de cette comète atteignait 1 mètre. La couleur était celle du feu, le tonnerre a grondé dans le ciel et sur la terre. La même année, tous les grains de la rizière Kimpo sont tombés à terre. En juillet, trois étoiles sont tombées du ciel dans le jardin du Palais du Nord et se sont enfoncées dans la terre. Deux tiges de lotus ont été retrouvées dans les toilettes nord du palais, puis une autre tige dans le champ du Temple Bongsung. Un tigre a pénétré dans le palais et personne n’a réussi à l’attraper. Sur le poirier chez le seigneur Daegong, des milliers de moineaux se sont regroupés. L’ancien livre de tactique militaire AnGuk affirmant que « des affaires étranges, naissent les émeutes », le roi a accordé une rémission aux prisonniers et s’est accordé une réflexion avec sagesse. Le 3 juillet, le seigneur Daegong s’est insurgé contre le roi. Le roi et les 98 seigneurs des cinq régions se sont affrontés et la grande guerre a éclaté. (Sam-Gouk-Yu-Sa, livre du Roi Heygong)
Ce récit est extrait d’un livre intitulé Sam-Gouk-Yu-Sa4, qui présente l’histoire de la Corée de l’Antiquité (du XXIIIe siècle environ avant J.-C.) au IXe siècle de notre ère. Ce livre comporterait autant d’éléments légendaires ou mythiques que de faits historiques avérés. Toujours est-il que ce récit est l’histoire d’une insurrection au VIIIe siècle dans le Royaume Silla. Ce qui est intéressant, au-delà de l’affaire même, c’est la longueur de la description des phénomènes anormaux précédant la révolte. Plus de 80 % de l’histoire est consacrée à l’apparition d’une comète, au mouvement de la terre, au changement climatique, à des comportements étranges des animaux, etc. Cette longue description suivie de l’affirmation considérant que « des affaires étranges, naissent les émeutes » témoigne de l’idée selon laquelle les anomalies survenant dans la nature sont étroitement liées à l’incident social. Ils en sont les prémices.
Pour cette raison, les rois de la Corée (et les rois de l’Extrême-Orient en général) observaient attentivement les changements du ciel, les mouvements des étoiles et les cycles de la nature. Dans les livres d’histoire de l’Asie, on trouve un grand nombre de notes sur l’observation quotidienne du ciel. Les phénomènes astrologiques ont été appelés en Asie « le dessin du ciel » et ce dessin se situe en général en premières pages des livres d’histoire.
4. La réaction face à la catastrophe naturelle
En Corée, les catastrophes naturelles ont souvent été associées à des signes révélant le déséquilibre du monde et, en conséquence, interprétées comme l’exigence du rétablissement de l’ordre. Il faut par ailleurs rappeler que la mentalité des Coréens de la Dynastie Joseon était fortement imprégnée de confucianisme. Il en résultait que l’être humain était considéré comme une partie de la nature. De fait, la catastrophe naturelle suscitait pour eux une réelle réflexion et un profond retour sur soi-même. Les mesures contre la catastrophe ont été de deux ordres : le mea culpa des dirigeants de la société (incluant le roi) et la restitution de la communauté à travers un système de secours.
Grâce au soutien du ciel, de la terre et de mes ancêtres, moi, homme modeste, j’ai hérité de ce pays. Du matin au soir, avec prudence et avec soin, j’ai essayé de gouverner en paix. Mais en raison de mon manque de vertu et de mon incapacité à arranger les affaires nationales, mon peuple n’a pas pu bénéficier de la paix. Les affaires humaines provoquent les changements du ciel. Lorsqu’une catastrophe naturelle frappait, un roi retournait systématiquement aux affaires humaines et essayait de faire de la politique sainement. Ce geste signifie la réflexion sur soi-même et la confession au ciel, c’est-à-dire son mea culpa devant la nature-mère.
Ces jours-ci, le ciel change, et des phénomènes étranges ont eu lieu à plusieurs reprises. C’est à cause de mon manque de vertu. Je corrigerai mes fautes et montrerai davantage de pitié pour mon peuple afin de mieux répondre à l’appel du ciel. (Livre du roi Jeong-Jong, le 8 août 1399)
Ce récit, extrait du Joseon Wanjo Sillok5, livre du Roi Jeong-Jong, deuxième de la Dynastie Joseon, est une confession d’un roi, donnée lors d’une réunion ministérielle qui se déroula suite à un tremblement de terre. On peut y déceler deux idées de base sur la catastrophe : 1) les phénomènes anormaux de la nature trouvent leur origine dans la faute commise par des êtres humains ; 2) C’est le roi qui est, avant tout le monde, chargé de confesser sa propre faute et son manque de vertu. De ce point de vue, résister ou faire face à la catastrophe n’est possible qu’en modifiant les erreurs comportementales de l’homme, ce qui explique la réflexion et le retour sur soi-même des Coréens de Joseon face aux immenses catastrophes.
Dans le livre du roi Hyun-Jong (le 12 octobre 1664) du même Joseon wangjo sillok, nous pouvons lire le même type de récit. Suite à l’apparition d’une comète dans le ciel, le roi se replie, confesse sa faute et demande à ses sujets de le conseiller et de l’aider. Il évite l’alcool et s’abstient de prendre un repas gras. Alors trois ministres démissionnent pour suivre l’exemple d’abstinence du roi, mais dans des proportions plus larges. La faible connaissance scientifique de l’époque pourrait expliquer ce type de comportements. Pourtant l’astrologie et la science avaient largement été développées dans les pays de l’Extrême-Orient pour décrire les phénomènes naturels. D’un autre point de vue, la réaction des Coréens illustre bien un système très efficace de rétablissement/de réorganisation suite à une catastrophe. Puisqu’il est toujours difficile, dans le passé ainsi qu’aujourd’hui, de prévenir une catastrophe naturelle, les mesures qui suivent une catastrophe prennent alors une importance beaucoup plus grande. Il est très important d’activer, tout de suite un système pour la restauration de l’ordre social. Sans perdre de temps, la Dynastie Joseon a imputé directement la catastrophe à la faute du dirigeant dans sa manière de gouverner, afin de prendre des mesures immédiates visant à rétablir la stabilité et l’équilibre dans la société.
En ce qui concerne les mesures de secours après la catastrophe, il serait intéressant de citer une autre expression coréenne relative à l’idée de catastrophe. Le peuple coréen a désigné la catastrophe par l’expression Nan-ri (난리, 亂離) qui signifie « désordre et séparation ». L’expression Cheon-Jae-Ji-Byun (천재지변, 天災地變) citée précédemment montre la perception de la catastrophe par les classes dirigeantes, à défaut par les intellectuels, qui implique une réflexion sur la correspondance entre la terre et le ciel. En revanche, l’expression Nan-ri, plus populaire et plus concrète, fait référence à la catastrophe réellement vécue par le peuple, et connote la misère et la souffrance réelles qui s’ensuivent. Dans l’expression Nan-ri, la catastrophe correspond davantage à la séparation des membres d’une famille ou d’une communauté. Pour le peuple, essentiellement issu de classes sociales inférieures, la catastrophe ne faisait pas l’objet d’une réflexion ou ne donnait pas lieu à une observation spécifique, mais était simplement considérée comme la destruction de la paix quotidienne.
Ceux qui ont échappé à la mort, eux aussi, souffrent de la famine et de la maladie. Nous n’avons plus de moyens de les sauver. Le père et le fils, l’aîné et le cadet de la famille se séparent encore vivants ou à cause de la mort. Les pleurs, les lamentations et les cris ne cessent de se faire entendre. Mon cœur est déchiré, mes yeux ne supportent plus ces scènes de tragédie. L’harmonie du monde étant rompue, la catastrophe survient. Je ne peux cacher mes inquiétudes pour la sécurité du peuple. (Livre du roi Injo, an 23, le 10 avril 1645)
Ce récit, daté du 10 avril 1645, est extrait du rapport d’un officier du nord de Joseon appelé Jeong Yu Seong, à propos de la sècheresse et d’une épidémie dont le peuple a souffert. Ce récit attribue, ici aussi, le désordre du monde à la cause de la catastrophe. Nous pouvons constater également que cet officier s’inquiète surtout de la séparation des membres d’une même famille. Traditionnellement, pour les Coréens, la catastrophe était vécue avant tout comme le démantèlement de la communauté. C’est de ce point de vue que provenait la nécessité de mettre en avant le rétablissement de la communauté familiale, régionale et nationale. La récupération matérielle semblait secondaire par rapport à ce rétablissement de l’ordre moral.
Lorsqu’un désordre naturel avait lieu, le roi célébrait un rite spécifique en signe de confession et de réflexion sur son manque de vertu. En réaction à ce rite et à la catastrophe, les hauts fonctionnaires démissionnaient pour montrer qu’ils n’avaient pas agi avec assez d’ardeur en faveur du règne du roi ; et ce, même s’ils n’avaient pas de responsabilité directe. Le rite, en tant que tel, n’est pas une coutume spécifique à la Corée. Mais le rite de Joseon était très fortement imprégné de confucianisme et reflétait l’imaginaire des Coréens sur la catastrophe. Selon la philosophie confucianiste, un roi assume la responsabilité de gouverner un pays avec vertu. La vocation la plus importante d’un roi était In (인, 仁) et Deok (덕, 德), mots de caractère noble, qui peuvent être traduits de la manière suivante : « l’amour pour les êtres, le contrôle de soi-même », soit « la perfection dans la personnalité ». La réflexion et la confession d’un roi suite à une catastrophe prennent tout leur sens de ce point de vue.
Dans la société confucianiste, effectuer un rite en réponse à la catastrophe n’était pas autorisé pour les civils : la pratique était monopolisée par le roi qui incarnait l’État. Rappelons qu’il n’existe pas de moine ou de prêtre confucianiste, d’où le fait que seul le haut dirigeant est incarné par le roi. Le chef de l’État exerce la fonction de maître du rite contrant la catastrophe. Le rite appelle, au lieu du pouvoir providentiel divin, l’autorité sociale du roi pour faire face à la force dévastatrice de la nature (Lee Wook, 2009, p. 24).
La théorie confucianiste de la catastrophe a pour objectif d’expliquer le message de l’événement catastrophique au roi qui, lui, ne subit pas (encore) de dégâts concrets. Cette explication avertit que la catastrophe est provoquée par la faute du roi et que s’il ne propose pas des mesures appropriées, un malheur le frappera directement, cette fois (Lee Wook, 2009, p. 78). Nous avons évoqué que la vocation d’un roi en pays confucianiste était d’atteindre une personnalité parfaite. Cette dernière peut être rendue possible ou même renforcée par une attitude appropriée qui passe par un retour sur soi-même.
5. Les mesures sociales contre le désastre
Une autre mesure contre la catastrophe consistait en l’aménagement de la politique de secours. Nous pouvons y voir également l’importance de l’idée communautaire des Coréens de Joseon pour surmonter une catastrophe. Pays de l’agriculture, la Corée de la période Joseon a connu régulièrement des famines. Se basant sur l’étude de nombreuses archives, le chercheur coréen Kim Deok-Jin estime qu’une famine survenait tous les 3,3 ans (Kim Deok-Jin, 2008, p. 35).
Pour lutter contre la fréquence de la famine, le système social et institutionnel est alors aménagé de manière centralisée : en région, les nobles contribuent à la création d’un entrepôt de commune permettant de faire des réserves de nourriture (Kim Deok-Jin, 2008, p. 41). Dans la capitale, deux institutions sont créées dès le début de la dynastie et un responsable dédié à la lutte contre la famine est envoyé par le gouvernement central en région. À partir de 1511, une autre institution de lutte contre la famine devient permanente : elle porte le nom de Jin-Hyul-Cheong, possède son propre budget et a pour rôle de contrôler la famine (Won Jae-Young, 2015, p. 135). Ont même été publiés des ouvrages présentant les produits agricoles anti-famine. Les mesures contre la famine sont avant tout confiées au chef de la commune qui doit diriger le déroulement des opérations anti-famine et rédiger un rapport régulièrement. Le gouvernement central envoie ses inspecteurs pour s’assurer que le chef de la commune effectue son travail de secours correctement.
En 1670 et 1671, Joseon connut l’une des plus grandes famines de son histoire. Tandis que les chiffres officiels parlent d’environ 100 000 morts causées par la faim, et ce sans compter les morts liées aux diverses épidémies qui ravagèrent la péninsule dans le même temps (Kim Deok-Jin, 2008, p. 190), certaines archives citent un million de morts au total ; le roi de Joseon célébra un rite dédié à la pluie à huit reprises, accorda des rémissions de prisonniers (pour dissiper la rancune des vivants) et organisa des cérémonies pour les morts (pour dissiper, cette fois, la rancune des morts). Le roi Hyun-Jong fit arrêter les travaux de construction du palais de la famille royale sur les conseils des sujets (qui pensaient que le roi devait s’incliner face à la catastrophe naturelle) et suite aux critiques jugeant ces travaux inopportuns (Kim Deok-Jin, 2008, p. 64). Pour ce faire, l’un de ses sujets rédigea un ouvrage intitulé L’Histoire des étranges étoiles et le dédia au roi. Il s’agissait d’un recueil de phénomènes astronomiques étranges que le roi pouvait consulter et utiliser pour mener sa réflexion. Un autre savant, Yi Ok, rédigea et remit au roi un ouvrage présentant les comportements des rois précédents face à des catastrophes (Livre de Hyun-Jong).
La catastrophe a donc duré deux ans, mais n’a engendré ni chasse aux sorcières, ni rituel de désignations de boucs-émissaires (Kim Deok-Jin, 2008, p. 149), puisque les Coréens de la période Joseon, et notamment leurs dirigeants sociaux, attribuaient les catastrophes à leur propre faute, au lieu de chercher une explication hors de leur portée. La confession et la demande de pardon du roi (par les rites effectués) symbolisent parfaitement cet esprit. Il faut dire que le XVIIe siècle a été une période tumultueuse en Extrême Orient. Entre 1592 et 1598, la Chine de la Dynastie Ming, Joseon et le Japon dirigé par Toyotomi Hideyoshi (1537-1598) se firent la guerre sur le territoire de Joseon, ce qui a abouti à l’effondrement de la Dynastie Ming (auquel la dynastie Qing a succédé) et au déclin de Toyotomi au profit de la période de Edo. Mais ce ne fut pas le cas pour Joseon. Joseon a survécu également, par deux fois, à l’invasion de la Dynastie Qing (1627, 1636) et ce, même jusqu’en 1910. Selon Chung Hyung-Ji une telle résistance à la guerre comme aux catastrophes est due à un idéal correspondant à un roi à la personnalité parfaite et à la constitution d’une communauté forte autour de ce chef d’état (Chung Hyung-Ji, 2003, p. 232).
6. L’affaire Sewol ou l’incapacité de l’état
En 1948, après la période de colonisation par le Japon, la Corée choisit le régime de la république. Si le roi n’existe plus, le désastre menace toujours le quotidien des Coréens et c’est l’État qui doit désormais en assurer le contrôle. Mais rien ne fonctionne plus comme avant, et la réaction des Coréens change en conséquence. Afin de mettre en lumière cette évolution des mentalités face aux catastrophes, il convient d’évoquer un drame qui a eu lieu au large des côtes ouest de la Corée en avril 2014. Il s’agit d’un accident maritime qui a coûté la vie à 304 personnes. Mais cet accident devient vite une affaire nationale révélant l’incapacité de l’État à assumer ses fonctions de ‘sécurité’ face à une catastrophe. C’est cette incapacité qui est accusée directement par le peuple. Cette affaire symbolise le changement profond des réactions des Coréens vis-à-vis d’une catastrophe.
Un ferry appelé Sewol, fait naufrage vers 8h30 du matin le 16 avril 2014 dans la Mer Jaune (mer située à l’ouest de la péninsule coréenne) avec 476 personnes à bord dont une grande majorité de lycéens en voyage scolaire. Le bateau commence à couler après le naufrage, mais la moitié du bateau se maintient à la surface de la mer pendant deux heures avant de disparaître complètement sous l’eau après deux jours. Les garde-côtes ont reçu l’appel au secours dès le début de l’accident à 9 heures. Une dizaine de navires et deux hélicoptères sont arrivés sur les lieux en moins d’une heure après l’alerte. Le navire étant couché sur son flanc, des passagers auraient eu du mal à sortir du bateau, comme le rappelle l’article du journal français L’Express (22 avril 2014) :
Alors que des navires ont répondu à l'appel des autorités maritimes et sont en cours d'approche du Sewol, l'un d'entre eux assure que « si des passagers peuvent être évacués, nous les secourrons. » Mais à bord du Sewol, c'est l'indécision qui semble régner. (…) Alors que le Sewol assure que son équipage ne peut pas bouger, compte tenu de l'inclinaison dangereuse du navire. L'équipage a bien tenté d'accéder aux canots de sauvetage mais "le navire penchait trop", a expliqué par la suite un des marins rescapés. Un seul des 46 canots avait été lancé à la mer. Les garde-côtes sont pris à partie, de hauts responsables politiques, dont le Premier ministre, ont été hués et bousculés et les sauveteurs critiqués pour la lenteur des opérations.
L’équipage du bateau a continué à demander aux passagers de rester sur place, de ne pas bouger. Pourtant ce sont les membres de l’équipage, y compris le capitaine, qui ont été les premiers à quitter le navire pour sauter dans la mer avant d’être secourus. Les garde-côtes n’ont presque rien tenté pour sauver les passagers bloqués dans le bateau. La présidente de la République de Corée ne semblait pas être au courant de la situation et n’a émis aucune réaction pendant des heures. Finalement, le bilan a été lourd : parmi les 476 personnes à bord, 9 ont disparu, 295 ont trouvé la mort dont 175 lycéens. Pendant deux jours, tous les Sud-Coréens ont assisté via le direct télévisé à ces scènes d’opération de sauvetage, traduisant l’incompétence et l’irresponsabilité des garde-côtes, du gouvernement et enfin, des adultes, face à la mort massive des adolescents. Au départ, il s’agissait d’un accident. Mais en révélant un réel dysfonctionnement dans la gestion de la sécurité publique, cet accident devient vite une affaire nationale qui dévoile divers problèmes de la société coréenne. Les Coréens prennent conscience du visage honteux de leur système et perdent leur fierté envers leur pays. L’affaire Sewol se transforme en une catastrophe mentale.
7. Un changement de mentalité des coréens
Selon le critique de cinéma Song Hyung Gouk, « Tous les coréens ont changé après le 16 avril 2014. Si la crise économique asiatique de 1998 a changé complètement la base matérielle des Coréens, l’affaire Sewol a bouleversé leurs états d’âme. Certains ont perdu tout espoir pour cette société, d’autres pensent qu’il n’est même plus possible d’accuser autrui tellement on se sent coupable et d’autres encore ont montré leur mauvaise foi. » (Song Hyung Gouk, 2016, p. 68)
Après le naufrage, tout le pays était en deuil. La société coréenne était complètement traumatisée et en proie à une apathie collective. Le peuple ne se divertissait plus : on ne sortait pas, les événements et fêtes avaient été annulés, on ne buvait plus, on ne chantait plus à tel point que la consommation des ménages chuta de 0,3 % au deuxième trimestre de 2014 selon la Banque de Corée. Un policier qui avait accompagné les familles de victime s’était donné la mort en disant qu’il était douloureux d’assister à ces scènes. Le proviseur-adjoint du lycée en question s’était suicidé lui-aussi, geste qui fut attribué à un sentiment de culpabilité suite à son dernier message. Les élèves survivants pleurèrent devant les caméras en s’excusant auprès des parents des victimes d’avoir été sauvés à leur place (Park Jung-A, 2015, p. 65-66). Tout le monde s’est senti coupable de n’avoir rien pu faire, de n’avoir pas sauvé ces jeunes. En Corée, il existe des milliers d’instituts privés d’enseignement qui proposent aux enfants des cours notamment de dessin, de musique, de mathématiques. Après le 16 avril, presque tous les instituts privés de Beaux-Arts ont proposé des séances d’art thérapeutique. Les enfants, bien sûr, mais également les enseignants, les adultes avaient besoin de ce genre d’initiatives pour sortir de ce traumatisme. Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit de mesures prises de grande envergure par le secteur privé pendant que l’État, la présidente et les responsables de la sécurité publique n’ont songé qu’à nier leur responsabilité. Il était difficile de trouver auprès des dirigeants du pays une attitude similaire à celles de certains dirigeants de la Dynastie Joseon. Face à la critique sur l’incapacité du gouvernement à gérer la sécurité et donc, dans ce cas, les secours, le porte-parole de la Maison bleue (Palais présidentiel) a même prétendu que cette dernière ne remplissait plus le rôle de « tour de contrôle » lorsqu’une situation de désastre éclatait. Le psychologue Park Jung-A indique que l’affaire Sewol a révélé divers traumatismes latents chez les Coréens : celui de victime non protégée par l’État, celui de la confrontation de la gauche et de la droite et celui de l’incompétence politique d’un leader absent (Park Jung-A, 2015, p. 62).
En ce qui concerne l’impact de l’affaire Sewol sur la mentalité des Coréens, deux éléments pourraient être relevés : d’abord, dans la manière de penser des Coréens, la réaction au désastre est liée seulement à la responsabilité de l’individu. Chacun doit trouver son propre moyen pour se sauver. Depuis l’affaire Sewol, s’est répandue et généralisée l’idée que chacun doit se munir de ses propres moyens de survie et ne plus compter sur l’État. En effet, le 12 septembre 2016, lorsqu’un séisme de magnitude 5,8 a frappé le sud de la péninsule, (toutefois sans dégât personnel), la presse a fait ressortir une nouvelle tendance sociale : la vente des équipements de secours individuels (casque, corde, lanterne, etc.) a fortement augmenté. On peut désormais trouver facilement un kit de secours qui contient tout ce matériel et de la nourriture d’urgence. Il existe même un kit de secours plus léger destiné aux enfants, pour qu’ils puissent le porter dans la durée.
Certes les exemples de ces événements dramatiques, du fait qu’ils sont très récents, ne permettent pas encore d’analyser des écrits historiques/littéraires et d’y constater un changement de l’imaginaire coréen. Toutefois ils permettent déjà de constater un changement dans la réaction du peuple : auparavant, surtout à l’époque de la Dynastie Joseon, le gouvernement se désignait comme responsable direct et tentait de corriger sa propre organisation. Désormais, on assiste aux changements de mentalité chez le peuple : avant, le peuple se lamentait sur le déséquilibre occasionné, mais ne se rebellait pas (ou du moins, ne remettait pas en question la pertinence du gouvernement). Désormais, non seulement le gouvernement ne se remet pas en question, mais en plus le peuple remet en cause ce gouvernement. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé en Corée deux ans après le drame de Sewol : la descente en masse des Coréens dans la rue afin de protester contre le gouvernement en place6.
Si, par le passé, il était demandé aux enfants de bien écouter les maîtres et d’obéir à la direction des adultes, désormais il leur est demandé de ne pas écouter aveuglement la direction des adultes ou de leurs supérieurs (professeurs, surveillants, accompagnateurs), de réfléchir et décider par eux-mêmes, d’être, en somme, le seul responsable de sa propre sécurité ; ce qui reflète bien le changement dans les valeurs morales des Coréens.
8. Naissance du citoyen ?
Parallèlement, cette absence de leader fait naître dans l’esprit une nouvelle forme de communauté basée sur la sympathie : ce ne sont pas moins de 482 000 personnes, des gens ordinaires qui n’étaient ni des proches ni des amis des victimes qui se sont rendues au funérarium pour se recueillir pendant vingt jours après le drame de Sewol. Le changement, c’est qu’au lieu d’exprimer leur colère, ils présentaient plutôt leurs excuses de n’avoir rien fait pour les sauver, même si ce n’est pas eux en réalité qui étaient chargés de leur secours. Park Jung-A estime que ces personnes pensaient que cette affaire était la leur et qu’ils se sentaient coupable au lieu de se positionner comme un tiers qui propose de consoler et de compatir (Park Jung-A, 2015, p. 68). Dans ce contexte, certains parlent de ‘Naissance du citoyen’ dans la société coréenne. La tristesse dépasse le cadre strict de l’individu et invite le peuple à réfléchir sur la société dans laquelle il vit. Le peuple a pris conscience que le développement économique de la Corée n’était possible que via le sacrifice de certains individus et qu’il avait toujours eu, à portée, des appels au secours émanant de son entourage (Yu Hae-Jeong, 2015). En 2015, l’Institut National de Langue Coréenne a reconnu l’expression ‘Génération Sewol’ comme une des nouvelles expressions de l’année. Ce mot désigne la jeune génération, comme les élèves-victimes de Sewol, qui montre plus de méfiance envers la société, plus de volonté d’action pour un changement social et qui ressent finalement davantage la nécessité de coopération entre les individus composant le peuple.
Il s’agit d’un accident de naufrage d’un navire, mais en même temps, il s’agit d’une affaire où l’État a été dans l’incapacité de secourir son peuple. (…) Quand l’État a abandonné son devoir de protéger son peuple, quel type de sanction pourrait être donné à l’État ? (…). Il faut ouvrir les yeux quoi que cela soit trop douloureux et pénible, puisque nous avons des enfants qui ne pourront jamais les fermer.
Écrivain reconnu en Corée, Park Min-Kyu demande au lecteur de ne pas fermer les yeux pour que les enfants victimes du naufrage du Sewol puissent fermer les leurs en paix (Park Min-Kyu, 2014). Ce sentiment de solidarité permettra-t-il de retrouver un esprit de citoyenneté en l’absence de pouvoirs publics directifs ? Est-ce que ce nouveau phénomène permettra aux Coréens de rétablir le sens de l’esprit communautaire qu’ils ont connu dans le passé, comme c’était le cas lors de la Dynastie Joseon, avant de le perdre sous la pression d’un développement économique trop rapide ?
9. En guise de conclusion
Pendant l’été 2016, un film coréen ayant pour thème la catastrophe a connu un grand succès avec plus de 7 millions d’entrées. Le film intitulé « Tunnel » montre la lutte désespérée d’un homme bloqué seul sous les décombres d’un tunnel qui s’est effondré. Le critique de cinéma Song H. G. analyse l’attitude du personnage principal face au désastre comme un symbole du nouvel état d’esprit des Coréens depuis l’affaire Sewol. Il s’agit de « ne pas parler de l’espoir qui n’existe plus, de connaitre les conditions objectives de sa situation et de faire le nécessaire par soi-même » (Song Hyung Gouk, 2016, p. 71). Nous pourrions interpréter ces trois attitudes comme une consigne réaliste adressée aux Coréens ayant perdu leur confiance dans le système publique de sécurité/protection.
En Corée, la morale confucianiste est toujours dominante dans presque tous les domaines de la société. L’habitude ne s’efface pas si facilement. Mais on ne croit plus au bon cœur et à la vertu du roi ou du chef d’État. Depuis le 16 avril 2014, les Coréens ont enfin pris conscience qu’ils ne pouvaient rien attendre de l’État en situation d’urgence. Depuis l’expérience tragique du Sewol, les Coréens semblent avoir commencé à se rendre compte de la condition réelle de leur existence. Ils ont compris que la croissance économique étonnante de la Corée s’est construite sur une société à hauts risques et sur l’illusion de la sécurité. À la demande de l’État de ne pas bouger et de rester sur place y compris dans une situation de danger, exigence qui finalement nie la démocratie et menace les droits des citoyens, les Coréens commencent à dire « Non ». Ils commencent à éprouver la nécessité de rétablir la valeur de la communauté qui pourrait se substituer au rôle de l’État. Dans ce sens, l’affaire Sewol pourrait être qualifiée, à l’avenir, de tournant important dans l’histoire de la Corée, ou bien de changement de mentalité dans l’esprit des Coréens.