Le prophète Jonas, Terminator et Kant entrent dans un bar : sur le pouvoir des récits eschatologiques dans la théologie et dans la littérature de science-fiction

DOI : 10.56078/atlantide.1440

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Depuis la littérature biblique, les narrations apocalyptiques apparaissent dans des moments politiques difficiles. Elles contestent une certaine réalité politique donnée en encourageant le peuple à résister en rappelant que le pouvoir et l’injustice présents ne sont pas éternels. Cette narration rappelle qu’il ne faut pas donner un statut privilégié au temps présent par rapport au passé et au futur. Cet article part de l’observation selon laquelle l’imaginaire sur le futur en général, et particulièrement l’imaginaire sur la fin des temps et du monde, représente un thème récurrent à la fois dans la religion et dans la science-fiction. L’orientation vers l’avenir représente le point commun entre les narrations de la tradition judéo-chrétienne et la littérature de science-fiction. Ces narrations mettent en cause le présent à partir d’une promesse ou menace d’avenir qui n’est pas là. Les narrations apocalyptiques contestent un pouvoir politique donné à partir d’une « ontologie » du non-être (ou du pas encore). L’article compare le mécanisme de contestations du présent à partir des narrations théologiques et des narrations de la littérature de science-fiction en mettant en exergue le rôle de l’imaginaire apocalyptique.

Apocalyptical narratives always became influential in difficult political times, beginning with the biblical literature. They challenge a given political reality by encouraging people to resist it and by recalling that present political power and injustice cannot be eternal. These narratives remind that the present time should not be given a privileged status over the past and the future. My article starts from the observation that the projections concerning the future in general and especially eschatological imagination are recurrent themes in both religion and science fiction. The look towards the future represents the common ground between the narrative of Judeo-Christian tradition and science fiction literature. These narratives challenge the present based on a promise or threat of a future that is not there. Apocalyptic references challenge a certain political power based on an ‘ontology’ of non-existence (or not yet being). The paper compares different ways of questioning political power in theology and science fiction by emphasizing the role of apocalyptic imagination.

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Le prophète Jonas, Terminator et Kant entrent dans un bar et commencent à discuter sur la façon dont les récits sur l’avenir peuvent changer les comportements du genre humain.

Jonas : « Annoncer la destruction d’une cité change les comportements des citoyens de cette cité, croyez-moi, l’acte même de leurs faire prendre en compte la menace les a faits repentir. »

Terminator : « Tu parles d’une cité, d’une petite cité antique, mais imagine annoncer la fin du monde, cela a vraiment des effets sur les comportements des gens. »

Kant : « Vous parlez toujours de la fin du monde, car notre raison a besoin d’imaginer une fin de toute chose. »

Un prophète, un voyageur dans le temps et un philosophe ont des récits différents sur le futur ; ce qui les rapproche, cependant, c’est la conscience que leurs énoncés concernant des événements qui n’ont pas encore eu lieu peuvent changer le présent.

Cet article part de l’observation selon laquelle l’imaginaire sur le futur en général, et particulièrement l’imaginaire sur la fin des temps et du monde, représente un thème récurrent à la fois dans la religion et dans la science-fiction. L’orientation vers l’avenir représente le point commun entre les narrations de la tradition judéo-chrétienne et la littérature de science-fiction. Cette orientation peut notamment prendre la forme de la prophétie, dont la variante la plus intéressante est la prophétie apocalyptique portant sur une destruction catastrophique du monde. Je vais utiliser des analyses théologiques et des exemples de la littérature de science-fiction pour montrer que les remarques des théologiens sur le rôle de l’imaginaire prophétique ou apocalyptique s’appliquent également à des histoires issues de la littérature relevant de la science-fiction. Cette situation peut suggérer que la science-fiction comme genre peut remplir, pour certains, le rôle autrefois accompli par des narrations religieuses. Toutefois, ce qui m’intéresse, dans une perspective épistémologique, c’est la pérennité des représentations téléologiques aussi bien que le processus sous-jacent du fonctionnement de ces prophéties.

1. La naissance d’un temps orienté vers le futur

L’antiquité gréco-latine partage l’idée que la connaissance du passé peut éclairer d’un certain degré la connaissance du futur. En revanche, le judaïsme perçoit le futur comme appartenant à Dieu, le futur est ainsi le temps de l’accomplissement des promesses faites par Dieu à son peuple, et il ne peut pas être deviné à partir d’une analyse du passé (Bultmann, p. 22-50). La prophétie et l’attente messianique, centrales dans le judaïsme, orientent le sens de l’histoire vers le futur. Le temps qui se dirige vers sa fin, fondé sur l’image de l’irréversibilité, est une vision révolutionnaire apportée par le judaïsme et étendue à la manière occidentale de concevoir et de percevoir le temps (Taubes, 1947).

Le christianisme est aussi orienté vers l’avenir, mais, par rapport au judaïsme, il franchit un pas supplémentaire, car avec la venue du Christ, l’âge des prophéties commencé dans le judaïsme est clos, à l’exception des prophéties concernant la Deuxième Venue, représentant la fin des temps (Peterson, 1925). Ainsi, pour le christianisme, la seule prophétie possible est celle qui parle de la fin des temps ; or, la fin des temps est un processus qui a déjà commencé avec la résurrection du Christ. L’histoire du christianisme au Moyen Âge abonde en figures prophétiques, cependant leurs prophéties doivent se limiter à l’avènement de la fin des temps (Piron, 2014). Selon certaines interprétations, les chrétiens adoptent une attitude à l’égard de la fin des temps similaire aux soldats qui ont appris que la bataille décisive a déjà eu lieu, même si la guerre n’est pas encore finie (Cullmann, p. 109), c’est-à-dire que le centre n’est plus l’annonce prophétique mais l’attente de l’accomplissement par l’arrivée de l’eschaton.

C’est cette manière de concevoir un temps orienté vers un avenir qui apporte le novum qui conduit certains à parler même d’une dette de la science-fiction envers la tradition judéo-chrétienne (Engelibert, 2019).

L’eschatologie et l’apocalypse ne sont pas exactement la même chose : toute apocalypse touche à la question eschatologique, mais tout discours eschatologique n’est pas obligatoirement apocalyptique. De manière concise, « l’apocalypse est une forme de narration qui inclut un cadre dans lequel une révélation est transmise d’un être surhumain à un être humain ; ce message parle à la fois d’un temps de la rédemption eschatologique et d’un autre espace, un autre monde surnaturel » (Chalamet, Mazocco, Waterlot, 2017, p. XIII, n. 12). Dans ce scénario on a tout à la fois le héros, l’élu qui a été choisi pour recevoir le message et un conflit qui concerne tout le monde : la destruction finale du monde ou son sauvetage. Il n’est pas étonnant que les émotions qu’un tel scénario est susceptible de réveiller soient assez universelles pour toucher quiconque le regarderait, qu’il soit éduqué ou non, religieux ou non. Tout en tenant compte du sens grec du mot apocalypse, de révélation, on utilisera le mot dans son sens commun, celui de « fin menaçante ».

Depuis les années 60 le discours théologique donne une place de plus en plus grande à l’eschatologie et à son pouvoir de transformer le monde (Nitrola, 2001, p. 34). Penser à l’eschaton est une activité potentiellement dangereuse, car les récits eschatologiques mettent en cause tout pouvoir politique donné en rappelant que leur puissance a comme limité l’avènement de la fin. La conscience eschatologique de la fin des temps est déjà une « critique (du présent) », « une protestation » contre « les conditions préexistantes », ainsi, l’image d’un avenir radical différent et subversif aide à penser hors des sentiers battus (Metz, 1979).

Cependant, l’attente eschatologique n’est pas une attente passive, car elle doit investir une approche critique et créatrice, et les fidèles sont tout autant appelés à critiquer les injustices présentes qu’à participer à la construction d’un monde meilleur (Metz 1971). De ce fait, on comprend pourquoi les récits eschatologiques représentent aussi bien une source d’encouragement qu’une instance critique à l’égard à la quotidienneté. L’interruption du temps linéaire fait des récits apocalyptiques la clé d’une philosophie de l’histoire contestatrice d’un pouvoir politique donné à partir d’une « ontologie » du non-être ou du « pas encore » (Delecroix, 2017, p. 143).

En effet, un récit eschatologique est une narration efficace, qui peut remplir une ou plusieurs fonctions à la fois. La fonction politique est celle qui s’impose le plus, car selon la tradition judéo-chrétienne le moment final sera accompagné par la fin de tout conflit et par un accomplissement de la justice. Le récit eschatologique peut aussi éclairer la finalité des actions humaines, leur donner un degré d’accomplissement. Le récit eschatologique peut également remplir un rôle psychologique en motivant les êtres humains à changer, à se repentir ou du moins à leur offrir des sensations fortes, des émotions puissantes comme la peur ou l’angoisse à l’égard de la fin des temps.

Cet article se concentrera sur le fonctionnement des récits eschatologiques. Pour expliquer ce fonctionnement, l’analyse part du statut particulier des narrations sur le futur, sachant qu’une de ses idiosyncrasies est que la fausseté d’une prophétie n’empêche nullement son succès. Ensuite, on insistera sur le fonctionnement de l’imaginaire et surtout de l’imaginaire catastrophique ainsi que sur la pérennité de cet imaginaire téléologique. La dernière partie sera dédiée aux prédictions utopiques et dystopiques dans la littérature de science-fiction, et soulignera comment ces dernières illustrent le fonctionnement que nous avons montré.

La partie originale de mon travail est de regarder à la fois les narrations religieuses et celles de la science-fiction pour mettre en exergue l’enjeu d’une description de l’avenir, laquelle ne consiste pas à proposer une prédiction précise sur ce qui va se produire, mais de prescrire une certaine modification de l’attitude du groupe cible. L’acte de se repentir, de changer d’attitude, peut retarder ou même changer le futur, et c’est pour cela que l’anxiété ou l’espoir ressentis au vu de la possibilité de la fin régule les comportements indépendamment de la prétention à établir des énoncés sur la vérité.

Cette approche a été proposée par F. Kernode dans ses leçons de 1965 The Sense of Ending. F. Kernode part d’une lecture de Ricœur et d’Arendt au niveau philosophique et de Cullmann et de Tillich au niveau théologique pour analyser les images afférentes à la fin des temps dans la littérature classique chez Shakespeare, Joyce, Milton, ou encore Yeats. Son point de départ est l’anxiété apocalyptique de son temps, les années 60, en insistant bien sur l’impossibilité théologique de prévoir la fin. Il s’appuie sur la pérennité des représentations apocalyptiques et sur le fait que l’anxiété collective devant la fin des temps est une manière de vivre l’anxiété personnelle de sa propre mort. Toutefois, Kernode ne traite pas la littérature de science-fiction et son argument central va dans une tout autre direction, en suggérant que les diverses manières de percevoir le temps sont également des fictions. À la différence de Kernode, ce qui m’intéresse est la façon dont le discours théologique peut être une ressource pour lire les scénarios apocalyptiques qui inondent l’espace contemporain et la façon dont ces histoires, même les plus catastrophiques, peuvent être considérées comme source d’espérance. La grande force prescriptive et moralisatrice de la science-fiction corrélée à une esthétique du désastre a été suggérée par Susanne Sontag ; en effet, cette dernière insiste sur la simplicité de la structure éthique des narrations de ce genre qui offrent un réconfort devant une réalité compliquée et difficile à supporter (Sontag, 1965).

Tout d’abord, abordons le point commun entre les récits religieux et la littérature de science-fiction, à savoir le pouvoir « magique » que possède l’eschatologie. Ce pouvoir consiste à remettre en cause le temps présent à travers une narration sur l’avenir. Ici, l’eschatologie, l’apocalypse, la prophétie et les prédictions ont un fonctionnement semblable, au sens où ces narrations rappellent qu’il ne faut pas donner un statut privilégié au temps présent par rapport au passé et à l’avenir. La structure épistémologique est la même : ces récits remettent en cause le présent à partir d’une promesse ou d’une menace de l’avenir qui n’est pas encore présent en créant une tension entre le présent et le futur.

Les mots prophétiques créent des attentes qui s’inscrivent soit dans l’ordre de l’espoir, soit dans l’ordre de la crainte (Piron, 2014). Ce qui fait la différence entre les diverses manières de concevoir le futur n’est pas la capacité prédictive, mais de savoir si l’aspect des récits eschatologiques est capable de promettre un avenir meilleur à propos d’un Royaume de Dieu, ou de proférer des menaces portant sur la destruction catastrophique qui punira les hommes de peu de loi. L’assomption sous-jacente des narrations eschatologiques optimistes peut être formulée brièvement, comme il suit : « ce qui sera, peut-être ». Si le futur est imaginé comme une communauté de paix et de justice, cela veut dire que la paix et la justice sont également possibles ici-bas (Jonson, p. 417). Toutefois, le fonctionnement des théories catastrophiques diffère quelque peu de ce qui vient d’être énoncé au sens où « ce qui peut être, doit être retardé ». La menace de la catastrophe ou de la dystopie est fondée sur l’espoir caché que cette catastrophe peut être évitée au moins pour notre génération. Dans cette perspective, les récits apocalyptiques sont des utopies motivationnelles : ils nous motivent tout autant qu’ils influencent et modifient les comportements. Pour certains, les récits catastrophiques ont beaucoup plus de choses à nous apprendre que les leçons théoriques car leur efficacité contestataire est plus grande (Engelibert, 2019, p. 16). Dans ce cas, le mécanisme de contestation du présent à partir des ressources « venues » du futur est plus tangible que dans la variante optimiste.

2. La faillite d’une prophétie n’empêche pas son succès

Dans cette partie, nous allons regarder de plus près le récit d’une prophétie qui, d’une manière évidente ne s’accomplit pas, pour voir que le poids de la prophétie ne tombe pas sur les prédictions et qu’en conséquence sa faillite n’empêche pas son succès.

Rappelons-nous l’histoire de Jonas à Ninive. Jonas est un prophète de l’Ancien Testament envoyé par Dieu dans la cité de Ninive, pour annoncer sa destruction. « Encore quarante jours et Ninive sera détruite », crie Jonas dans les rues de la ville. (Jonas 3 :4). Mais en écoutant sa voix les habitants de Ninive se repentent – de l’habitant situé au plus bas de l’échelle sociale jusqu’au roi – ils croient tous en Dieu et prennent le vêtement de jeûne ; chacun se détourne de sa mauvaise conduite. En voyant ce changement, Dieu renonce au châtiment dont il les avait menacés. Ici, la narration est une apocalypse locale, et la fin de la cité de Ninive et le succès de la prophétie se constituent, paradoxalement, par le détour de l’accomplissement de la prophétie.

Il est amusant que la Bible raconte que Jonas se met en colère contre Dieu, car en changeant ses plans de destruction de la cité, Dieu détruit la réputation prophétique de Jonas. Si la prophétie ne s’accomplit pas, Jonas devient de ce fait un faux prophète, alors que son travail a réussi : l’enjeu de Dieu n’était pas de détruire la cité mais de la sauver, car s’il avait voulu la détruire, il l’aurait fait sans l’annoncer. Un énoncé portant sur l’avenir, même quand il ne se réalise pas, peut avoir des conséquences réelles dans le présent. L’avenir a un effet magique sur le présent, dont le récit peut changer son interprétation. Ainsi, le vrai prophète n’est pas celui qui énonce le vrai – l’avenir ne doit pas vérifier l’exactitude de ses énoncés pour que son statut prophétique soit vérifié –, mais celui qui sait comment éviter la destruction finale. Les mots de Cassandre s’accomplissent sans exception ; les mots de Jonas ne s’accomplissent pas. Cependant la figure de Jonas est plus utile et intéressante que celle de la pauvre Cassandre, malgré l’exactitude de ses prédictions.

On s’est arrêté sur l’exemple de Jonas pour avoir un bref exemple de la façon dont les prophéties ont un pouvoir d’action, surtout quand elles ne s’accomplissent pas (pour une analyse du livre de Jonas, voir Sonnet, 2012). De même, l’efficacité de la littérature de science-fiction consiste moins dans une anticipation exacte des visions sur un futur plus un moins proche que dans une passion pour le futur. Ainsi, le rêve de conquérir l’espace, d’aller là où personne n’est allé auparavant – thème récurrent des années 60 – ne s’est pas accompli, toutefois ce rêve a inspiré des générations en les intéressant à la science et à la technologie. Les narrations religieuses et celles proposées par la littérature de science-fiction partagent la foi dans le pouvoir de l’avenir afin de modifier certains comportements. Devant les prises des décisions dans des situations incertaines, c’est-à-dire dans la plupart des prises des décisions dans le monde réel, celui qui les prend agit dans le présent à partir d’une anticipation, d’une image portant sur l’avenir.

3. Le pouvoir magique des fictions

Mais quel est le fondement de ce pouvoir magique des fictions sur l’avenir ? C’est la croyance dans l’efficacité des images qui est fondatrice de ce pouvoir (Delecroix, 2016, p. 263). Les représentations concernant l’avenir ont du pouvoir, car elles sont des agents de l’histoire. La même croyance dans le pouvoir des images anime la littérature de science-fiction. En effet, la religion, la philosophie classique et la littérature de science-fiction partagent la conviction selon laquelle les représentations et les images gouvernent le monde. L’imagination n’est donc pas seulement réservée aux rêveurs, mais elle est aussi une forme efficace d’être-au-monde, une forme du pouvoir. Engendrer des images devient un acte d’anticipation invoqué dans une prise de décision.

Les mots ont un pouvoir d’incarnation bien avant que la matérialité des faits ne s’accomplisse. Mais imagination ne rime pas avec phantasme : elle est aussi et surtout porteuse de sens. Décider, c’est se projeter dans l’avenir ; l’acte de l’imagination aide à décider. Ainsi, le rapport avec l’avenir se fait à travers l’imagination.

De ce fait, ce processus est assez similaire à ce que la littérature de science-fiction propose à l’humanité : une collection de « peut-être » qui justifient des raisons d’espérer. Grâce à cela, les récits religieux peuvent entrer dans la catégorie fictionnelle, mais on peut voir également les choses de manière diamétralement opposée, c’est-à-dire que ce sont les fictions, les images, qui ont un pouvoir religieux grâce à leur statut ontologique spécial. Le mode d’existence des images est différent du mode d’existence des objets et sujets qu’on rencontre dans la vie quotidienne. Les images qui ont le pouvoir d’être à la fois pas encore et déjà là, comme l’eschatologie (Cullmann 1947) ont un statut ontologique différent. Si une promesse tient lieu de fait dans la vie amoureuse comme dans la vie économique, c’est que cet engagement dans le futur, sans lequel la vie en société est inconcevable, a beaucoup plus des chances de changer le monde que tout récit portant sur le passé.

Comme Vincent Delacroix le montre, la force des images est fondée sur une croyance religieuse et elle n’est pas qu’une croyance parmi les autres : elle loge au cœur de toute croyance. Son schéma de fonctionnement suppose de donner de l’être à ceux qui n’en ont pas encore. Par conséquence elle révolutionne l’ontologie classique car elle ouvre une brèche entre l’être et le non-être (Delecroix, 2016, p. 259-347). Ces images, souvent reprises dans des mythes, sont un type de représentation et de langage qui produisent des effets réels, c’est-à-dire sociaux. De plus, la fin du monde est un événement permanent, c’est-à-dire que chaque génération pense être contemporaine de la fin des temps, étant donné que cette attente permet de mettre en cause l’état présent des choses (Delecroix, 2016, p. 234-235).

Mieux encore, l’imagination de la fin des temps est une image très suggestive et efficace car elle remet de l’ordre dans l’univers. La fin de l’histoire donne des critères pour discerner l’ambiguïté du présent, puisqu’elle offre le sens des événements, selon les dires de Gaston Fessard (Fessard, 1946, p. 288). De fait, on choisit d’agir dans le présent en fonction d’un certain scénario concernant la fin des temps. En effet, le secret des récits eschatologiques confère un sens à chaque événement : cette bataille, cette naissance, cette perte, ce meurtre acquièrent un sens, sous réserve qu’un plan s’y cache, un plan providentiel.

Ainsi, les récits eschatologiques sont comme la littérature motivationnelle : ils n’ont pas besoin d’être vrais pour être efficaces. Cela ne veut pas dire qu’ils sont nécessairement faux, mais plutôt que la bonne question à se poser en ce qui les concerne ne porte pas sur la vérité de leur énoncé (question qu’on a le droit de se poser concernant le passé). Face aux récits qui concernent l’avenir, voici la question correcte à poser : quel type de comportement provoquent-ils ? Cette particularité épistémologique a des conséquences existentielles assez importantes. (Petrache, 2018, p. 159)

Par conséquent, l’avantage d’un schéma eschatologique par rapport à d’autres récits concernant l’avenir est que les récits eschatologiques définissent le sens de l’histoire et la finalité de la vie des hommes, en offrant une compréhension intégrale, de la même manière que la fin d’un livre confère un sens au livre entier. Dans le langage même, c’est tout aussi vrai : une phrase acquiert son sens à partir du moment où sa prononciation a été accomplie. L’histoire est aussi soumise à ce genre d’éclairage. C’est cette compréhension, ce sens, qui est, plus que les utopies et les dystopies promises, l’élément motivationnel qui bouscule les consciences.

4. L’universalité de l’imaginaire eschatologique

Dans la Fin de toutes choses, Emmanuel Kant (Kant, 1794/1996) analyse deux questions qui suscitent également notre intérêt : « pourquoi les êtres humains attendent-ils une fin du temps ? », et « pourquoi souvent l’imagination concernant la fin est-elle dominée par des apocalypses de tout genre ? » Selon Kant, on retrouve la question sur la fin de toute chose chez tous les peuples qui raisonnent : cette question, traitée à la fois avec effroi et fascination, suppose la fin du temps, à savoir la fin de la succession des jours, du quotidien, mais aussi la fin de toute expérience possible, transcendantale, ainsi que la fin de tout ordre moral des choses, c’est-à-dire de leur finalité.

Ainsi, « la raison ne peut jamais trouver de satisfaction sur un chemin de transformations perpétuelles », dit Kant (Kant, 1794/1996, p. 20-21), et cela veut dire qu’il y a dans la raison même un besoin de finalité et que le progrès sans fin n’est concevable que par la raison humaine. Plus concrètement, la raison imagine un point final du temps, car il lui est impossible d’imaginer une vie sans finalité : les êtres moraux ont besoin d’un but. En plus, cette fin est conçue comme catastrophique car les êtres humains imaginent que la corruption humaine exige la violence d’une telle fin. Même si la raison spéculative ne peut pas concevoir un état au-delà du temps, la raison pratique doit néanmoins postuler cet état final (Wolf, 2017, p .11). Le besoin d’eschatologie ou l’imagination sur la fin du monde deviennent une condition de la raison pratique, parce que les hommes ne peuvent pas imaginer un progrès sans fin, parce qu’ils ont besoin d’une finalité morale et parce qu’ils imaginent que certains méritent d’être récompensés et d’autres d’être punis. L’imagination téléologique est une condition de la moralité. S’il avait écrit un siècle après, Kant aurait dit que le mythe de la fin est une invention de la raison pratique qui exige l’image de la rédemption et celle de la punition.

En poursuivant ce raisonnement, John Panteleimon Manoussakis parle, à partir de la notion de finalité kantienne, d’une structure eschatologique de l’imagination : « l’intentionnalité en général et l’imagination en particulier dévoilent l’orientation eschatologique de la conscience » (Manoussakis, 2009, p. 84). Conformément à cette interprétation, dans chaque geste intentionnel, qui suppose le passage de l’intention à l’accomplissement, on trouve à la fois une orientation eschatologique et l’anticipation qui est un des modes de l’imagination. La structure de l’anticipation sera une réflexion de l’anticipation de la finalité de toute chose. En plus, sans anticipation (à savoir une image de l’avenir), la liberté deviendra impossible, ce qui veut dire que l’orientation vers l’avenir et l’intentionnalité rendent possible l’action dans le présent. Cette interprétation phénoménologique de Kant développe le double lien entre l’imagination et l’eschatologie : l’eschatologie est vécue dans l’imagination et, ainsi, elle est effective dans le présent ; par ailleurs, l’imagination comme anticipation est essentielle pour chaque geste de la conscience qui l’oriente vers le futur.

5. Reprise de l’imaginaire eschatologique dans la littérature de science-fiction

La littérature de science-fiction redécouvre l’héritage eschatologique. L’individu éduqué raisonnable et sécularisé ne croit plus en la vérité des récits apocalyptiques bibliques ou coranique ; le même individu intègre dans sa vie des récits eschatologiques à partir de la science-fiction. Il s’agit du genre qui semble avoir l’engagement ontologique le plus faible, donc le plus libre et le plus contestataire. En semblant éloignée des situations présentes, vu que l’endroit où se produit le temps de l’action n’est pas facilement reconnaissable, la littérature de science-fiction a davantage la liberté de critiquer le pouvoir en place.

La bonne littérature de science-fiction est celle qui sait redécouvrir des mythes fondamentaux sans exiger des lecteurs l’engagement ontologique des religions traditionnelles. Par le mot « mythe » je ne désigne pas de fausses images erronées, mais des structures symbolistes qui reproduisent des images universelles dans tout contexte historique.

L’étude des récits eschatologiques est désormais faite dans les départements de littérature, et non pas dans les départements de théologie. C’est comme si le pouvoir de la spéculation était mieux reçu sous les habits de la littérature de science-fiction que sous ses anciens habits cléricaux. Certes, la littérature de science-fiction développe ses propres thèmes qui n’ont rien à voir avec le discours religieux, mais concernant la question eschatologique se produit une rencontre entre l’imaginaire religieux et celui de science-fiction. C’est ainsi que la science-fiction, par définition orientée vers l’avenir et les civilisations à venir, porte l’espérance de l’humanité selon laquelle la nouveauté est encore possible.

En outre, des critiques littéraires comme Frank Kermode parlent des mythes apocalyptiques qui ont une signification archétypale dans les consciences occidentales et qui structurent notre compréhension du temps (Kermode, 1967, p. 7). L’avantage de la science-fiction, que Kermode ne prend pas en compte, consiste dans le fait que ce genre littéraire inclut toute à la fois l’eschatologie, l’apocalypse, l’utopie et le prophétisme.

La science-fiction est caractérisée, par rapport à la littérature fantasy, par un avancement accéléré et poussé des sciences : les manipulations génétiques, le voyage dans le temps, le développement de l’intelligence artificielle. Cependant, à partir de ces développements de la science, deux voies sont possibles. La première est utopique : elle met l’accent sur les espérances humaines, ses développements qui nous apportent le paradis sur terre. La deuxième interprétation présente un univers au seuil de l’apocalypse : à cause de ces mêmes développements scientifiques, cette seconde description travaille les peurs des êtres humains. Toutefois, les deux interprétations sont les sécularisations de ce que nous nous imaginons sur le paradis et l’enfer, cette fois-ci projeté vers l’avenir et non pas dans l’éternité. Nos images sur l’avenir sont une variante sécularisée des espérances paradisiaques et des menaces apocalyptiques ; elles sont l’ombre d’une pensée de type religieux qui a perdu la foi en l’éternité et en la transcendance (Kreuziger, 1982).

Au xxe siècle la production des utopies a été très faible (James, 2003, p. 219). Il y a des éléments utopiques qui sont inclus dans des récits plus complexes, mais la structure utopique traditionnelle telle qu’elle fut conçue par Thomas More n’est pas très fréquente au xxe siècle. Cette absence peut être expliquée par le fait qu’après un siècle très violent, les êtres humains ne croient plus en la possibilité d’un paradis, même sécularisé.

Ce qui semble le plus proche de l’utopie, c’est la série Star Trek, qui nourrit l’espérance populaire dans le futur. « Ce caractère utopique peut être associé à des notions de l’eschatologie chrétienne qui prévoient une perfection future dans le contexte de l’histoire linéaire » (Jindra, 2017, p. 228). Dans le monde décrit par Star Trek la pauvreté, la guerre et la maladie ont disparu ; il y a des conflits mais ils sont toujours résolus par le courage, la sagesse et le désir de connaissance des personnages ; les ressources ne constituent plus un souci : il suffit de commander, et voici que le synthétiseur offre le thé Earl Grey ou le foie gras tant désiré. Cette foi dans l’humanité et son avenir glorieux ont conduit certains analystes à interpréter la série comme une religion populaire : « ce que la Bible fait dans 66 livres, Star Trek fait en 79 épisodes » ; d’ailleurs les amateurs se comportent comme si la série était une « religion civile » en offrant même des « baptêmes » dans le temple de Trek (Jindra, 2017, p. 231).

Chaque épisode commence avec la célèbre phrase « L’espace…la dernière frontière. Ce sont les voyages du Vaisseau Enterprise. Sa mission actuelle, explorer de nouveaux mondes étranges... à la recherche de nouvelles formes de vie et de nouvelles civilisations… et aller hardiment là où personne n’est jamais allé auparavant ». La première série est lancée en 1966 aux États-Unis, en pleine lutte pour conquérir l’espace cosmique. L’expression la dernière frontière (final frontier) nous fait penser à la finalité, à l’eschaton tout en étant une reprise plus forte de l’expression « nouvelle frontière » utilisé en 1960 par J. Kennedy, dans son discours d’acceptation du poste de président : « Mais je vous dis que nous sommes devant une Nouvelle Frontière [...], que nous le voulions ou non. Au-delà de cette frontière, s'étendent les domaines inexplorés de la science et de l’espace, des problèmes non résolus de paix et de guerre » (Kennedy, 1960). Dans l’exercice consistant à dépasser ses limites naturelles, l’espace devient la nouvelle et la dernière frontière de l’humanité. Certes, on peut penser à un désir d’expansion, mais on peut aussi observer que c’est surtout la spatialisation qui sécularise les expectatives concernant le futur et le progrès. Il s’agit d’une projection sur l’espace cosmique de ce qui ne peut pas être acquis dans la vie après la mort.

Le thème classique du voyage imaginaire, qui est une excuse dans l’Utopie de More et dans les Voyages extraordinaire de Gulliver, devient ici une fin en soi. La fascination et la conquête de l’espace cosmique sont une projection du désir de conquête du temps, tandis que la distance spatiale est la meilleure métaphore pour parler de l’au-delà. Au moment du rejet du discours religieux et sa foi dans la vie après la mort, la croyance en des « nouvelles formes de vie » sur d’autres planètes se répand. S’il n’a plus de Dieu transcendant, il y a au moins d’autres forme de vies. En 2009 un autre film Star Trek porte le nom L’avenir commence (The future begins) pour souligner encore une fois le besoin d’insister sur le futur du futur, dans un désir de promettre la continuité du temps et de l’histoire.

Plus souvent on retrouve des histoires qui, sous l’apparence de l’utopie, cachent la critique de l’utopie même, comme dans Le meilleur des mondes de Huxley ou dans le film Equilibrum (2002) : sous l’aspect d’une société parfaitement heureuse se cache l’impossibilité d’être libre et d’assumer les questions fondamentales de l’humanité. Les dystopies et la littérature post-apocalyptique couvrent une bonne partie de la littérature de science-fiction de la fin du xxe-début du xxie siècles.

C’est alors que les dystopies jouent un rôle analogue à celui des apocalypses religieuses, c’est-à-dire un rôle de contestation : mettant en cause le rationalisme scientifique triomphant, elles semblent conjuguer au futur l’histoire de l’humanité, alors qu’il s’agit toujours du présent, ainsi que du désir de changer les comportements dans le présent. La littérature post-apocalyptique combine la peur de la destruction finale de l’humanité avec l’espoir que quelque chose de l’état présent continuera sous une forme ou une autre : depuis le classique Les enfants d’Icare (Childhood End) de Arthur C. Clarke, Galapagos de Kurt Vonnegut, La Planète des singes de Pierre Boulle, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (qui servira de base pour le film Blade Runner) ou Le Maître du Haut Château (The Man from the High Castle) de Philip K. Dick, au niveau de la filmographie, Matrix, Equilibrium et Continuum regroupent des éléments eschatologiques effrayants mélangés avec l’espérance en une rédemption, au moins pour les élus et, à travers eux, pour l’espèce humaine. Menace totalitaire, catastrophe écologique, domination des robots et de l’intelligence artificielle, clonage et sélection génétique se combinent dans des scénarios dont l’enjeu est d’affirmer, à travers leur négation, un système des valeurs.

Dans la plupart des livres de science-fiction, la religion n’a pas une place évidente (Mendlesohn, 2003). Le genre est dominé par le dépassement des récits religieux. Le sécularisme semble aller de soi comme allié naturel dans un monde où le rationalisme et le scientisme sont dominants. Il y a certainement des exceptions, mais les récits traitant du religieux ont plutôt une approche critique. Cette absence ou cette marginalité de la religion est expliquée par le fait que la rédemption est remplacée par l’émancipation et que les promesses paradisiaques et les menaces infernales s’accomplissent sur terre ou sur d’autres planètes, étant donné que l’orientation eschatologique est remplacée par l’orientation vers le futur.

De ce fait, l’oubli de l’eschaton est une condition de possibilité de l’utopie dévoilée dans le film de Jean-Luc Godard, Alphaville (1965). Le cerveau dictatorial de l’ordinateur qui tourne sans relâche, sous la représentation d’un banal ventilateur, répète d’une manière obsessionnelle cette phrase qui sera reproduite dans les conversations comme une forme de sagesse socialement acceptée : « Personne n’a vécu dans le passé. Personne ne vivra dans le futur. Le présent est la forme de toute vie, une possession qu’aucun mal ne peut nous arracher. Le temps est un cercle qui tourne sans fin. » Pour que l’utopie d’un monde sans émotions soumis à la planification et à logique soit possible, il faut faire oublier la possibilité de la fin de toute chose au moyen d’une programmation mécanique des consciences. Cette intuition vient du fait que les utopies remplacent la cité de Dieu et qu’elles sont également possibles à la condition que le temps et l’histoire, tels qu’on les connaît, ne cessent de poursuivre leur cours. Les récits apocalyptiques ont un grand pouvoir libérateur et critique par la représentation d’une source d’espoir pour ceux qui l’ont perdu, car les tyrans veulent éterniser leur pouvoir, tandis que les esclaves ont pour seule espérance l’apocalypse qui remet en cause le pouvoir.

6. Une interprétation théologique du voyage dans le temps

Jusqu’ici notre regard a porté sur l’avenir et sur la manière dont ce regard change le présent, mais nous devons également analyser la situation par rapport au passé. Le meilleur candidat pour cette analyse est la question du voyage dans le temps, car il me semble que d’une certaine manière l’acte prophétique est à l’opposé du voyage dans le passé. Dans l’acte prophétique, le prophète a une connaissance du futur qui arrive à changer le présent ; dans les récits de voyage dans le temps, nous avons affaire à un personnage qui veut changer le passé pour ouvrir la possibilité d’un avenir différent du présent qu’il expérimente. Il est possible d’imaginer un voyageur dans le temps qui jouerait un simple rôle de spectateur qui ne change rien, ou qui remplirait la fonction du chroniqueur parfait, mais l’intrigue des livres et des films sur cette question suppose l’envoi de quelqu’un qui soit susceptible de réparer le passé pour éviter un avenir non désiré, d’une manière assez similaire à celle des prophètes qui ont une « connaissance » de l’avenir alors même qu’ils restent dans le présent. Je mets « connaissance » entre guillemets, car le voyageur dans le temps doit avoir une connaissance factuelle aussi bien du passé que du futur, tandis que le prophète ne peut avoir accès qu’à des conjectures, même si on observe que ses conjectures ont plus d’efficacité sur le changement que les connaissances factuelles.

Le voyage dans le temps est un thème récurrent dans la science-fiction. Depuis H. G. Wells (La machine à explorer le temps, 1895) jusqu’à la trilogie du film Terminator (1984, 1991, 2003), c’est le prototype même de la littérature de science-fiction qui explore ces cas pour distinguer ce qui est en principe impossible de ce qui sera possible grâce au progrès de la science. Même si cette question du voyage dans le temps fait de bons films d’action, on peut observer via une analyse plus poussée que ces films n’arrivent pas à éviter, au niveau philosophique, les paradoxes.

Le présupposé fondamental du voyage dans le temps est la mécanique cause-effet dans laquelle chaque effet a une cause qui lui préexiste Cependant ce présupposé produit des paradoxes. Prenons celui du grand-père : un voyageur imprudent dans le temps peut arriver dans le passé et tuer son propre grand-père ; mais s’il tue son grand père il n’existe pas et donc ne peut pas revenir dans le temps.

Une variation sur ce thème est présentée dans Terminator. Dans le futur, en 2029, une guerre oppose les machines intelligentes aux hommes. Deux individus sont envoyés dans le passé : l’un est un robot qui doit tuer une femme, Sarah Connor, qui est supposée enfanter John Connor, le futur chef de la résistance ; l’autre est Kyle Reese, envoyé par John Connor pour protéger sa mère et qui de ce fait deviendra aussi son père. Mais cette situation est paradoxale, car pour exister, John Connor doit envoyer Kyle Reese dans le passé, mais John doit déjà exister pour envoyer son père dans le passé (Delfino, 2009). Ce genre de paradoxe n’est pas dû au fait que le metteur en scène est maladroit : il est inhérent et constitutif de l’histoire-même.

La théologie chrétienne suit une ligne causale classique selon laquelle il n’est pas possible de changer le passé, ligne qui soutient tous les systèmes moraux qui lient liberté et responsabilité. Selon une interprétation thomiste, pas plus qu’il ne peut créer une pierre si lourde au point de ne pas être capable de la soulever, Dieu ne peut pas changer le passé en raison de son respect de la liberté humaine. En ce qui concerne l’omnipotence de Dieu, Thomas d’Aquin suit le raisonnement d’Aristote : « que les choses passées n’aient pas été, cela n’est pas soumis à la puissance divine », car « ce qui implique contradiction ne tombe pas sous la toute-puissance de Dieu » (Thomas d’Aquin, question 25, renvoie à Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre 6, 1139 b). En continuant ce raisonnement, soit le voyage dans le temps n’est pas possible, soit il est superflu car il ne peut rien changer.

Cependant, la théologie chrétienne offre une solution beaucoup plus créatrice à ce paradoxe. L’eschatologie chrétienne offre « la possibilité d’une logique qui fait de l’avenir la cause du passé, au lieu d’être causé par lui » (Zizioulas, 2017, p. 277). Selon Zizioulas, la fin devient la cause logique de l’existence et même du commencement ; le monde a été créé afin d’être sauvé ; l’eschatologie donne du sens et un contenu de vérité à l’histoire. Cette inversion de la compréhension de la ligne du temps sauve le passé et évite en même temps les paradoxes issus du changement du passé. Toutefois, elle n’affecte pas la causalité telle qu’on la connaît, mais réinterprète la question de l’ontologie classique. L’être véritable n’est pas celui qui a existé dans le passé, car son existence peut être contingente, mais celui dont l’être peut durer et résister aux changements. Ce discours est révolutionnaire car il ne se contente pas de changer un seul événement, ou une seule vie, comme dans le film Terminator, mais change aussi la relation entre l’éternité et le temps.

C’est-à-dire que l’expression « je serai de retour, c’est pour cela que je suis » (Brown R. & Decker K., 2009) qui fait référence aussi bien au film Terminator qu’au principe cartésien, peut être lue à travers le prisme chrétien comme « je serai ressuscité, c’est pour cela que je suis ». Mieux encore, l’eucharistie qui est à la fois un souvenir dangereux du sacrifice du Christ et une préfiguration du Royaume à venir fonctionne comme une machine à voyager dans le temps. à partir du présent, elle accorde la participation à l’avenir eschatologique toute en la liant au sacrifice du passé.

7. Conclusions

Étant donné qu’on ne peut pas concevoir le temps sans concevoir sa fin, au moins dans la culture européenne, c’est-à-dire que le temps est l’esclave du mythe téléologique, selon l’expression de Frank Kermode (Kermode, 1967, p. 94), chaque génération doit faire face à l’anxiété eschatologique. Cette orientation eschatologique se comporte comme une subculture portant en son sein les germes de la contestation et qui apparaît sous des images différentes à travers les époques, qu’on parle de l’Apocalypse de Jean ou du Jour de Jugement dans Terminator. Le fardeau eschatologique y est identique, même si certains attendent la venue de l’Antéchrist et d’autres des éco-désastres. Cependant, le fait que les générations passées se soient également confrontées à l’apocalypse n’enlève pas le fardeau de l’anxiété eschatologique ; tout au contraire, l’humanité a survécu parce que les générations passées ont su trouver les moyens de dépasser leurs propres apocalypses. C’est le devoir de chaque génération que de trouver les instruments pour dépasser les apocalypses qui leurs sont propres. Comme dans la prophétie de Jonas à Ninive, chaque génération doit se repentir pour sauver la cité. Les récits eschatologiques travaillent sans cesse nos consciences, et c’est grâce à ce travail de déconstruction que l’état actuel des choses peut être mis en cause. L’avenir déconstruit la stabilité du présent : l’anxiété eschatologique devient ainsi une ressource pour comprendre et changer le présent.

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Discourse de John F. Kennedy, “The New Frontiere”, 15 july 1960 consulté en ligne sur https://www.americanrhetoric.com

Para citar este artículo

Referencia electrónica

Ana Petrache, « Le prophète Jonas, Terminator et Kant entrent dans un bar : sur le pouvoir des récits eschatologiques dans la théologie et dans la littérature de science-fiction », Atlantide [En línea], 11 | 2020, en línea desde el 01 décembre 2020, consultado el 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=1440

Autor

Ana Petrache

Docteure de l’École pratique des hautes études. Sa thèse de doctorat, Gaston Fessard : Un chrétien de rite dialectique ? a été publiée aux Éditions du Cerf en 2017. Ancienne postdoctorante de l’Institut de recherche de l’Université de Bucarest, elle poursuit ces recherches à l’Accademia di Romania in Roma sur le rôle de l’imaginaire eschatogique dans la théologie politique. Sur le même sujet, voir “The Transformative Impact of Eschatological Narratives: A Reflection on the Theology of History”, Hermeneia, n° 22, 2019, p. 93-99.

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