La matière de Troie fut au Moyen Âge rivale de celle des croisades : le mythe païen, qui était le sujet le plus traité après la Bible, concurrençait la matière de France, vaste entreprise littéraire d’accompagnement de la guerre sainte1. Si les deux matières occupaient sans le moindre doute des terrains distincts – à Troie l’univers antique et profane, aux croisades le monde contemporain et chrétien –, leurs routes ont toutefois été amenées à se rejoindre, conférant au mythe antique un nouveau faisceau de significations étroitement lié à l’esprit des croisades, tandis que l’historiographie puisait à la source mythique des arguments pour défendre une idéologie de conquête. Leur rencontre a pu naître du statut de référence historique attaché à Troie, comparaison qui nourrit de son autorité le récit des événements contemporains. Dès la première croisade, la ville antique surgit à l’horizon de la guerre sainte. Colette Beaune évoque l’analogie menée entre la prise d’Antioche et celle de la ville phrygienne dans les Gesta Tancredi ou les Gesta Dei per Francos2. Le siège offre un illustre exemple guerrier, qui n’aura rien d’éphémère puisque, à différentes époques, les Croisés sont associés aux héros, tant grecs que troyens3. Il est légitime de se demander si de telles comparaisons, furtives, parfois même éloignées du propos guerrier de la croisade4, ne se limitaient pas à une fonction de remémoration et de partage, avec le public, d’un passé glorieux connu des nobles aussi bien que des clercs. L’examen d’un plus large corpus, dont quelques exemples seront ici évoqués, atteste en réalité que la légende troyenne ne saurait se borner ni à la composante d’une culture rhétorique, ni même à un faire-valoir : ductile, le mythe emprunte des chemins variés et c’est aussi par de multiples voies de traverses qu’il rejoint la route des croisades. Repris et métamorphosé au Moyen Âge, passé de la sphère du mythe à celle de l’Histoire, le récit du siège antique a servi à penser les liens entre Orient et Occident. Sa remodélisation en a fait un miroir, tendu à l’Occident, de ses aspirations – politiques, idéologiques, religieuses – vis-à-vis des mondes orientaux, qu’il s’agisse de Constantinople et de l’empire byzantin, ou de la Terre Sainte.
1. Sur la route de la quatrième croisade
Les références à l’histoire troyenne s’avèrent significatives lorsqu’elles entrent en résonance avec Constantinople perçue sous un angle de conquête, que celle-ci soit imaginaire ou réelle. On connaît le mot que Robert de Clari prête à Pierre de Bracheux, faisant de la prise de Constantinople la juste récupération d’une terre « que fu a nos anchisieurs »5. Cette justification d’une quatrième croisade détournée de son but révèle à elle seule la popularité de la légende dans le milieu croisé, impliquant tout à la fois un savoir sur la diaspora troyenne à l’origine des peuples européens6 et l’affirmation d’une équivalence entre la Troie antique et la Constantinople médiévale. Dès le XIIe siècle, cette assimilation s’ébauche dans plusieurs récits, à commencer par le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure écrit vers 11657. La seconde cité construite par Priam y possède la richesse et les merveilles orientales alors prêtées à Constantinople : la Chambre des Beautés et ses automates, les statues, les mosaïques colorées constituent un écho magnifié de la ville réelle8. Un tel rapprochement s’accompagne d’un imaginaire de conquête diffus. En affirmant que parmi les maisons troyennes nouvellement bâties « la meins forte n’eüst pas dotance / De tot l’empire al rei de France » (vv. 3021-3022), Benoît laisserait-il affleurer l’indice d’une tentation ? Vers 1170-1180, sous couvert d’un récit fictif, on observe dans Partonopeu de Blois9 un héros à qui est promise la possession d’une ville orientale partageant nombre de similitudes avec Troie et Constantinople et dont le château, « Chef d’Oire », évoque l’Ilion antique. Le héros occidental, descendant « del sanc Hector » (v. 1501) se trouve en posture de devenir empereur car la dame de Byzance (v. 1337) est prête à l’épouser. Sous le voile de la fiction, l’œuvre fait de Constantinople une Troie renouvelée et acquise aux descendants occidentaux10, renforçant l’image d’une ville qui, dans les œuvres historiques ou littéraires, devient monde « désirable, à pénétrer, à posséder » dans un effet de « cheminement inverse » et de « reconquista » accomplis par les héritiers de l’antique Troie11.
Empreints de cet arrière-plan superposant les Troyens et les Occidentaux, la ville antique et Constantinople, les chroniqueurs, tel Robert de Clari, narrent les étapes d’un siège qui ramène au cœur des événements contemporains la mémoire de la légende antique12. Dans l’Hystoria Constantinopolitana, rédigée entre 1205 et 1208, le moine Gunther de Pairis expose, en prose, la prise de la ville et l’entrecoupe de poèmes versifiés qui la comparent à la guerre de Troie. Un premier poème tend à identifier les villes en liant l’action contemporaine à l’ère du passé. Le butin emporté par les Croisés devient trésor de l’antique Troie : « Que Galli rapiunt modo pondera fulva metalli / et vetus argentum Troiana cede cruentum »13. Autrefois pillé par les Grecs et plus tard rendu à la Constantinople chrétienne, il est présenté comme un cadeau disposé par Dieu à l’attention des Croisés : « Sic Deus occultis rationibus, ut puto, multis / Constantinopolim, spoliis ditaverat olim, / Menibus ut freti simul & semel omnia leti, / Ferrent victores que tunc rapuere priores ». L’ancestralité troyenne n’est pas mentionnée mais renforce implicitement la légitimité d’une conquête reposant sur l’idée sous-jacente que les Byzantins schismatiques ne méritent pas d’être les dépositaires des trésors chrétiens. Chrétiens, ceux-ci le sont en effet aux yeux de Gunther, car bien après la chute de Troie, ils ont été restitués à la ville dans un temps où Dieu lui avait accordé un sort meilleur – avec le passage du paganisme au christianisme – emblématisé par son changement de nom (« nomine mutato, meliori reddita fato ») : cette métamorphose de Byzance en Constantinople était mentionnée en amont dans la prose, accompagnée de la vision de Constantin, et de sa supposée « donation » par laquelle l’Église d’Orient se soumettait au pouvoir de la papauté14. Le trajet de la ville païenne à la ville chrétienne est ainsi retracé et, dans cette représentation providentielle de l’Histoire, les richesses troyennes et constantinopolitaines deviennent la propriété de l’Église romaine, pouvant être revendiquées par les Croisés au titre de représentants de cette véritable foi chrétienne.
Gunther recourt une seconde fois au mythe pour justifier la conquête. Le poème suivant établit une comparaison de la durée, des circonstances et des motifs de la prise de Constantinople avec ceux de la prise de Troie. C’est l’occasion de prouver que les Croisés, contrairement aux Grecs de l’Antiquité, sont guidés par la main de Dieu et qu’ils obéissent à de plus hauts motifs. La conquête prétendument aisée (« Assultu primo populosam cepimus urbem ») est mise en regard de la longueur du siège antique, conférant aux Croisés une victoire d’autant plus éclatante que leur nombre était bien inférieur à celui des Achéens et leur motif – venger un régicide (« regis vindicta perempti ») – plus juste que celui des Grecs venus honteusement récupérer une femme. La ruse antique (« fraude ») s’oppose à l’impétueuse fougue des Croisés (« Hec virtute sua rapuit modo nostra iuventus »). La mort d’un seul Croisé confrontée aux multiples pertes des Achéens manifeste l’élection divine et l’argument s’achève sur la représentation de Grecs abandonnant Troie dans la douleur tandis que les Croisés s’installent à Constantinople dans la joie (« Ac nostri victa leti dominantur in urbe »). C’est a contrario en contestant la légitimité et même la vérité de la légende antique que Gunther appose sur la croisade la marque d’une élection divine. Loin de l’optique généalogique rencontrée chez Robert de Clari, le recours au mythe antique sert, dans une construction providentialiste de l’Histoire, de contrepoint au monde chrétien ; les actions des païens – sous l’image desquels on peut sans doute entrevoir un reflet des Byzantins schismatiques – se ternissent au regard du récent triomphe chrétien, qui n’en paraît que plus évidente expression de la volonté divine.
Comme une réplique à l’intrusion du mythe dans les chroniques, les récits troyens du XIIIe siècle s’infléchissent vers une lecture constantinopolitaine : les mises en prose de l’œuvre de Benoît – Prose 1, écrite en Morée vers 128015, Prose 5 qui en reprend de longs passages et entretient des liens avec le milieu angevin de Naples des années 1330-134016, ainsi que l’Historia Destructionis Troiae de Guido delle Colonne dont la rédaction a été achevée en 128717 – portent l’empreinte de cette quatrième croisade. Dans un développement géographique liminaire, Prose 1 et, dans son sillage, Prose 5 assurent une identification marquée entre Troie et Constantinople ; la reconstruction de la ville par Priam se rapproche de la Constantinople réelle18. Dans la prose latine, Guido insère des détails architecturaux et topographiques qui ne figuraient pas chez Benoît, qu’il s’agisse de la hauteur des maisons, du fonctionnement des douves, des statues de marbre situées au-dessus des portes de la ville, ou des rues longues, droites et aérées, bordées de commerces19 ; l’espace troyen est ainsi reconfiguré à l’image de la ville orientale. L’organisation de la vie sociale troyenne s’ajuste à celle de Constantinople. Comme certains chroniqueurs, le juge sicilien insiste plus que Benoît (vv. 3023-3026) sur l’abondante population : « Quarum multitudine facta est nimium populosa, multis decorata nobilibus et undique tota plena in multorum incollatu uario plebeiorum »20. Parmi les corps de métier bordant les rues troyennes, le choix de noms grecs renvoie à l’évidence aux artisans constantinopolitains, en particulier ces « argiroprates », ou changeurs de monnaie, qui avaient marqué Robert de Clari21 et la longue énumération ajoutée par Guido épuise toutes les spécialités de l’artisanat local22. Parmi les divertissements qu’offre la ville, il attribue à Troie, outre l’invention des échecs qu’il reprend à Benoît, celle des jeux du cirque lors de fêtes au début du mois de mai (V, p. 49), écho manifeste aux courses hippiques du 11 mai, date anniversaire de la fondation de Constantinople23.
Des variations imposées à l’histoire de Benoît font résonner, dans la relation même des hostilités, le souvenir des événements de 1204. Lorsque les Grecs, en route pour la conquête de la Toison d’or, font étape dans le royaume troyen et sont congédiés par Laomédon, le discours de son messager comporte quelques ajouts : l’étonnement du roi (« de aduentu uestro ualde miratur quare terram suam intrauistis » (II, p. 12)) rejoint celui de l’empereur Alexis à l’arrivée des Croisés, exprimé en termes proches dans la chronique de Geoffroy de Villehardouin (« moult se merveille por coi vous estes venuz en sa terre »24). Comme le discours du messager dans la chronique (« et bien set que vous estes meüz pour la sainte terre d’outre mer »), la réponse de Jason insiste sur le caractère transitoire du séjour : « sed cum ad remotiores partes conferre nos nuperius intendamus, necessitas in hunc locum diuertere nos coegit » (II, p. 12), le parallèle superposant alors à l’image des Grecs en route pour l’île de Colchos celle des Croisés sur le chemin de la Terre Sainte25. Lors de la première destruction de Troie, le topos de l’attaque printanière se fait plus précis : les Grecs prennent d’assaut la ville en avril (IV, p. 35) – comme les Croisés Constantinople. Le récit de l’attaque de Laurentiel et Tenedon26 est profondément remanié ; des similitudes avec le siège de Constantinople tel qu’il est narré, par exemple, chez Geoffroy de Villehardouin, peuvent être décelées. Attendus par leurs ennemis sur le rivage, les Grecs attaquent le premier château, ici nommé Sarronabo, tout comme les Croisés la tour de Galata. Les défenseurs troyens, à l’instar des Constantinopolitains, se retranchent dans leur place forte, pressés par leurs ennemis, sans avoir le temps d’en clore les portes27. Ce premier château conquis, les Grecs – et c’est ce que fait la flotte occidentale – tirent leurs vaisseaux dans le port28. Victimes de jets de pierres comme les Croisés29, ils installent machines de guerre et échelles d’où certains sont jetés à bas30 avant de faire victorieusement flotter leurs emblèmes sur les tours, tel le gonfanon de Venise exhibé sur les murs de Constantinople31. Le château est incendié comme l’est à plusieurs reprises la ville byzantine32. Après une période d’accalmie, le butin réuni est partagé et Guido développe en une quinzaine de lignes les deux vers de Benoît (vv. 6071-6072), mettant l’accent sur ce qui constitue un lieu récurrent des chroniques33. Il emprunte d’autres motifs propres aux récits de la quatrième croisade dans ces attaques liminaires : les Troyens s’y caractérisent par leur disposition pour la fuite – « fuge », « dispergentes », « fuga », « fugiencium » (XI, pp. 101-102) – et leur défense est qualifiée de « languida et effeminata » (XII, p. 103), s’accordant à la lâcheté adjugée par certains chroniqueurs aux Byzantins. Guido énumère longuement leurs armes de jet – « lapidibus », « lancearum », « iaculis », « balistarum », « sagittis » (ibid.) – réputées être les armes des lâches34. Des éléments de la légende sont à l’occasion remaniés pour se conformer à ces topoi35. Ailleurs, ce sont encore les thèmes de la rapidité de la conquête, de l’indispensable unanimité de l’armée et l’exaltation du courage et de l’élan juvénile des combattants qui font écho aux récits historiographiques36.
Dans ces jeux de superpositions par rapport aux chroniques de la quatrième croisade, Guido ne poursuit pas, sans doute, le même but que le rédacteur de Prose 1 qui, un peu moins de dix ans auparavant, valorisait les Grecs dans l’intention de créer une identification avec les chevaliers francs moréotes et de les représenter dans la posture de conquérants de Constantinople, perdue depuis 1261, relayant ainsi les ambitions de croisade portées par le suzerain de Morée, Charles d’Anjou37. Prose 1 reconfigurait les camps rivaux en proposant l’alliance d’une Magna Graecia – Achille règne en Sicile et en Terre de Labour, c’est-à-dire en Campanie – contre Troie. Cette Grèce élargie correspondait sans doute moins à la Magna Graecia du passé qu’à l’extension contemporaine des territoires de Charles d’Anjou. À l’inverse, Guido se refuse à associer l’Italie et la Grèce dans le cadre de la guerre troyenne : les Myrmidons et Achille ne sont, à ses yeux, nullement originaires des Abruzzes, liés au royaume de Sicile (I, pp. 5-6). La contrée de Messa où le héros grec part collecter des vivres ne saurait être la Messine sicilienne, mais une région probablement plus proche de la Grèce (XIII, p. 111). Il conteste, dans le prologue, le choix de ceux qui à la Grèce rattachent l’Italie, l’excluant quant à lui formellement. Il insiste au contraire sur le fait qu’en attaquant Troie, la Grèce était un pays plus restreint et seul – hormis la présence d’autres alliés :
ut appellatione Grecie non Magna Grecia, Ytalia uidelicet, ut uoluerunt nonnulli, debeat comprehendi, dicentes aduersus Troyanos et Magnam Greciam, id est Ytaliam, quam appellamus hodie Romaniam, confluxisse, cum parua scilicet sola, licet paucis aliis sibi adiunctis, uenerit expugnatura Troyanos (Prologue, pp. 4-5).
Prose 1 fait peut-être partie des cibles et Guido pourrait prendre ses distances avec un texte qui reflétait les ambitions croisées de la maison d’Anjou, en tout état de cause révolues – Guido écrivant après les Vêpres Siciliennes38. Il est certes difficile de démêler s’il s’agit uniquement d’érudites rectifications historiques ou d’un véritable démarquage politique par rapport à des choix tels que ceux de Prose 1. Si Guido ne soutient assurément pas le même dessein de croisade, son texte – par les métamorphoses qu’il opère sur les sources – s’inscrit cependant à l’horizon des débats qu’elle a pu susciter, y compris dans celui de la relation entre les Églises.
La « secunde Troye » (V, p. 46), en effet, ne représente pas seulement Constantinople, elle est, comme chez Gunther de Pairis, l’incarnation de la nouvelle Rome. Outre les liens noués entre Troie et l’Italie par le biais des exilés y ayant fondé des cités (II, pp. 11-12 et XII, pp. 109-110), Guido établit surtout un parallèle entre Troie et Rome. Celle-ci a été bâtie par Énée sur le modèle de Troie : il en donne pour preuve la topographie de la ville phrygienne, parcourue par le fleuve Xanthe qui la scinde en parts égales tout comme le Tibre divise Rome, et pourvue en systèmes de circulation d’eau qui – s’ils font songer en effet à Rome et ses cloaques – évoquent tout autant la Constantinople médiévale, riche en aqueducs et citernes (V, pp. 48-49)39. Le schéma avoué par Guido est susceptible de se renverser et, tout autant que Rome comme une copie de Troie, le lecteur voit se profiler Constantinople comme une copie de Rome. Cette présence sous-jacente de la « seconde Rome » de Constantin impose à la cité byzantine, dans un feuilletage amoncelant les ères du passé, l’empreinte du sceau romain.
Ce temps de l’union chrétienne et de la supposée soumission de Constantinople à Rome tendrait à dessiner l’image d’une Église romaine – mentionnée à plusieurs reprises (pp. 95-97) – à vocation universelle. À l’époque de l’écriture de l’Historia destructionis Troiae, les dissensions entre Rome et Constantinople, tangibles depuis le Grand Schisme, sont exacerbées : la perte de la ville au profit des Byzantins en 1261 et l’échec du second concile de Lyon en 1274 ont pu ranimer les tensions entre Latins et Grecs, dont on peut déceler des traces. La très longue diatribe contre l’idolâtrie vise le paganisme antique, mais s’achève sur la mention des « fanaticos » et « nescientes », par la bouche desquels parle encore (« cotidie adhuc », X, p. 97) le Diable. Et, si les ancêtres trompés par les idoles sont maintenus « in perpetuis errorum cecitatibus » (X, p. 93), il est possible que Guido vise aussi par là les erreurs des adversaires de l’Église catholique romaine que sont les schismatiques Byzantins. La métaphore de l’aveuglement, accompagnée de celle de la folie, ressurgit en effet pour condamner les Troyens qui pourraient en incarner l’image : Agamemnon fustige la « manifesta dementia » et le « spiritu cecitatis » d’un peuple troyen, également dit « ceco et stollido ducti consilio » (X, p. 91), qui ose se rebeller contre eux40. Cette opposition entre Latins et Grecs byzantins peut également se lire dans un prolongement que donne Guido à l’histoire de Diomède. S’appuyant sur Isidore de Séville, il rappelle que les compagnons de Diomède furent changés en oiseaux : alors que sa source affirmait que ces oiseaux, reconnaissant leurs compatriotes, s’approchaient des Grecs et attaquaient les étrangers41, Guido précise que les oiseaux distinguent les Latins des Grecs (« ut cognoscant hominem Latinum a Greco discernere »), aiment les Grecs de Calabre et fuient les Latins (« Quare Grecos Calabrie incolas colunt et Latinos fugiunt, si qui sunt » (II, p. 12). Cet ajout et sa mise en contexte soulignent un antagonisme entre les deux peuples opposés par leurs croyances et met en image cette lutte42. À la lumière de ces éléments peut-être comprendra-t-on mieux l’excipit de trois manuscrits au moins qui faisait de l’Historia une œuvre utile aux légats et aux prélats43. Non seulement le texte contient des discours directs qui pouvaient servir de modèles d’éloquence, mais la lecture de cette variation sur la légende ne manquait pas de faire écho aux complexes relations entre l’Occident et Byzance, sur le plan politique et religieux, tout en rappelant la suprématie de l’Église romaine.
2. Sur les chemins de la terre sainte
À l’image d’une Constantinople qui constituait, aux yeux des Occidentaux, une étape vers la Terre Sainte, la matière troyenne s’ouvre aussi à la figuration d’une croisade dirigée vers cette terre sacrée. Le Roman d’Hector et Hercule44 déplace le théâtre de l’action troyenne dans un territoire byzantin élargi et pourrait entretenir, en filigrane, un lien avec la croisade. L’histoire, un romancero des « enfances Hector », apparaît comme une greffe entée sur le Roman de Troie : après le premier sac de la ville, Hercule poursuit son ouvrage destructeur en s’attaquant à la Paphlagonie, contrée de Phileminis. Averti de telles exactions, Hector se porte au secours du roi et vainc en duel le géant avant de retourner triomphalement à Troie. Le duel entre Hector et Hercule oppose nettement les héros en une lointaine réécriture de l’épisode biblique de David et Goliath45. Figuré sous les traits d’un pros enfant à la manière des jeunes prodiges de l’épopée, Hector lutte contre un jeiant. Des vertus sont indéniablement concédées à Hercule46, mais c’est Hector qui l’emporte et, face au Grec à qui échoient les traits de l’infidèle, il endosse le vêtement du chrétien. Il s’agit du seul personnage pour lequel le Dieu unique soit significativement invoqué quand Phileminis et Hercule se voient attribuer la protection de plusieurs dieux47. Il bénéficie d’une image de pureté et d’intégrité, accompagnée des vertus chrétiennes de la charité et de l’humilité (vv. 25, 533-534) et il incarne un élu – « sor toz eslit » (v. 1258) – aux attributs et aspects christiques : qualifié d’« aute lumière » (v. 2007)48, apportant à tous la « joie »49 et la guérison par le toucher50, il est dépeint comme un être divin51. Ses alliés arborent des symboles qui les placent du côté chrétien, telle la reine des Amazones, dont la terre s’étend « jusq’au paradis terrens » (v. 822), qui porte une « antrasaigne » formée de « lune et soleil » (v. 817)52. Comme un nouveau Roland, brandissant une épée nommée « Duranda » (v. 207)53, Hector est guidé par la ferme conviction de combattre avec le droit (v. 1268) pour défendre une terre et en conquérir de nouvelles (v. 1437). Constamment associé à la figure du lion, symbole christique et meuble préférentiellement accordé aux Croisés dans les enluminures54, Hector s’apparente ainsi au Chrétien partant en lutte contre les Infidèles.
Hercule, à l’inverse, est placé du côté de l’altérité par son statut de « jeiant » et par ses armes faites de « dis jontures d’os d’olifant » (v. 867) ; il incarne le tort55 et réunit autant de symboles du paganisme : son écu dépeint un dieu « Q’estoit clamé en arabis / Alchimander, ce m’est avis, / En nostre langue, le diex d’anfer », des inscriptions « en ebrëus » (vv. 875-882) y figurent, et sur sa tête, un sceptre représente Jupiter (vv. 885-886). Un tel syncrétisme, évoquant tout à la fois des cultes païens, le judaïsme et la religion des Sarrasins de l’épopée, place nettement Hercule en opposition avec Hector, d’autant que l’auteur fustige la « fause creance » (v. 880) représentée par le dieu Alchimander lié à la langue « arabis » – qui ne saurait avoir rien de positif comme le montre par la suite l’expression « bien est plus fol q’Arabis – chien ! » (v. 1533). Le vainqueur mythique des hydres acquiert dans certains passages un caractère diabolique : il est « doutez come serpanz » (v. 1700) et possède des armes à l’effigie des monstres qu’il a conquis : « basiliques et dragons », « ydres et grant serpans », (vv. 870, 899). De telles enseignes, rappelant le diable, constituent traditionnellement les armes attribuées aux Musulmans dans les enluminures56, d’autant qu’elles sont accompagnées d’« estoilles » (v. 892) sur ses arçons57. La mention du diable (« maufier » (v. 676)), le statut d’« anemi » (v. 1840), son cheval comparé à une « furie enfernal » (v. 860), son âme sortant du corps à grand fracas (vv. 1407-1410) semblent vouer Hercule à une damnation confirmée par le fait que Phileminis « au diable le comanda » (v. 1644), l’assimilant à un ennemi de Dieu et faisant du duel une lutte de nature religieuse58.
Est-il possible ou même prudent d’aller plus loin dans l’élucidation de cet imaginaire propre à un esprit de croisades et d’y déceler l’écho de réalités historiques ? Le choix de la région de Panfagoine (v. 814) peut s’expliquer par l’hypotexte du Roman de Troie59 mais d’autres raisons ont pu le guider : la Paphlagonie et Termachi (vv. 51, 80, 127, 283)60, géographiquement liés à Héraclée du Pont et par là-même au personnage d’Hercule, sont le théâtre de conflits politiques au cours du XIIIe siècle. Reconfigurée en empire – Phileminis est « amperier » (vv. 713, 1505, 1580, 1769, 1857) d’un « empire » (v. 72) – la Paphlagonie du roman pourrait se référer au royaume – pareillement nommé – fondé à la suite de la quatrième croisade par David Comnène et placé sous la dépendance de l’empire de Trébizonde régi par son frère Alexis61. Il est attaqué en 1206 par Théodore Laskaris, empereur byzantin et maître de l’empire de Nicée. David survit au siège d’Héraclée mené par Théodore grâce à une alliance passée avec Henri de Flandres, empereur latin de Constantinople62. Hector, prince de Troie, avec sa christianisation marquée, avec les emblèmes du pouvoir comme la « flor de lis » (v. 1938) à laquelle il est comparé ou les « perles » de son écu (v. 201), pourrait être le reflet de l’empereur constantinopolitain. Le changement de métal et de meuble de ses armoiries – « d’or a dous lions » (Roman de Troie, v. 1509) elles deviennent de « chans d’azur a lïon d’or » (vv. 199, 251-252, 793) – laisse place au blason d’un des empereurs latins de Constantinople63. Face à lui, Hercule, figure hybride de Sarrasin et de païen, porte également des marques liées au pouvoir byzantin : une « palle d’or reonde »64 tenue par une image de Jupiter et un sceptre (vv. 885-887), sans compter sur ses armes les « griffons » (vv. 864, 1107) qui évoquent le nom couramment attribué aux Grecs-Byzantins et le fait que le héros lui-même a pu figurer le pouvoir impérial byzantin65. Le roman narrerait-il une lutte où un empereur latin représentant de la véritable foi chrétienne (Hector) l’emporterait sur un empereur byzantin dont la valeur est reconnue mais qui est dénigré dans son rapport à la foi (Hercule) ? Se profilerait alors une image des relations entre les Églises : Hector sort victorieux d’une lutte qui n’exclut pas une vision apaisée, Hercule reconnaissant à plusieurs reprises avant de mourir la supériorité de son vainqueur (vv. 1258-60, 1277-81, 1367ss.). Une telle représentation inclut une dimension territoriale avec la possession de domaines byzantins sur lesquels Hector acquiert un droit politique, devenant « segont roi » au côté de Philemenis (v. 1563)66. Mais le XIIIe siècle a encore connu d’autres conflits autour de la Paphlagonie, impliquant aussi les Turcs de l’empire Seldjoukide. Les intérêts chrétiens sont en effet préservés à plusieurs reprises par des jeux d’alliance entre les différentes instances du pouvoir byzantin avant que la Paphlagonie ne soit perdue67. Hercule incarnerait-il la menace turque contrée par une alliance chrétienne ? L’ambiguïté des figures défie la tentative d’identification historique et si l’œuvre se réfère à un événement particulier, c’est sur le mode d’une réminiscence très allusive. En tout état de cause, le choix de la Paphlagonie – qui joue un rôle narratif en fournissant une explication à l’aide apportée par Phileminis dans le Roman de Troie – affiche, semble-t-il, le reflet d’un intérêt pour la préservation d’une province mise en danger par des ennemis de l’intérieur, Byzantins rivaux, ou de l’extérieur, les Turcs. Le Roman d’Hector et Hercule, étendant la légende au-delà du territoire troyen, manifesterait un idéal de conquête plus vaste. Il se rapproche en cela d’un autre développement de la légende, le Landomata qui, achevant Prose 1, narre l’heureux sort des fils d’Hector et de Pyrrhus et expose leurs conquêtes depuis la Turquie (Ancoine) jusqu’aux territoires saints (Jorgie, Ermenie, Surie, Egypte). Ainsi la légende troyenne s’est-elle, dans le courant des XIIIe et XIVe siècles, augmentée de greffes qui ouvrent autant de liens avec l’espace des croisades, tendant au rapprochement avec les territoires saints.
C’est aussi la diffusion des manuscrits liés à la légende troyenne qui témoigne de ces liens. Les Francs qui ont séjourné dans les pays orientaux ont manifesté un engouement pour l’histoire de Troie comme les manuscrits de plusieurs versions en attestent, et la géographie codicologique de la légende mériterait à cet égard une mise à jour. Au cours des XIIIe et XIVe siècles, la France est loin de constituer l’unique foyer de diffusion de l’œuvre de Benoît, de ses mises en prose et des œuvres apparentées (la version de Darès, notamment). L’Italie et la Terre Sainte forment d’autres foyers : la forte densité de production et/ou de copie de la légende troyenne en Italie68 – entre autres Proses 2, 3 et 5 ainsi que Guido et Darès69 – peut être significative car nombre de villes italiennes ont été associées à des ambitions d’extension territoriale vers les territoires orientaux. Si on sait que Prose 1 a été écrite en Morée et qu’un ÔO Povlemo" th'" Trwavdo" fut la réponse moréote grecque, quelques décennies plus tard, au roman de Benoît70, on n’a que peu d’indices de la diffusion des textes dans ce territoire. Il en va de même pour Constantinople : on ne parle guère que d’un manuscrit du Roman de Troie, copié en Italie, qui aurait pu y séjourner puisqu’on y trouve la copie d’un acte se rapportant à la politique constantinopolitaine71. Plusieurs manuscrits de l’histoire troyenne sont rattachés en revanche à la Terre Sainte, telle la traduction de Darès dans la première version de l’Histoire ancienne jusqu’à César72 attestant que la légende était copiée et lue dans ces milieux croisés. Le programme iconographique d’un des manuscrits ayant circulé en Terre Sainte confirme l’existence de liens entre le mythe et l’esprit de croisade : les enluminures présentent une assimilation entre les images des Amazones et celles de Croisés73. À cette superposition iconographique viennent s’ajouter d’autres témoignages selon lesquels les Croisés s’identifiaient aux protagonistes de la légende troyenne74. Sans doute faudrait-il approfondir les analyses, à la fois de la provenance des manuscrits troyens, de leur programme textuel et de leurs enluminures, pour montrer comment l’histoire avait pu devenir emblématique de la prise de possession de territoires convoités, Constantinople, comme la Terre Sainte.
Les raisons pour lesquelles ces liens se sont tissés demeurent complexes : sans aucun doute l’ancestralité troyenne et l’identification géographique entre Constantinople et Troie en sont-elles des éléments-clés, de même que la circonstance analogue de siège militaire, qui pouvait conduire le récit à devenir – dans une exaltation de la bravoure – un véritable manuel des Croisés75. Mais les représentations historiographiques, en particulier la lecture providentialiste de l’Histoire, ont également pu renforcer les liens entre le monde païen et le monde chrétien. L’histoire troyenne s’est ainsi trouvée inscrite dans une histoire du Salut, comme le montre Anne Rochebouet à propos de l’insertion de Prose 5 dans la troisième rédaction de l’Histoire ancienne76. Le mythe a été utilisé non seulement pour représenter la croisade, mais aussi dans des circonstances de prédication de la croisade, s’intégrant ainsi à cette perspective du Salut. Le prologue de L’Iliade latine de Joseph d’Exeter, adressé à son oncle Baudoin, archevêque de Cantorbéry, prédicateur de la troisième croisade puis engagé dans l’armée de Richard Cœur de Lion, veut offrir au « grand homme », en guise d’accompagnement sur cette route promise à la gloire et en attendant un « chant aux accents plus sonores », le récit du « désastre de Troie »77. Si le véritable projet d’exaltation de la croisade résidait sans doute dans une Antiocheis78 annoncée mais qui ne nous est pas parvenue, le projet d’y adjoindre un récit de Troie indique qu’histoire ancienne et contemporaine entraient dans des jeux d’oppositions mais aussi d’échos. Jean-Yves Tilliette propose l’interprétation d’« une sorte de déterminisme transhistorique, la troisième croisade serait ainsi vouée à reprendre Jérusalem conquise lors de la première croisade, puis perdue – tout comme les Grecs l’avaient emporté à deux reprises sur Troie »79. Prédication de la croisade et recours au mythe troyen se rejoignent aussi dans la Parisiana Poetria de Jean de Garlande80 lorsqu’il propose un exemple de « persuasio ad Crucem accipiendam » en lien avec la cinquième croisade (1218-1221). À l’appel que la ville de Jérusalem fait aux Croisés succèdent une « confirmatio ampliandi causa », une « exposicio mistica » et une « confutatio » tissées d’emprunts au mythe troyen. Le rôle du Croisé délivrant la ville sainte se double de la mission allégorique du chrétien sauvant son âme : Troie représente et Jérusalem et l’âme et, pour leur salut, le chrétien Pâris doit choisir Minerve plutôt que Vénus, résister aux tentations et vices incarnés par les combattants : Achille emblématise la colère, Hécube et Hélène la luxure, Ulysse la tromperie. Plus qu’une simple mécanique rhétorique, les choix s’appuient sur une interprétation morale fortement christianisée de la légende et illustrent la nécessité du Salut, dont la croisade peut constituer le gage.
Le pèlerinage rejoue ce parcours du Salut, empruntant sur un mode pacifique et ascétique les chemins de la croisade. Troie trouve sa place dans cet itinéraire géographique aussi bien que métaphorique. Partis sur la trace des Croisés découvrir les lieux saints, nombre de pèlerins mentionnent en effet des épisodes de l’histoire troyenne. Cette rencontre avec les lieux de la légende relève d’une culture partagée, parfois répétée de texte en texte, qu’avivent le voyage et la découverte de visu. C’est parce qu’ils observent ces lieux que les pèlerins évoquent tantôt Cythère, tantôt Colchos, et les événements qui s’y rapportent81. Aussi brèves que soient les allusions, elles ne sont pas forcément dénuées d’intentions idéologiques. Le récit de Nicolas de Martoni est idéologiquement orienté lorsqu’il évoque à propos d’Athènes un sac de la ville grecque par les Troyens : est-ce là un écho de la menace byzantine qui pesait constamment sur la Morée franque depuis le siècle précédent82 ? Dans plusieurs relations, Constantinople est une étape du pèlerinage vers la Terre Sainte. Assimilée à Troie, elle fait du circuit à travers les (anciennes) possessions latines un parcours symbolique du paganisme à la Révélation83. Par nature, dans ces récits de pèlerinage, le mythe païen trouve sa place au cœur d’une entreprise liée à la foi : les épisodes mentionnés, comme l’enlèvement d’Hélène et la conquête de la Toison d’or, les deux déclencheurs de la guerre dans les récits médiévaux, se trouvent enserrés entre la mention des miracles d’un évêque, des commentaires sur l’état de la Terre Sainte et sur la diffusion de la parole apostolique84. Une telle disposition fait résonner l’histoire païenne en écho avec le parcours du Salut, comme un rappel des tentations ou des fautes auxquelles pourrait succomber l’âme humaine. Les rencontres de lieux païens servent ainsi de contrepoids aux lieux chrétiens, leurs histoires de repoussoir aux actions chrétiennes, en bornant la voie du Salut sur laquelle s’engage le pèlerin.
Tout comme la coïncidence des lieux, sur la route des pèlerinages, fait surgir dans le présent sacré le passé païen de la légende, chroniques de croisades et récits troyens deviennent des vases communicants où les temps antiques et contemporains se mêlent, entrelaçant les paradigmes de la perte et de la conquête, de l’exil et du retour, de la damnation et du Salut pour produire un discours sur le monde : aux relations ambiguës entretenues entre l’Occident et Byzance, entre l’Occident et les Territoires Saints, répondent dans les multiples variations des récits troyens autant d’interprétations idéologiques et politiques, toutes inséparables cependant de la question de la croisade. Connue en Terre Sainte, la légende troyenne a bel et bien été un « best-seller » de la croisade85 car si le mythe troyen, suivant la translatio d’Est en Ouest de la diaspora troyenne, avait servi dans les siècles antérieurs à asseoir le pouvoir des dynasties ou des cités européennes, il a ensuite, suivant une translatio inverse, soutenu et accompagné les ambitions des Occidentaux à (re)conquérir les territoires de l’Orient. Troie, remodélisée, devient un double de Constantinople comme Constantinople se fait reflet de Troie. Autour des dates charnières de la conquête de la ville byzantine en 1204 et de sa perte en 1261, chroniques contemporaines et récits troyens s’interprètent dans des systèmes d’échos pour témoigner de la complexité des relations entre deux mondes frères et pourtant ennemis dans la foi. Mais au-delà de Constantinople, Troie se fait aussi représentation de la conquête d’un Orient dont les contours se dessinent en particulier dans les marges de la légende, avec le Landomata ou le Roman d’Hector et Hercule, pour dire les espoirs d’une Terre Sainte conquise, conjurant peut-être une réalité opposée. Le déclin du mythe troyen, peu à peu désincarné86, est sans doute en partie lié aux échecs des croisades et à l’extinction de son idéologie. C’est à rebours la résurgence d’une ambition croisée qui réactive un foyer de production de l’histoire troyenne dans la Bourgogne du XVe siècle. La bibliothèque des ducs offre une place conjointe à l’historiographie des croisades et au mythe troyen87, et la création de l’ordre de la Toison d’Or suggère des attaches encore solides entre l’histoire antique et l’idéologie chrétienne. Par un renversement des identifications auquel Prose 1 avait ouvert la voie, les Bourguignons s’assimilent aux héros grecs et Philippe à Jason pour combattre les ennemis de la Chrétienté88 dans une entreprise qui restera purement littéraire. Ainsi, tout au long du Moyen Âge, les temps et les lieux du glorieux passé troyen se sont conjoints à ceux d’un présent en Orient toujours incertain ou d’un futur prometteur, pour représenter et peser cette entreprise de conquête, pour y suppléer aussi, configurant des formes littéraires mouvantes et hybrides, concrétions du temps et de l’espace, de l’Histoire et de la légende, de la réalité et du rêve.