1. Tu quoque signa ferens : une apostrophe d’Arator à la ville de Troie
Au VIe siècle, le poète Arator écrit une paraphrase biblique1 en hexamètres qui suit la narration des Actes des Apôtres : il consacre le premier livre de son épopée à saint Pierre, tandis que dans la deuxième partie il expose les res gestae de saint Paul2. Il s’agit d’un poème épique sui generis, qui mêle la narration des événements néotestamentaires avec un commentaire de ces actions. En faisant cela, Arator inscrit son Historia apostolica à l’intérieur d’un genre bien connu à partir de Juvencus et Sédulius, mais il en augmente les traits exégétiques et allégoriques, dérivés des Pères3, au détriment des portions plus proprement narratives et descriptives.
Nous pouvons nous rendre compte de cette technique en lisant par exemple les soixante-huit vers du deuxième livre de son épopée dans lesquels le poète paraphrase le récit de la mort et de la résurrection d’Eutyche. Les Actes4 disent tout simplement que l’apôtre des Gentils, après avoir quitté Philippes, arrive à Troie, parle longtemps à l’assemblée des fidèles et prolonge son discours jusqu’à minuit. Un des hommes réunis dans la chambre, qui se trouve en haut de la maison, s’endort pendant qu’il est assis sur le bord d’une fenêtre et tombe du troisième étage : tout le monde croit qu’il est mort, mais Paul le ressuscite avec un grand soulagement général.
Or, comme l’a montré B. Bureau5, Arator ne raconte pas seulement les événements de la mort de ce personnage et sa résurrection, mais fait succéder alternativement à cette narration « une longue interpretatio du thème de la chute », « un commentaire quasiment allégorique de ces circonstances » et « une double exégèse du passage, en deux parties enchaînées, à partir du thème de l’arche de Noé et à partir des Épîtres de Paul »6.
2. Entre guerre et poésie
Toutefois, avant toutes ces considérations, l’auteur consacre le début de ce passage au sujet d’Eutyche à une apostrophe qu’Arator en personne adresse à la ville de Troie : il ne s’agit que de quatre hexamètres, qui néanmoins montrent très efficacement le changement culturel capital de cette période envers tout ce que la légende de Troie représente. Au vers 753, en fait, le poète affirme:
Tu quoque signa ferens titulos in carmine nostro,
Troia, repone tuos et laudibus adde triumphos,
qui magis ex uero fulgent tibi clarius actu
quam quae pomposo reboant tua bella cothurno7.
La ville de Troie est évoquée prioritairement par des mots qui appartiennent – ou peuvent être attachés aussi – au domaine de la guerre : les signa du v. 753, avec le verbe ferre, indiquent les signaux, les enseignes et les drapeaux des combattants ; le terme titulus fait référence à l’honneur que la ville a obtenu en tant qu’objectif du plus célèbre des conflits ; les triomphes rappelés au vers suivant sont les victoires militaires des Grecs et des Troyens, objet de nombreux chants. En fait, à la sphère sémantique de la guerre répondent, d’une façon tout à fait traditionnelle, des expressions qui précisent ce qui rend grands ces événements, à savoir la poésie. Le carmen du v. 753, les louanges du v. 754, l’idée remarquée de la clarté dans l’hexamètre suivant, et surtout la référence au pomposo… cothurno du dernier vers sont autant de formules qui renvoient à la poésie.
Cependant, si Arator utilise correctement le mot carmen lorsqu’il fait allusion à son épopée, il faudrait s’interroger à propos de l’usage du terme « cothurne ». Il me semble étrange que le poète ait dans l’esprit la tragédie latine de sujet grec, qui est nommé fabula cothurnata : nous savons que Livius Andronicus, Névius, Ennius, Lucius Accius, Pacuvius et même Sénèque avaient écrit beaucoup de tragédies qui concernaient des thèmes troyens, mais il est difficile de croire qu’Arator pense à ces drames anciens et pour la plupart – sauf Sénèque – peu connus à l’époque du notre auteur. Le terme désignerait alors le style soutenu (c’est pourquoi Arator utilise l’adjectif pomposus) qui est typique à la fois de la tragédie et du poème épique : les deux épopée grecques par excellence, d’ailleurs, l’Iliade et l’Odyssée, narrent des événements ou des personnages liés à la guerre de Troie, ainsi que des œuvres latines du même genre comme l’Énéide virgilienne, l’Ilias Latina ou bien l’Achilléide de Stace. C’est très probablement à ces ouvrages qu’Arator pense comme à des sources thématiques8.
Mais – s’interroge Arator – les guerres et les combats décrits dans ces poèmes païens sont-ils de véritables triomphes ? Les louanges des poètes anciens sont-elles effectivement méritées ? L’auteur de l’Historia apostolica n’est pas de cet avis : selon lui, Troie reçoit bien plus de gloire du miracle authentique (v. 755 ueru… actu) de la résurrection d’Eutyche que des entreprises mythologiques narrées avec emphase (v. 756 pomposo reboant… cothurno) par les poètes classiques. À ce propos, il faut souligner que pour les anciens la chute de Troie est un événement réel, un des plus importants renversements de l’histoire universelle : cela vaut aussi pour les Pères de l’Église9. Pour eux c’est la façon dans laquelle les poètes ont raconté ce fait qui ne peut pas être considérée comme vraie. C’est pourquoi, par exemple, ils ont accordé plus d’attention aux Héroïques de Philostrate ou bien aux traductions latines de Dictys de Crète et Darès le Phrygien (qui prétendaient être des témoins directes de la guerre de Troie !) qu’à Homère et Virgile10.
Donc, d’après notre auteur chrétien, le miracle de saint Paul qui a eu lieu dans la ville de Troie est plus important et digne d’être chanté que toutes les entreprises des héros de l’épopée traditionnelle, car le premier est un factum, tandis que les mythes élégamment narrés par les légendes païennes appartiennent au domaine des ficta11.
Arator est bien conscient de cette différence. Dans la lettre dédicatoire en distiques élégiaques adressée au pape Vigile, qui précède dans la plupart des manuscrits l’Historia apostolica, il dit qu’il veut décrire les gestes des apôtres en suivant la narration des Actes et en confectionnant ainsi des carmina uera12. Par conséquent, avec sa prétention de représenter des faits réels, il s’inscrit consciemment dans la tradition inaugurée par Juvencus, qui oppose les actions authentiques du Christ et des saints aux mensonges des poètes anciens13. Arator se considère, en somme, comme un des ueros… uates nommés dans la lettre dédiée à son ami Parthénius, transmise par deux manuscrits parisiens14 : ils sont les poètes véridiques15 – parmi lesquels il rappelle Ambroise, Sidoine et (peut-être) Dracontius16 – que Parthénius et Arator lisaient dans les années de leur formation, à coté des œuvres des auteurs classiques, in quibus ars fallax, pompa superba fuit (v. 42).
Le lecteur s’apercevra que se répète dans ces vers le nom pompa, qui renvoie forcément au pomposo… cothurno du v. 756 : en outre, dans cette lettre, ce terme est associé à l’adjectif superbus et clarifié par le syntagme ars fallax, qui se trouve juste à coté et est mis en valeur par la césure du pentamètre.
Donc, tout ce qui est raconté par les écrivains païens est, d’après Arator, exagéré et artificiel : les poètes anciens sont, de ce point de vue, de vrais maîtres de mensonge. Déjà Sédulius, d’ailleurs, un siècle avant notre auteur, avait dit, dans les premiers hexamètres de sa paraphrase biblique, qu’il était tout à fait autorisé à chanter les louanges et les miracles du Christ. Si les poètes païens, grâce à leur astuces rhétoriques, pouvaient donner de la solennité à leur chants, qui étaient riches en épisodes inventés, celui qui récitait les gestes du Sauveur du monde ne devait pas se taire :
Cum sua gentiles studeant figmenta poetae
Grandisonis pompare modis, tragicoque boatu
Ridiculoue Geta seu qualibet arte canendi
Saeua nefandarum renouent contagia rerum
Et scelerum monumenta canant, rituque magistro
Plurima Niliacis tradant mendacia biblis:
Cur ego, Dauiticis assuetus cantibus odas
Cordarum resonare decem sanctoque uerenter
Stare choro et placidis caelestia psallere uerbis,
Clara salutiferi taceam miracula Christi?17
Encore une fois, aux figmenta (v. 17) et mendacia (v. 22) des auteurs classiques s’oppose la vérité des gestes saints ; à la rhétorique artificielle des poètes, à leur grandisonis… modis tragicoque boatu répondent les placidis… uerbis de Sédulius, qui parle de faits réels et utiles au monde entier. Le v. 756 du passage de l’œuvre d’Arator, pomposo reboant tua bella cothurno, renvoie clairement à cette préface de Sédulius : le verbe (pompare)18 devient là un adjectif (pomposus), le nom (boatus)19 se transforme en verbe (reboare).
3. Eutyche nouvel Elpénor
Chez Arator, donc, le rapport entre les ouvrages classiques et les poètes chrétiens qui l’ont précédé est très vif : nous pouvons le voir au niveau de la littera et des choix sémantiques20, mais aussi dans un sens plus évident, qui concerne le contenu même de ce qu’Arator chante. C’est le cas des parallèles possibles entre deux épisodes – l’un païen, l’autre chrétien – très connus que le poète évoque lors qu’il décrit des événements néotestamentaires qui ont le même schéma (ou presque) qu’un fait narré dans un poème païen.
Le personnage d’Eutyche, par exemple, rappelle un des héros dont l’histoire est racontée dans l’Odyssée : il s’agit d’Élpenor, le plus jeune des compagnons d’Ulysse, qui, dit le rois d’Ithaque,
« alourdi par le vin, s’en était allé dormir sur la terrasse du temple de Circé. Au lever des mes gens, le tumulte des voix et des pas le réveille : il se dresse d’un bond et perd tout souvenir ; au lieu d’aller tourner par le grand escalier, il va droit devant lui, tombe du toit, se rompt les vertèbres du cou, et son âme descend aux maisons de l’Hadès »21.
Elpénor est la première parmi les âmes qu’Ulysse rencontre aux Enfers :
« la première qui vint fut l’ombre d’Elpénor. Il n’avait pas encore sa tombe sous la terre, au bord de grands chemins ; son corps était toujours au manoir de Circé, où nous avions eu là-bas besogne plus pressante. A sa vue, la pitié m’emplit les yeux de larmes et je dis, élevant la voix, ces mots ailés : Elpénor, te voici ! … aux brumes du noroît, tu nous as devancés ! … à pied, tu pus venir plus vite que moi-même avec mon noir vaisseau ! »
Le jeune homme, alors, raconte son triste destin et prie Ulysse de ne pas oublier son corps, mais de le brûler avec toutes ses armes et lui rendre les honneurs d’une sépulture, ce que le héros grec accepte de bon gré22. Ce personnage est cité une dernière fois dans l’Iliade (12, 10), lorsqu’Ulysse lui donne une sépulture : Virgile, ensuite, utilisera ces vers en tant que modèle pour décrire la sépulture de Misène en Aen., 6, 232-235.
Arator, donc, semble avoir choisi le miracle d’Eutyche non seulement parce que ceci est raconté dans les Actes, mais aussi parce qu’il rappelle un fameux épisode classique avec lequel le poète veut rivaliser et qu’il veut surclasser, selon un processus que nous pourrions qualifier, même si ce n’est pas stricto sensu, d’imitation contrastive23. C’est pourquoi, peut-être, le poète accorde beaucoup plus d’attention d’un point de vue quantitatif à cet événement que le texte sacré lui-même. Il est difficile de croire qu’Arator pouvait avoir sous les mains le texte grec de l’Odyssée, mais l’épisode d’Elpénor était sans aucun doute célèbre en Occident et pouvait donc être connu par un homme qui avait la formation culturelle d’Arator et de son public24.
Entre ces deux événements il y a des ressemblances évidentes : les deux hommes tombent d’un haut lieu de la maison au moment du réveil ; il sont tous les deux des adulescentes ; les compagnons de l’un et de l’autre sont tristes car ils ont perdu une jeune vie. Toutefois, les différences sont bien plus nombreuses : Eutyche tombe car il est fatigué (vu qu’il a passé toute la soirée et une partie de la nuit à écouter Paul), tandis qu’Elpénor chute du toit parce qu’il est ivre ; le premier, qui justement porte un nom parlant (celui qui jouit d’une bonne chance) est ressuscité, l’ami d’Ulysse, par contre, est définitivement mort et laissé sans sépulture ; d’un côté le héros d’Ithaque – voici la différence la plus importante, à mon avis – ne peut rien faire devant le décès de son compagnon, de l’autre Paul est capable de donner à nouveau la vie à Eutyche. C’est donc le miracle de ce véritable héros qui exalte la ville de Troie et qui s’ajoute aux triomphes du passé mythique et qui, bien plus, les remplace.
4. Conclusions
La guerre de Troie et les mythes liés à cet événement fondamental de la culture ancienne et païenne ne sont plus, d’après Arator, des motifs qui amènent de la gloire à cette ville : les gestes des héros de la tradition épique sont remplacés par les miracles des nouveaux héros, c’est-à-dire les apôtres de l’Église. Cependant, c’est toujours à celle noble tradition que le poète fait prioritairement référence, surtout d’un point de vue formel : c’est par les modalités de la poésie héroïque en hexamètres qu’Arator narre la matière de son chant. En outre, du côté du contenu, bien qu’il y ait plusieurs différences entre le poème épique traditionnel et la paraphrase d’Arator, l’écho des épisodes les plus connus de ce genre est présent en filigrane derrière la littera de son ouvrage : l’épisode d’Eutyche / Elpénor peut être considéré comme une représentation plastique de ce rapport entre le passé classique et le présent chrétien.