L’humain inquiété : polyphonie épistémologique dans Chant de sirènes de Péter Nádas

DOI : 10.56078/atlantide.903

Resúmenes

Grâce à une approche esthétique et politique de l’œuvre de Péter Nádas, en particulier de sa pièce de théâtre Chant de Sirènes, l’article s’attache à la manière dont elle développe une anthropologie alternative, proprement artistique, en contexte postmoderne. Cette enquête fictionnelle sur le sens de l’humain inquiète en effet ses définitions philosophiques traditionnelles en Occident, les épistémologies mêmes qui les fondent, dans une perspective critique relationnelle, anti-essentialiste, qualifiable de queer. Grâce à la polyphonie formelle et philosophique d’une œuvre hybride qui aspire à la scène, une relation unique entre art, corps et politique nous est présentée, nous invitant à nous libérer des pensées traditionnelles de l’humain comme de toute idéologie de l’Identité.

The paper deals with the work by Péter Nádas — mainly Sirens’ Song — from an aesthetic and political point of view. It studies the way the play creates an alternative anthropology, that is specifically artistic, in a postmodern context. In fact, this fiction as an investigation upon the meaning of the human in a critical perspective we can define as relational, anti-essentialist and queer, succeeds in troubling its traditional philosophical definitions and the very epistemologies which institute them. Thanks to its formal and philosophical polyphony and its desire for theatre, this hybrid piece of work presents a unique relationship between art, body and politics and invites us to liberate from every traditional concept of the human as well as any ideology of Identity.

Plan

Texto completo

« Il semble que l’humain doive devenir étranger à lui-même, monstrueux même, pour réinstaurer l’humain sur un autre plan. » – Judith Butler, Défaire le genre

« Combatifs, ils luttent pour eux-mêmes en dépit d’eux-mêmes, mais en vain, mais pour rien, car un tel eux-mêmes n’existe pas. » – Péter Nádas, Chant de sirènes

Parue en 2010 en Hongrie et en 2015 en France, la pièce de Péter Nádas, Chant de Sirènes, répond à une commande du théâtre de la Ruhr sur le thème « Ulysse de retour à Ithaque ne reconnaît plus son île natale », mais il apparaît vite, à la lecture de l’œuvre, que le dramaturge romancier a détourné et largement débordé le cadre de cette commande institutionnelle pour faire de sa pièce, bien au-delà d’une réécriture contemporaine de mythe comme il s’en écrit beaucoup depuis une trentaine d’années, l’œuvre jumelle, tant par ses ambitions esthétiques que théoriques, de son chef-d’œuvre romanesque choral et polyphonique Histoires parallèles.

Chant de Sirènes incarne presque parfaitement un art dramatique politique contemporain, du moins au sens où je l’entends : c’est une œuvre à la fois critique, expérimentale, philosophique, utopico-fantasmatique et dialogique (voir Plana, 2014). Or, dans un entretien sur France Culture avec Laure Adler (2012), Péter Nádas précise que c’est l’anthropologie qui l’intéresse dans son travail artistique, suggérant par là qu’il cherche à appréhender l’humain, sinon objectivement, du moins avec une forme d’ambition scientifique ; autrement dit, s’il faut donner une définition schématique de la démarche anthropologique, en allant au-delà du sens commun, en demeurant en dehors de l’idéologie et en suspendant tout jugement moral.

Histoires parallèles et Chant de sirènes peuvent être en effet interprétés comme les étapes d’une vaste enquête ou expérimentation poétique et fictionnelle sur le sens de l’humain. Ces deux textes, dont l’un est un roman à forte théâtralité et l’autre une pièce de théâtre, se demandent bel et bien, et nous incitent à nous demander, ce qu’est l’être humain, s’il est quelque chose, ce qu’il peut devenir, si son identité collective (en tant qu’espèce) est historique, en quoi son existence procède de l’inné, de l’acquis, du psychologique, du social, du politique, en quoi, enfin, il s’inscrit dans des corps ou, pour mieux dire, en quoi il est corps.

« Qui suis-je ? » : c’est la question traditionnelle des grands romans d’éducation artistique et philosophique, de Marcel Proust à Thomas Mann en passant par Robert Musil. Qu’est-ce qui me définit et qu’est-ce qui fait que je suis moi et non un autre, qu’est-ce qui conditionne mon existence, et qui explique, en moi, que j’agis de telle manière et que j’éprouve ce que j’éprouve ? Dans ces œuvres, le Moi moderne est observé et interrogé, voire remis en question, à travers un personnage principal ou narrateur, d’un point de vue psychologique et social, parfois politique, comme objet et sujet du savoir et de l’action (artistique, érotique, politique…) L’auteur hongrois s’attache visiblement depuis longtemps à cette question du Moi en quête d’identité, comme en atteste son premier roman publié en 1997 en France, La Fin d’un roman de famille (Egy családregény vége, 1977). Mais, déjà dans ce roman qui raconte une histoire individuelle à hauteur d’enfant, qui pourrait confiner à la tranche de vie autofictionnelle, le Moi mis en scène s’inscrit dans un faisceau relationnel complexe. Il est saisi dans un monde, dans une histoire, dans des histoires familiales, dans ses relations de famille, dans ses communautés d’appartenance, dans son corps — ce corps qui est sujet du savoir autant qu’objet du savoir, ce corps vivant qui le rattache à une communauté la plus large : l’humanité. Cette appartenance du personnage central à l’humanité, au sens aussi bien éthique qu’ontologique, est postulée comme dans la plupart des fictions réalistes. Le dispositif romanesque illusionniste fonctionne à plein. Nous acceptons notre identification à ce personnage, à cet enfant qui se découvre en découvrant le monde, et nous l’accompagnons dans cette découverte. Sa subjectivité, son individualité nous sont données, même si elles sont en construction et non linéaires. Nous appréhendons son univers, son entourage, la parole de son grand-père, à partir de son point de vue privilégié.

Or, la hantise des totalitarismes au xxe siècle rend de plus en plus difficile le postulat humaniste des Lumières : l’idée d’un Moi à l’humanité constituée et constitutive, sujet de son action et objet évident de notre identification empathique, comme la croyance dans un progrès historique continu pour l’individu et pour l’espèce, sont mis en cause à l’âge postmoderne. La subjectivation et l’individuation, qui justifiaient le personnage moderne, n’ont plus rien d’acquis pour un écrivain qui a connu deux totalitarismes, directement ou indirectement, et que les questions du mal, et de la déshumanisation, et de l’inhumanité, obsède. Les œuvres plus récentes de Péter Nádas semblent donc progressivement s’ouvrir, au-delà du récit de soi et de la fiction du sujet individuel, du sujet supposé humain, voire typiquement humain, à une interrogation plus large, en même temps plus politique et plus philosophique, à la question même de l’anthropologie : « Qu’est-ce qu’un être humain ? » Alors, plutôt que de construire en toute bonne conscience des personnages fictifs à partir d’une supposée nature humaine, laquelle ne serait jamais interrogée, ne doit-on pas remettre en question, dans les œuvres, la définition (implicite) de l’humain, voire la simple possibilité de définir l’humain ? Judith Butler écrit ainsi dans Défaire le genre : « Si nous prenons le champ de l’humain pour acquis, nous échouons alors à penser de manière critique — et éthique — les conséquences de la production, reproduction et déproduction de l’humain. » (Butler, 2006, p. 51)

Poser de la sorte la question de l’humain, et non plus seulement du Moi, sur les plans individuel et collectif, c’est donc d’abord répondre à une nécessité politique et éthique, qui nous incite à chercher à saisir jusqu’où (vraiment) on peut (se) comprendre comme être humain lorsqu’on crée un personnage fictif, à travers un personnage fictif. Pour Péter Nádas, c’est également l’occasion de questionner l’identité en général, sa possibilité et ses conditions de possibilité en régime historique et en régime poétique et fictif. Or, poser la question de l’identité humaine, sur les plans psychologique, social, politique et métaphysique, sans exclure une de ses dimensions possibles, et en envisageant son devenir, cela revient à poser la question, épistémologique de la légitimité de toute définition d’un objet dans son identité d’individu ou d’ensemble. Qu’est-ce qui est spécifique à chaque être ? Qu’est-ce qui est commun à tous les êtres ? Peut-on présupposer, dans nos œuvres, l’humanité et l’individualité ? Ne faut-il pas, au contraire, y interroger leur définition et la possibilité même de leur définition comme de leur existence réelle ?

Péter Nádas s’interroge sur les relations entre l’individu-corps et toutes les communautés dont il est membre, qui le constituent et qui, justement, le définissent, l’assemblent à d’autres ou l’en séparent et distinguent, parce qu’il est un corps qui naît et meurt sur la terre : l’espèce, la langue, la culture, la nation, la société, la famille, le sexe/genre, la sexualité.

Qu’est-ce qui fait, en fin de compte — se demande Péter Nádas et nous incite-t-il à nous demander — qu’un individu, qui naît et meurt sur la terre, appartient au champ de l’humain, de quoi est fait ce champ de l’humain ? Que sont les hommes, qu’ils soient d’hier ou d’aujourd’hui, d’ici ou d’ailleurs, voire (et là est un des apports fondamentaux du « drame satyrique » Chant de sirènes en termes de dénaturalisation et dés-essentialisation de l’humain) quotidien ou mythologique, réel ou fictif — puisque « la fiction est aussi une réalité », précise l’auteur dans le même entretien avec Laure Adler ?

C’est dans ce cadre général de réflexion que je me suis demandé en quoi le théâtre, ou plus exactement la théâtralité, d’Histoires parallèles et, surtout, de Chant des sirènes, deux opus parvenus jusqu’à nous depuis les années 2000, permettait de queeriser l’humain, autrement dit, selon Judith Butler, de ne pas tenir l’humain pour acquis, de l’interroger réellement comme concept et comme postulat, d’un point de vue à la fois philosophique et artistique.

1.  Anthropologie fictionnelle et théâtralité queer

Le Livre des mémoires, paru en 1986 en Hongrie, est une œuvre certes déjà thématiquement queer, car ne présupposant ni l’identité ni la sexualité de ses personnages et procédant à une enquête sur l’humain mais à l’échelle, comme il est de tradition dans le roman moderne, d’un individu. Pourtant, sa forme, quoique complexe, n’est pas encore queer comme le seront celles d’Histoires Parallèles et a fortiori de Chant de sirènes, puisqu’elle reste attachée au présupposé sinon de l’identité, déjà troublée et mobile, du Moi-Sujet, du moins de son existence (réalité vraisemblable mimée par la fiction), de son individualité (postulat psychanalytique d’une unité différenciée dans le temps et dans l’espace, d’une continuité de l’être psychique) et de son inscription dans le champ (présupposé) de l’humain.

En effet, Le Livre des mémoires est encore le roman à la première personne d’un point de vue privilégié, d’un « je » narrateur en mouvement, « je » fragilisé, tué même et relayé avant la fin de l’histoire par un second point de vue, ce qui permet un décentrement brechtien passionnant, mais « je » central, unifié et unificateur, sujet puis objet de la fiction romanesque. Bref, il y a encore un sujet dominant dans l’œuvre, à travers lequel on enquête comme un psychanalyste, comme un sociologue et comme un historien, un sujet posé comme typiquement et exemplairement humain, d’une humanité moderne et complexe, certes, réaliste, proche de l’auteur et proche, pourquoi pas, du lecteur, troublant déjà parce que l’inconscient et le corps perturbent son identité et qu’on ne parvient à l’approcher qu’à travers une combinatoire de méthodes scientifiques ou intuitives complémentaires et quelquefois contradictoires. Mais on est encore face à un roman d’éducation (sexuelle, politique et artistique) expérimental et critique, à l’ambition philosophique certaine, où l’individu est saisi et dessaisi par l’histoire collective européenne, mais qui reste inscrit dans le xxe siècle et dans son héritage moderniste. Quant aux trois pièces précédant Chant de sirènes, quoique romanisées et musicalisées, déjà hybrides donc, et profondément liées thématiquement et formellement au Livre des Mémoires, il apparaît qu’elles sont encore, dans leur traitement du Sujet-Moi, dominées par la psychanalyse pour ce qui est de l’individu, et par l’Histoire en ce qui concerne le collectif, c’est-à-dire incluses dans une enquête sur l’identité qui s’origine dans des sciences combinées du passé1.

Ainsi, c’est bien dans les œuvres parues après les années 2000, Histoires parallèles et Chant de sirènes, que la théâtralité queer s’impose comme principe structurant de la démarche artistique : on rompt avec une démarche encore dictée par la pensée des origines pour ouvrir la question de l’identité au présent et à l’avenir, postulant qu’on est sans doute autant ce qu’on sera, ou ce qu’on peut être, ou ce qu’on aurait pu être que ce qu’on a été. Cela suppose que cette même théâtralité queer constitue le principe formel de l’écriture, et non plus seulement une thématique de l’œuvre ou l’objet de l’enquête.

C’est pourquoi, du reste, le théâtre comme thème, alors qu’il est présent dans Le Livre des Mémoires (le narrateur fait des études théâtrales, assiste à des scènes de répétition, côtoie une actrice…) s’absente d’Histoires parallèles et même de son pendant théâtral Chant de sirènes, où il n’apparaît plus qu’à travers la dimension ironiquement métathéâtrale du poème dramatique, sans doute pour mieux déterminer formellement  comme objet de désir ou même de manque — les deux œuvres et achever la queerisation progressive de l’art de Péter Nádas, et donc d’une pensée de l’humain qui lui est propre et qui s’invente, bien plus qu’elle ne s’exprime, dans son écriture même.

2.  La queerisation comme principe esthético-philosophique

L’humain en effet n’est plus postulé dans ces deux œuvres, comme l’atteste la théâtralité queer de leur écriture et de leur composition, mais interrogé : le décentrement, encore marginal dans Le Livre des mémoires, est, dans Histoires Parallèles et dans Chant de sirènes, un principe esthétique et politique dominant : à travers la multiplication des personnages et des points de vue, la choralité et la polyphonie s’imposent, comme le trouble entre plan imaginaire et plan réel, entre subjectivité et objectivité. Alors que le roman creuse sur un fond réaliste non logico-linéaire des points de fuite fantasmatiques, si multiples et contradictoires qu’il est impossible d’en faire la synthèse, la pièce fait quant à elle dialoguer sans les hiérarchiser différents plans de réalité mythologique, historique, contemporaine, métathéâtrale — et interprétations de l’humain. Les principes d’identité et de causalité sont remis en question dans ces deux œuvres, moins parce que l’on s’y délivre de la forme romanesque ou de la forme dramatique traditionnelles que parce que les formes de ces deux œuvres spécifiques accueillent toute forme et toute théorie — y compris des formes et des théories susceptibles de les relativiser ou de les contredire.

Dans le roman et dans la pièce, l’auteur se désindividualise à travers de multiples corps, voix, discours contradictoires expérimentaux, mais il le fait néanmoins différemment dans chaque dispositif, dans la mesure où son texte s’adresse dans le premier cas à un individu et, dans le second, à une collectivité constituée des joueurs du théâtre, metteur en scène, dramaturge au sens allemand du terme, acteurs, techniciens, ouvreuse, spectateurs. Le roman s’inscrit sur une scène a priori mentale, celle du lecteur ; la pièce, en revanche, sera interprétée sur une scène éventuellement réelle, quoique défiée, celle du théâtre, pour ne s’inscrire que dans un second temps, après interprétation plurielle, sur la scène mentale du spectateur singulier, pris dans l’ensemble indéterminé qu’est le public du spectacle.

Avec le roman, dont le format immense suppose des dizaines d’heures de lecture, qui use de la troisième personne et du discours indirect libre, on accède à une centaine de subjectivités enchevêtrées, présentées parallèlement, abandonnées puis reprises, et qui s’affrontent la plupart du temps non pas directement, mais sur la seule scène intérieure du lecteur, scène psychique mais aussi physique, puisque le corps imprègne également l’écriture romanesque, la détermine et en détermine la réception, grâce à l’aptitude de ce lecteur, postulée par l’auteur, à passer en permanence d’une identification à une autre ou bien à échouer sans se décourager, en continuant à lire, dans beaucoup des identifications qui lui sont proposées. À l’évidence, Péter Nádas croit dans un lecteur ou une lectrice de son œuvre capable d’accepter de se perdre et parfois de se trouver, comme lui et avec lui, dans un monde humain incroyablement foisonnant, divers, complexe — où les lignes de vie ou de sens peuvent, d’ailleurs, ne jamais se rejoindre.

Dans la pièce romanisée, longue pour une pièce mais dont la mise en scène est possible en quelques heures, au prix de quelques coupes sans doute, que l’auteur envisage du reste sans sourciller au cœur même de son poème destiné à la représentation en direct, grâce à la stylisation encouragée par le dispositif théâtral, on queerise dramatiquement et scéniquement les identités habituelles du théâtre en brouillant dès le texte non seulement les distinctions entre Histoire et mythologie, récit, drame et poésie, discours du personnage et discours didascalique, mais aussi la séparation entre scène et salle, entre page et scène, entre livre et plateau ; on y remet surtout en question l’idée même d’une individualité originelle, en représentant les sujets personnages comme déjà collectifs, et tentant sans cesse, souvent en vain, de s’individualiser comme de se subjectiver, à travers des créatures-masques-trios grotesques, les « âmes errantes ». Les joueurs du théâtre à venir (acteurs, metteurs en scène, éclairagistes et spectateurs, et jusqu’à l’ouvreuse…) sont eux aussi des personnages, des fictions, des types ; collectivement, ils sont eux aussi saisis dans le texte qui joue avec eux, corps et esprits.

Sans doute plus visiblement et explicitement dans la pièce que dans le roman, le corps humain se pluralise et s’opacifie ; à la fois réel et fictif, historique et mythologique, sujet et objet du discours, ce corps-langage devient vecteur de la critique de lui-même, de sa fabrique, ainsi que du déterminisme « communautaire » de l’humain. L’hyperfictionnalisation par le théâtre de la réflexion philosophico-anthropologique menée par l’auteur permet la confrontation dramatisée, avec suspension du jugement, de différentes définitions de l’humain tirées du sens commun ou des sciences humaines dont nous sommes alors en mesure de percevoir les limites et les contradictions : psychanalytique, sociologique, historique, philosophique, religieuse…

Nous sommes, avec le théâtre et son dispositif de corps vivants, d’images, de sons, dans un royaume de masques et de figures où, comme chez Sarah Kane, l’impossible est possible, où les métaphores se réalisent dans la chair et dans la matière, et où les symboles pèsent de tout leur poids sensible2 : ainsi la métaphore psychanalytique qui suppose que nous sommes trois psychiquement, le Père, la Mère et l’Enfant, s’incarne-t-elle ironiquement dans le premier mouvement de la pièce (comme possiblement d’autres figurations interprétatives trinitaires telles que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ou le Moi, le Ça, le Surmoi) dans les « âmes errantes », ces personnages-trios à la fois réels et fantomatiques, vivants et morts, concrets et abstraits, de sexe et d’âge indéterminés, et pourtant couverts de salive et de sperme, qui représentent facticement moins la nature humaine que la condition humaine.

Cette sortie radicale du réalisme psycho-socio-historique par le fantasme et la mythologie, ainsi que par l’artifice théâtral, l’impossibilité qui en découle de s’identifier à des personnages sinon de se reconnaître, de loin en loin, dans des paroles prononcées sur scène, permet paradoxalement à mon sens un réalisme critique et philosophique plus grand. Chant de sirènes pose avec plus de clarté encore qu’Histoires parallèles que le non-advenu (ce qui n’est pas arrivé, dont les sciences humaines ne s’occupent pas a priori) est peut-être plus important, dans la vie humaine, que l’advenu (ce qui est arrivé). Dans un texte hybride entre autobiographie et chantier d’écriture, Almanach Mille neuf cent quatre-vingt-sept, mille neuf cent quatre-vingt-huit, Péter Nádas explique ainsi que « la littérature est une esclave des relations causales, alors que le non-advenu est plus courant que l’advenu. Comment expliquer que la fiction se focalise tant sur ce qui arrive alors que, dans la vie de tous les jours, ce qui n’arrive pas revêt tellement plus d’importance ? » (Nádas, 2019, p. 14.)

La pièce utilise non pas de manière ponctuelle mais sur un mode structurel le fantasme dans une perspective queer, ce qui la rend, du point de vue des sciences humaines, fondamentalement interdisciplinaire, voire transdisciplinaire.

Toujours dans Défaire le genre, Judith Butler réhabilite le fantasme comme un incomparable « royaume de possibles » (Butler, 2006, p. 43), soit un espace utopique susceptible d’inspirer de nouvelles réalités, des réalités alternatives. On pense alors à ce qu’un tel art peut apporter aux sciences humaines et à son effet politique, tant dans la représentation critique qu’il offre de la réalité, dont il explore de surcroît le « non-advenu », que dans sa transformation éventuelle — que ce « non-advenu » peut provoquer. C’est ainsi que ce genre d’œuvre peut constituer pour l’auteur et pour le spectateur/lecteur, outre une enquête philosophico-anthropologique, une quête de liberté et une expérience de désaliénation, ce que j’appelle une « queerisation » de la relation artistique. Cela ne passe ni par la sexualité comme pratique ou culture, qui est omniprésente mais en rien idéalisée chez Péter Nádas comme elle peut l’être en revanche dans une certaine pensée soixante-huitarde ou gay, ni par une dépense énergétique brutale et accusatoire, façon « performances postdramatiques » ancrées dans un irrationalisme postmoderne ; cela passe par la mise en parole pluraliste et la représentation fantasmatique de l’humain, moyens privilégiés, dans le champ de l’art, de se créer autre en se pensant autre, d’échapper au commun humain présupposé et qui nous conditionne dans la vie quotidienne.

Se représenter polyphoniquement et dialogiquement sur une scène à la fois imaginaire et réelle, sans négliger le non-advenu par rapport à l’advenu, permet à l’auteur et au spectateur de penser et de vivre l’humain dans une perspective ouverte, mobile, plurielle, qui relativise et repense les dualités ou « binarismes » hérités (corps/esprit, masculin/féminin, privé/public, pensée/émotion, vivant/mort…), lesquels se trouvent, de la sorte, historicisés et désessentialisées, sans que leur puissance tragique soit pour autant niée.

3.  Dialogisme et polyphonie épistémologique

Examinons une des constructions possibles, explicites, de la pièce, qui montre comment l’humain est saisi à travers toutes les problématiques, angles et articulations possibles des sciences humaines sans exclusion de l’une par l’autre ou fermeture dialectique téléologique, ce qui est la limite de beaucoup d’œuvres, notamment contemporaines ; bien souvent, en effet, ces dernières font allégeance à une science humaine donnée, en adoptant son seul point de vue ou en mettant en scène le triomphe de ce point de vue sur les autres, et deviennent thétiques dans leur approche de l’humain.

Pour éviter cette fermeture, Péter Nádas met en place un système dialogique (autonomie, égalité des éléments, ici des interprétations de l’humain, et effectivité de la relation entre eux) avec démultiplication polyphonique, puisque, chez lui, cette relation entre deux éléments s’élargit à une pluralité d’éléments. Une des constructions possibles, la plus explicite en tout cas, de Chant de sirènes propose sept parties3. Ces mouvements ont des dominantes thématiques mais les thèmes-motifs traversent et retraversent tous les mouvements, car l’auteur tente, après les avoir isolés et répartis chronologiquement dans des titres ou dans des répliques-tirades pour les rendre apparents, de les lier, de montrer leur articulation, leur relation, leur intrication ou leur superposition au-delà des séparations spatiales et temporelles de l’écriture… De là, à travers la linéarité de l’écriture se déploie un système absolument non linéaire, plastique et musical, qui repose sur des images, arrêts sur images, tableaux, mais aussi des reprises, des variations, des échos, des leitmotivs… Cette pulsion plastique et musicale s’exprime visuellement pour le lecteur, grâce aux possibilités offertes par le traitement de texte, peut-être inspirée par cette technique, dans la présentation typographique elle-même de la pièce publiée, où tous les vers sont centrés sur la page, comme autant de titres qui s’enchaîneraient. Le premier mouvement, qui introduit les Néréides et les âmes errantes, semble plus particulièrement interroger la condition humaine et les relations entre l’individu et ses communautés d’appartenance, le deuxième, constitué de fragments et de formules, paraît poser la question de Dieu et de la morale ; le troisième, s’attacher davantage à la famille en offrant un long dialogue entre les Mères et les Fils ; le quatrième, qui raconte une bataille et met en scène Soldats et Généralissime, se concentrer sur la guerre ; le cinquième, où s’ébattent les Fils et les Filles comme autant de figures mythologiques, aborder la sexualité et l’amour ; le sixième, croisant les discours grotesques de figures révolutionnaires historiques, traiter de la politique ; et le dernier enfin, dont l’héroïne est la déesse Nikê, s’attacher à la mort. Aucun, pourtant, ne s’arrête à une thématique monolithique ou exclusive ; chacun s’invente dans une tonalité et un rythme distincts, une forme qui lui est spécifique, plus narrative pour l’un, plus dramatique pour l’autre, lyrique, voire pastorale pour le troisième, ou encore chorale, dialogique, fragmentaire, satirique, etc., comme si de nombreux genres traditionnels du théâtre ou de la littérature étaient appelés à se rencontrer dans le même chant (de sirènes), à travers leur imitation tantôt sérieuse, tantôt ironique, parodique ou caricaturale, leur réinvestissement et leur détournement conjugués.

Péter Nádas, parce qu’il inscrit son enquête dans l’art, et non seulement dans la philosophie, l’anthropologie, la sociologie ou la psychanalyse, et dans une pratique expérimentale et dialogique de l’art, propose un processus esthético-politique de queerisation théâtrale du concept d’humain.

Ce n’est donc pas le modèle des sciences humaines (dont il retient l’objectif et l’ambition, les discours et les thèses à reprendre, à parodier et à confronter sur sa scène intérieure extériorisée en théâtre) mais la forme vaste, hybride et instable de Chant de Sirènes qui lui permet d’interroger l’humain sur un mode queer : l’œuvre est en effet saisissable, et donc insaisissable, à la fois comme poème, comme récit et comme théâtre, comme musique, comme image et comme corps, comme tragédie et comme comédie humaine. Le dialogisme, au sens bakhtinien, est distillé à tous ses niveaux au point qu’au lieu de définir l’humain le poème dramatique finit par l’« indéfinir », ce qui est une autre façon, politique et queer, d’en dire la vérité.

La perspective épistémologique (ou le point de vue) queer, telle que je l’ai comprise en tout cas, chez Judith Butler ou chez d’autres théoriciens comme Lee Edelman ou Eve Kossowski-Sedgwick, ne permet pas au concept d’humain comme aux concepts qui lui sont afférents de masculin, de féminin, de vivant, de mort, de corps, d’esprit, etc., d’être présupposés, de se schématiser dans une définition préalable, de se figer dans une essence qui n’aurait aucune plasticité ; il en est de même dans Chant de Sirènes, où Péter Nádas, tout en les explorant grâce à ses emprunts aux théories des sciences humaines, inquiète toutes les définitions figées, dualistes ou monistes, de l’humain, les plus anciennes comme les plus à la mode (l’homme comme animal politique ou comme animal rationnel, comme acteur d’une existence, comme être libidinal, comme être-en-commun, comme sujet de la liberté ou du désir, comme objet du destin ou des déterminismes sociaux, comme être biologique, etc.) ou encore celles qui constituent les axiomes (et ne sont pas interrogées sous peine d’autodestruction) par chaque science humaine : par exemple, pour la psychanalyse, qu’un Moi existe et qu’il est suffisamment stable quoique historique pour pouvoir être étudié rationnellement…

én, én, szegény elveszettek,
az énem eszméjének helyén
még mindig nem találjuk az énemet — (SS, p. 16)

moi, moi, pauvres égarés,
en lieu et place de l’idée du moi
nous ne trouvons toujours aucun moi — (ChS, p. 17)

L’humain tel que la pièce le représente — sans le définir, donc —, l’interroge et l’expérimente, charnellement et visuellement, sur le plateau de théâtre n’est pas un axiome mais une simple hypothèse fictive en permanence interrogée. Ainsi, dans le premier mouvement de la pièce — mais c’est différent dans chaque mouvement —, je le reçois pour ma part, à travers des personnages qui s’autodéfinissent et se théorisent eux-mêmes, comme une tension irrésolue, instable, entre une soif d’individuation, concept de Gilbert Simondon repris plus récemment par Bernard Stiegler ou Cynthia Fleury — l’individualité n’étant pas présentée comme une donnée de nature mais comme une création historique désirable mais fragile, difficile, voire peut-être illusoire — et une grégarité imposée, une sorte de fatalité totalitaire héritée où chaque homme, dans la mesure où son corps naît et meurt dans le monde et dans la société, subit et porte, selon le mot d’Edward Bond, qui pense alors surtout aux pauvres, « ses morts sur son dos ». Cela m’a fait même me demander (mais c’est un autre sujet) si Péter Nádas n’envisage pas en ce moment le totalitarisme comme un donné anthropologique, contre lequel l’Histoire lutte, parfois perd, parfois gagne, plutôt que comme un événement historique, pensable historiquement ; ce qui ferait de son œuvre — loin du postulat brechtien — une œuvre profondément tragique quoique politique.

Péter Nádas, dès sa première pièce publiée, Rencontre, fait dire à l’un de ses personnages une réplique aux accents freudiens, même si le corps est ici substitué à la psyché : « On ne porte en soi que le corps de ses propres parents. On n’a rien d’autre. » (Nádas, 1990, p. 55) L’être humain, s’il ne l’est pas en soi, se sent tout de même d’emblée « défini » par ses appartenances « corporelles » communautaires (famille, langue, sexe, classe, nation), voire par une tentation totalitaire, qui — que ce soit d’un point de vue ontogénétique ou d’un point de vue phylogénétique — l’aliènent et l’engluent, contre lesquelles il se bat ou qu’il cherche perpétuellement à fuir ou à détruire.

4.  Tragique et liberté : pluralité conflictuelle des représentations de l’humain

Ce qui est un trait anthropologique, c’est la variabilité historique des critères présumés invariables, par exemple le fait d’être enchaîné à un genre masculin ou féminin par la langue, qui est une condition d’existence, non une essence, sachant qu’il y a des langues où le neutre est possible et d’autres non, définissant l’humain/le corps comme communauté de ressemblance et d’interdépendance relationnelle et l’obligation (à la fois historique, non innée, et tragique comme déterminisme) faite à l’individu de plier son corps quel qu’il soit à ces critères afin de supporter sa condition naturelle et sociale.

Mais cette « obligation » crée un conflit, un mouvement, un désir que le théâtre peut sans doute représenter plus aisément que la théorie scientifique parce qu’il ne craint pas la contradiction interne et ne met pas seulement en scène un état donné de l’humain, mais une tension de l’humain face à cet état, c’est-à-dire en même temps un état (l’advenu) et l’autre de cet état (le non-advenu) : on perçoit les personnages-figures comme hésitant entre rester dans le lien et sortir du lien ; comme hésitant entre Éros et Thanatos ou les confondant ; il y a, en effet, réversibilité des principes, selon les moments de l’histoire de l’individu ou de l’espèce, Éros pouvant séparer (créer de la différence et de la solitude) et Thanatos pouvant lier (créer de la communauté).

Cependant, que ce soit à travers Éros ou Thanatos, les « âmes errantes » échouent à se délier, à se distinguer, à se séparer : la sexualité et la guerre sont présentées dans le premier mouvement comme des tentatives piteuses, « furtives » de désaliénation et d’individuation :

Persephoné
Egyedül Nem lehetnek és soha párosan.
Ha csak mások háta mögött, sötében, egy dűne alján,
egy rövidebbnél rövidebben felvillámló pillanatra nem.
Alig van idejük elrejteni a nemi szervüket vagy letörölni
a szájukról a másik nyálát, spermáját, vaginaváladékát.
Kínjukban, hogy ezek a mások azért ne lássák,
saját arcuk heroikusan derűs maszkját hordják az arcukon. (SS, p. 12)

Perséphone
Ils ne peuvent être seuls, ni jamais en couple.
Pas même l’espace d’une plus furtive que furtive fraction de seconde,
à moins qu’ils n’agissent dans le dos des autres, la nuit, à l’abri des dunes.
Où même alors ils ont à peine le temps de cacher leurs organes génitaux ou d’essuyer
sur leur bouche, la salive, le sperme, les sucs vaginaux de l’autre.
Tout à la torture de ne rien laisser transparaître,
ils portent, sur le visage, le masque héroïquement serein de leur propre visage. (ChS, p. 12)

Persephoné
[…] mindenkor és
Mindenütt kettőre lelnek, undoríto vetélytársakra
az egyetlen egynek
ígérkező oldalán, irigyekre, újabb ellenfelekre,
a versengés szellemének kénköves bűzét kell belélegezniük — (SS, p. 11)

Perséphone
[…]
ils tombent toujours et partout sur deux à la fois, sur d’infâmes rivaux
aux côtés de l’élu, sur des jalousies, de nouveaux adversaires,
et doivent à plein nez inspirer la puanteur de soufre de l’esprit de combat —[…] (ChS, p. 11)

Ainsi les « âmes errantes » vont-elles obligatoirement par trois et forment-elles un chœur physique, moral et mental (le chœur commence à trois personnages).

Persephoné
Elátkozott lelkek, éberen mindent együtt gondolnak és
mondanak, külön világokba csak álmaikban lépnek át,
kicsit azért erősködnek, igyekeznek, vergődnek, álom és
ébrenlét között csaponganak,
lefoszlott róluk egyéniségük minden trükkös látszata, kis
egyéni nyereségük reményében önként és dalolva levetkezték az
utolsó isteni tulajdonságokat,
hármas kórusban éreznek, hármas kórusban gondolkodnak,
hármas kórusban sírnak, hármas kórusban üzletelnek,
hármas kórusukban szedik a levegőjüket,
amikor beszélnek, akkor is
cask egyszerre hárman beszélnek ugyanegyet,
mindig kórusban,
kórusban epekednek és szomjúhoznak, így élnek, botor
vélekedésektől terhes közös logosukban így szaporodnak. (SS, p. 9)

Perséphone
À l’état de veille, ces âmes maudites disent et pensent toujours tout
en commun, unanimes, et ne pénètrent qu’en rêve dans des mondes distincts,
certes, elles s’accrochent un peu, s’opiniâtrent, se débattent,
divaguent entre le rêve et l’éveil,
dépossédées de tous les faux-semblants de leurs caractères, voilà même
que dans l’espoir d’en retirer l’once d’un avantage personnel,
elles se sont sciemment dépouillées
de leurs derniers attributs divins,
trois par trois elles s’éprouvent en chœur, pensent en chœur,
et trois par trois pleurent en chœur, commercent en chœur,
prennent en chœur leur respiration,
chacun a beau dire,
les deux autres disent de même en simultané,
toujours en chœur,
comme elles se languissent et convoitent en chœur, car c’est ainsi qu’elles vivent,
et c’est ainsi que dans leur logos collectif empêtré de sottes croyances,
elles croissent et prolifèrent. (ChS, p. 9-10)

Le tragique anthropologique de l’engluement sociocommunautaire traverse toutes les formes d’humanité par-delà les distinctions historiques, culturelles, sexuelles, voire par-delà la distinction entre humanité réelle et humanité fictive, puisque Perséphone, personnage narrateur, individualisé a priori, et mythologique, reconnaît qu’elle est aussi une « âme errante » (« tébolygó lélek ») : « […] Je les comprends. Ce que je sais, moi aussi je l’élude les yeux fermés, / comme eux j’étais, et suis encore une âme errante. »4 (ChS, p. 11)

On retrouve par conséquent chez l’être humain (ou du moins son idée) ces traits communs, l’engluement, l’errance, la division intérieure entre le Sujet et le Moi et l’illusion collective (« dans leur logos collectif empêtré de sottes croyances »), ainsi que le suggère Chant des sirènes, dans la mythologie comme dans la réalité contemporaine, dans la vie la plus quotidienne comme sur les champs de bataille de la dernière Guerre mondiale5.

La condition humaine est figurée ici comme une répétition tragique (ChS, p. 12) ; là, elle est lue à travers le prisme économique (ChS, p. 13-14) ; tantôt, c’est une approche linguistique sensible au genre qui s’exprime — « Enchaînées à des pronoms masculins ou féminins, ces âmes nocturnes / se vexent sans relâche pour cause de différends et de différences […] »6 (ChS, p. 15) — ; tantôt, un point de vue éthique posé sur soi —  « On passe notre temps à commettre des choses inadmissibles à nos propres yeux »7 (ChS, p. 16) — ; mais on croise aussi dans le premier mouvement de la pièce des hypothèses fantasmatiques, voire farfelues, empruntant autant à la mystique qu’à la science-fiction —  « Peut-être ne sont-ils pas de ce monde / Peut-être sont-ils les émissaires, les ombres vives / d’habitants d’une planète lointaine »8 (ChS, p. 15).

Le dramaturge désigne les « âmes errantes », à mon sens pour éviter toute essentialisation réductrice, à travers de multiples nominations et expressions disséminées dans le texte, mais qui sont toutes stylisées : « figures déguisées et masquées », « âmes en fuite », « spectres bipèdes de la nuit », « âmes humaines en détresse », « figures humaines réunies par trois », « personnages parlant » ; « malheureux êtres brisés, à la dérive », « figures solitaires », « âmes maudites », « fantômes étrangers à leurs propres rêves », « âmes nocturnes » (ChS, p. 7-16). Ces désignations poétiques, souvent périphrastiques, parodiquement symbolistes, n’ont en commun que d’être stylisées, abstraites, de tonalité tragique, non naturalisées, non psychologiques, non sociologiques.

On en déduit que c’est une idée de l’humain qui serait représentée théâtralement ici, non l’humain lui-même. S’il n’y a pas d’illusion réaliste objectiviste possible, pas de vraisemblance sociale ni psychologique qui permette cette illusion comme dans les romans, on ne peut pas pour autant, à cause de moments de distanciation distillés dans les tirades9, où il est régulièrement rappelé au spectateur que nous sommes au théâtre, croire dans une réalité subjective et nous fondre dans un point de vue unique, par exemple celui de Perséphone ou celui de l’auteur — à la manière symboliste ou expressionniste traditionnelle.

Péter Nádas propose une dramaturgie qui résiste au réalisme objectif traditionnel comme au réalisme subjectif parce que, dans les deux cas, le Moi et l’idée du Moi seraient unifiés. Cette dramaturgie ne peut dès lors être qualifiée ni de naturaliste ni de symboliste ni même de brechtienne, puisque l’être n’est pas saisi plus socialement que psychologiquement ni plus politiquement que métaphysiquement ; aucune fiction ni interprétation, même matérialiste, n’est privilégiée.

Comme la pièce met en scène des trios confus et anonymes, des figures mythologiques, des figures historiques, des entités chorales, et va et vient entre différentes interprétations de l’humain, soit en actes, soit en discours, la distinction même entre réalité et fiction se trouve, entre autres distinctions, inquiétée à tous les niveaux.

L’œuvre se présente davantage comme une enquête philosophique théâtralisée (un jeu de mise en scène de représentations plurielles, mises en dialogue et en frottement, de l’homme et de sa réalité) que comme une représentation cohérente illusionniste et univoque de l’homme, de son Moi ou de son Monde : ainsi, pas plus que le « moi », le « monde » comme totalité signifiante et cohérente n’est-il présupposé (voir Markus, 2014).

Il n’y a pas renoncement au questionnement et au savoir anthropologique, ce qui relèverait d’une relativisation postmoderne nihiliste, mais mise en scène d’une autre manière d’enquêter par le détour expérimental de la fiction et de la poésie et de s’expliquer à soi-même10 la condition humaine, la pulsion sexuelle et la pulsion guerrière, Éros et Thanatos, ainsi que leurs liens étroits.

Il s’agit donc d’une tentative de définition, grâce à l’art théâtral, non de l’humain comme essence, à quoi s’engageraient des esthétiques réalistes ou symbolistes, mais des conditions de possibilité de l’humain dans un contexte déterminé à chaque fois, par analogie, sans essentialisme : on ne se demande finalement pas ce qu’est l’humain mais à partir de quand il y a de l’humain (Goodman, 1992, p. 99-100) et dans quel contexte ; dès lors, aucune « nature humaine », puisqu’elle demeure ici l’objet d’une quête-recherche, n’est présupposée à l’écriture de l’œuvre.

Le corps de l’individu — dans ses dimensions sexuée, sexuelle, sociale et historique — peut alors être repensé sur les plans tant politique que métaphysique.

5.  Art, corps et politique

L’œuvre de Péter Nádas a le même objet, la même finalité, la même prétention sans doute que l’anthropologie (comprendre l’humain et le « sens de l’humain ») mais sans s’y réduire. Cette science humaine, la science de l’homme par excellence, est par conséquent une approche intellectuelle inspirante pour l’auteur et une source fondamentale de savoirs dans laquelle il puise. Pour autant, il semble qu’elle ne constitue pas – pas plus, du reste, que la psychanalyse, la sociologie, l’Histoire ou la philosophie qui, selon moi, sont tout aussi présentes dans son art — un modèle méthodologico-formel, comme peuvent l’être en revanche les autres arts comme la musique, les arts plastiques, la photographie ou le cinéma, de son art poétique.

Son œuvre, résolument épique et fictive, que ce soient ses pièces ou ses romans, n’est pas une œuvre documentaire, ce n’est pas même une œuvre appartenant au genre du roman historique, malgré la place qu’y occupe l’histoire du xxe siècle.

C’est pourquoi, elle ne cherche pas les constantes qui feraient l’humain en les distinguant et en les isolant des variables à travers l’observation et la comparaison de communautés réelles, sociétés, ethnies ou autres groupes humains, démarche qui peut être celle d’une littérature ou d’un théâtre documentaire, comme il s’en (re)fait de plus en plus aujourd’hui à la faveur de sa re-politisation militante et de son retour au réalisme social.

En écrivant, Péter Nádas ne fait, en fin de compte, ni de l’anthropologie ni de la philosophie, même si toutes sortes de « théories » anthropologiques, philosophiques, psychologiques ou sociologiques, pullulent dans ses textes. Il s’inspire plutôt de l’idée que, comme les sciences de l’homme, notamment inductives, l’art est une recherche de la vérité qui nécessite un terrain (seulement, mais c’est essentiel, ce sera un terrain fictif) où mener des enquêtes et des expérimentations (seulement, mais c’est essentiel, elles seront poétiques). Enfin, il ne présuppose pas l’humain à découvrir comme nature ou essence ; il suppose cependant qu’il y a quelque chose à apprendre par l’art comme par la science, qui peut d’ailleurs l’y aider, sur l’homme (sinon, il n’écrirait sans doute pas), mais quelque chose dont il ne sait rien à l’avance et qui n’est pas fixé d’avance.

Si l’art est bien une quête de « vérité » à l’égal d’une science, et d’une vérité ici humaine, comme dans les sciences humaines, c’est une quête spécifique : esthétique (Péter Nádas assume ce terme dans son entretien avec Laure Adler). Cela signifie de laisser l’écriture, et la fiction qu’elle produit, travailler non à partir d’une définition préalable de l’homme, d’un « homme présupposé », qu’il faudrait alors vérifier en la confrontant à une « réalité » qui n’existerait que de n’être pas « fiction », comme dans la littérature scientifique, mais dans l’articulation de constantes et de variables imaginaires, expérimentales et paradoxalement légitimes, dans le cadre de l’art, parce que fictives.

En adoptant ainsi une démarche inductive dans l’ordre réaffirmé de l’imaginaire, du récit, romanesque ou dramatique, et de la fiction, Péter Nádas ne témoigne pas d’une réalité humaine, ne la saisit pas comme un objet extérieur et indifférent au regard du chercheur artiste, étranger à l’action de l’étudier, mais met en scène des représentations ou des fantasmes de la réalité humaine, des interprétations, y compris scientifiques, « encorporées » (Haraway, 2007, p. 120) de cette réalité qui sont multiples et contradictoires, qui conditionnent son regard et qui sont conditionnées par son regard, conscience qui est au fondement de l’épistémologie queer de Donna Haraway, et qui forment une « réalité » plus vraie que la fausse réalité d’un monde unifié de l’advenu, puisque faisant place au non-advenu11.

Dans la pièce Chant de sirènes, ce sont donc des corps fictifs pluriels, hybrides, instables qui représentent l’humain, l’humain tel qu’il se joue, polyphoniquement, sur la scène mentale de l’auteur, tel qu’il peut être conçu — dans le sens de « compris » comme de « créé »  par lui, autrement dit des personnages qui peuvent être « trois en un » comme « Circé avec les autres et avec les autres, Télégonos » (« Kirké a többiekkel és Télegonos a többiekkel »), titre du troisième mouvement qui met en scène les Mères et les Fils, des êtres de papier et de scène, dont les visages sont des masques : « […] ils portent, sur le visage, le masque héroïquement serein de leur propre visage »12 (ChS, p. 12). La didascalie initiale mentionne « Personnages par ordre d’apparition »13 (ChS, p. 5).

Ces personnages sont nombreux, polymorphes, hétérogènes, stylisés, parfois singuliers mais le plus souvent pluriels, clichés de fictions ou personnages historiques — « soldats » (« hadfiak »), « conjurés » (« összeesküvők »), « blessés à l’agonie » (« agonizáló sebesültek ») —, héros ou ensembles mythiques — « Perséphone », « Hadès », « trio d’âmes errantes » (« tébolygó lelkek hármas csoportban »), « Néréides » — ou grotesques — « Généralissime » (« Hadurak »), « Petits vieux révolutionnaires » (« forradalmi bácsikák »)14 —, hybrides de réalité et de fiction — « spectateur condamné à mort » (« kivégzésre ítelt néző ») —, voire possiblement impossibles — « mouches à viande grosses comme des chihuahuas » (« ölebnyi döglegyek ») (ChS, p. 5 / SS, p. 5).

Ils tiennent néanmoins pour la plupart des discours, racontent des histoires ou apparaissent dans le texte-scène et y accomplissent des actions.

C’est ainsi que la pièce de théâtre peut se transformer en laboratoire encorporé de la pensée et de l’émotion, les deux n’étant pas séparées chez l’auteur, alors que la science tend à postuler, afin de revendiquer son statut de science, que la pensée doit être pure pour être légitime et refoule l’émotion subjective, sans l’anéantir pour autant puisqu’elle continue à conditionner en secret les savoirs prétendument les plus objectifs et rationnels, comme le montre également Donna Haraway :

És látni, mondom a rendezőnek, amint a hármasokba
összeforrott, az éjszaka hűvösétől még dermedt emberi alakok
egyike vagy másika csoportjárol olykor kínosan oldalazva
leválik, ők valósággal menekülnek, habár a másik kettő
hisztérikusan visszafogná őket,
ne menj —
sikoltják,
minden egyes szónak többször kell elhangoznia,
megháromszorozva, minden kis cselekménynek többször meg kell
történnie, egyszer, kétszer, ötször, a végítélet nem képletes,
hanem tényleges,
megakadt a lemezen a tű, magyarázom,
holott a beszélő személyek mindegyike azon van, hogy valami
mást, újat, különbözőt mondjon, legalább túlordítsa a többit,
de mindhárman mégis azon, hogy fogva tartsák a másik kettőt,
ki ne váljon.
Ne menj —
a kurzívval megjelölt szövegrészek kórusként többször
elhangzanak, magyarázom tovább a sötétben
a színházi dramaturgnak, […] (SS, p. 8-9)

Quant aux figures humaines réunies par trois, confondues,
car encore engourdies par le froid de la nuit,
on peut voir, dis-je au metteur en scène, comment l’une ou l’autre, parfois,
se dérobe tant bien que mal pour prendre la fuite, tandis que les deux autres
tentent, éperdues, de retenir leurs tiers auprès d’eux,
ne pars pas —
s’écrient-elles,
chaque mot doit se faire écho à lui-même,
trois fois de suite, la moindre action doit se répéter à plusieurs reprises,
une fois, deux fois, cinq fois, le jugement dernier n’est pas symbolique
mais effectif,
un saphir sur un disque rayé, précisé-je,
alors que parmi les personnages parlants, chacun des membres de chaque trio s’efforce
de dire quelque chose d’autre, de nouveau, d’inouï, ou du moins de hurler le plus fort,
tout en empêchant les deux autres de fuir
de se séparer.
Ne pars pas,
Les fragments de texte en italiques sont repris en chœur
plusieurs fois coup sur coup, dis-je encore dans le noir,
au dramaturge du théâtre […] (ChS, p. 8-9)

Le romancier et dramaturge peut ensuite examiner, à l’image du lecteur et du spectateur, entités difficilement séparables dans la mesure où le texte, par sa typographie et ses didascalies, est déjà scène et la scène encore texte, ce que ces expériences fictives produisent dans une œuvre qui s’est autonomisée du projet de l’auteur, qui avait peut-être une idée de l’humain avant de commencer à écrire, comme nous en avons tous et toutes, mais que l’œuvre ne présuppose pas et ne porte pas univoquement — une idée qu’au contraire, et ce dès le départ avec ses personnages-trios, sa forme dissout, trouble et inquiète.

Ainsi, l’expérience épico-poético-théâtrale qu’est Chant de sirènes aboutit non à une définition simple, figée et valant pour tous, de l’humain — soit à une réduction tranquillisante du multiple dans l’Un — mais à une complexification inquiétante et à un élargissement vertigineux, autrement dit à une queerisation, du concept d’humain15 comme de l’activité du spectateur16.

L’art de Péter Nádas, loin de renoncer à sa quête anthropologique d’une vérité sinon de l’humain, du moins sur l’humain, pousse cette quête le plus loin possible, sans limitations logiques, sans exclusion d’hypothèses, grâce à l’injection dans le corps de l’œuvre d’une polyphonie épistémologique qui n’exclut pas les approches scientifiques complémentaires, concurrentes, voire contradictoires, puisque l’art se moque de la contradiction interne, mais qui ne les prend pas pour modèles ou préalables.

Les modèles de l’écriture, qui permettent son hybridation et sa queerisation, sont artistiques (musique, peinture, poésie…) et c’est donc le travail esthétique qui permet l’autonomisation idéologique de l’œuvre par rapport à tout présupposé issu des sciences humaines, alors même que l’artiste rivalise avec elles en termes d’ambition.

Sachant qu’une définition se fabrique par exclusion ou distinction logique ou par constitution d’une communauté de traits valables pour la réalité que désigne le concept en question, l’œuvre (si tel était bien son dessein) échoue par conséquent, mais assez gaiement, à définir l’humain. L’humain n’est pas défini par opposition, comme souvent dans la philosophie occidentale, contrairement à la pensée amérindienne par exemple, avec le non-humain, ni même avec l’inhumain, et ne se résout pas davantage dans une communauté de traits stables et englobants (par exemple « animal rationnel »). En revanche, l’œuvre mobilise et fait vivre le concept d’humain en le creusant, en le gonflant, en le retournant, en le troublant, en l’inquiétant, en le poussant dans ses retranchements à travers toutes les définitions, toujours historiques, toujours situées, toujours interprétables politiquement et, c’est l’avantage du théâtre, toujours visiblement encorporées, qu’il a inspirées.

Il n’y a pas, dans Chant de sirènes, de renoncement nihiliste ou irrationaliste au savoir dans un art postmoderne réduit à l’affect et qui décréterait qu’il y a de l’impensable, comme souvent durant ces trente dernières années, mais ouverture du savoir et expérience accrue de la pensée, à travers le dialogue offert sur la scène à la fois mentale et matérielle du théâtre, de tous les savoirs et de toutes les pensées possibles de notre époque, et donc de l’univers, que le philosophe contemporain Gabriel Markus distingue avec pertinence du « monde », jusqu’au vertige :

[…] az égész univerzum nyitva áll,
Nyitott könyv, nyitott seb, nyitott kút (SS, p. 7-8)

[…] tout l’univers bée, grand ouvert,
livre ouvert, plaie ouverte, puits ouvert (ChS, p. 7-8)

Bibliografía

ADLER Laure (19 juin 2012), Entretien avec Péter Nádas diffusé sur France Culture dans l’émission Hors-champs.

BEAUFILS Éliane et MORANT Alix (de) (2018) (dir.), Scènes en partage. L'être ensemble dans les arts performatifs, Montpellier, Deuxième époque, Actes du colloque Développements de l’être-ensemble dans les arts performatifs aujourd’hui, Paris 8, coll. « Essais ».

BROUÉ Caroline (8 mars 2012), Entretien avec Péter Nádas diffusé sur France Culture dans l’émission La Grande Table, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-2eme-partie/ecrire-apres-fukushima-grand-entretien-avec-peter-nadas-3198034

GOODMAN Nelson (1992), « Quand y a-t-il art ? », Manière de faire des mondes (Ways of Worldmaking, 1978), traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Dominique Popelard, Paris, Gallimard/Jacqueline Chambon.

HARAWAY Donna (2007), Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences, Fictions, Féminismes, anthologie traduite de l’anglais (États-Unis) et établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, coll. « Essais ».

KANE Sarah (2001), 4.48 Psychose (4.48 Psychosis, 2000), traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Évelyne Pieiller, Paris, L’Arche, coll. « Scène ouverte ».

MARKUS Gabriel (2014), Pourquoi le monde n’existe pas (Warum es die Welt nicht gibt, 2013), traduit de l’allemand par Georges Sturm avec la collaboration de Sibylle Sturm, Paris, J.-C. Lattès, coll. « Essais et documents ».

PLANA Muriel (2014), Théâtre et politique II. Pour un théâtre politique contemporain, Paris, Orizons, coll. « Comparaisons ».

UTLER Judith (2006), Défaire le genre (Undoing gender, 2004), traduit de l’anglais (États-Unis) par Maxime Cervulle, Paris, Amsterdam.

Notas

1 Voir les pièces Ménage, Rencontre et Enterrement.

2 « Tout acte est un symbole / dont le poids m’écrase » (Kane, 2001, p. 34).

3 « Néréides » ; « Phrases types dédiées aux murmures amoureux, dont on n’entendra que des bribes au fil du récitatif des Néréides » ; « Circé avec les autres et avec les autres, Télégonos » ; « La vie : un rêve assurément » ; « Petit déjeuner en plein air » ; « Et pour finir, fête de joie » ; « En haute mer ». / Szirénének : « Néreisek » ; « Szerelmetes sugdosódásra ajánlott obligát mondatok, amelyek csak töredékesen, a Néreisek előadásában lesznek hangosak » ; « Kirké a többiekkel és Télegonos a többiekkel » ; « Az élet bizony álom » ; « Reggeli a szabadban » ; « Végezetül örömünnep » ; « Nyílt tengeren ».

4 « Jól értem őket. Amit tudok, én sem veszem tudomásul, / maga mis tébolygó lélek voltam és vagyok » (SS, p. 11).

5 Voir Ch, p. 7-19. L’œuvre multiplie les champs de référence et les hypothèses d’interprétation de la condition humaine sans choisir entre elles. La lecture historique inspire des expressions comme « ce crépuscule de guerre », « église gothique incendiée » et le lexique de l’histoire des guerres du xxe siècle troue le texte : « charnier », « déporter », « guerre planétaire », « tranchée » ; une bataille précise de la Seconde Guerre mondiale est évoquée, reprenant un épisode d’Histoires parallèles (dont un personnage réapparaîtra aussi dans la pièce), mais cette bataille précise semble être une pure invention romanesque importée dans la pièce comme une référence réelle : « le seul auteur de mes jours, que ses frères d’armes ont vu / pour la dernière fois à la base avancée d’Uriv-sur-le-Don ». Réel, fiction et mythologie se frottent et se contaminent, créant un effet d’hybridation et d’hétérogénéité des plans d’interprétation, plus que d’indétermination ou de confusion, car chaque référence est en elle-même claire et distincte : « plus aucun abri humain n’échappe / à l’empire d’Hadès ».

6 « Hímnemű és nőnemű névelőkhöz kötözött éji lelket ők, / akik a különbözőségükkel álló nap ingerlik egymást, […] » (SS, p. 14).

7 « Álló nap olyasmit csinálunk, amit nem helyeselhetünk » (SS, p. 15).

8 « Talán nem e világból. / Talán távolabbi bolygón élők küldöttei, színes árnyképei » (SS, p. 15).

9 Voir ChS, p. 15. Les spectateurs réels sont évoqués avec humour : « l’honorable / foule d’ici-bas / s’est massée dans l’arène de la salle de spectacle à l’annonce de leur venue » (« a nézőtéri arénában a hírükre összesereglett tesztes evilági / sokaságot, […] », SS, p. 15). Les âmes nocturnes « effarouchent leurs propres doubles diurnes dont l’honorable foule… ». Ils sont représentés comme les doubles d’êtres de fiction qui sont « visiblement amusés du trouble d’autrui ». Les spectateurs sont des « âmes prisonnières de leurs places assises » (ChS, p. 16). Les acteurs sont conviés à choisir un élu, une élue dans la masse des spectateurs (ChS, p. 22-23). Il est aussi question, plus loin, de « cette fastueuse assemblée » (ChS, p. 24) qui peut être l’ensemble des acteurs ou l’ensemble des spectateurs.

10 Son œuvre est expérimentale dans ce sens-là : « […] je me suis enfermé dans un petit village […] comme un savant qui ferait des expériences sur lui-même pour vérifier si ses hypothèses s’avéraient » (Péter Nádas dans Broué, 2012).

11 « L’alternative au relativisme, ce sont des savoirs partiels, localisables, critiques, qui maintiennent la possibilité de réseaux de connexion appelés “solidarité” en politique et “conversations partagées” en épistémologie. Le relativisme est une façon d’être nulle part tout en prétendant être partout de la même manière. L’“égalité” de positionnement est un déni de responsabilité et de questionnement critique. Le relativisme est le double parfait de la totalisation dans les idéologies de l’objectivité ; ils dénient tous les deux les enjeux de localisation, d’encorporation, et la perspective partielle ; ils rendent tous les deux la clairvoyance impossible. » (Haraway, 2007, p. 120).

12 « saját arcuk heroikusan derűs maszkját hordják az arcukon » (SS, p. 12).

13 « Szereplők a fellépés sorrendjében » (SS, p. 5).

14 Figurations grotesques de Robespierre, de Bakounine et de Martinovics, révolutionnaire hongrois de la fin du xviiie siècle.

15 « La tâche des politiques gays et lesbiennes n’est en fait rien de moins que la reconstruction de la réalité, la reconstitution de l’humain et la renégociation de la question de ce qui est et n’est pas viable. » (Butler, 2006, p. 44).

16 La queerisation du spectateur est l’objet d’une autre étude intitulée « Critique des communautés, communautés critiques et queerisation des spectateurs dans Chant des sirènes, drame satyrique de Péter Nádas » (Beaufils et de Morant, 2018).

Para citar este artículo

Referencia electrónica

Muriel Plana, « L’humain inquiété : polyphonie épistémologique dans Chant de sirènes de Péter Nádas », Atlantide [En línea], 15 | 2024, en línea desde el 01 juillet 2024, consultado el 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=903

Autor

Muriel Plana

Professeure en études théâtrales à l’université de Toulouse - Jean Jaurès, membre d’LLA-CREATIS, Muriel Plana travaille entre autres sur les relations entre théâtre et autres arts, théâtre et politique, théâtre et genre… Parmi ses publications : Théâtre et féminin. Identité, sexualité, politique (EUD, 2012), Théâtre et politique I et II (Orizons, 2014), Fictions queer. Esthétique et politique de l’imagination (EUD, 2018), Identités de l’artiste. Pratiques, représentations, valeurs (dir. avec Frédéric Sounac) (EUD, 2021).

Derechos de autor

Licence Creative Commons – Attribution 4.0 International – CC BY 4.0