Les deux textes dont nous allons traiter gagnent à être situés à l’aboutissement de la tradition de la satire ménippée, ce genre antique retrouvé par l’Europe humaniste, dont les frontières ont toujours été floues. Commençons donc par une mise en perspective historique. L’un des rares critères structurels permettant de distinguer cette tradition générique de celle de la satire, qui pour les Anciens est un genre poétique, est l’usage d’un mélange de vers et de prose – ou plutôt de prose et de vers, car la prose y est presque toujours majoritaire – qu’on peut éventuellement qualifier de prosimètre, même si l’usage de cette notion empruntée à la littérature médiévale fait débat parmi les meilleurs spécialistes1. La ménippée se définit surtout par une affiliation générique qui remonte à Ménippe de Gadara, philosophe cynique dont les écrits sont perdus, mais dont nous savons qu’il aurait abandonné la diatribe pour se mettre à parodier des textes tels que l’épopée homérique ou les dialogues platoniciens. Ce genre, dès lors, se définira plutôt par une posture consistant à parodier d’autres genres (dans une intention satirique), ce qui explique son instabilité formelle2. Tout dépend de la cible : on pourra écrire une satire ménippée de tel discours politique ou de telle position philosophique, une satire ménippée des romanciers, des historiens, des versificateurs, des prosateurs, des versificateurs et des prosateurs, etc.
Pour en rester à l’Antiquité, le mélange du vers et de la prose est effectivement un critère distinctif, mais sa fonction est variable3. Chez Lucien de Samosate, le principal héritier hellénique de Ménippe, les citations poétiques des « classiques », Homère et les tragiques en premier lieu, ne sont pas rares, sans être abondantes non plus. Elles produisent éventuellement un effet burlesque, lorsqu’elles sont mises dans la bouche de personnages qui se couvrent de ridicule et doivent ensuite adopter la prose pour se faire comprendre, comme au début du Ménippe (Menippus, sive Necyomantia) ; mais ces citations participent aussi de l’imitation ludique et formatrice promue par Lucien, de telle sorte qu’elles se conçoivent comme un hommage aux textes fondateurs de la culture grecque4.
Chez les Latins, à commencer par les Saturae Menippeae de Varron, le mélange du vers et de la prose s’inscrit dans une esthétique plus générale du pot-pourri (satura lanx) qui consiste à mélanger le sérieux et le trivial, le docte et le non-docte, le sacré et le profane. On est réduit à faire des conjectures sur les satires varonniennes, dont il ne reste que des fragments : pour certains il s’agit d’une satire amusée d’aspects de la vie quotidienne à Rome, au service d’une sagesse ordinaire exprimée en vers ; pour d’autres, d’une mise en scène parodique de cette sagesse, sous la forme d’une encyclopédie folle – idée que nous retrouverons dans la satire de l’érudition inepte au XVIIIe siècle. Les vers se moquent-ils de la prose, ou le contraire ? Le jeu peut se prêter à des exploitations sophistiquées : l’Apocolocyntose de Sénèque, satire de l’empereur Claude, s’ouvre sur des vers grandiloquents à demi incompréhensibles, que la prose vient traduire de manière triviale en quelques lignes (ils décrivaient l’aurore). Cet effet parodique permet donc la satire d’un certain type de poésie encomiastique, servile, boursouflée5. On verrait encore un autre type de relation dans le De nuptiis Mercuri et Philologiae de Martianus Capella : l’encyclopédie des savoirs humains y est exposée en prose, dans un cadre fictionnel comique ; mais le vers intervient comme une antithèse, pour manifester le sublime, le divin, radicalement séparé de l’ordre des connaissances humaines, une tension que l’on retrouvera dans la Consolatio philosophiae de Boèce.
Redécouvrant ce genre, les humanistes de la Renaissance y ont vu un trait définitoire, même s’il n’est pas exploité par tous les auteurs, si nombreux, qui imitent Lucien ou les Latins. Œuvre collective, la fameuse Satyre ménippée de la vertu du Catholicon d’Espagne (1594) est certes rédigée en « prose entrelardée de vers », comme l’indique son titre complet6. Les philologues bataves de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle (Juste Lipse, Cunaeus, Heinsius), font preuve d’un véritable engouement pour le mélange du vers et de la prose dans leurs satires ménippées, insérant le plus souvent des vers dans la prose satirique, en guise de centons de citations érudites des Anciens, qui appellent le lecteur à partager le plaisir de l’allusion7. Mais les vers sont parfois autographes, donnant lieu à une forme d’art mixte, volontiers maniériste, qui s’offre en objet d’admiration. Ainsi dans l’Euphormio Lusininii Satyricon du franco-écossais Jean Barclay (1605-1607), grand roman satirique néo-latin incrusté de longs poèmes d’une variété étonnante, qui illustrent les situations narratives les plus diverses.
En passant dans les langues vulgaires, cette tradition érudite se mélange avec d’autres, comme on le voit dès le XVIe siècle avec le cas, évidemment exceptionnel, de François Rabelais, pénétré en humaniste de ces modèles ménippéens, mais tout aussi inspiré par la tradition des grands rhétoriqueurs, dont l’écriture privilégiait le prosimètre8. Quand Rabelais insère des poèmes parodiques dans le « salmigondis » de sa prose, il joue volontiers, comme les poètes franco-bourguignons, au jeu de l’allégorie énigmatique, qu’il pousse aux limites de l’illisibilité : ainsi du poème des « Franfreluches antidotés » (Gargantua, chap. 2), ou de l’« Énigme en prophétie » empruntée à Mellin de Saint-Gelais, inscrite au fronton de Thélème. Gargantua se clôt sur un débat interprétatif à propos de ce dernier poème : le héros éponyme y voit une allégorie politique et mystique, frère Jean une simple description du jeu de paume, rien ne permettant au lecteur de trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces deux interprétations potentiellement extravagantes (Gargantua, chap. 56). Entre autres modalités de relations entre le vers et la prose dans son œuvre9, Rabelais exploitera de nouveau, et massivement dans le Tiers Livre, la relation comique entre des poèmes obscurs, polysémiques et parfois dérisoires d’une part, d’autre part une prose interprétative aussi douteuse que débridée. On ne sait plus ce qui est parodié ni ce qui est satirisé chez lui du vers ou de la prose, du poème ou de sa glose.
C’est à partir de son œuvre qu’on peut comprendre une évolution tardive de la poétique ménippéenne au début des Lumières, à une époque où la prose non savante affiche ses ambitions esthétiques et acquiert ses lettres de noblesse au point de menacer dans la hiérarchie des genres la suprématie de la poésie, qui traverse quant à elle une période d’interrogation et de redéfinition sans précédent (de manière plus nette en France qu’en Angleterre), entre la domination des normes classiques, l’essor de la poésie populaire et ce qu’on a pu appeler la « crise du lyrisme » dans la modernité rationaliste10. Étonnamment, la prose mixte de la ménippée survit au nouvel idéal de pureté générique. Mieux, elle s’épanouit au début du XVIIIe siècle. Le classicisme ne privilégie-t-il pas le maniement ludique des formes, plus encore que l’imposition de règles ? Il n’exclut pas même le mélange du vers et de la prose du champ des possibles en matière de réflexion poétique11.
Le modèle rabelaisien va se prêter à une exploitation particulièrement féconde au moment où la poésie tend à devenir un objet à commenter plutôt qu’à imiter. À la faveur de la Querelle des Anciens et des Modernes prolifèrent en effet les éditions concurrentes de grands textes classiques parfois annotés et expliqués par leur traducteurs, à l’instar de l’Iliade en français de l’une des chefs de file des Anciens, Mme Dacier, à laquelle répond l’Iliade transposée en vers de Houdart de La Motte, partisan des Modernes, qui font sortir les question de traduction et d’interprétation du domaine de l’érudition pour en faire l’objet de débats passionnés chez les honnêtes hommes et les femmes lettrées. Partout se multiplient les éditions accessibles en langue vulgaire – parfois œuvres de philologues de haut vol, comme Burmann en Hollande, Bentley en Angleterre ou Mencke en Allemagne – qui entendent expliquer les difficultés ou les obscurités linguistiques et culturelles des textes anciens, en faisant un usage abondant d’un procédé typographique alors en plein essor, la note en bas de page ou en fin de volume, destinée à remplacer dans les éditions bon marché les marginalia humanistes12.
Cette manie du commentaire va être l’objet de plusieurs parodies satiriques caractérisées par une esthétique néo-rabelaisienne du mélange, opérant la somme des relations entre le vers et la prose que nous avons relevées ci-dessus dans la tradition ménippéenne13. C’est le cas du Chef-d’œuvre d’un inconnu (1714-1748) de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, qui imagine une figure d’érudit imaginaire, Mathanasius, pour lui attribuer la publication d’un poème réputé génial, qu’il couvre de gloses délirantes14. On peut regretter que la critique anglo-saxonne soit restée aveugle à l’influence évidente de ce texte, très lu alors, sur la Dunciad (1728-1742) d’Alexander Pope15. Pope s’inspire manifestement du dispositif du Chef-d’œuvre d’un inconnu, mais cette fois-ci l’objet du commentaire n’est pas un simple prétexte : il s’agit d’un ambitieux poème satirique, écrit par Pope lui-même, mettant en scène la déesse Idiotie (Dullness) régnant sur l’Angleterre contemporaine, et inspirant les productions des poètes concurrents de Pope. Le poème est copieusement annoté par des commentaires non moins absurdes que ceux de Mathanasius, mais cette fois-ci ils sont l’œuvre d’un collectif de pseudo-érudits dirigé par un certain Scriblerus (tout aussi fictif que son aïeul français).
Les intentions ne sont pas nécessairement les mêmes, et la comparaison ne va pas de soi étant donné le statut des deux œuvres : d’une part, un texte mineur, oublié depuis le XVIIIe siècle, de l’autre un classique de la littérature anglaise (malheureusement peu connu en France). Mais le principe est comparable, puisqu’il s’agit, grosso modo, de satires de l’érudition inepte – si tant est qu’on puisse réduire ces œuvres à un seul principe, alors que leur écriture s’avère régie par une pluralité de principes qu’il vaut la peine de dégager et de bien distinguer sous le fatras apparent. Dans les deux cas, la relation entre poème commenté et prose annotatrice est redoublée par la présence de poèmes cités dans les notes, appelant un va-et-vient permanent entre ces différents niveaux ; dans les deux cas, le mélange peut être organisé en vue de satiriser la mauvaise poésie, ou la mauvaise prose, alternativement ; et dans les deux cas, les auteurs ont transformé la tradition comique et satirique du pot-pourri ménippéen pour en faire un tribunal critique de l’histoire littéraire et des pratiques d’écritures contemporaines.
1. Le « Chef-d’œuvre » d’un Moderne : l’expérimentation comique de Saint-Hyacinthe
1.1. Un inconnu qui s’avance masqué : Mathanasius, double de Thémiseul
Thémiseul de Saint-Hyacinthe (Hyacinthe Cordonnier de son vrai nom) est encore un inconnu au moment où il publie son Chef-d’œuvre, ce qui n’est pas sans expliquer ce titre humoristique et polysémique – dont le lecteur moderne goûtera autrement le sel, étant donné l’oubli dont l’auteur et son œuvre ont été victimes depuis le XVIIIe siècle16. Pourtant, l’œuvre a rencontré un grand succès dès sa première publication en 1714, au point d’être l’objet de neuf éditions successives jusqu’en 1758, avant celle de 1807. Militaire de carrière, aventurier de la plume et du cœur, Saint-Hyacinthe est un polygraphe dont le nom reste associé à la première traduction française de Robinson Crusoé17, ou à des écrits philosophiques nourris par des influences cartésiennes et libertines (Recherches philosophiques, 1743)18. Encore jeune, alors qu’il fréquente ce qu’on appelle le Refuge, autrement dit le milieu des calvinistes et des libertins français en exil dans les Provinces-Unies19, il collabore au Journal littéraire, l’un des premiers périodiques consacrés à recenser les nouvelles de la République des Lettres, dans les pages duquel il alimente les polémiques contre l’érudition universitaire, incarnée notamment par l’helléniste Pieter Burmann20. C’est alors qu’il a l’idée de satiriser la boulimie contemporaine de commentaires savants dans un ouvrage facétieux qui se présente comme l’édition critique d’un certain « Chef-d’œuvre », annoté par d’abondantes « Remarques » attribuées à la persona factice de Chrysostome Mathanasius.
Saint-Hyacinthe sera plus tard reconnu comme le véritable auteur – non sans hésitations, l’ouvrage ayant été attribué à des contemporains célèbres tels que Fontenelle, Crouzat ou La Monnoye – mais c’est bel et bien l’érudit prétentieux qui est présenté comme l’auteur dans la page de titre. Mathanasius prétend avoir recueilli un texte de grande valeur, un chef-d’œuvre absolu, qu’il présente comme « le chef-d’œuvre d’un inconnu », brève chanson qu’il aurait entendue par le plus grand des hasards dans le salon d’une certaine Mme d’Aussonne – qui n’est autre que la maîtresse de l’auteur véritable, Saint-Hyacinthe, caché derrière son postiche, lequel est lui et n’est pas lui. Car Mathanasius est fou, ou imbécile, puisqu’il est alternativement appelé Mathanase (le suffixe évoquant le gascon « ase », ou âne). L’onomastique évoque un mot-valise entre le grec mataios (« vain ») et thanatos (« mort »), « vanité mortifère » qui vaut hommage à Rabelais satirisant les « matéologiens » de la Sorbonne dans Gargantua et Pantagruel. Le médaillon de la page de garde de 1714, repris dans la plupart des éditions ultérieures, propose un portrait inquiétant du personnage, dont le gros visage semble habité par un regard frénétique, avec un écusson représentant un soufflet, entouré d’un âne et d’un paon en support, le tout surmonté d’un perroquet en guise de cimier… autant d’emblèmes possibles de la vanité et de la pédanterie.
Mathanasius annonce qu’il va produire le poème accompagné d’une série de soixante-douze « Remarques » en fin de volume pour en expliquer les subtilités. Avant d’y parvenir, le lecteur doit traverser un paratexte abondant, amplifié au fil des éditions, qui en retarde comiquement la présentation. Ce paratexte amorce le jeu en incluant une multitude de pièces liminaires écrites par Saint-Hyacinthe ou par des comparses, tantôt en vers, tantôt en prose, au point de constituer un premier niveau d’hybridation : lettre de l’éditeur au lecteur, épigramme satirique, approbations parodiques, éloges bouffons dans toutes les langues possibles et imaginables (du néerlandais à l’hébreu, en passant par le gascon), pseudo-jugements et « témoignages » des savants sur la première édition… L’ensemble de ces pièces liminaires constitue un premier pot-pourri générique et linguistique d’inspiration rabelaisienne, qui singe l’inflation des paratextes encomiastiques chez les contemporains, dénonçant ainsi la vacuité des discours d’autopromotion21.Mais dans le même temps, il célèbre aussi la réussite paradoxale et l’originalité du livre de Saint-Hyacinthe, en amplifiant l’écho rencontré par la première édition dans les suivantes.
1.2. Le poème : un chef-d’œuvre d’insignifiance et de gaucherie
Enfin, le fameux chef-d’œuvre est reproduit22. Il tient en cinq strophes :
L’AUTRE jour COLIN malade
Dedans son lit,
D’une grosse maladie
Pensant mourir,
De trop songer à ses amours
Ne peut dormir ;
Il veut tenir celle qu’il aime
Toute la nuit.
Le galant y fut habile,
Il se leva,
A la porte de sa belle
Trois fois frappa ;
CATIN, CATOS, BELLE BERGE
RE, dormez-vous ?
La promesse que m’avez-faite,
La tiendrez-vous ?
La fillette fut fragile
Ell’ se leva ;
Toute nue en sa chemise
La porte ouvra.
Marchez tout doux, parlez tout bas,
Mon DOUX AMI,
Car si mon Papa vous entend
Morte je suis.
Le Galant qui fut honnête
Droit se coucha,
Entre les bras de sa Belle
Se reposa.
Ah ! je n’ai pas perdu mes peines
Aussi mes pas,
Puisque je tiens celle que j’aime
Entre mes bras.
J’entends l’Alouette qui chante
Au point du jour,
Amant si vous est’ honnête
Retirez-vous.
Marchez tout doux, parlez tout bas,
Mon doux AMI,
Car si mon Papa vous entend
Morte je suis.
Le fameux chef-d’œuvre est on le voit un petit chef-d’œuvre d’insignifiance, néanmoins savoureux, en raison du caractère anodin de l’événement – simple coucherie relatée sur un ton naïf, ce qui lui donne une allure de conte grivois – mais aussi en raison de sa maladresse soigneusement calculée, qui mérite une analyse. La simplicité du style et la forme légère accréditent l’idée qu’il s’agit d’une chanson du Pont-Neuf, et les éditeurs modernes de Saint-Hyacinthe, peut-être dupes du mystère que ce dernier a soigneusement entretenu autour de son origine, ont multiplié les hypothèses non concluantes23. Celles de Mathanasius lui-même, pointant plutôt vers des hypotextes médiévaux, renaissants ou baroques, ne paraissent pas incongrues, mais leur nature parodique est trahie par l’insistance sur le nom du rhétoriqueur Guillaume Crétin, qui prête à équivoque24. Quand bien même elle aurait des sources d’inspiration – les véritables sont bien cachées comme nous le verrons – faut-il voir dans cette chanson autre chose qu’un produit du goût de l’auteur pour le canular ? Faut-il rappeler que « chanson » est synonyme en français moderne de conte en l’air, de baliverne ? On s’étonne que le poème n’ait donné lieu à aucune analyse en ce sens, alors que nombre d’indices dénoncent un piège interprétatif particulièrement astucieux tendu par l’auteur à des commentateurs dont le portrait a par avance été dressé dans celui d’un beau « crétin », Mathanasius. Certes, il est possible que Thémiseul ait brodé les paroles sur un air connu. Ou bien qu’il ait sélectionné une chanson existante, précisément en raison de sa banalité. Mais les bourdes semblent trop bien mesurées, si l’on peut dire, pour ne pas y reconnaître, à quelque degré que ce soit, l’intervention d’un artiste ironique25.
Les huitains hétérométriques reposent sur une alternance de vers longs eux-mêmes irréguliers (tantôt heptasyllabes, tantôt octosyllabes) et de vers courts (quatre syllabes) rimant de façon passablement aléatoire, ce qui peut rendre la lecture hésitante. Cela peut se comprendre dans le cadre d’une forme libre relevant de la poésie populaire ou d’une imitation des « vieux poètes » français, adeptes de la rime assonancée. La forme participe donc d’un effet de vraisemblance : la chanson paraît crédible26. Mais elle paraît aussi pénible, ou singulièrement maladroite dans la mesure où Mathanasius tient à la commenter en tant que chef-d’œuvre poétique, et non en tant que chanson populaire. Passe encore pour l’apocope intempestive qui oblige à une prononciation acrobatique (« Ell’se leva » dans la troisième strophe), mais que dire de l’enjambement en plein milieu du mot « bergère » de la seconde strophe (« CATIN, CATOS, BELLE BERGE / RE, dormez-vous ? ») ? L’usage de rimes faciles (entre les désinences de verbes conjugués, ou par la reprise d’un même mot : « dormez-vous ? » / « La tiendrez-vous ? »), pourrait relever de genres populaires comme le pont-neuf, ou de traditions libres de la poésie ancienne, mais les exemples réels semblent plus habiles27. Quant à la reprise des vers « Marchez tout doux, parlez tout bas [etc.] » dans les troisième et cinquième strophes, elle donne l’impression d’être improvisée pour cacher un manque de matière.
C’est pire encore au niveau du lexique, pour le moins pauvre, avec des pléonasmes (« L’autre jour Colin malade […] / D’une grosse maladie ») et de nombreuses répétitions (« Entre les bras » / « Entre mes bras » dans la troisième strophe ; ou « qui fut honnête » / « si vous est’ honnête » dans les quatrième et cinquième). Sans parler des fautes de langue, sur lesquelles les remarques de Mathanasius vont précisément attirer l'attention : barbarismes (« La porte ouvra »), impropriétés (« Dedans son lit »), tours plaisants (comme la « grosse maladie »). Tours populaires, comme il semble à la première lecture, ou pseudo-populaires ? Indice supplémentaire d’une discordance soigneusement entretenue, susceptible de produire un effet burlesque, on trouve des tours nobles dont la multiplication étonne dans le contexte de cette poésie simple, comme le « trois fois frappa » (digne de la poésie épique), ainsi que des inversions syntaxiques (« Morte je suis », deux fois répété ; « Droit se coucha ») qui en tant que telles ne dépareillent pas avec l’art de la chanson, mais dont la répétition a quelque chose de suspect. Le tout est agrémenté de clichés poétiques (l’alouette au petit matin). Enfin, les équivoques sexuelles ne manquent pas : l’apostrophe « CATIN, CATOS », qui en fait de nomination lyrique ressemble à une correction (aveu, insinuation, bourde ?), « Droit se coucha » (sic), l’obscène « Retirez-vous ».
1.3. L’œuvre du commentateur : justifier l’injustifiable
La prose du commentateur amuse plus encore, étant donné les efforts désespérés de Mathanasius, figure de thuriféraire aveugle, pour justifier l’injustifiable, pour souligner la génialité des moindres choix poétiques de l’auteur inconnu. L’effet comique repose sur le contraste entre le volume des vers commentés et celui de la prose commentatrice, entre d’une part ces cinq strophes dérisoires, examinées une à une dans ce que nous appellerions une explication linéaire, et d’autre part les quelques deux cents pages de remarques dans le format in-12 le plus courant ; c’est aussi le contraste entre l’indigence de la chanson et le déferlement d’érudition annotatrice ; entre la transparence de cette œuvrette et l’obscurité des commentaires censés l’éclairer. Ce discours critique qui marche sur la tête parodie notamment, comme le laisse entendre le paratexte28, le déferlement des gloses ayant accompagné les éditions du bref poème, énigmatique, intitulé Pervigilium veneris (ou Veillée de Vénus) dont le manuscrit avait été retrouvé par Érasme, avant d’être publié par Pithou, puis discuté et annoté par des humanistes tels que Lipse, Douza, Weitzius, Saumaise, Scriverius, Rivin…
Certains commentaires de Mathanasius brillent par leur trivialité, leur arbitraire ou leur ineptie : ainsi des remarques VII et VIII29, qui vantent le pléonasme « malade de maladie » comme une magnifique audace, ou le choix du verbe « pensant » plutôt que « croyant mourir », car « croyant n’auroit signifié que la simple croyance, et l’on sait que cette croyance est si peu de chose, qu’elle ressemble tout-à-fait à une opinion légère qui n’a nul fondement, au lieu que pensant marque une croyance fondée sur la réflexion, une croyance réfléchie30 ». Ou bien dans la remarque XII, à propos du pronom possessif ses dans « Songer à ses amours », dont Mathanasius précise qu’il vient du pronom latin suus, sua, suum, et a ce grand intérêt qu’il « fait clairement voir que les Amours dont il s’occupoit, n’étoient point des Amours étrangères ». Ou encore dans la remarque XXII, à propos de « Il se leva » : « Par ce seul mot, il nous donne l’idée d’un homme qui sort du lit, & qui se met en état d’aller quelque part ».
L’impertinence du pédant devient doublement comique lorsqu’elle est relevée par son érudition incontrôlable. Ainsi, dans les remarques V et VI, qui justifient l’emploi du mot « lit » dans « Dedans son lit ». « Le lit est naturellement la place d’un malade », assène Mathanase, avant d’embrayer sur un relevé encyclopédique et lexicographique de tous les types de lits et des expressions figées qui leur sont liées (il y a des lits de plume, de repos, de gazon, de fleurs, des « draps de lits », sans oublier le « lit à colonnes », etc.), l’accumulation rabelaisienne débouchant sur une analyse des extensions de sens métonymiques du mot (« continens pro contento ») et de ses extensions métaphoriques, par exemple dans l’expression « lit de faïence », qui désigne une décoration murale en carreaux de faïence hollandaise.
En bon philologue, Mathanasius aborde par ailleurs des problèmes d’interprétation posés par l’imprécision de certains termes31, ou bien par la ponctuation. Dans sa remarque LXIII, il signale une incertitude du pseudo-manuscrit, expliquant longuement son hésitation à ponctuer la cinquième strophe par un point à la fin du deuxième vers (« J’entends l’Alouette qui chante, / Au point du jour. / Amant si vous est-honnête, / Retirez-vous […] ») ou par une virgule (« J’entends l’Alouette qui chante, / Au point du jour, / Amant si vous est-honnête, / Retirez-vous. »), ce qui affecte le statut des premiers vers : la solution finalement retenue, la seconde, les attribue au poète qui se projette en imagination dans la scène, alors que la première les aurait intégrés au discours rapporté attribué à Catos dans la suite de la strophe. La logorrhée mathanasienne constitue donc une parodie satirique particulièrement riche des pratiques du commentaire, qui en dit long sur la manière dont la critique littéraire moderne est née de la philologie ancienne, et sur la manière dont elle a, ou n’a pas évolué.
1.4. En notes, une anthologie parodique
Mais s’arrêter là, comme le font la plupart des lecteurs, ce serait s’en tenir à une lecture superficielle, et méconnaître la complexité du jeu élaboré par Saint-Hyacinthe. Car ce n’est pas seulement une prose folle, c’est aussi une fine connaissance de la poésie qui caractérise le quichottisme interprétatif de Mathanasius : chacune des remarques, ou presque, devient le lieu d’une petite anthologie poétique, comme le lettré confère les fragments du poème à d’autres. La prose reste subordonnée au « Chef-d’œuvre » (nous désignons ainsi, entre guillemets, la chanson commentée), mais elle est entrecoupée de citations poétiques qui deviennent à leur tour objets de commentaires. De la relation entre les vers du « Chef-œuvre » et les « Remarques », l’intérêt se déplace vers la relation entre la prose annotatrice et les vers qu’elle convoque. L’opposition binaire laisse place à un entremêlement ménippéen. C’est la raison pour laquelle Saint- Hyacinthe peut prolonger longtemps, sur le mode de la variété, un jeu qui risquerait autrement de lasser.
Le plus souvent, les poèmes insérés renforcent l’impression d’une érudition futile en jouant sur le contraste burlesque. Ainsi, les « Remarques » commencent par justifier l’entame jugée parfaite : les premiers vers (« L’autre jour, Colin malade / Dedans son lit »), sont comparés favorablement au début des Odes d’Horace (cinq passages sont cités en latin dans le texte, sur le modèle de celui-ci : « Cœlo tonantem credidimus Jovem / Regnare […] » ; « Lorsque JUPITER tonnoit, nous avons cru qu’il règnoit dans les Cieux ») ; ou au début des Odes attribuées à Anacréon (citées en grec : « Θέλω λέγειν Ἀτρείδας […] » ; « Je voudrais bien chanter les ATRIDES […] ») ; ou encore au début d’un poème de Houdart de la Motte (« Docte Fureur, divine Yvresse […] »). Non, explique Mathanasius dans la remarque I, « notre Poëte ne va point chercher toutes ces idées extraordinaires et si étrangères à son sujet. Il va d’abord au cœur du Lecteur exciter les sentimens les plus capables d’attacher, je veux dire la compassion et la tendresse ».
Ailleurs, les citations gratuites tournent en dérision le principe même de l’anthologie – un genre fondé, faut-il le rappeler, précisément sur le mélange du vers et de la prose. L’expression « L’autre jour » serait-elle un peu triviale ? Toujours dans la première remarque, Mathanasius s’empresse de justifier le choix de ce marqueur des « circonstances temporelles » (dixit). La sorcellerie évocatoire de l’expression « l’autre jour » est alors démontrée par une nouvelle anthologie en forme de coq-à-l’âne : non seulement Fontenelle, Houdart de la Motte, Boileau, mais aussi le grand Racine dans son Andromaque ont employé l’expression l’« autre jour ». De même, pour justifier dans les remarques VIII et IX l’emploi au figuré du verbe « mourir » dans « D’une grosse maladie / Pensant mourir », Mathanasius doit citer plusieurs poèmes usant de la locution « mourir d’amour » pour prouver qu’elle ne signifie pas à proprement parler « rendre l’âme » : le premier anonyme, le second de Benserade, le troisième de lui-même32, le quatrième de l’Europe galante (opéra de Campra/Houdart de la Motte). Il enchaîne par des citations d’épopées (Virgile), d’opéra (Atys de Lully/Quinault), de tragédie (Jodelle), et s’il menace seulement d’ajouter les citations des Espagnols, des Italiens, des Anglais, des Allemands, des Flamands et des Chinois, finalement épargnées au lecteur, on est bien dans une esthétique du pot-pourri, qui recueille par ailleurs des vers en langues étrangères, ou encore des citations d’œuvres en prose de tout type (nouvellistes, romanciers, historiens, etc.).
Pareillement, l’exégète s’embarque dans l’interminable digression de la remarque XXVI sur le pourquoi du chiffre « trois » dans « trois fois frappa » (plutôt que sept ou dix fois), citant Homère, Horace, Ovide, Boileau, l’obscure Pharmaceutria du poète néo- latin Barleus, au milieu des philosophes, philologues, historiens et voyageurs ayant disserté sur l’usage culturel du chiffre trois. Pour finir, une chanson contemporaine, livrée en guise de chute burlesque, ramène au style léger du soi-disant « Chef- d’œuvre » : « Un & un font deux / C’est le nombre heureux / En galanterie. / Mais dès qu’une fois / Un & un font Trois, / C’est la Diablerie ».
1.5. Un livre silénique : de la poésie libertine en contrebande
On s’aperçoit au passage, avec cette dernière chanson, que Saint-Hyacinthe nous livre aussi ses sources d’inspiration bien réelles, peu avouables. Ainsi, lorsque Mathanasius s’empresse de justifier le choix du nom Colin aux remarques II et X, il propose une série de poèmes de Molinet, Belleau et Marot avec des Colins, ainsi qu’un couplet du Cabinet des vers satyriques de 1620 (« Le bon COLIN étoit au lit couché, / Atteint au vif de fièvre continue ; / Et pour avoir aux Dames trop touché, / Au bon COLIN la fièvre étoit venue », remarque X), qui n’est pas sans suggérer une équivoque possible sur la « grosse maladie » (la syphilis ?) dont le Colin du « Chef-d’œuvre » pensait mourir (quoique Mathanasius s’empresse de la dissiper : selon lui, « Notre Colin était malade du contraire », autrement dit d’amour pur). Il y a tout lieu de penser que c’est le goût de Saint-Hyacinthe pour la liberté de ces auteurs de la Renaissance et du début de l’âge baroque qui s’exprime ici, comme dans les poèmes cités dans la « Dissertation touchant les personnes de Catin et Colin » située en appendice. En l’occurrence, le Cabinet des vers satyriques constitue l’un de ces recueils collectifs scandaleux ayant célébré les noces de la poésie et de l’obscénité, avant le procès de Théophile de Viau et la répression consécutive33. Tout le jeu proposé par les « Remarques » et le paratexte du Chef-d’œuvre est alors de faire le tri dans cette glose folle, en distinguant les moments où Thémiseul perce sous Mathanasius, et laisse filtrer ses propres goûts.
Les affinités de l’auteur avec le courant du libertinage, sévèrement réprimé à la fin du règne de Louis XIV, se révèlent dans les citations récurrentes de poèmes alors censurés, notamment les Contes de La Fontaine. On le voit par exemple dans la remarque IV, où Mathanasius s’efforce de justifier l’expressivité de l’adverbe « Dedans » (sic) préféré par le poète à une simple « dans » (« Dedans son lit »). La démonstration de Mathanasius passe par la citation de vers scandaleux de l’École des femmes (« La douceur me chatouille, et là dedans remue / Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue »), et par trois citations de contes particulièrement lestes de La Fontaine, le Diable de Papefiguière et le Cuvier, fameuses histoires de cocuage tirées de Rabelais et de Boccace, où l’adverbe « dedans » est employé avec une « naïveté » suggestive, comme l’écrit Mathanasius34. Cette veine libertine s’affirme dans les remarques sur les troisième et quatrième strophes, où se déroule l’essentiel de l’action érotique du « Chef-d’œuvre ». Pindare, Lucrèce, Ovide deviennent les auteurs les plus cités, mais aussi Marot, La Fontaine et l’abbé Regnier-Desmarais, connu pour ses vers licencieux, ou encore des extraits de chansons et de comédies contemporaines se moquant de la pruderie (dans les remarques XXXI à XXXIX). La prose n’est pas exempte de provocations par ailleurs. L’auteur y flirte subtilement avec l’irréligiosité, lorsque son Mathanasius s’engage dans son interminable digression sur le chiffre trois, qui fait lourdement signe vers le mystère de la Trinité, dont l’impossible justification rationnelle se trouve en quelque sorte parodiée35.
Publiée par un jeune auteur en exil, cette babiole comique qu’est Le Chef-d’œuvre, censurée dès sa parution en France, pourrait bien se révéler, si l’on y regarde de plus près, un cheval de Troie destiné à faire rentrer dans la France catholique et absolutiste ce qui ne cessait d’en être refoulé. La mixité du vers et de la prose est à l’image du silénisme du livre, et d’une certaine duplicité dans les intentions de l’auteur. Ce jeu énonciatif n’a pas toujours été compris par les lecteurs les plus récents, qui méconnaissent les modèles ménippéens et siléniques de la Renaissance dont Saint- Hyacinthe s’inspirait : de même que la vérité se glisse parfois dans les « disparates » (ou « impertinences ») de don Quichotte, de même que la Moria ou Alcofrybas Nasier sont des doubles négatifs d’Érasme et de François Rabelais – fonctionnant tantôt comme leur antithèse respective, tantôt comme un truchement utile pour contourner la censure, ce qui suppose une mise à l’épreuve du discernement du lecteur – Mathanasius devient à l’occasion le porte-voix par lequel Saint-Hyacinthe peut introduire une marchandise poétique de contrebande, sans en assumer l’autorité.
1.6. L’anthologie sérieuse : une histoire critique de la poésie française
Mieux, c’est une histoire personnelle de la poésie que livre en pièces détachées Saint- Hyacinthe, et il faut s’interroger sur la représentation des styles et des périodes, tant elle déjoue toute opposition systématique entre les Anciens et les Modernes. Le fond des poètes grecs et latins est abondamment mis à contribution, souvent pour produire un effet burlesque, comme on l’a dit, et de façon à souligner à la manière des Modernes (on pense à Perrault), l’inadaptation culturelle des modèles antiques. Mais en les citant, l’auteur fait bien entendu exhibition de son thesaurus inépuisable, parant d’avance au reproche d’ignorance (selon une autre tactique éprouvée des Modernes). Et tout n’est pas à mettre sur le même plan : s’il se moque volontiers de la geste homérique, foyer de toutes les controverses en 1714, Saint-Hyacinthe apprécie visiblement l’érotisme simple et direct d’Anacréon, souvent mis à contribution.
À l’autre bout de la chaîne chronologique, la poésie contemporaine est confrontée sans rougir à l’antique, l’anthologie permettant d’examiner la mode : défilent les épigrammes, chansons, épîtres, billets doux, et autres formes emblématiques de la « poésie fugitive » de l’époque36. L’auteur fait son miel de ces petits genres employant des mètres courts et propres à des contextes sociaux déterminés. Il décerne ici et là des éloges, ou se plaît au contraire à mentionner des productions ridicules, à l’instar de ces vers d’une dame qui se prenait pour une nouvelle Sapho, cités lorsque Mathanasius se met à digresser sur l’usage des poulets dans sa remarque XV : « Ne prenez pas ce Billet / Pour être un petit poulet ; / Je suis la poule qui l’a fait » (le poème se termine en plaisanterie salace sur les coqs). Il ne s’agit donc pas seulement de railler les partisans des Anciens, dont la manie du commentaire est placée en porte-à-faux avec la nature de l’objet à commenter via Mathanasius, mais aussi de constituer un tribunal critique d’une poésie contemporaine envahie par les petits-maîtres, par des versificateurs noyant la poésie dans un torrent de facilités qui l’ont rendue plus prosaïque encore que la prose. La consécration de la chansonnette en « Chef-d’œuvre » n’est-elle pas à vrai dire symptomatique d’une décadence du goût ? L’auto-consécration des Modernes n’est-elle pas à son tour mise en cause par le dispositif ? Comme toute œuvre réussie, cette machine satirique et polysémique qu’est le Chef-d’œuvre d’un inconnu n’est pas sans impliquer des intentions secondes, qui dépassent peut-être l’intention première37.
Le plus surprenant est encore le penchant pour ceux qu’on nomme les « vieux poètes », les poètes français du Moyen Age et de la Renaissance, ces modernes déjà anciens, peut-être les plus cités avec les libertins. Pareil intérêt prolonge justement celui La Fontaine, l’un des premiers auteurs à s’être tourné vers les sources de la poésie française à dessein de revivifier un lyrisme périclitant. Saint-Hyacinthe se délecte visiblement de citations du Roman de la Rose ou de Mellin de Saint-Gelais, l’ami de Rabelais, de sorte qu’une cohérence se dessine. Une hésitation de Mathanasius sur la graphie d’alouette (faut-il supprimer le -e final, pour écrire « alouët’ » ou « alouët » et faire ainsi un heptasyllabe plutôt qu’un octosyllabe ?) est entretenue par un relevé d’occurrences empruntées à Ronsard, au fabliau des Trois Dames, à Lambers Licors, Jehan li Nevelois, Guiot de Provins, Thibaut de Navarre, Jean Marot et son fils Clément, Marguerite de Navarre, Mellin de Saint-Gelais, Odet de la Noue, Guillaume de Salluste (Du Bartas), convoqués dans la remarque LXV pour nourrir une réflexion étonnamment savante sur l’apocope dans la langue française. La digression est inutile, puisque Mathanase, alors qu’il accumule des raisons tendant à montrer que l’apocope s’imposait, explique qu’il a tout de même préféré écrire « alouette » par goût personnel, car autrement, le vers serait trop « languissant ». Mais elle permet une démonstration frappante de la compétence de l’auteur véritable en matière de lecture poétique38. De même lorsqu’il relève, en lexicographe, que les « anciens poètes » utilisaient presque systématiquement l’adverbe « dedans » à la place de « dans » ou « en », citant à l’appui six extraits de Thibaut de Mailly, Chrétien de Troyes, Guillaume de Lorris, Marot et Marguerite de Navarre (remarque IV).
1.7. En-deça, au-delà, au-dedans du classicisme
L’envers de l’érudition folle de Mathanasius, c’est en somme l’érudition réelle de Saint-Hyacinthe, ce grand amateur qui fait œuvre de collectionneur et de poéticien réfléchissant au destin et aux impasses du vers français. La remarque XL, prétextant du barbarisme « La porte ouvra », amorce ainsi une réflexion sur la licence poétique dans laquelle l’auteur – car c’est bien lui qui semble prendre position ici – regrette que son usage soit condamné depuis Malherbe et Boileau, et que les normes soient devenues un véritable carcan, notamment en ce qui concerne la rime, dont Saint- Hyacinthe/Mathanasius conteste la tyrannie dans la poésie française : comme Marot, La Fontaine, loué entre tous, « n’a pas cru qu’une syllabe de plus ou de moins, qu’un son faible ou entier dans un mot, dût pour une demie heure inquiéter un homme de bon sens, et arrêter tout court sa raison et ses pensées. Quelle folie en effet, qu’un I ou qu’un A puisse interdire toute l’imagination d’un poëte ! ». Et Saint-Hyacinthe/Mathanasius de dérouler une petite anthologie de rimes périlleuses ou artificielles tirées de Boileau, Racan, Racine, Thomas Corneille, Molinet, Molière, pour mieux prendre à partie l’Art poétique de Boileau, contre lequel il dresse un plaidoyer pour la liberté poétique inspiré d’Horace en personne : « On voit par cette définition [du génie] que le poëte n’est pas celui qui va se refroidir sur une syllabe ou sur le son d’un mot, mais celui qui s’affranchit de ces minuties où les BOILEAU ont trouvé leurs supplices, et tant d’autres, qui, sans ce qu’ils ont pris des Anciens, auroient plutôt été des rimailleurs que des poëtes ». Le Chef- d’œuvre d’un inconnu en dit long sur la situation de la poésie française au début du XVIIIe siècle, et sur la position singulière d’un auteur qui, anticipant le grief de « froideur » qui sera celui du pré-romantisme à partir de la dissertation de Chabanon Sur le sort de la poésie en ce siècle philosophique et savant de 1760, constate à quel point les exigences du classicisme ont mené à un assèchement du lyrisme39.
Ces réflexions ont des conséquences pour le moins paradoxales, dans la mesure où le « Chef-d’œuvre » relatant les amours de Colin et de Catos se présenterait alors comme une illustration par l’absurde de principes poétiques pourtant authentiquement vantés par la voix de Mathanasius. Quoi qu’il en soit, elles se conjuguent parfaitement avec l’intention initiale – mais peut-être pas exclusive, comme nous l’avons montré – de faire une satire de l’érudition valorisée ad nauseam par les partisans des Anciens, à laquelle ramènent les appendices ajoutés aux éditions tardives. Ils comprennent la « Dissertation sur l’origine de la maison de Catin » ; des « Nouvelles remarques » attribuées à d’autres figures d’érudits postiches (Chloeus, Haascloperus, Bacalaurreus, Asiatides, Pagniotes, Burmanes), qui rajoutent des commentaires ponctuels mêlés de poèmes sur le même principe40 ; entre ces deux pièces, la « Dissertation touchant la personne de Catin et celle de Colin », ainsi que des « Remarques générales sur le Chef-d’œuvre », qui tournent en dérision les poétiques prescriptives à la Boileau. Retrouvant toute son extravagance, Mathanasius cherche en effet à y prouver que le « Chef-d’œuvre » relève de la poésie épique la plus élevée et qu’il est en tous points conforme aux préceptes d’Horace, qui recommande de ne pas commencer un beau buste de femme pour terminer par une laide queue de poisson (« Desinit in piscem mulier formosa superne », selon les fameux vers de l’Epître aux Pisons).
La forme grotesque de ses écrits montre à quel point l’activité de Mathanase est en contradiction avec ses principes. Cette chimère qu’est le Chef-d’œuvre d’un inconnu se donne par conséquent à lire comme un formidable exercice de provocation et de transgression : on voit le lien entre le plaidoyer pour la licence poétique et la revendication d’une licence idéologique que nous avons analysée plus haut. Et ce, alors même que la poétique implicite de ce texte est loin d’être dégagée des normes du classicisme, étant donné le recours au bon sens, à la convenance, à la mesure qu’il suppose chez le lecteur : nostalgique d’un en-deça du classicisme et déjà tourné vers un au-delà, le Chef-d’œuvre d’un inconnu, parce qu’il ne cesse de proposer une réflexion sur les modèles, leur imitation et leur dépassement, est encore une expression du classicisme en ce sens.
2. Le chef-d’œuvre d’un partisan des Anciens : la Dunciad de Pope, ou comment restaurer le sens de l’ordre par l’expérience du chaos générique
2.1. Querelle et règlements de compte
Francophile et francophone notoire, Alexander Pope ne pouvait pas ne pas connaître un succès de librairie comme le Chef-d’œuvre, et l’on peut s’étonner qu’au-delà d’un intertexte rabelaisien partagé par les deux auteurs41, la piste d’une influence matricielle n’ait guère été explorée par la critique, alors même que de nombreux points plaident en ce sens42 Certes, les présupposés esthétiques et idéologiques de Pope sont très différents de ceux de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, pour ne pas dire diamétralement opposés aux siens43. Politiquement conservateur, Pope est un écrivain engagé au service des Tories, foncièrement élitiste dans sa vision de la culture et dans ses valeurs, partisan d’une esthétique néo-classique inspirée par le modèle français qu’il expose dans son Essay on Criticism de 1711, célébré par ses contemporains comme l’équivalent anglais des arts poétiques d’Horace et de Boileau. Contrairement à son devancier français, Pope est d’abord un poète remarquable, peut-être même le poète majeur de l’Angleterre hanovrienne du début du XVIIIe siècle, considéré par beaucoup comme le digne successeur de Spenser, de Milton et de Dryden44.
Excellant dans des genres aussi divers que la poésie héroï-comique (The Rape of the Lock, 1712) ou la poésie philosophique (An Essay on Man, 1734), Pope joue un rôle pivot dans l’histoire du vers anglais, qu’il contribue à transformer en pratiquant un système mixte fondé sur la quantité (sur le modèle élisabéthain et miltonien), et sur la rime (sur le modèle « continental », français). Il n’aura de cesse de défendre les prétentions de la poésie contre la montée du roman, mais surtout contre son avilissement entre les mains de mauvais versificateurs. Figure reconnue, respectée et même crainte dans le monde littéraire anglais, il se retrouve au centre de multiples polémiques contemporaines, tout en conservant une certaine marginalité qui lui vaut nombre de critiques, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Souvent raillé pour son physique – Pope est resté difforme, bossu et nain à la suite d’une tuberculose osseuse contractée durant l’adolescence – il a pu être stigmatisé par les Whigs en raison de sa confession, puisqu’il affichait un catholicisme assez exceptionnel dans l’Angleterre après la Glorieuse Révolution de 168845. Enfin, Pope est l’une des voix majeures du parti des Anciens dans la Querelle, qui bat alors son plein en Angleterre.
Les circonstances de la rédaction de la Dunciad y sont liées46. En effet, Pope avait construit une partie de sa réputation, au début de sa carrière, sur une traduction versifiée de l’Iliade prenant beaucoup de libertés par rapport au texte d’Homère, et sur son édition des œuvres de Shakespeare, qui se retrouvent l’une et l’autre sous le feu de la critique des Modernes, lesquels attaquent son laxisme de traducteur, sa négligence d’éditeur. Un certain Lewis Theobald publie en 1728 un Shakespeare Restored, qui supplante rapidement son édition et détaille dans un riche appareil de remarques les incertitudes affectant les manuscrits et les erreurs commises par Pope dans l’établissement du texte, Theobald expliquant avec scrupule ses propres hésitations. Les philologues les plus savants se comptent alors en Angleterre dans les rangs des Modernes. Bentley, notamment, avait porté un coup décisif à l’autre parti en prouvant par ses techniques d’authentification la fausseté des Épîtres de Phalaris47. En réaction, Pope forme avec ses alliés, comme Swift et Bolingbroke, un cercle nommé « Scriblerus Club » qui se consacrera à satiriser l’insupportable pédanterie des Modernes, mais aussi plus largement tous les abus dans les champs des lettres et des sciences, dans des œuvres telles que le Tale of a Tub (1710) de Swift. Le protagoniste principal de ce club est une figure de pédant imaginaire, un autre Mathanasius appelé Scriblerus48, auquel sont attribuées plusieurs œuvres délirantes écrites à plusieurs mains par les membres de ce collectif (à l’instar des Memoirs of Martinus Scriblerus).
2.2. Un poème burlesque et satirique de haute facture, une prose commentatrice dégradée
La Dunciad va montrer le ridicule de Scriblerus et des siens œuvrant à l’annotation d’un poème, mais celui-ci n’est pas du tout comparable au « Chef-d’œuvre », et conserve son autonomie au point qu’il est encore aujourd’hui fréquemment édité sans les notes, comme une œuvre à part entière. En effet, le poème de la Dunciad, produit du génie personnel de Pope, constitue un véritable chef-d’œuvre de poésie parodique, satirique et burlesque d’environ mille cinq cents vers dans sa version finale, le sommet d’une veine très prisée dans la poésie anglaise des XVIIe et XVIIIe siècles. Les modèles sont autochtones (le Hudibras de Samuel Butler qui avait redonné ses lettres de noblesse à la satire poétique anglaise un demi-siècle plus tôt, mais surtout le McFlecknoe de Dryden, satire du poète Shadwell) et français, car Pope s’inspire de la mode du burlesque pratiqué par Scarron, Boileau ou Perrault. Le poème se présente en effet comme une pseudo-épopée parodiant le topos du transfert du pouvoir de Troie à Rome, issu de l’Énéide.
Dans le livre I, la Déesse Dullness (traduisible par Idiotie, Stupidité, Ânerie), que le fameux frontispice de la première édition représente en âne chargé de livres, constate la vacance du pouvoir dans son empire après la disparition du roi des idiots, le poète Settle, décédé en 1724. Elle élit son successeur, un certain Tibbald (qui n’est autre que Lewis Theobald, rival de Pope), qu’elle accueille dans son royaume et qu’elle invite à contempler le spectacle de ses adeptes, dont elle jette les œuvres une à une dans un grand bûcher, tout en se réjouissant de les avoir inspirées. Dans le livre II, elle organise une série de compétitions festives entre ses dévots, sur le modèle des jeux héroïques du chant 24 de l’Odyssée. Dans le livre III, elle transporte Tibbald dans son Temple, où le fantôme de Settle montre au nouveau roi des Idiots une série de visions prophétiques annonçant la conquête proche de la Grande-Bretagne par les forces de la Déesse. Le poème de la Dunciad rencontre un immense succès à sa parution en 172849, provoquant de nombreuses polémiques en raison de la violence des attaques de Pope, rapidement identifié comme l’auteur.
Ce dernier remanie et amplifie le texte, ajoutant beaucoup plus de notes et un riche paratexte comique avec l’aide de ses collègues du Scriblerus Club, pour donner l’édition de 1729, retitrée Dunciad Variorum50 ; cette seconde Dunciad est donc une œuvre beaucoup plus hybride et semi-collective. Dans l’édition suivante (1742), Pope augmente le poème d’un Livre IV, qui étend la satire bien au-delà du monde littéraire, puisque tous les milieux sociaux de la Grande-Bretagne s’y retrouvent51. Enfin, en 1743, il remplace la personnalité de Tibbald par celle d’un poète plus en vue à ce moment-là, Colley Cibber, qui avait obtenu le titre de « Poète lauréat », c’est-à-dire de poète officiel de la Monarchie52. Ce changement n’est pas sans affecter le contenu et le sens de l’ensemble. Dans ce work in progress, chaque état du texte se donne comme un commentaire ludique sur les précédents, jouant avec les réactions et les attentes du lecteur. Mais peu importe, puisque « ce n’est pas le poème qui a été fait pour ces auteurs, mais ces auteurs qui ont été faits pour le poème » (« The Poem was not made for the Authors, but the Authors for the Poem53 »). Ce qui revient à dire qu’on pourra toujours trouver un nouvel idiot pour remplir le trône.
2.3. L’éclatement de la page
Avec le remplacement de Tibbald par Cibber, la mauvaise poésie redevient le centre de la satire plutôt que la prose érudite, mais en 1728, en 1729, en 1742 ou en 1743, quelle que soit la version, la mauvaise prose et la mauvaise poésie sont satirisées de concert. Le texte lui-même – si par texte on peut désigner le poème, la prose des commentateurs et leur mélange – est précédé, à partir de 1729, par un paratexte abondant et facétieux ; il est suivi d’une série d’appendices, de plus en plus longue au fil des éditions. Comme dans le Chef-d’œuvre, ce paratexte met en scène différentes modalités du mélange entre prose et vers. Quant au poème, il est escorté par une riche annotation en bas de page commentant de nombreux détails, et à l’intérieur de ces notes, bien souvent, de petits florilèges poétiques. Pope, qui collabore étroitement avec les éditeurs et les typographes, compose soigneusement un espace visuel à deux niveaux, avec un étage poétique et un étage de notes, entre lesquels toutes les relations sont imaginables54. L’inflation des notes en bas de page, imitant une œuvre telle que le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, implique de fait un rapport vertical différent de celui qu’impliquent les remarques en fin de volume dans le Chef-d’œuvre d’un inconnu.
On peut lire le poème sans les notes, mais aussi parcourir les notes en ne jetant qu’un œil distrait sur le poème, si l’on s’intéresse au discours des annotateurs fantoches. Le mode de lecture le plus recommandé est sans doute le va-et-vient, mais il se révèle difficilement praticable : les notes entrecoupent trop souvent la lecture du poème pour qu’on s’y réfère systématiquement sans perdre le fil, tandis que leur lecture rhapsodique s’avère rapidement insupportable ; souvent, les notes parviennent à divertir le lecteur de l’essentiel, de la lecture du poème, car elles s’enflent d’anecdotes ou de réflexions digressives qui ne valent que par elles-mêmes ; parfois, elles se répondent les unes et les autres, les différents annotateurs se lançant dans de fréquents dialogues. Quelquefois, une même note s’étend d’une page sur l’autre ; ou bien telle note se réfère à la page précédente, ou encore renvoie à une note précédente, à l’instar de la note du vers 126 du Livre II de 1742, qui invite à se reporter à la note du vers 50 pour comprendre une allusion du poème, ce qui contraint à une lecture régressive.
C’est donc un mode de lecture inédit qui s’invente dans ces pages, nécessairement fragmentaire, aléatoire et incomplet, aussi ludique qu’un jeu à la Pérec. Mais la contrariété ou l’incompatibilité des deux axes de lecture vertical et horizontal se veut symptomatique d’une grande pathologie de la lecture : singeant une critique littéraire qui cannibalise son objet, la Dunciad oblige son lecteur à faire l’expérience d’un chaos mental à la fois pénible et jubilatoire. Ce mélange de vers et de prose a visiblement frappé les contemporains : Howard Weinbrot cite James Ralph, qui le présente comme une « composition étrange, bizarre, en tiretaine » (« a strange, wild, Linsey-woolsy Composition55 »), « une rhapsodie telle qu’on ne sait ni où, ni comment distinguer la tête et la queue » (« such a Rhapsody, that one knows not where or how to find Head or Tail56 ») ; Richard Savage s’étonne que Pope ait pu tirer « l’Esprit même de la douceur et de la poésie des objets les plus rebutants et les moins poétiques qui soient » (« Mr. Pope has drawn a sweet, poetical Spirit from the most offensive and unpoetical Objects of Creation ») ; Cibber, le poète satirisé en 1743, magnanime, reconnaît qu’il s’agit d’un « excellent poème en son genre », mais ne comprend pas qu’il soit « presque étouffé sous le poids de l’ordure en prose » (« a better Poem of its Kind [though] almost smother’d by the load of Prose Rubbish »), comparant la gêne éprouvée par le lecteur à celle d’un spectateur d’opéra qui serait constamment interpellé par son voisin pendant la représentation57. La réception française manifeste le même étonnement : Palissot, adaptant le texte, le présente comme un « mêlange singulier », effet de la « licence anglaise58 ».
2.4. Une philologie aveugle à la poésie
Le contenu des notes les distingue a priori très fortement du poème, Pope parodiant avec plus de vraisemblance que Saint-Hyacinthe les pratiques des philologues contemporains. Ainsi, les noms de Scriblerus, Bentley, Theobald se retrouvent parmi les annotateurs du premier vers de la Dunciad, visuellement encerclé par deux pages de prose pseudo-savante. Avant même ce premier vers, le titre est l’objet d’une grave controverse entre les annotateurs : Theobald – qui avait réformé l’orthographe de Shakspeare (ou Shakspear) en Shakespeare dans son édition – intervient ici en tant qu’annotateur (fictif), conjecturant l’existence d’une erreur comparable dans le manuscrit supposé de la Dunciad, qui devrait selon lui s’écrire Dunceiad avec un -e. La remarque est d’autant plus comique que Theobald renvoie, pour justifier son choix, à celui qu’il nomme le « restaurateur » de Shakespeare loué pour avoir modernisé la graphie de son nom, qui n’est autre que… Theobald lui-même. L’annotateur, par ailleurs héros du poème qu’il commente, se décerne de grossiers éloges en se désignant comme un tiers ! Son collègue Bentley (lui aussi avatar fictionnel du philologue contemporain), que Theobald vient pourtant de louer non moins grossièrement, intervient ensuite pour démentir son choix, arguant qu’il existe un manuscrit autographe de Shakespeare ne comportant pas de -e. Les notes continuent leur dérive avec l’intervention d’une troisième érudit, anonyme, qui souligne une autre erreur de Theobald à propos de Shakespeare. Pope règle visiblement ses comptes avec son concurrent par le biais de ces truchements fictifs. Le quatrième annotateur, Scriblerus, hésite longuement, reconnaissant la vraisemblance de la conjecture de Theobald, mais préférant se ranger à l’autorité du manuscrit et à l’avis de Bentley59. Là où Mathanasius voyait des trésors de sublimité dans le moindre mot d’un joujou dérisoire, les annotateurs de la Dunciad sont au contraire aveugles aux réussites esthétiques bien réelles du poème, dont ils laissent totalement échapper le sens, comme ils s’enfoncent dans le puits sans fond des controverses.
La minutie et le sérieux mortifère de ces lilliputiens crée un contraste burlesque avec l’alacrité du poème de Pope, plein de fulgurances comiques. Ainsi dans le livre II, lorsque deux libraires londoniens, Curll et Osborne, participant aux jeux de la Déesse Idiotie, se lancent dans une compétition d’urine : celui qui pissera le plus haut remportera la main d’une poétesse contemporaine, Elizabeth Haywood, qui assiste à la scène avec ses deux enfants naturels. Curll échoue avec un misérable jet, Osborne triomphe avec un flot fumant et brûlant (dont la couleur vert-bleue manifeste tous les symptômes d’une chaude-pisse), avant d’embrasser la poétesse, ravie et impressionnée par la performance. Les notes savantes examinent ce rituel à la lueur des jeux pythiques présidés par Apollon ; le jet d’urine appelle une citation, en français dans le texte, d’un commentaire de Mme Dacier sur un vers d’Homère évoquant l’« arc-en-ciel » (cité en grec dans le texte) ; la comparaison du flot d’urine avec l’Éridan entraîne une série de citations latines de Virgile sur le thème de cette fontaine mythique ; une note commune à Théobald et Scriblerus examine une variante sur deux vers trouvée dans un autre manuscrit imaginaire de la Dunciad, où l’usage du verbe « to glow » (reluire) pour désigner l’éclat du jet est justifié comme un choix cohérent par sept citations en anglais d’Homère, où le traducteur a privilégié le même terme60. Même chose lorsque le poète décrit un peu plus haut Curll marinant dans ses propres selles, les notes justifiant cette image comme tout à fait digne d’un héros d’épopée, en signalant la présence des termes ὄνθος et fimus chez Homère et Virgile61.
2.5. Éclaircissements et obscurcissements
Le dispositif paraît donc inverse à celui du Chef-d’œuvre : la génialité du poème, qui sublime jusqu’au sale par le rire dans la partie haute de la page, s’abîme dans la médiocrité de la partie basse, comme elle ruisselle dans le caniveau des notes. Mais ce n’est pas la seule modalité de relation entre la prose commentatrice et le poème. La consultation des notes est en effet quasiment indispensable pour comprendre les allusions satiriques du poème, de telle sorte qu’elles accomplissent, fort paradoxalement, leur fonction naturelle. C’est d’ailleurs pour s’assurer que les cibles visées par le poème soient correctement identifiées que Pope, sur les instances de Swift, avait invité les membres du Scriblerus Club à collaborer à l’amplification du pseudo-appareil critique après la première édition de 1728.
Bouffonnes, les notes sont donc utiles, puisqu’elles présentent de petites notices sur les protagonistes du monde littéraire évoqués dans le poème, qu’ils soient poètes, prosateurs, libraires ou critiques : Eusden, Dennis, Ogilby, Caxton, Ward, Theobald, Ozell, Withfields, Gildon, Osborne, Welsted, Webster, Olmixon, Smedley, Milbourne… autant de contemporains dont le nom n’est aujourd’hui connu de l’histoire littéraire qu’à travers la Dunciad, qui deviennent l’objet de précisions biographiques ou bibliographiques à la manière des dictionnaires historiques de l’époque62. Mais il s’agit encore de parodie satirique, et même de satire ad hominem, Pope n’oubliant pas de rapporter les anecdotes les plus singulières et les ragots les plus infâmants63. L’information prosaïque prolonge la satire poétique autant qu’elle l’explique, Pope jouant sur la complémentarité des deux modes.
Inversement, certaines notes permettent de distinguer dans la litanie des contemporains mentionnés les auteurs satirisés des amis du Scriblerus Club, ou d’autres auteurs dont Pope fait en creux l’éloge. Ainsi lorsque l’Idiotie compare ses adeptes à deux contemporains célèbres, en déclarant : « Nous aussi, nous pouvons nous vanter d’avoir notre Garth et notre Addison » (« And we too boast our Garth and Addison »). La note de Scriblerus vante l’auteur (Pope), d’avoir su insérer habilement un panégyrique de ces deux écrivains dans la bouche de l’Idiotie, a priori peu propre à cet emploi64. Pope souligne ainsi de manière bouffonne sa propre habileté et son équanimité, l’acharnement satirique qu’il déploie contre ses cibles ne lui enlevant pas la capacité à reconnaître les bons auteurs et à leur rendre hommage, comme il le fait avec Dryden et Congreve. Mais les amis littéraires et les collaborateurs de l’annotation (Prior, Gay ou Swift par exemple) ne sont pas oubliés, l’éloge participant alors à une forme d’autopromotion comique. La Dunciad se fait elle aussi tribunal critique, sollicitant constamment le discernement interprétatif du lecteur.
Il y a donc une marge de jeu dans ce processus d’éclaircissement, notamment lorsque Pope utilise le truchement de ses pseudo-savants pour expliquer les allégories des concours olympiques parodiques du Livre II. Les dévots de l’Idiotie se livrent à un jeu de chatouilles, qui renvoie selon la note à la pratique courante de la flatterie chez les contemporains65. L’explication est-elle éclairante, superflue parce que trop évidente, ou simplement fantasque ? Lorsqu’un fantôme d’un certain poète nommé More intervient dans le poème, insaisissable pour les libraires qui tentent de l’attraper, une note explique qu’il s’agit de l’allégorie d’un plagiaire, et Scriblerus félicite le poète de sa trouvaille66. Le décryptage du poème invite à une lecture à clé, mais de manière visiblement parodique : le poète ne nomme-t-il pas directement ses cibles dans ses vers, par ailleurs ? Le jeu va plus loin, car la première édition avait suscité la publication de « clés » douteuses qui deviennent elles-mêmes l’objet de commentaires ironiques de la Dunciad dans les éditions suivantes. Dans l’édition de 1742, Pope se moque de la Key to the Dunciad publiée en 1728 par le libraire Curll, qui avait identifié ce personnage de fantôme nommé More à James Moore Smith, un plagiaire notoire. Cette interprétation est rappelée dans une note67. Or, dans la note suivante, Scriblerus, condamnant les satires ad hominem, révèle que le More du poème n’est pas une personne réelle mais une pure invention du poète, dont le nom évoque la Folie vantée par Érasme et la dédicace de son Encomium Moriae à Thomas More – naturellement deux grands modèles littéraires de Pope, qui pratique avec connivence une forme d’humour humaniste, fondé sur l’hommage allusif. C’est peu dire que la Dunciad suscite les conjectures pour mieux s’en moquer ensuite, et que les interprétations explicitées dans l’annotation, posant autant de problèmes qu’elles n’en résolvent, appellent d’autres interprétations de la part du lecteur : dans cet éblouissant ballet herméneutique, une simple note prend successivement trois ou quatre sens différents en quelques lignes.
2.6. Les vers insérés dans la prose commentatrice : éloge de l’imitation réussie
D’autre part, les notes incluent nombre de citations poétiques. Pope joue moins systématiquement de ce principe que Saint-Hyacinthe, mais les annotateurs, marionnettes de l’auteur, citent tout de même une foule de productions contemporaines, en particulier de très nombreuses épigrammes satiriques. Certaines sont de la main de l’auteur. Elles sont alors attribuées à « Mr. Pope », qui, rappelons-le, n’est pas censé être l’auteur de cette Dunciad anonyme, mais qui lève régulièrement un coin du voile par le jeu des citations poétiques et des allusions polémiques. Fait notable, les productions des poètes satirisés dans le poème principal (l’épopée parodique dans la partie supérieure de la page) ne sont quant à elles jamais exhibées dans les notes, comme si leur existence n’avait aucun intérêt ou comme s’il fallait en taire la médiocrité. Forme ultime du mépris, ou désir de ne pas laisser au lecteur la possibilité d’évaluer réellement leur qualité68 ?
Les citations poétiques des notes se révèlent par ailleurs éclairantes, voire nécessaires pour apprécier le poème, car elles contiennent tous les intertextes imités par Pope dans la partie supérieure : principalement les épopées, antiques (Homère et Virgile) ou modernes (Milton) ; mais aussi les satiristes latins plutôt pastichés qu’ils ne sont parodiés (par exemple Juvénal). Certaines éditions vont jusqu’à singulariser parmi les notes une rubrique intitulée « Imitations », détachée des « Remarques » proprement dites. Les citations des prédécesseurs n’ont donc pas le même statut que chez Saint-Hyacinthe. Pope est un partisan résolu de l’imitation des modèles et de leur exhibition ; ce faisant, il donne aussi à apprécier, en invitant à la comparaison, la finesse, l’humour et en définitive l’originalité de son poème burlesque. C’est que l’imitation réussie ne saurait être servile, et doit au contraire relever de l’émulation créatrice, qui peut tout à fait passer par la parodie d’Homère ou de Virgile, comme dans The Rape of the Lock et dans la Dunciad. Dans cette dernière œuvre, la citation ménippéenne reprend sa fonction première, celle d’hommage aux classiques, mais détournée par le poète, sur le mode de la bouffonnerie, en hommage à ses propres réussites !
Dans certaines éditions, une troisième rubrique ou section dans les notes, intitulée « Variantes », vient ajouter un degré de complexité supplémentaire aux parcours de lecture possibles en invitant le lecteur à comparer les versions antérieures du poème (notamment celles de l’édition de 1714), à la version actuelle, présentée comme un texte en devenir, susceptible d’autres évolutions69. Le texte se pose ainsi en « classique », alors même qu’il est en cours d’écriture ! Il s’auto-commente alors même qu’il joue à être insaisissable.
2.7. Le discours ironique sur le mélange
Remarquable, pour finir, est la manière dont la Dunciad ne cesse de thématiser explicitement le mélange du vers et de la prose, tantôt dans le poème et tantôt dans la prose annotatrice. Bien entendu, les critiques sont présentés comme des rapetasseurs de poésie, qui n’ont de cesse, en voulant rationaliser le génie, de le ravaler au rang de la médiocrité, à mesure qu’ils convertissent mécaniquement le sens des vers en prose commentatrice. Prince et prototype de tous les critiques, Aristarque de Samothrace – premier exégète d’Homère selon la tradition70 – s’en flatte lorsqu’il entre en scène à la tête d’une cohorte d’épigones, s’adressant en ces termes à la Déesse :
Mistress! dismiss that rabble from your throne:
Avaunt! is Aristarchus yet unknown?
Thy mighty scholiast, whose unwearied pains
Made Horace dull, and humbled Milton’s strains.
Turn what they will to verse, their toil is vain,
Critics like me shall make it prose again71.
Maîtresse, disperse la foule autour de ton trône !
Partez donc ! Aristarque, toujours inconnu ?
Ton puissant scholiaste, dont les travaux sans fin
Ont terni Horace, et ravalé les élans de Milton ?
Qu’ils versifient autant qu’ils veulent, c’est en vain,
Des critiques comme moi en feront toujours de la prose.
On ne saurait mieux signifier que la relation entre la littérature et le commentaire, et/ou entre la poésie et la prose, se conçoit comme un agon. En même temps qu’elle établit clairement la filiation entre la Bêtise et l’art du commentaire (qui n’est autre que celui de « ternir » ou d’« abrutir » son objet, deux traductions possibles de la locution adverbiale « to make dull »), cette image rappelle la distinction aristocratique entre l’art aérien ou cavalier de la versification et l’art piétonnier de la prose, tout juste bon aux rodomontades.
La plupart des autres occurrences du couple vers/prose tend néanmoins à souligner une équivalence contemporaine, les poètes n’étant plus à la hauteur. Pour clore les jeux du livre II, la Déesse organise ainsi une compétition entre les prosateurs et les versificateurs, défiant les auditeurs de résister, à l’instar d’Ulysse, à ce qui s’annonce comme un nouveau chant des Sirènes voué à les plonger dans le sommeil :
Ye Critics! in whose heads, as equal scales,
I weigh what author’s heaviness prevails;
Which most conduce to sooth the soul in slumbers,
My Henley’s periods, or my Blackmore’s numbers72
Vous, Critiques ! Dans vos têtes, balances égales,
Je pèse de quel auteur prévaut la lourdeur,
Lequel conduira mieux votre âme à la torpeur,
Des périodes d’Henley, ou des vers de Blackmore.
Des apprentis orateurs et des apprentis poètes se présentent, « Chacun d’eux prompt aux questions, aux réponses, aux débats, / Pétris d’amour pour les poèmes et les blablas » (« Each prompt to query, answer, and debate, / And smit with love of Poesy and Prate73 »), qui déclament devant les auditeurs rassemblés en cercle et bientôt frappés de langueur, « Hochant la tête tantôt ici, et tantôt là, / Comme vers ou prose bercent le Dieu somnolent » (« And now to this side, now to that they nod, / As verse, or prose, infuse the drowzy God74 »). Tout le monde s’endort, et le concours s’achève sur cette parfaite concorde du vers et de la prose, unis dans la médiocrité.
Leur hybridation est régulièrement présentée comme le signe d’une confusion régnant dans les styles et dans les esprits, anarchie mentale synonyme d’Idiotie. Plusieurs passages y font écho dans la Dunciad : la tourbe des littérateurs qui se presse autour de la Déesse est décrite comme un « mélange bigarré » (motley mixture75), une image qui renvoie à la tenue d’Arlequin, mais aussi au mélange générique que Pope semble condamner, lui qui se présente dans ses écrits de poétique néo-classique comme l’apôtre d’une hiérarchie et d’une certaine étanchéité entre les genres. Contrairement à Saint- Hyacinthe, Pope est loin de goûter toutes les expérimentations contemporaines. Une note sur le mot « Magazine » permet de préciser que la satire vise tout particulièrement les « pots-pourris » (medleys) produits par les « écrivaillons » (scribblers). On l’a dit, la satire ne vise pas exclusivement les poètes, ni leurs commentateurs, mais l’ensemble des littérateurs contemporains, gens sans lettres qui se mêlent d’écrire, comme les premiers journalistes, les gazetiers, les polygraphes opportunistes tels que Daniel Defoe (plusieurs fois exposé au pilori satirique), et autres « écrivaillons » de Grub-Street – cette rue de Londres où s’entassaient les écrivains à gage.
L’éclatement de la page, la diversité des styles et le mélange vers/prose sont une manière ostensible de mimer la forme des journaux modernes, dont le développement constitue le pivot d’une démocratisation de la vie littéraire redoutée par Pope. Les « Magazines » sont ainsi définis par trois vers inclus dans une note en prose :
Miscellanies in prose and verse. In which at some times
-- New borne nonses’ first is taught to cry;
At others, dead-born Dulness appears in a thousand shapes76.
Des miscellanées en prose et en vers. Où tantôt
-- Le non-sens nouveau-né apprend à pleurer ;
Et où tantôt l’Idiotie morte-née apparaît sous mille formes.
La citation du vers inséré en italiques est d’autant plus comique qu’elle ne renvoie pas à une œuvre connue ou méconnue, mais à la page suivante de la Dunciad77 : le lecteur pourra rétrospectivement comprendre en lisant le poème principal le sens du vers cité, non sans vanité, dans une note antérieure ! Par ce procédé, Pope oblige avec amusement son lecteur à faire l’expérience du chaos qu’il décrit.
Les implications métatextuelles sont intéressantes. Contemplant le bûcher des livres qu’elle entasse un à un, la Déesse y reconnaît précisément un vaste pot-pourri :
Here to her Chosen all her works she shows;
Prose swell’d to verse, verse loit’ring into prose:
How random thoughts now meaning chance to find,
Now leave all memory of sense behind:
How Prologues into Prefaces decay,
And these to Notes are fritter’d quite away:
How Index-learning turns to student pale,
Yet holds the eel of science by the tail:
How, with less reading than makes felons ’scape,
Less human genius than God gives an ape,
Small thanks to France, and none to Rome or Greece,
A past, vamp’d, future, old, reviv’d, new piece,
’Twixt Plautus, Fletcher, Shakespear, and Corneille,
Can make a Cibber, Tibbald and Ozell78.
À ses Élus, la Déesse montre toute ses œuvres :
De la prose enflée en vers, des vers assoupis en prose ;
Comment des pensées diverses assemblées par hasard,
Effacent tout souvenir du bon sens ;
Comment des prologues pourrissent en préfaces,
Et comment ces préfaces s’effritent en notes ;
Comment l’apprentissage de l’Index s’offre au pâle étudiant,
Et pourtant tient l’anguille de la science par la queue ;
Comment, avec moins de culture qu’il n’en faut à un félon pour s’enfuir,
Avec moins de génie que Dieu n’en donne à un singe,
Peu de gratitude envers la France, aucune envers Rome et la Grèce,
Tel nouveau texte usé, rafistolé, futur, vieilli, ressuscité,
Entre Plaute, Fletcher, Shakespeare et Corneille,
Peut faire un Cibber, un Tibbald, un Ozell.
Ce bûcher des livres dénonce dans l’écrivaillerie contemporaine une pratique monstrueuse, une activité sans queue ni tête, fondée sur le rapiéçage et le recyclage permanent, fonctionnant par des procédés mécaniques (l’usage des index), en raison de l’inculture des modernes nommés au dernier vers, qui ignorent ce qu’ils doivent aux Anciens ou à la France néo-classique. Autrement dit, l’inverse de l’émulation créatrice prônée par Pope.
La confusion qui en résulte est marquée par l’indistinction de la prose et du vers, sorte d’état larvaire du langage dont se vante le héros de l’histoire, et le dindon de la farce, Theobald/Cibber (selon les versions) :
And else my prose and verse were much the same;
This, prose on stilts, that, poetry fallen lame79.
Ma prose et mes vers étaient du reste assez semblables
De la prose sur des échasses, de la poésie boitant et trébuchant.
Le paradoxe est donc complet. Il n’est pas interdit de reconnaître, sous le dégoût affiché, une véritable fascination pour l’informe, dont Pope, nourri de la tradition ménippéenne, connaît les lettres de noblesses antiques80. Le goût de la subversion et de la transgression n’est-il pas dans le fond l’apanage des partisans des Anciens81 ? Il se manifeste chez Pope aussi bien dans la violence faite à la lecture que dans la violence parfois directe de la satire (laquelle a choqué les contemporains, malgré une certaine accoutumance en la matière), ou par son caractère politiquement risqué : avec le sacre de Georges Ier et l’avènement des Whigs, Pope se retrouvait membre d’une minorité politique menacée.
Pope entrevoit aussi l’avenir : défaitiste, il estime que la poésie ne pourra plus conserver son état d’exception, et conçoit la Dunciad comme une prophétie négative qui ferait pendant au grand poème de Milton, annonçant la chute d’un « paradis perdu » des Lettres. Loin de vanter l’hybridation de la prose et du vers, la Dunciad la met donc en scène comme le signe le plus tangible de la catastrophe mentale que la Déesse Idiotie appelle de ses vœux, et qu’elle se réjouira de voir enfin réalisée, à la fin du dernier livre, dans l’Angleterre contemporaine :
Lo! thy dread Empire, CHAOS! is restor’d;
Light dies before thy uncreating word:
Thy hand, great Anarch: lets the curtain fall;
And universal Darkness buries all82.
Vois ! Ton redoutable Empire, Chaos, est restauré,
La lumière s’éteint devant ta parole inféconde.
Tends la main, Anarchie ; que tombe le rideau,
Et que tout soit enseveli dans l’universelle Obscurité.
3. Conclusion : l’excentricité satirique du mélange
La confrontation entre le Chef-œuvre inconnu et la Dunciad n’est pas avare de paradoxes. Thémiseul de Saint-Hyacinthe renoue avec une veine ménippéenne longtemps restée l’apanage des humanistes, en voie d’oubli dans une République des Lettres qui prend ses distances par rapport aux modèles antiques. Dans l’inspiration d’auteurs passés de mode ou censurés, chez Rabelais et chez les poètes de la Renaissance notamment, il trouve le moyen de narguer les partisans des Anciens et de transgresser les normes stylistiques du classicisme. La satire de l’érudition passe chez lui, entre autres procédés, par une hybridation inédite du vers et de la prose commentatrice, l’art du « pot-pourri » ménippéen s’y accommodant d’une mode contemporaine du mélange, bien décrite par Michel Delon dans d’autres genres83. C’est encore une manière paradoxale de mettre en valeur une certaine poésie, caractérisée par sa liberté.
Au rebours, l’hybridation fantasmée par la Dunciad n’a rien de carnavalesque, et ne vise pas à la promotion d’une esthétique du mélange, même si Pope la pratique avec délectation et avec maîtrise. Il y a peut-être un plaisir suprême à accomplir l’abjection qu’on dénonce, mais Pope ne cesse pas, tout en les associant, de distinguer ces deux modalités d’écriture en proposant une stratification remarquablement complexe. Conçue comme une satire des mauvais poètes autant que de leurs prosaïques commentateurs, la Dunciad ne cesse de réaffirmer le primat de la poésie véritable, doublement dégradée par les contemporains. La hiérarchie visuelle de la page, avec le poème de Pope dans la partie supérieure et les annotations des Scriblerus et consorts en bas, renvoie à une hiérarchie intellectuelle fortement postulée.
Restent que ces deux auteurs – et leurs acolytes, puisque dans les deux cas il s’agit de productions semi-collectives – ont vu dans le pot-pourri ménippéen l’opportunité d’expérimenter une variété étourdissante de relations entre le vers et la prose, entre l’œuvre et le commentaire, entre la création et la citation, entre le sens et le non-sens, en élaborant des protocoles de lectures extrêmement ludiques, fondés sur la verticalité de la relation vers / prose plutôt que sur l’horizontalité de la lecture linéaire. Et la poésie, et la prose y sont parodiées ; une certaine poésie y est satirisée ; une certaine prose aussi. Mais la combinatoire entre ces éléments multiplie encore les possibilités de lecture et l’aspect rhapsodique de ces textes, dont chaque fragment est susceptible de prendre une finalité autonome, de redéfinir le sens de l’ensemble. Le mélange favorise ainsi l’excentricité maximale de la satire, qui invite à plusieurs parcours de lecture.
Cette instabilité a sans doute contribué au succès contemporain de ces deux textes, dont témoignent les suites ou les imitations. Saint-Hyacinthe récidive en 1729 avec l’Anti-Mathanase, ou hypercritique du Chef-d’œuvre inconnu, antithèse qu’il fait passer pour la production d’un autre érudit ridicule, lequel entreprend de démontrer les erreurs et les fautes de goût du premier, avec les mêmes méthodes. La Dunciad a ses émules, tels que Richard Savage (A collection of Pieces in Prose and Verse, which have been publish’d on occasion of the Dunciad, 1732), mais elle inspire aussi ses critiques, comme Edmund Curll (The Curliad. A hypercritic of the Dunciad Variorum, 1728), libraire satirisé dans le texte de Pope, qui répond sur le même ton, en relevant les erreurs factuelles, les exagérations et les contre-vérités de la première édition de la Dunciad.
Cependant, rares sont ceux qui imitent réellement l’entrelacement du vers et de la prose, en raison de sa difficulté technique84. Quand John Ferriar, admirateur de Sterne et de Pope, à qui il rend hommage, publie son Menippean Essay on English Historians en 1798, il tente encore de pratiquer ce mélange, regrettant qu’il soit passé de mode85. Mais chez lui les vers sont une autre manière d’exprimer le discours tenu en prose, de sorte que leur insertion n’est guère porteuse de sens : le vers retrouve une fonction décorative ou ornementale plus traditionnelle, qui le condamne à la superfluité. Rétrospectivement, la complexité et la difficulté propres à l’écriture et à la lecture du mélange ne sont pas sans expliquer l’oubli dont Le Chef-œuvre de Saint-Hyacinthe, pourtant source d’inspiration pour un Balzac86, a été victime ; ou encore l’absence de postérité moderne de la Dunciad, malgré son statut de classique de la littérature anglaise auquel certains lecteurs d’exception, comme le Nabokov de Feu Pâle, ont su rendre hommage. Le jeu de l’émulation créatrice n’a pas fini sa carrière, même si l’écriture poétique n’interagit plus de la même manière avec la prose depuis que la poésie ne s’identifie plus au vers87.