Les Epitaphia heroum qui bello Troico interfuerunt sont, comme le titre l’indique1, des épitaphes sur des héros qui furent présents lors de la guerre de Troie2. Cette œuvre a été placée à la suite des Parentalia et des Professores, dans une même thématique : la célébration des défunts. Nous ne connaissons pas la date d’écriture mais nous pouvons supposer, comme le fait R. P. H. Green3, que les Epitaphia est une œuvre de jeunesse, composée à Bordeaux, puis remaniée en vue d’une édition4. Seul le manuscrit V5 nous a transmis cette œuvre que l’on peut partager en deux : les Epitaphia heroum qui bello troico interfuerunt et, ce que l’on peut appeler, les alia Epitaphia. Ces dernières apparaissent dans d’autres manuscrits parmi des épigrammes. Nous notons dès lors plusieurs problèmes : l’ordre des épitaphes, le partage entre le côté grec et le côté troyen et le terme de héros employé pour désigner des personnages tels que Astyanax, Hécube ou encore Polyxène6.
Nous trouvons vingt-six épitaphes divisées entre les héros grecs (1-12) et les héros troyens (13-26). Il y a une légère cohérence dans le partage mais j’y reviendrai en deuxième partie de l’introduction, en revanche l’ordre des épitaphes est étrange et pose de nombreux problèmes7. Nous ne pouvons pas proposer un ordre selon l’importance des héros car Achille n’apparaît qu’à la quatrième place et seulement deux vers commémorent Ulysse ; de plus, Astyanax qui n’a rien d’un guerrier apparaît avant Sarpédon un grand héros troyen. Il est étonnant de remarquer que Protésilas apparaît en dernière place parmi les héros grecs, or ce fut le premier à tomber lors de la guerre de Troie ; la place de Protésilas est ironique. Il aurait été ainsi possible de voir une solution pour l’ordre des épitaphes, grâce à la chronologie des différentes morts, cependant Achille apparaît entre Diomède et Ulysse. Nous pouvons alors proposer un ordre selon le point de vue d’énonciation : du côté grec dans les épitaphes 2, 4, 5, 6 et 11 un tiers parle du héros ; dans les épitaphes 1, 7, 8, 9, 10, 12 le héros parle à la première personne ; dans l’épitaphe 3 un tiers parle à la première personne en s’identifiant au héros. Du côté troyen, l’ordre est plus concret car dans les épitaphes 14, 20, 21, 22 un tiers parle du héros et dans les épitaphes 13, 15, 16, 17, 18, 19, 23, 24, 25, 26 le héros parle à la première personne. En constatant cette succession qui paraît tout à fait concrète, nous pouvons proposer un ordre selon le point de vue d’énonciation. Toutefois, en continuant notre recherche, nous remarquons un autre ordre selon la métrique. Ausone a distingué le distique élégiaque (DE) de l’hexamètre (ici dactylique) (H) : 1-3 : DE ; 4 : H ; 5 : DE ; 6 : H ; 7-14 : DE ; 15 : H ; 16-26 : DE. L’ordre selon la métrique semble le plus convaincant car nous voyons nettement se former des groupes. Cela n’est cependant pas suffisant et comme l’a fait remarquer E. Wolff8 : « les rapports familiaux comptent autant que les hauts faits accomplis par chacun. Se dégage alors un lien possible avec les Parentalia ». En effet, nous trouvons encore un ordre selon la proximité familliale puisque Agamemnon et Ménélas sont les premiers, que Hector et Astyanax sont également proches comme Priam et Hécube, mais Achille est loin de Pyrrhus et Priam de Hector. Il ne faut pas pour autant exclure l’ordre sur la parenté puisque Astyanax ne fait pas partie des héros mais a quand même été placé à la suite de son père Hector. La même remarque est à faire pour les épitaphes de Priam, d’Hécube et de Polyxène qui se trouvent à côté. Nous ne pouvons donc pas réellement certifier un ordre logique et stable des epitaphia. Si nous rencontrons quelques difficultés pour trouver un ordre logique dans les épitaphes, le partage entre ces dernières semble plus concret.
En effet, dans le partage des épitaphes, nous notons que les héros grecs possèdent les douze premières places (en premier car ce sont les vainqueurs), nous attendons donc à voir ensuite douze héros troyens, et ainsi former vingt-quatre épitaphes pour convenir avec le nombre des chants de l’Iliade, mais nous trouvons quatorze épitaphes du côté troyen. Nous pouvons par conséquent supposer que deux épitaphes ont été ajoutées par l’auteur ou par une autre main en guise d’approfondissement. Tout d’abord, le roi de Troie, Priam, apparaît à deux reprises. Ensuite, la dernière épitaphe (Polyxène), pourrait conclure pour les deux parties puisque la femme qui fut du côté troyen fut brûlée avec Achille et est donc morte du côté grec. Cette interprétation serait la plus convaincante car comme nous l’avons vu dans l’ordre des épitaphes et dans le partage de ces dernières, Ausone a voulu surprendre le lecteur non seulement dans la forme métrique, mais aussi dans le point de vue d’énonciation ou encore dans le lien parental : “Comme dans les Parentalia et la Commemoratio professorum Burdigalensium, Ausone a voulu empêcher la monotonie par de la variation”9. Il ne faut donc pas trouver un ordre logique ou bien un partage attendu car le poète bordelais surprend, étonne le lecteur pour que son oeuvre de commémoration et de liste ne soit pas ennuyeuse10. Ausone cherche des procédés stylistiques pour éviter aux lecteurs un désintéressement. La uariatio apparaît régulièrement dans l’oeuvre d’Ausone et, en premier lieu par le thème de ses poèmes11.
Maintenant que nous avons déterminé le mode de présentation des epitaphia, il nous faut nous intéresser à ce qui a amené Ausone à écrire ce genre de poèmes. Certes, l’on suppose que ces épitaphes ont été composées pendant la jeunesse du poète bordelais, autrement dit, lorsqu’il était professeur à Bordeaux (environ de 335 à 365, soit trente ans). En effet, plusieurs hypothèses s’affrontent, la première serait de considérer que les epitaphia sont un exercice d’écolier, Ausone s’entraînait à traduire du grec. Cette hypothèse est à rejeter dans la mesure où nous connaissons la difficulté d’apprentissage d’Ausone pour le grec12. De plus la valeur stylistique et métrique des Epitaphia ne peuvent pas nous faire penser à une oeuvre d’écolier13. La deuxième supposition serait de considérer que les Epitaphia ont été écrites alors qu’il était professeur afin de s’exercer non seulement à la traduction mais aussi à la poésie latine. Cette dernière serait la plus plausible car rappellons qu’Ausone a considéré cet exercice (si l’on considère les Epitaphia comme un exercice) comme une oeuvre qui pouvait être éditée et rattachée à un thème : l’oraisone funèbre. Par conséquent, il serait plus vraisemblable de voir dans les Epitaphia une oeuvre littéraire plus qu’un exercice littéraire : une oeuvre, par ailleurs, qu’il a écrite alors qu’il était professeur à Bordeaux et qu’il a choisi ensuite de rattacher aux autres oeuvres en vue d’une publication14.
Le thème des Epitaphia est très intéressant et se distingue du reste des oeuvres15. En effet, le poète choisit de composer des épitaphes en l’honneur des hommes tombés à Troie. On ne trouve que le Peplos, attribué à Aristote, qui est composé ainsi, on a alors immédiatement pensé que cette oeuvre était la source des Epitaphia d’Ausone. Mais il s’avère que c’est bien plus compliqué et que ce qui nous intéresse ici est le contenu16. Comme je l’ai dit plus haut, beaucoup de mystères entourent l’œuvre, non seulement par sa présentation mais aussi par son contenu. Alors que ces epitaphia auraient pu seulement rester des titulos sepulcrales17 communs, Ausone a choisi de les rendre plus attractives. En effet, en lisant les Epitaphia, nous remarquons une prise de position du poète à l’égard de la guerre de Troie. Ausone semble s’intéresser davantage aux Troyens et critiquer fortement les Grecs. Il serait donc pertinent d’analyser les moyens mis en oeuvre par le poète pour faire de ses Epitaphia un plaidoyer des Troyens.
1. Une prédominance troyenne
1.1. La supériorité numérique
Comme je l’ai déjà dit en guise d’introduction, l’oeuvre d’Ausone est partagée en deux, d’un côté nous trouvons les héros grecs, de l’autre, les héros troyens. Alors que l’on pourrait s’attendre à une égalité sur la présentation des deux partis, il s’avère que les Troyens prennent l’avantage. Nous notons en premier lieu qu’il y a quatorze épitaphes du côté troyen alors que du côté grec nous n’en comptons que douze. Le roi Priam apparaît à deux reprises18.
En second lieu, nous remarquons que seize héros troyens sont représentés dans l’oeuvre contre douze héros grecs. Enfin, en troisième lieu, nous comptons, pour ce qui est du nombre de vers, soixante et un pour les Troyens et cinquante huit pour les Grecs, cela reste équitable. L’on pourrait objecter à ces remarques qu’il est normal de voir présenter ici plus de Troyens que de Grecs car la guerre de Troie a causé plus de dommages aux premiers qu’aux seconds. Les épitaphes troyennes ont parfois plusieurs héros affiliés, ce qui explique le nombre insuffisant d’épitaphes comparé au nombres de héros troyens (quatorze épitaphes pour seize Troyens, malgré les deux épitaphes attribuées à Priam, ce qui veut dire que trois Troyens apparaissent accompagnés d’un autre héros troyen). En effet, apparaissent dans une même épitaphe les héros troyens Nastès et Amphimaque, Hyppothous et Pyleus, Ennomus et Chromios. Les deux héros dans chacune des trois épitaphes sont en réalité des frères. Ce qui pourrait nous conforter dans l’idée du rassemblement familial pour l’ordre des épitaphes. Cette omniprésence troyenne est davantage mise en relief parce qu’elle conclut l’ouvrage.
1.2. La présence des femmes et d’un enfant
La supériorité numérique des Troyens s’explique également par la présence de deux femmes et d’un enfant, Hécube, Polyxène et Astyanax, tous membres de la famille royale de Troie. Il est étonnant de voir apparaître, sous le nom de héros, ces trois personnages. Nous pourrions expliquer la présence d’Astyanax grâce à l’épitaphe précédente d’Hector, de même pour la présence d’Hécube grâce à l’épitaphe précédente de Priam. En revanche, celle de Polyxène n’a pas de suite logique, nous supposons qu’elle est placée ici en guise de conclusion.
Le fait de présenter ici un enfant donne au lecteur un sentiment de pitié. Ausone semble avoir sciemment exploité ce sentiment dans l’épitaphe d’Astyanax :
Flos Asiae tantaque unus de gente superstes,
paruulus, Argiuis sed iam de patre timendus,
hic iaceo Astyanax, Scaeis deiectus ab altis.
Pro ! Dolor ! Iliaci, Neptunia moenia, muri
uiderunt aliquid crudelius Hectore tracto !
Cette épitaphe a la particularité de faire partie des trois pièces uniquement en hexamètre dactylique19, mais est originale dans la mesure où elle est la seule à se présenter en cinq vers. Dès le premier vers, Ausone exploite le registre pathétique, l’expression flos Asiae reprise de Juvénal20 nous donne l’idée d’une douceur agréable. Le lecteur est transporté grâce à l’allitération en s et la sonorité fl, mais il y a ensuite une rupture avec le terme suivant tantae. L’allitération en t rompt avec l’idée bucolique pour revenir à la réalité. Cette rupture est appuyée par le contraste tantaque unus. Ces derniers mots sont placés entre la coupe trihémimère et la coupe hephthémimère et l’élision du e de -que les rassemblent. Les deux termes, tantaque et unus, s’opposent non seulement par la métrique mais aussi par le lexique car Astyanax est montré comme le seul survivant (superstes) de toute une origine alors qu’en réalité il est mort. Dans le deuxième vers, il est important de noter qu’Ausone continue dans le registre pathétique par le terme paruulus. On retrouve la même idée chez Sénèque21. Le terme sed iam est ici très important car il permet de noter une insistance entre les termes paruulus et timendus, qui se trouvent le premier en début de vers et le second en fin de vers22. La tristesse que doit éprouver le lecteur est appuyée par les termes pro et dolor au vers 4 et surtout par les deux derniers mots de l’épitaphe : Hectore tracto23. Le fils qui parle de la mort de son père alors que dans l’Iliade il est montré comme un nourisson qui n’a même pas conscience que son père va mourir !24 Qu’ y a-t-il de plus douloureux que de parler de la mort d’un père dans l’épitaphe du fils ? La mort d’Astyanax est comparée à celle d’Hector par le comparatif crudelius. Ausone cherche bien à rendre pathétique le sort d’Astyanax25, il le fait également pour Hécube et Polyxène. En effet, les deux seules épitaphes consacrées à des femmes sont aussi les deux dernières épitaphes comme si le poète avait voulu terminer son oeuvre sur une note larmoyante.
Dans l’épitaphe de la reine de Troie, Hécube, la femme de Priam26 rappelle sa lignée royale et en explique la vanité due à la mort :
Quae regina fui, quae claro nata Dymante,
quae Priami coniunx, Hectora quae genui,
hic Hecuba iniectis perii super obruta saxis,
sed rabie linguae me tamen ulta prius.
Fidite ne regnis et prole et stirpe parentum,
quicumque hoc nostrum σήμα κυνός legitis.
Les deux premiers vers sont marqués par l’anaphore de quae. Hécube insiste ainsi sur sa position, son rang, sa naissance, son mariage, et son enfant, toujours dans l’idée de montrer sa puissance et son importance. Nous notons un parrallélisme entre les deux premiers vers et le vers 5. En effet, la chute est ici percutante, alors que Hécube se présente aux deux premiers vers, le cinquième vers montre que cela n’est que vanité. L’expression fidite ne regnis est reprise de Senèque, Tro., 1 : quicumque regno fidit. Il est intéressant de noter qu’Ausone emprunte cette tournure de Sénèque si bien que le terme quicumque se retrouve au début du vers suivant de l’épitaphe. En reprennant les thèmes d’une tragédie, Ausone rend l’épitaphe davantage pathétique. Ce tragique se manifeste également avec la présence de Polyxène dans l’épitaphe suivante.
Polyxène apparaît en dernier dans l’oeuvre et c’est désormais de l’indignation qu’éprouve le lecteur devant le sort terrible de la fille d’Hécube. En effet, après avoir consacré six vers à Hécube, Ausone choisit, pour conclure ses Epitaphia, de présenter aux lecteurs quatre vers sur la fille d’Hécube :
Troas Achilleo coniuncta Polyxena busto
malueram nullo caespite functa tegi.
Non bene discordes tumulos miscetis, Achiui :
hoc uiolare magis quam sepelire fuit.
Ausone achève l’épitaphe par le sentiment du viol. Non seulement l’héroïne troyenne est sacrifiée mais elle est aussi « violée » et le terme fuit montre une action résolue. La plainte de Polyxène se fait entendre dans le premier vers par la position de l’adjectif Achilleo et du substantif qui est qualifié busto, Ausone s’inscrit dans la tradition métrique de l’élégie27. La litote, exprimée par les termes non bene, permet d’accentuer l’erreur des Achéens. De plus, nous apprenons, par l’expresson nullo caespite, que Polyxène était prête à ne pas recevoir les honneurs funèbres afin d’éviter la honte de reposer auprès d’un grec. Les deux termes sont mis en relief par leur place dans le vers : avant et après la césure, soit au centre du vers. Nous pouvons alors dire que Polyxène fait figure de héros par sa loyauté envers sa ville défaite et par ses plaintes contre les Achéens.
Ainsi, par les lamentations des Troyens, Ausone inspire au lecteur de la pitié et nous notons un contraste entre ce procédé et celui qu’il utilise pour les Grecs.
2. Des Achéens qui s’affrontent
Pour ce qui est des Achéens, Ausone ne semble pas être très tendre avec eux. En effet, le poète souhaite plutôt donner au lecteur un sentiment de déception et de dégoût pour ces héros qui ont vaincu les Troyens.
2.1. La mort, l’exil ou le retour difficile
Les Grecs, pendant ou peu de temps après la guerre de Troie, n’ont eu que trois issues possibles : la mort, l’exil ou le retour difficile. Dans le premier cas, nous trouvons Agamemnon, Ajax, Achille, Antiloque, Pyrrhus, Euryale, Gynée et Protésilas. Dans le second cas, nous trouvons Diomède. Dans le troisième cas se trouvent Ménélas et Ulysse. Seule l’épitaphe de Nestor semble nous apprendre que le héros grec a été épargné de ces trois malheurs28. C’est comme s’il y avait une sorte de malchance, de sort du destin29. Lorsque nous lisons les epitaphia des héros grecs, une chose nous interpelle particulièrement : la mésentente. Alors que les Troyens nous semblaient solidaires, ce n’est pas le cas du côté des Grecs.
Pour ce qui est de la mort, Agamemnon se fait tuer par sa femme Clytemnestre :
Rex regum, Atrides, fraternae coniugis ultor,
oppetii manibus coniugis ipse meae.
Quid prodest Helenes raptum punisse dolentem,
uindicem adulterii cum Clytemestra necet ?
Dans cette épitaphe, Ausone rappelle la mort d’Agamemnon à son retour de la guerre de Troie. Il mentionne également la faute d’Hélène et l’ironie d’avoir vengé son frère lorsque de son côté il se fait tuer par sa femme adultère. La présence féminine dans cette épitaphe est marquée par l’idée de la domination. En effet, nous notons une opposition entre le sexe masculin et le sexe féminin, le premier apparaît comme la victime de ce dernier (vv. 1-2, fraternae coniugis, le terme fraternus est l’adjectif du nom coniux, l’homme nous apparaît soumis à la femme). Une soumission accentuée par la place de ipse entouré par coniugis et meae, Agamemnon nous semble entouré, étouffé, oppressé, poignardé. Les mains qui permettent à Clytemnestre de commettre son crime se trouve à la place la plus importante du vers : la césure du pentamètre. Le fait que la terminaison -us du terme manibus soit longue et coupe le vers donne une idée de chute, de descente, nous avons en tête l’image du poignard qui s’abat sur la victime entouré, qui ne peut fuir, qui est contraint d’affronter la mort et c’est ce que signifie le verbe oppeto : faire face à la mort. Rappelons qu’Agamemnon a été tué alors qu’il prenait son bain, il ne pouvait se dérober à la mort, les deux premiers vers nous présentent fidèlement ce tableau. Dans l’ensemble de l’épitaphe, nous remarquons une recherche stylistique d’Ausone, en effet, le premier vers répond par son contenu au troisième, le deuxième au quatrième ; ensuite le premier vers répond par son vocabulaire au dernier, le deuxième au troisième (ultor / uindicem ; manibus / raptum). Il faudra attendre les deux derniers vers pour voir apparaître les noms des femmes dont il était question dans les deux premiers vers, nous avons l’impression qu’Agamemnon tente de contenir sa peine en ne nommant pas celles qu’il accuse, mais sa peine prend le dessus (dolentem)30 et le héros grec dénonce ouvertement les criminelles.
Ausone a présenté le héros grec tué par sa femme adultère dans la première épitaphe de son oeuvre ; dans la deuxième épitaphe, le poète relate les mésaventures du frère de celui-ci : Ménélas.
Pour ce qui est du retour difficile, l’épitaphe de Ménélas, même si elle se présente comme un éloge du héros grec, continue de mentionner l’affront d’Hélène :
Felix o Menelae, deum cui debita sedes
decretumque piis manibus Elysium,
Tyndareo dilecte gener, dilecte Tonanti,
coniugii uindex, ultor adulterii,
aeterno pollens aeuo aeternaque iuuenta,
nec leti passus tempora nec senii.
Le frère d’Agamemnon, Ménélas, est le deuxième héros grec dans l’oeuvre d’Ausone. Il est de même le deuxième chef pendant la guerre de Troie. Il est l’époux de celle qui est la cause de la guerre. Cette épitaphe ressemble à la troisième épitaphe du Peplos :
’Όλβιος, ώ Μενέλαε, σύ τ’ άθάνατος καί άγήρως
εν μακάρων νήσοις, γαμβέ Διός μεγάλου.
Selon K. Gutzwiller31 « the formula άθάνατος καί άγήρως, familiar in Homer as a description of what the warrior cannot be and a poignant reminder of his destinity to die on the battlefield (e. g., Il. 8.539, 12.323), here commemorates Menelaus’ transformation to semidivine status ». De plus, le terme γαμβέ Διός apparaît chez Hom., Od., IV, 569. Ausone s’inspire de l’épitaphe du Peplos et entre plus dans le détail. Nous n’avons cependant pas de mention sur le crime de sa femme dans le Peplos. Un crime qu’a rajouté Ausone pour continuer dans cette idée de vengeance, de justice comme Agamemnon dans l’épitaphe précédente (ultor et uindex apparaissent dans les deux pièces d’Ausone). Le poète bordelais semble bienveillant à l’égard de Ménélas mais s’inscrit une nouvelle fois dans le registre pathétique par le rappel de l’affront d’Hélène.
Ajax, comme Protésilas tombe dans le piège d’Ulysse. Ce sont les deux seuls héros qui meurent à cause d’un soldat de leur camp. La figure de ce héros grec, Ulysse, semble non seulement décriée par les héros grecs mais aussi par Ausone.
2.2. Ulysse, le héros pernicieux
Le rusé Ulysse, comme la tradition homérique nous l’a présenté, s’avère plus pernicieux que malin. Jamais, dans les Epitaphia, les Troyens ne mentionnent Ulysse ; le héros grec n’est jamais représenté comme celui qui a mis un terme à la guerre de Troie. Il aurait pu être vu comme le sauveur des Grecs et comme le meurtrier des Troyens, Ausone n’en tient pas compte. La cinquième épitaphe porte sur le héros grec, toutefois nous notons qu’à deux reprises, Ulysse est mentionné dans d’autres pièces32. Ces deux mentions montrent que le héros grec n’était apprécié ni le premier jour de la guerre, ni lors du partage des armes d’Achille, soit à la fin de la guerre. De plus, il est étonnant de constaster que l’épitaphe d’Ulysse ne comporte que deux vers en héxamètre dactylique33. Certes, nous devons reconnaître que d’autres épitaphes ne contiennent que deux vers (14 et 17), mais Ausone ne renvoie jamais le lecteur à regarder une autre source comme il le demande dans cette épitaphe :
Conditur hoc tumulo Laerta natus Vlixes :
perlege Odyssian omnia nosse uolens.
Il est, en premier lieu, intéressant de noter le rythme particulier de ces deux vers. En effet le rythme est dicté par un parallélisme de sonorités dans les trois derniers mots des deux vers (Laerta-omnia ; natus-nosse ; Vlixes-uolens). En second lieu nous remarquons la rupture importante entre le premier et le deuxième vers. Ausone commence par présenter le tombeau dans lequel Ulysse, fils de Laërte, est enseveli, puis il demande au lecteur de trouver une autre source. En effet, le schéma habituel de l’épitaphe (verbe d’enterrement, lieu d’enterrement, nom de la personne enterrée et son origine) est bouleversé par le deuxième vers. Ausone nous invite à lire en entier et avec précision (perlege) l’Odyssée, mais il sait très bien que l’on n’apprendra rien sur la mort d’Ulysse ; cela est donc en contradiction avec le terme suivant omnia. Ausone à la fois rompt ici avec la tradition du genre de l’épitaphe par le fait qu’il ne raconte pas la mort, voire même la vie d’Ulysse, et à la fois poursuit l’idée du genre en présentant l’Odyssée comme une oeuvre qui va durer dans le temps et que tout le monde pourra toujours lire. En effet, rappelons que le but d’une inscription sur un tombeau est que tout le monde puisse la lire, même bien après la mort de l’individu dont il est question34.
Le personnage d’Ulysse est donc particulier dans ces épitaphes. Ausone a su montrer son originalité non seulement par la figure malmenée du héros Ulysse mais aussi par la vision de la guerre de Troie.
3. Une vision particulière de la guerre de Troie
3.1. L’absence de la participation des dieux
Il est surprenant de constater que les dieux sont très peu nommés dans les Epitaphia, alors qu’ils sont omniprésents dans l’Iliade et l’Odyssée. Il ne faut surtout pas voir ici une cause du christianisme et un refus des dieux anciens chez Ausone. Les quelques dieux présentés n’ont qu’une activité passive.
Pour Jupiter, nous apprenons qu’il est proche de Ménélas (Epit., 2, 3) : Tyndareo dilecte gener dilecte Tonanti. Dans ce vers, il faut noter l’éffet du chiasme abcba qui fait porter le terme gener non seulement sur Tyndareo mais aussi sur Tonanti. Ménélas est le beau-fils de ces deux personnages grâce à son épouse Hélène. En effet, cette dernière est la fille légitime de Tyndare et la fille biologique de Zeus35. Pour ce dernier nous apprenons encore qu’il est le père de Sarpédon (Epit., 16, 1-2) : Sarpedon Lycius, genitus Ioue, numine patris / sperabam caelum, sed tegor hoc tumulo. Ainsi Jupiter a des héros qui lui sont chers aussi bien dans le camp grec que dans le camp troyen, mais le dieu n’apparaît chez Ausone que pour montrer sa paternité. Il en va presque de même avec Neptune. Ce dernier apparaît seulement pour établir un fait dans l’épitaphe d’Astyanax.
3.2. Des héros oubliés
L’absence de certains héros est parfois très étrange. Comment Ausone pouvait, par exemple, oublier d’insérer l’épitaphe de Pâris36, ou encore celle de Patrocle37, voire celle d’Enée38 ? Est-ce un simple oubli, un désir de ne mettre qu’un nombre restreint de héros afin de correspondre au chiffre vingt-quatre ou une perte dans la transmission du texte ? Il nous semble presque inconcevable qu’Ausone ait oublié Enée puisque le héros troyen apparaît à plusieurs reprises dans les Epitaphia. Il apparaît à deux reprises avec sa qualité : pius Aeneas39. Il n’est pas possible non plus que le poète bordelais ait choisi de faire réellement attention au nombre d’épitaphes puisqu’il s’avère que certaines épitaphes ont été rajoutées40 et que certains troyens ne peuvent pas figurer sous le terme de héros. Enfin, faut-il voir une perte de certaines épitaphes lors de la transmission des textes ? Cette hypothèse n’est pas inintéressante dans la mesure où l’histoire du texte d’Ausone est d’une si grande complexité ; toutefois pourquoi le copiste aurait-il choisi de ne pas copier certaines épitaphes ? Si l’on admet l’absence de Patrocle (et encore avec difficulté), nous ne pouvons imaginer celle de Pâris, l’instigateur de la guerre de Troie. Il aurait pu apparaître au moins dans l’épitaphe de Ménélas ou encore dans celle d’Achille, mais nous ne trouvons aucune mention du héros troyen dans les Epitaphia.
En mentionnant les manques, il nous faut prendre en compte l’épitaphe mutilée d’Achille, le héros grec par excellence.
3.3. L’épitaphe d’Achille
Bien que l’épitaphe d’Achille soit mutilée, nous en saisissons la pointe : le héros grec a la particularité d’être enterré partout et même dans l’esprit des gens grâce à l’épopée d’Homère. La moitié des deux derniers vers nous est parvenue illisiblement, et les philologues qui tentent de lire le manuscrit n’en tirent aucune conclusion intéressante41. Il est étonnant pour le plus grand héros grec, de voir non seulement qu’il n’y a aucune mention de ses exploits mais aussi que ce soit la seule épitaphe mutilée :
Non una Aeaciden tellus habet : ossa teguntur
litore Sigeo, crinem Larissa cremauit.
Pars tumulis […]
orbe sed in toto […]
La seule information que nous possédons est que le corps d’Achille repose partout. Ainsi il est intéressant de remarquer qu’Achille n’est pas nommé par son nom. Le terme par lequel le héros grec est qualifié (Aeaciden) se trouve entouré par una et tellus. Il faut également noter que la négation non commence l’épitaphe. La place des mots est ici importante car Ausone veut nous montrer un paradoxe entre le corps d’Achille qui est éparpillé et la place des mots qui tend à nous faire croire que le corps du héros grec est regroupé. Il demeure étonnant que ce soit la seule épitaphe de l’oeuvre qui soit mutilée. Faut-il voir ici une malchance dans la réception du texte, ou bien une incompréhension du copiste de certains mots et un désir de surcorriger ou encore une volonté de présenter une épitaphe « qui a subi les outrages du temps » ? Cette dernière hypothèse, quoique trop incertaine, peut être intéressante. En effet, il est surprenant de voir que le héros qui est au centre de la guerre de Troie possède une épitaphe qui non seulement avoue que le corps de celui-là ne repose pas dans un seul endroit mais aussi se trouve endommagée. Serait-ce aller trop loin que de penser que cette mutilation est volontaire afin d’insister sur la vanité de l’épitaphe lorsque le héros qui est sensé y reposer se trouve, grâce à Homère, immortaliser dans les livres ? Il est certes peu probable qu’Ausone se soit addoné à cette pratique, toutefois le poète souhaite transmettre, grâce à son oeuvre, des leçons de vie.
3.4. Les Epitaphia, leçon de la vie idéale
Ausone tend à enseigner dans ses Epitaphia un idéal de vie. Dans presque chaque épitaphe, le poète de Bordeaux invite le lecteur à éprouver de la compassion et à adopter un exemple à suivre. L’idée de la famille est omniprésente chez les Troyens, contrairement aux Grecs. L’épitaphe de Priam montre une unité familiale :
Illic et natos Troiamque Asiamque sepultam
inueni et nostrum quicquid ubique iacet42.
Nous devons noter que les termes natos, Troiam et Asiam se distinguent par une amplification progressive. Celle-ci est brusquement arrêtée par sepultam qui achève le vers. C’est une autre notion qui apparaît ici, celle de la vanité que nous analyserons par la suite.
En plus du lien familial, nous trouvons l’idée, si chère à Ausone, de la modestie. Il est vain de montrer sa puissance. Nous en avons un bel exemple à travers l’épitaphe de Pyrrhus :
Orbe tegor medio, maior uirtute paterna,
quod puer et regis Pyrrhus opima tuli.
Impius ante aras quem fraude peremit Orestes,
Quid mirum ? Caesa iam genetrice furens43.
Nous pouvons trouver un ordre logique dans l’épitaphe de Pyrrhus et cela confirme la rupture du lien familial chez les Grecs puisque le fils d’Achille se trouve isolé. L’épitaphe de Pyrrhus est très étonnante puisqu’au lieu de nous faire l’éloge du fils d’Achille, Ausone semble condamner le héros. En premier lieu nous remarquons que le deuxième hémistiche du premier vers : maior uirtute paterna est en contradiction avec le discours que Pyrrhus fait à Priam avant de le tuer44. De plus, il faut noter l’ironie dans ce passage puisque Priam et Achille, au dernier chant de l’Iliade, avaient réussi à trouver un accord, dans les larmes, pour le rachat du corps d’Hector, alors que Pyrrhus qui se pense plus vertueux rompt cette entente cordiale. En second lieu, le terme puer montre l’arrogance de Pyrrhus qui insiste sur sa jeunesse lorsqu’il tua Priam. Toutefois, ce terme est également employé pour susciter la pitié du lecteur devant la mort atroce de Pyrrhus causée par Oreste. Mais, une nouvelle fois ici, Ausone semble discréditer Pyrrhus. En effet, ce dernier qualifie son meurtrier d’impius à cause du lieu du meurtre ante aras, mais Pyrrhus a tué, dans un endroit semblable, Priam45. L’idée de la vanité rejoint celle de la fatalité que l’on trouve exprimée dans l’épitaphe de Protésilas :
Fatale ascriptum nomen mihi Protesilao.
Nam primus Danaum bello obii Phrygio.
[…]
Quid queror ? Hoc letum iam tum mea fata canebant,
tale mihi nomen cum pater imposuit46.
La thématique du nom qui dicte la vie de l’individu se trouve à plusieurs reprises chez Ausone47. L’expression fatale nomen (v. 1) est à rapprocher de fata (v. 7) et de tale… nomen (v. 8), ainsi la structure du poème obéit aussi à des lois. Les trois termes letum iam tum permettent, par l’allitération, d’annoncer une mort inéluctable. Celle-ci se trouve confirmée par le rythme saccadé de ces trois mots. Enfin l’idée de fatalité, comme nous l’apprend Ausone, est caractérisée par le nom même du héros : Protésilas48.
Dans les épitaphes consacrées aux héros qui ont pris part à la guerre de Troie, nous rencontrons le thème important de la famille. Les Troyens semblent former une famille alors que les Grecs paraissent s’entre-tuer aussi bien pendant qu’après la guerre. Cette situation nous amène à considérer l’œuvre du poète bordelais comme un plaidoyer des Troyens. Ces derniers se voient envahir par des guerriers désunis. Le poète se met du côté des Troyens afin de rendre plus révoltant le sort de ces derniers. Selon Ausone, les Troyens n’ont pas mérité cette fin tragique dans la mesure où ils menaient une vie exemplaire. En effet, le poète bordelais propose de montrer un idéal de vie avec les Epitaphia. Il nous invite à suivre l’exemple des Troyens et à nous éloigner des héros grecs. Cet idéal de vie s’exprime également à travers celle de la vanité, puis à travers celle de la fatalité, idées si chères à Ausone. Ainsi, nous pouvons dire que l’oeuvre tire son originalité non seulement de sa forme (épitaphe littéraire)49, mais aussi de ce qu’elle souhaite transmettre aux lecteurs : un idéal de vie. Les Troyens ont peut-être perdu la guerre, mais ils ont conservé leur dignité et ils sont morts ensemble, autrement dit heureux. Nous retrouvons ce précepte dans le Ludus septem sapientum à travers la maxime du législateur athénien Solon50.