1. Le contexte de la théorie pasolinienne : la lecture deleuzienne
De Vidal à Villon, de Sade à Rimbaud, de Gide à Proust : la poésie et la littérature françaises ont toujours suscité un profond intérêt chez Pier Paolo Pasolini. De plus, à partir des années 1960, avec le structuralisme et la sémiologie, une certaine philosophie française exercera une influence décisive sur la formation de la théorie cinématographique pasolinienne (Brisolin, 2011 ; Riccardo, 2017)1. Si les influences françaises sont connues, la réception de l'œuvre de Pasolini dans le monde culturel transalpin reste moins explorée. C'est précisément cette perspective qui constitue le point de départ de cet article. Plus précisément, notre analyse vise à examiner la réception de la pensée et de la théorie cinématographique de Pasolini dans les études cinématographiques de Gilles Deleuze. À partir des textes du philosophe, nous tâcherons de revenir aux œuvres de Pasolini avec un autre regard critique.
Avant d'aborder le concept qui a profondément marqué Deleuze, à savoir la « subjective indirecte libre », et avant même de le voir à l'œuvre dans les films de Pasolini, il est nécessaire de problématiser le contexte dans lequel le réalisateur développe sa théorie. Pasolini est déjà réalisateur lorsqu’il commence à écrire sur le cinéma : Accattone (1961), Mamma Roma (1962) et La Rabbia (1962) sont déjà sortis, et il est en train de finaliser le montage de Il Vangelo secondo Matteo (1964). Le congrès de Palerme du Groupe '63 s’achève peu de temps après ; à ce sujet, des années plus tard dans La Divina Mimesis, Pasolini racontera qu'il y fut métaphoriquement attaqué « à coup de bâton » (Pasolini, 1999b, p. 1119)2. Parmi les participants au congrès, on trouve le principal détracteur de sa future théorie cinématographique, à savoir le jeune sémiologue piémontais Umberto Eco (Bertoni, 1997, p. 470-480). Les écrits de Pasolini sur le cinéma naissent dans ce contexte, entre 1963 et 1965, mais ils seront ensuite inclus et complétés par des essais ultérieurs dans Empirismo eretico, publié en 1971. Cependant, le contexte qui sert d'incubateur aux idées de Pasolini n’est pas seulement l’âpre et polémique rencontre sicilienne. En effet, Pasolini fait la connaissance de Roland Barthes au festival de Pesaro, et avec lui, des théories cinématographiques des principaux penseurs français, notamment de Christian Metz. C'est donc immédiatement vers la France que Pasolini se tourne lorsqu'il songe à une théorie du cinéma, et c'est à la lumière de ces nouvelles lectures que le poète élabore sa propre conception du cinéma en tant que « langue de la réalité ».
Il est bien connu que, pour Pasolini, le cinéma est la « langue de la réalité », tandis que les films, en tant qu’actes linguistiques individuels et uniques, pour reprendre les termes de Saussure, constituent les « paroles ». Cette idée du cinéma en tant « langue de la réalité » a suscité la réaction d’Umberto Eco qui accusait Pasolini de faire preuve d’« ingénuité sémiologique » (Eco, 1968) puisqu'il confondait le référent avec l'objet, la réalité avec le signe3. Environ vingt ans après ce débat, la même hypothèse fascinera Gilles Deleuze, qui précisera avec ironie dans les années 1980 :
La thèse très complexe de Pasolini risque d’être mal comprise à cet égard. Umberto Eco lui reprochait son « ingénuité sémiologique ». Ce qui mettait Pasolini en fureur. C’est le destin de la ruse, de paraître trop naïve à des naïfs trop savants. Pasolini semble vouloir aller plus loin encore que les sémiologues : il veut que le cinéma soit une langue, qu’il soit pourvu d’une double articulation (le plan, équivalant au monème, mais aussi les objets apparaissant dans le cadre, « cinèmes » équivalant aux phonèmes). On dirait qu’il veut revenir au thème d’une langue universelle. Seulement il ajoute : c’est la langue de la réalité. (Deleuze, 1985, p. 29)
Au-delà du débat italien qui a tant passionné Deleuze (Desogus, 2018), il est nécessaire d’aborder immédiatement le concept clé de la théorie pasolinienne, à savoir la « subjective indirecte libre » et sa relation avec la réalité. L'auteur de Ragazzi di vita a toujours été intéressé par la médiation et par l'influence entre des points de vue en apparence inconciliables : permettre aux voix dialectales de contaminer celle du narrateur est une stratégie poétique d'une importance cruciale pour l’auteur, arrivé à Rome dans les années cinquante. Cependant, c'est lorsque Pasolini découvre le cinéma que la voix se transforme en image et que la parole se fait vision : ainsi, l'écrivain devient cinéaste et tente de traduire, d'un code à l'autre, les outils rhétoriques qu'il connaît déjà. Le discours direct est alors une subjective, où le réalisateur "renonce" à son propre regard au profit de celui d'un personnage4, tandis que le discours indirect devient une caméra qui filme la réalité de manière détachée et imperturbable, à l'image du néoréalisme italien, lorsque – selon Pasolini – les néoréalistes faisaient disparaître le point de vue de celui qui a positionné et activé la caméra. La transposition du discours indirect libre dans la grammaire cinématographique devient alors de plus en plus subtile :
La caratteristica fondamentale, dunque, della ‘‘soggettiva libera indiretta’’ è di non essere linguistica, ma stilistica […]. Questo, almeno teoricamente, fa sì che la « soggettiva libera indiretta » nel cinema implichi una possibilità stilistica molto articolata; liberi, anzi, le possibilità espressive compresse dalla tradizionale convenzione narrativa, in una specie di ritorno alle origini: fino a ritrovare nei mezzi tecnici del cinema l'originaria qualità onirica, barbarica, irregolare, aggressiva, visionaria. (Pasolini, 1999a, p. 1477)5
Deleuze a eu le mérite de saisir la portée philosophique d'une telle conception, en soustrayant la théorie du cinéma de Pasolini au contexte polémique qui en emprisonnait les potentialités, afin d'en libérer toute la richesse herméneutique qui était déjà implicite dans le discours d’Empirismo eretico. Au sein de la taxonomie cinématographique établie par les deux volumes des années quatre-vingt, L’image-mouvement (1983) et L'image-temps (1985), Deleuze observait que, dans le cinéma moderne, la machine témoigne de sa propre présence sans plus disparaître comme dans le « régime classique ». Elle ne se limite plus à donner les événements à travers le mouvement des personnages, mais inaugure une nouvelle façon de montrer, non par le biais d'un discours indirect ni par de véritables subjectives. Pour le philosophe, avec le cinéma moderne, il s'agit de découvrir une nouvelle logique de la perception qui dépasse les distinctions classiques entre sujet et objet « vers une Forme pure qui s’érige en vision autonome du contenu. Nous ne nous trouvons plus devant des images subjectives ou objectives ; nous sommes pris dans une corrélation entre une image-perception et une conscience-caméra qui la transforme. » (Deleuze, 1983, p. 73) :
Supposons donc que l’image-perception soit mi-subjective. Mais c’est à cette mi-subjectivité qu’il est difficile de trouver un statut, puisqu’elle n’a pas d’équivalent dans la perception naturelle. Aussi Pasolini se servait-il pour son compte d’une analogie linguistique. On peut dire qu’une image-perception subjective est un discours direct ; et, d’une manière plus compliquée, qu’une image-perception objective est comme un discours indirect (le spectateur voit le personnage de manière à pouvoir, tôt ou tard, énoncer ce que celui-ci est censé voir). Or Pasolini pensait que l’essentiel de l’image cinématographique ne correspondait ni à un discours direct ni à un discours indirect, mais à un discours indirect libre. Cette forme, particulièrement importante en italien et en russe, pose beaucoup de problèmes aux grammairiens et aux linguistes : elle consiste en une énonciation prise dans un énoncé qui dépend lui-même d’une autre énonciation. Par exemple, en français : « Elle rassemble son énergie : elle souffrira plutôt la torture que de perdre sa virginité. » Le linguiste Bakhtine, à qui nous empruntons cet exemple, pose bien le problème : il n’y a pas simple mélange entre deux sujets d’énonciation tout constitués, dont l’un serait rapporteur, et l’autre rapporté. Il s’agit plutôt d’un agencement d’énonciation, opérant à la fois deux actes de subjectivation inséparables, l’un qui constitue un personnage à la première personne, mais l’autre assistant à sa naissance et le mettant en scène. Il n’y a pas mélange ou moyenne entre deux sujets, dont chacun appartiendrait à un système, mais différenciation de deux sujets corrélatifs dans un système lui-même hétérogène. Ce point de vue de Bakhtine, qui nous semble repris par Pasolini, est très intéressant, très difficile aussi. (Deleuze, 1983, p. 72)
En y regardant de plus près, dans le passage du texte écrit (discours indirect libre) au film, nous sommes bien au-delà du concept de polyphonie de Mikhaïl Bakhtine (Ponzio, 2013) : nous ne sommes pas confrontés à un mot double, mais à une image soumise à un processus dissociatif, une image schizo-montrée et sur laquelle la caméra s’attarde et réfléchit simultanément pour la transformer. Tout en reprenant les études pionnières du cercle de Bakhtine (Bakhtine, 2001 ; Volosinov, 1976), Deleuze affirme que c'est précisément Pasolini qui a été le premier à réfléchir à la manière dont cette modalité narrative du cinéma est quelque chose de nouveau et de différent par rapport aux outils narratifs traditionnels. Avec la « subjective indirecte libre », nous assistons, en quelque sorte, à une image-mouvement qui est à la fois représentée et soumise à des variations, perturbée par les mouvements de la caméra qui revendique sa présence et fait allusion à la présence du regard du réalisateur. Cela exprime, dès lors, un enchaînement de regards et de styles qui produisent une perception inédite (Fiorillo, 2023)6.
2. La « subjective indirecte libre » en images
Pour mieux appréhender les enjeux de cette élaboration théorique, il est nécessaire d’examiner son fonctionnement par le cinéma de Pasolini, en croisant l'analyse cinématographique avec les réflexions du réalisateur et en parcourant deux stratégies filmiques dans Il Vangelo secondo Matteo et Salò o le 120 giornate di Sodoma (1975). Il Vangelo pose immédiatement un problème stylistique à son réalisateur : si dans ses films précédents, Accattone et Mamma Roma, Pasolini avait mis en scène le sous-prolétariat romain, guidé par une idéologie politique et civile, ainsi que par la passion et le sentiment individuel, comment représenter de manière authentique et sincère la religiosité d'un texte sacré alors que l'auteur athée qu’il était ne pouvait pas adhérer au point de vue religieux de l'œuvre ? Pasolini explicite ainsi l'opération de la » subjective indirecte libre » appliquée au cinéma : raconter le Christ à travers deux points de vue, en tant qu'homme et en tant que Fils de Dieu, faire sentir la caméra pour manifester la présence du réalisateur en même temps que le regard d'un croyant :
[Nel film sul Vangelo] ci sono alcune delle caratteristiche di cui parlavo poco fa e che lo riallacciano in parte alla corrente del « cinema di poesia »: vi si sente terribilmente la macchina da presa, c'è molto zoom, dei falsi raccordi voluti: qualcosa, se si vuole, di una tecnica simile a certi film di Godard. Soprattutto, è stato pensando il Vangelo che mi è venuta l'idea di questo discorso indiretto libero, a cui do tanta importanza. Il Vangelo mi poneva il seguente problema: non potevo raccontarlo come una narrazione classica, perché non sono credente, ma ateo. D'altra parte, volevo però filmare il Vangelo secondo Matteo, cioè raccontare la storia di Cristo figlio di Dio. Dovevo dunque narrare un racconto cui non credevo. Non potevo dunque essere io a narrarlo. Così senza volerlo di proposito, sono stato portato a ribaltare tutta la mia tecnica cinematografica e ne è nato questo magma stilistico che è proprio del « cinema di poesia ». Perché, per poter raccontare il Vangelo, ho dovuto immergermi nell'anima di un credente. In questo consiste il discorso indiretto libero: da una parte il racconto è visto attraverso i miei occhi, dall'altra è visto attraverso gli occhi di un credente. Ed è l'uso di questo discorso libero indiretto a causare la contaminazione stilistica, il magma in questione. (Pasolini, 2001, p. 2899)7
Cette opération, ce « magma » stylistique devient évident dès la première scène du film. Il Vangelo s'ouvre par un champ-contrechamp mettant en scène Marie et Joseph. Il nous semble important d’en détailler le déroulement8 : (a, min. 03.24) plan rapproché de Marie, derrière son visage, on aperçoit l'arc d'une ruine (le cadrage crée un effet d'asymétrie : Marie regarde un point derrière la caméra, en haut à gauche, l'objectif est légèrement positionné vers le bas par rapport au visage de la femme, de sorte qu'elle n'est pas parfaitement centrée dans l'arc derrière elle) ; (b, min. 03.33) plan rapproché de Joseph qui contemple Marie avec résignation, Pasolini écrit dans le scénario : « le regard de celui qui vient d'annoncer la décision d'une renonciation secrète » (Pasolini, 2001, p. 287) ; (c, min. 03.37) un plan rapproché de Marie qui baisse les yeux avec résignation ; (d, min. 03.41) plan rapproché de Joseph qui "réagit" au regard de Marie avec une inquiétude évidente, comme en témoignent son visage et son expression ; (e, min. 03.49) plan moyen de Marie montrant intégralement le corps de la femme parfaitement encadré dans l'arcade, son ventre au centre de l'image, laissant voir que Marie est enceinte. Le regard est toujours dirigé vers le sol ; (f, min. 03.55) plan moyen de Joseph qui, après un dernier regard à sa femme, se retourne et s'éloigne ; la caméra à la main le suit ; (g, min. 04.04) image entière de Marie, mais en plan large. Nous sommes toujours devant ce qui pourrait être la façade de leur maison, mais dans ce cadrage, Marie n'a plus derrière elle l'arc qui l'encadrait précédemment : celui-ci se trouve maintenant à sa droite. La caméra reste immobile pendant que Marie s'approche de l'objectif, comme pour suivre du regard Joseph qui s'éloigne. Simultanément, deux femmes et un nouveau-né apparaissent à l'arrière-plan sur le seuil de la porte de la maison. Dans les plans – ou « im-signes »9 pour reprendre la terminologie de Pasolini – (a), (b) et (c), nous sommes face à une représentation classique de double subjective dans un champ-contrechamp : Marie regarde Joseph qui regarde Marie alors qu’elle baisse les yeux. Le plan suivant inaugure une série de faux raccords : l'im-signe (d) ne nous restitue plus la subjective de Marie regardant Joseph, car son visage est tourné vers le bas, détail repris et maintenu dans le plan (e). Le passage du gros plan de Marie à l'image entière du fragment (e) continue de nous « faire sentir la caméra ». En effet, une telle variation serait justifiée par la grammaire pour ainsi dire "classique" du cinéma (ou du « cinéma de prose », selon la formule de Pasolini) si la position de l'observateur, dans ce cas Joseph, s'éloignait de l'objet observé tout en continuant à regarder. Au lieu de cela, le plan (f) s'ouvre encore avec Joseph (lui aussi en image entière maintenant) qui continue d’observer Marie depuis la même position avant de s’éloigner. Enfin, nous avons l’image (g) dans le dernier contrechamp : Marie n'est plus dans la position précédente, comme en témoigne la position de l'arc qui n'est plus derrière elle, mais se situe à sa droite, alors que la maison est représentée à l'arrière-plan ; la caméra ne nous a pas montré le mouvement, mais elle nous fournit les outils pour l'imaginer.
Cette manière de construire la scène est très différente de la technique plus traditionnelle qui caractérisait les deux premiers longs-métrages de Pasolini. Dès la première scène, le spectateur se demande (de manière plus ou moins consciente) qui regarde : les faux raccords font glisser les subjectives des deux protagonistes dans un regard différent, contaminé par la conscience du réalisateur et concrétisé par le montage, les mouvements de la caméra et les cadrages. Le dialogue visuel apparent entre Marie et Joseph se transforme en un indirect libre dès que la grossesse surnaturelle est révélée. Le mystère et l'irrationnel font irruption par une évolution commune de trois points de vue : d’une part Marie (en tant qu'incarnation pure du mystère) ; ensuite Joseph, qui reste stupéfait et s'éloigne, et à qui l’ange annoncera l’immaculée conception dans la scène suivante ; mais aussi, l'œil de la caméra qui se lie au jeu de regards entre les deux personnages et manifeste ainsi sa propre présence.
La scène qui présente l’épisode où Jésus chasse les marchands du temple est également marquée d’une manière évidente par ce magma stylistique. Ainsi, le scénario annonce :
P.P. di Cristo che guarda, muto, e gli occhi gli si empiono lentamente di sublime ira. TOTALE del tempio, che è una specie di mercato. Commercianti, cambiavalute, ragazzi che fanno baccano... una ennesima grande scena realistica. P.P. di Cristo, preso ormai dall'ira. E, in F.I. seguito in PAN., entra nel tempio, ed eccolo che terribile con una forza davanti a cui nessuno può far niente se non guardarlo con stupore e timore, comincia a rovesciare le tavole dei cambiavalute, le sedie dei venditori di colombe che volano via in un volo spaventato, frenetico… (Pasolini, 2001, p. 593-594)10
Au premier plan de Jésus (a. à partir de h. 01.24.31)11 s'oppose une prise de vue totale du Temple (b. à partir de 01.24.34), puis Jésus en entier et la caméra à la main qui le capture alors qu'il libère sa « colère sublime » (c. à partir de h. 01.24.38) : un montage rapide nous restitue des points de vue et des situations disparates : Jésus renversant les tables, éloignant les personnes qui tentent de l'arrêter (d. à partir de h. 01.24.43). La caméra capture la scène en se déplaçant dans l'espace : sur les côtés, en hauteur, derrière les visages des personnes présentes. Parallèlement, le montage alterne ces scènes de colère avec deux « im-signes » de Pharisiens apparaissant à la fenêtre (e. à partir de h. 01.24.45 et h. à partir de 01.24.57). Dans ce cas également, nous sommes confrontés à une exposition de points de vue différents et coprésents : d'abord Jésus qui regarde la scène du Temple pour ensuite y prendre part avec sa propre colère, en entrant littéralement en scène suivi par la caméra à la main (f. à partir de h. 01.24.48 et g. h. 01.24.51). À cette situation, filmée comme si elle était vue par les marchands du temple ou par les apôtres, apparus dans la scène précédente derrière Jésus, s'ajoute le regard des Pharisiens qui observent le Messie (e. et i. à partir de h. 01.25.01) : d'abord d'en haut, depuis les balcons et ensuite en descendant directement sur la place (k. à partir de h. 01.20.09). De surcroît, après que le panier de colombes a été renversé, la caméra suit immédiatement le vol des oiseaux libérés, déplaçant rapidement son point de vue vers le ciel pour suivre la trajectoire des volatiles (h. à partir de h. 01.24.57). La trame stylistique complexe, composée encore de faux raccords et de subjectives, d'alternance de champs, de prises de vue à la main et de mouvements rapides de la caméra, restitue le chaos et la colère de la situation, mais aussi le regard des Pharisiens qui observent. Lorsque la caméra suit le vol des colombes, elle semble s'éloigner et se désintéresser de la scène qu'elle observait auparavant avec diligence : il s'agit d'une rupture rapide de la narration, que le spectateur perçoit immédiatement même de manière confuse. Immédiatement après, nous assistons à l'irruption dans le Temple par des pauvres et des enfants qui entrent joyeux en chantant et louant le Messie. La population opprimée, maintenant libérée, peut entrer dans le Temple profané par les marchands et les Pharisiens.
La séquence finale de la Passion et de la Crucifixion s'ouvre sur le Christ qui se dirige vers le Golgotha avec la Croix sur les épaules, suivi de soldats et d'une foule hurlante. Au milieu de la foule, Marie (interprétée par Susanna Colussi) observe son fils et essaye de s'approcher mais est tenue à distance par les soldats. À un moment crucial, lorsque le Christ tombe, un soldat ordonne à un passant de porter la Croix à sa place. Le jeune homme obéit, et l'on remarque une ressemblance évidente entre son visage et celui de Pasolini jeune. La Passion du Christ se poursuit avec la procession filmée depuis le bas alors qu'elle se dirige vers le Golgotha, vue à travers les yeux de Marie. Par la suite, le tumulte de la foule est étouffé par l’irruption de la musique : la Maurerische Trauermusik de Mozart accompagne la Crucifixion, et les seuls autres sons proviennent des lamentations de l'un des deux larrons et des coups de marteau sur les clous. Après que le Christ a été dénudé et crucifié, la Croix est érigée avec son corps. S’ensuivent donc les images suivantes : des plans sur Jésus vu d'en bas avec un zoom arrière (a. 02.09.02), un gros plan de la Vierge en larmes soutenue physiquement par Marie et Marie Madeleine (b. 02.09.08), la silhouette entière du Christ qui semble légèrement incliner la tête vers sa mère (c. 02.09.18), un gros plan du visage de Marie (d. 02.09.20), un bref panoramique du bas vers le haut sur le corps du Christ (e. 02.09.25), le gros plan de Marie à présent dévastée par la douleur (f. 02.09.27), un gros plan du Christ filmé en contre-jour (g. 02.09.35), un plan d'ensemble des trois Maries avec Jean et deux autres apôtres (h. 02.09.40), enfin le gros plan de la Vierge en larmes, dont le mouvement des lèvres dit clairement : « mon fils, mon fils... » (i. 02.09.50). Toutes ces prises de vue sont réalisées à la main, ce qui confère une sensation de mouvement et de tremblement aux images. La caméra ne reste jamais immobile, et le spectateur ressent la présence du réalisateur à travers ces mouvements expressifs. La scène est structurée comme un champ-contrechamp entre le fils sur la Croix et, à ses pieds, Marie en Mater dolorosa. Pasolini souligne sa propre présence à travers les mouvements de la caméra, et met l'émotion en avant avec cet outil expressif. De surcroît, la durée des prises de vue révèle la focalisation de Pasolini sur la souffrance de Marie : alors que les prises de vue consacrées au Christ varient en durée, celles de la Vierge sont plus longues, et prolongent le point de vue sur sa douleur. Dès lors, la séquence finale accentue le point de vue sur la souffrance de la Vierge et met fin au champ-contrechamp des prises de vue précédentes pour saisir la Vierge aux pieds de la Croix encore en gros plan, occupant la majeure partie du temps de la séquence.
Dans la scène de la Crucifixion, il semble que les points de vue offerts se déplacent entre le regard du Christ et celui de sa mère. Cependant, les techniques stylistiques utilisées, telles que le zoom, la caméra à la main, le champ-contrechamp, le montage et la durée, semblent viser à faire émerger un point de vue supplémentaire : celui du réalisateur. Ce dernier influe de manière plus prononcée sur la scène de la Vierge aux pieds de la Croix, lorsqu’il met toute la souffrance de la mère, qu’il adopte momentanément le regard du Christ mourant, montrant enfin la douleur de la mère à travers le regard du fils, sans jamais renoncer à son propre point de vue.
3. Pouvoir et résistance
Si, comme nous venons de le voir, Il Vangelo inaugure l'utilisation consciente du style indirect libre, Salò en conclut la parabole quelques années plus tard. Avec Salò, Pasolini modifie encore une fois, et de manière radicale, son style cinématographique : l'utilisation de la subjective est extrêmement rare, presque comme si le cinéaste refusait de faire des compromis avec le point de vue des quatre seigneurs12. Les subjectives indirectes sont tout aussi rares, mais c'est précisément en raison de leur utilisation extrêmement modérée qu'il peut être nécessaire de les observer avec une attention particulière. La subjective indirecte libre dans Salò devient une puissante infraction à l'ensemble théorique et expressif qui constitue l'œuvre : si le film veut montrer le visage sadique du pouvoir en tant que miroir imaginaire et cruel de la société réelle dans laquelle nous vivons (Bazzocchi, 2018), les subjectives indirectes rompent ce miroir en montrant le regard subversif et le conflit de l'artiste vis-à-vis de la mise en scène allégorique à l’œuvre dans ce film.
La scène que nous analysons présente deux subjectives libres successives. Il s’agit du dernier récit du « Cercle des passions » se déroulant dans la salle des orgies, où une narratrice, Mademoiselle Vaccari, raconte l’histoire du ministre Missiroli. La scène se compose des plans suivants : (a. 54.24) un plan fixe et un plan d'ensemble de la salle où les victimes sont assises à terre, complètement nues et réparties géométriquement en plusieurs groupes, les seigneurs assis de chaque côté de la salle (le Duc à gauche, le Président à droite), quelques soldats au fond à droite, la narratrice et la pianiste à gauche (cette dernière joue la chanson Son tanto triste dans la version pour piano réalisée par Ennio Morricone pour le film) ; (b. 54.28) tous les personnages regardent dans la direction de la caméra jusqu’à un gros plan de Mademoiselle Vaccari ; (c. 54.32) nous avons un plan panoramique de la salle vue depuis les yeux de la narratrice, de gauche à droite ; (d. 54.41) toujours du point de vue de Vaccari, en plan d'ensemble et fixe, les deux victimes Graziella et Eva étant assises par terre, le Duc Blangis et une autre victime derrière elles, quelques soldats en arrière-plan ; (e. 54.45) un plan d'ensemble, fixe, avec d'autres victimes, le Président et la pianiste à l'arrière-plan (cette fois, la caméra est positionnée derrière les personnages, qui regardent toujours vers la pianiste ou la narratrice) ; (f. à partir de 54.49) plan américain de Blangis embrassant un jeune homme ; (g. à partir de 55.06) contrechamp et gros plan du jeune homme souriant au Duc et l'embrassant longuement ; (h. à partir de 55.06) contrechamp et gros plan du Duc souriant au jeune homme ; (i. à partir de 55.28) gros plan de la narratrice qui, regardant la salle de gauche à droite, commence le récit ; (l. à partir de 55.52) pendant le récit, un zoom lent avance vers les victimes aux pieds de Blangis, la caméra n'est pas dans la position de la narratrice, mais filme les personnages de dos et latéralement ; (m. à partir de 56.07) gros plan de Graziella qui, levant les yeux du sol, s’adresse à sa compagne (« Eva » lui dit-elle). Nous avons ensuite, (n. à partir de 56.12) un gros plan d'Eva se tournant vers Graziella, puis (o. à partir de 56.14) un gros plan de Graziella qui s’exclame : « Je n'en peux plus » ; (p. à partir de 56.16) encore un gros plan d'Eva embrassant Graziella ; (q. à partir de 56.24) un zoom lent, sur les victimes, cette fois la caméra cadre l'angle complémentaire de (l) en filmant toujours les victimes de dos pour se concentrer sur la silhouette d’un garçon ; (r. à partir de 56.36) gros plan du garçon détournant le regard de la narratrice et regardant quelque chose par terre ; (s. à partir de 56.44) détail et caméra à l'épaule suivant la main du jeune homme pendant qu'il trace quelques lettres dans la poussière par terre : le spectateur peut clairement lire le mot « Dieu ». Un gros plan sur la narratrice termine le récit13.
La séquence est très intéressante en raison des géométries constituées par les cadrages, en plus des deux subjectives libres. Si le cadrage (a) correspond à un cadrage typique de Salò (une salle de la villa en plan d'ensemble, fixe, où l'on voit toutes les figures disposées de manière profondément symétrique), dans (c), nous avons la même scène filmée avec un lent panoramique de gauche à droite, sans doute pour souligner la position exacte des personnages et leur symétrie : le Président assis avec une victime à gauche, d’autres victimes à ses pieds et aux pieds du Duc, le Duc à son tour assis à côté d’une victime, pendant que tous regardent la narratrice et la pianiste. Le plan large, le plan d'ensemble et le panoramique semblent également suggérer que tout est visible et connu par les seigneurs de la villa : la position des victimes, leur nombre, la répartition en groupes ; rien n'échappe à l'œil panoptique du cadre sadique qui rend chaque détail de la scène avec froideur et détachement. De plus, l'échange de baisers et de sourires entre Blangis et le jeune homme, séquence (f)-(g)-(h), sur laquelle intervient le montage, manifeste le pouvoir absolu des seigneurs qui semblent même jouir d'une entente paradoxale de la part des victimes : le jeune homme se réjouit de l'échange de baisers et sourit à plusieurs reprises à son bourreau. Ce regard aseptisé et glacial semble doubler la littérarité sadienne présente dans le texte. Les narratrices suivent à la lettre le texte de Sade en proposant les récits du Marquis, la lettre et le visible étant précisément les spécificités sadiennes que Roland Barthes identifiait dans le Salò de Pasolini :
Ce qui touche, ce qui a de l'effet, dans Salò, c'est la lettre. Pasolini a filmé ses scènes à la lettre, comme elles avaient été décrites (je ne dis pas : "écrites") par Sade ; ces scènes ont donc la beauté triste, glacée, exacte, de grandes planches encyclopédiques. Faire manger de l'excrément ? Énucléer un œil ? Mettre des aiguilles dans un mets ? Vous voyez tout : l'assiette, l'étron, le barbouillage, le paquet d'aiguilles (acheté à l'Upim de Salò), le grain de la polenta ; comme on dit, rien ne vous est épargné (devise même de la lettre). (Barthes, 1976)
La composition de la scène sinistre, glaçante et minutieuse reprend la description sadienne et adopte un point de vue selon lequel tout doit être visible et rien ne doit perturber l'observation, qui doit rester lucide et cruelle comme celle des libertins. Cependant, même dans cette séquence, il y a une rupture du regard sadique à travers deux subjectives libres sur les victimes. Cette fois-ci, ce n'est pas le mouvement de la caméra qui rompt la fiction de la subjective, mais deux zooms lents qui s'éloignent de la rigidité du plan fixe et échappent à la vision omniprésente des seigneurs : la caméra se rapproche des victimes, les filmant par derrière avant de révéler quelque chose qui leur appartient et qu’aucun des seigneurs ne pourra jamais savoir. Ainsi, dans Salò, le zoom, « qui correspond généralement à une révélation du regard cinématographique [...], cadre quelque chose qui rompt la structure rigide des événements, dévoilant une infraction, une sortie, une évasion des victimes de la condition de passivité totale qui apparaît dans les plans d'ensemble. » (Murri, 2007, p. 94)14.
L'accord et le partage des peurs entre Eva et Graziella manifestent une survie de l'humanité qui semblait impossible, tout comme leur étreinte sincère, qui constitue un véritable hapax dans le film. Le geste du jeune homme traçant le nom de Dieu ne révèle pas seulement l'existence d'un geste religieux à l'intérieur de la villa, explicitement interdit par le règlement rédigé par les seigneurs, mais dans les signes illisibles, les lettres tracées dans la poussière avant le nom de Dieu, nous voyons émerger une modalité de résistance ultime : un élément résiduel de la subjectivité de la victime (restant explicitement exclu non seulement du regard des bourreaux, mais aussi du spectateur à qui est accordé le privilège d'observer les victimes à travers l'œil du réalisateur) qui survit et suspend, dans ce double zoom, la logique absolue d’anéantissement de l'œil sadique imposé par le film. D'un côté, donc, nous avons la mimésis sadique du pouvoir, l'œil absolu qui observe et administre la réalité ; de l’autre, cependant, quelque chose qui échappe au contrôle et aussi à notre faculté interprétative : un geste, un signe laissé dans la poussière.
Voici donc comment l'œuvre expose les limites du pouvoir panoptique ou, pour le dire avec Deleuze, comment la séquence trace une ligne de fuite par rapport à la machine du pouvoir qui administre l'existence. Si tout n'est pas visible, ni pour les seigneurs de Salò ni pour les spectateurs, que signifie le signe tracé par le garçon ? Nous ne pouvons pas le savoir : notre regard n'est pas en mesure de déchiffrer ces signes, cette portion de réalité échappe à notre effort herméneutique. Mais à qui appartient l'œil qui regarde ? En y regardant de plus près, d'un point de vue technique, cette séquence présente un zoom et un léger mouvement de la caméra, des choix stylistiques qui trahissent la présence du réalisateur et la rendent manifeste. Comme nous l’avons relevé précédemment, l'œil du cinéaste et des caméras reflète littéralement une mimésis sadique du pouvoir. Pourtant, comme nous l’avons démontré, dans la scène de la victime, il se produit une double infraction aux règles du pouvoir : Pasolini dirige son regard et le nôtre vers un au-delà, saisit et exprime une autre possibilité de voir la réalité. Avec cette subjective indirecte libre, en tant que spectateurs, nous ne voyons pas seulement avec le regard du réalisateur, qui se révolte contre les règles sadiques qu'il a lui-même instaurées dans le film, mais aussi le regard du réalisateur auquel nous pouvons nous joindre. Pasolini entre, ainsi, dans notre champ de vision et nous assistons à un moment de résonance mutuelle : nous voyons pour la première fois la victime, nous sommes face à la victime non plus avec le regard froid et cruel du pouvoir, mais nous participons à son monde. Nous participons à la vision du réalisateur qui nous montre la réalité et simultanément son propre regard sur la réalité : nous voyons donc à travers ses yeux et simultanément nous percevons la présence de son regard. Dès lors, l'espace d'un instant, une œuvre insoutenable comme Salò s'ouvre vers un au-delà, puisque tout ne peut pas être dominé et administré par la prise sur la réalité des seigneurs détenant un pouvoir absolu. En outre, si le mouvement de la caméra nous fait entrer en résonance mutuelle avec le regard du réalisateur et avec sa participation au monde, ce que nous voyons est quelque chose qui ne peut pas être vu : les lettres tracées dans la poussière sont la trace d’éléments qui échappent à notre interprétation et à notre capacité de lire la réalité. Dès lors, l'intrusion du regard du réalisateur, par son mouvement de caméra, trace une ligne de fuite imperceptible dans l'espace claustrophobique de la villa de Salò, un signe qui s'ouvre vers l'extérieur et qui résiste malgré tout. En tant que spectateurs, nous sommes captivés par ce mouvement : nous nous connectons à ce regard. Or, même la réalité, avec ses données lancinantes, résiste et nous résiste : l'irréductibilité de l'autre et du corps nu de la victime apparaissent dans toute leur opacité, comme un élément incommensurable et non interprétable du réel.
En conclusion, cet essai a cherché à démontrer deux éléments : d'une part, le philosophe français Gilles Deleuze s’est montré un interprète attentif et conscient de la théorie du cinéma de Pasolini, en lisant dans la « sémiologie naïve » de l'intellectuel italien des implications philosophiques plus larges ; d'autre part, c'est grâce au travail de Deleuze sur le cinéma que nous pouvons revenir à l'œuvre de Pasolini, pour interpréter certains de ses films à travers les outils critiques offerts par le philosophe.
Nous souhaitons maintenant poser des questions finales, des interrogations qui partent de la distance, cette fois-ci, entre la conception de la réalité de Pasolini et la conception du cinéma de Deleuze, afin de proposer une ultime réflexion sur la dimension politique de l'image cinématographique de Salò. Comme le remarque Paolucci, si pour Deleuze, le cinéma est « énonçable et non énoncé »15, il ne renvoie pas à la réalité, comme le prétend Pasolini, mais seulement à d'autres énonciations (Paolucci, 2008). Le cinéma pour Deleuze n'est pas le langage de la réalité, mais, pour ainsi dire, le langage du possible et du virtuel, ou des « conditions de possibilité » (Marrone, 2021)16. Toutefois, la question de la réalité elle-même chez Pasolini apparaît plus complexe. Selon Pasolini, le mythe et le sacré (ou le mystère de l'Évangile, même pour un non-croyant comme le réalisateur) sont aussi des éléments de la réalité. En d'autres termes, il y a chez l’auteur une idée de virtualité du réel qui le rapproche paradoxalement de la conception leibnizienne de Deleuze : l’image est « im-signe » en tant que « monade virtuelle », c’est-à-dire un regard possible sur le monde. Pourtant, entre Il Vangelo et l'enfer de Salò, il y a un bouleversement de l'image et du sens. L'utilisation du subjectif indirect libre, en tant qu’enchaînement de points de vue inconciliables, comme nous avons essayé de le démontrer, se manifeste dans Il Vangelo secondo Matteo par une compossibilité entre le point de vue du réalisateur et celui du croyant. En conséquence, l'agencement fait cohabiter le plan idéologique avec le plan religieux. Dans Salò, en revanche, les subjectives rares visent à briser le regard absolu de l’idéologie négative du Pouvoir. Dès lors, le retour de l'empathie du regard perturbe l'absoluité de la vision glaciale des seigneurs. Or, la scène de Salò que nous avons analysée pousse encore plus loin ces réflexions : l'œuvre ne propose pas cette rupture de l'ordre des seigneurs simplement par le retour de l'empathie des victimes. Cette ligne de fuite s'ouvre vers un possible qui reste de toute manière énonçable, comme nous avons tenté de le montrer à travers le lent zoom sur les deux victimes. C'est lorsque l'image se manifeste en se dérobant, lorsque le non énoncé devient énonçable, que dans l’im-signe s’ouvre une brèche de résistance inattendue : les signes tracés par la victime dont personne ne peut déchiffrer le sens. Le subjectif indirect libre permet non seulement à Pasolini de se déplacer et d'assumer des points de vue inconciliables (le sien, celui des seigneurs et celui des victimes), mais pousse son regard à la limite du visible. Tout n'est pas lisible dans la réalité, et c'est dans cet espace précaire, obscur et indéchiffrable que la naïveté cinématographique et sémiotique de Pasolini, avec son amateurisme technique et théorique, nous montre une image qui résiste au pouvoir tout en s'y soumettant. Suspendu entre actif et passif, le geste de la victime crée un signe qui résiste en même temps au pouvoir des seigneurs, qui voient tout, mais aussi à celui du réalisateur qui nous montre chaque espace visible dans le palais du pouvoir, et à celui des spectateurs-lecteurs qui interprètent tout sous la perspective d'une allégorie du pouvoir absolu et omniprésent.