Votre lettre m’embarrasse un peu. Je suis toute disposée à écrire un article sur Rilke traducteur, à condition que vous m’indiquiez à quelle date vous voulez avoir le manuscrit. Je suis et j’ai toujours été d’avis que Rilke est un “pont” entre la France et l’Allemagne − mais pas cette Allemagne qui pèse actuellement sur nous. En un mot, je ne suis pas de ceux qui “collaborent”, je ne veux rien faire qui puisse donner lieu à une équivoque sur ce point. Je sais bien que le sujet que vous m’indiquez ne prête pas aux développements politiques, mais j’aimerais savoir quelle est l’orientation de votre publication, et quels en sont les autres collaborateurs.
Lettre de Geneviève Bianquis à Maurice Betz, 21 février 19411
Alors que nous avons fini de manger, voici que survient, avec une allure plus rapace, plus grotesque que d’ordinaire, Madame Albert-Lazard. […] Elle raconte. Elle est restée trois jours en détention : un soir, nous dit-elle, c’était il y a près d’un mois, la police française et la Gestapo ont fait irruption dans son logement. […] L’histoire de sa libération ne me semble pas bien claire, j’ignore si ce sont les Allemands ou bien les Français qui l’ont aidée. Elle prétend s’être innocentée en invoquant Rilke et… Gandhi.
Thea Sternheim, Tagebücher, 6 décembre 19422
Comme je traversais ce matin le Pont-Neuf, en revenant de la Bibliothèque Nationale, je vis Maurice Boucher qui venait à ma rencontre.
Comment allez-vous ? Rilke ne vous a pas mené en prison ?, me demanda-t-il. Comme je souriais : Vous savez que je suis suspendu !
Et de me raconter sa mésaventure.
J’avais eu Epting, Bremer pour élèves. Je ne pouvais éviter de les voir. On ne peut tout de même pas m’accuser d’intelligence avec l’ennemi. J’étais Directeur de l’Institut germanique ! Il fallait bien que je les remplisse, ces fonctions qui n’avaient rien de politique.
Maurice Betz, Journal intime, 14 décembre 19443
Les réticences de la germaniste dijonnaise Geneviève Bianquis à livrer un article sur Rilke4 et voir ainsi son nom ouvertement associé à celui d’un auteur allemand sur fond d’Occupation ; l’artiste Lou Albert-Lasard s’extirpant, à l’en croire, des griffes de la Gestapo grâce à l’invocation de son ancien amant Rilke ; le germaniste Maurice Boucher, enfin, croisant à la Libération Maurice Betz et redoutant que le statut de ce dernier, traducteur historique de Rilke, ne lui vaille quelque condamnation de la part des commissions d’épuration — à parcourir ces différents témoignages des années 1940, il n’apparaît que trop tentant d’accréditer l’équation formulée par Geneviève Bianquis selon laquelle écrire sur Rilke, traduire Rilke, se réclamer de Rilke revenait, dans le contexte des années noires, à un acte de compromission avec le nazisme. Cette équation avait pour corolaire (ou postulat, selon l’angle de vue) que Rilke était un auteur apprécié par un régime national-socialiste soucieux de séparer le bon grain de l’ivraie à grand renfort de listes promotionnelles (liste Mathias) et discriminatoires (la liste Bernhard, suivie des deux listes Otto). La logique semble encore plus désarmante dès lors qu’on constate la présence de Rilke dans des périodiques compromis (La Gerbe ou Révolution Nationale, Les Cahiers franco-allemands, Deutschland-Frankreich, Le Goéland, La Revue française, Comoedia ou Panorama européen), au sein desquels Rilke coexiste avec les figures encensées par le nazisme, grands noms de la littérature germanique aussi bien que seconds couteaux propulsés sur le devant de la scène par leur affinité avec les nouveaux critères esthétiques (la littérature du sang et du sol, la littérature de guerre, etc.) — voire parfois avec d’odieuses publicités vichyssoises5. Nombreux furent, dans ces années noires, les livres de souvenirs sur Rilke, les hommages6 ; et ce que Blaise Wilfert regroupe sous la notion de « voies de la parole »7 ne le cédait en rien à la promotion par l’écrit : Rilke fit en effet l’objet de lectures publiques8, de diffusions radiophoniques9, de conférences10, de concerts11, d’expositions12 et d’inaugurations (la plaque de l’hôtel Biron), vraisembla-blement aussi de cours dont les archives universitaires gardent peut-être la trace.
La présence du nom d’un auteur dans un champ éditorial en voie d’épuration permet-elle cependant de conclure à la compromission de cet auteur ou au caractère prophétique de son œuvre, annonciateur du Troisième Reich ? Et plus généralement, travailler sur un auteur germanique sous l’Occupation — le traduire, le diffuser, le commenter — revient-il à un acte d’intelligence avec l’ennemi, comme le laisseraient présupposer la réaction de Bianquis ou celle de Boucher ? Nous nous proposons dans les pages suivantes de revenir sur un certain nombre d’évidences qui, pour la plupart d’entre elles, s’avèrent ne pas en être et attestent à la fois le risque de surinterprétation, la nécessité de démêler le vrai du faux, en une période de brouillages et d’amalgames, de secrets et de manipulations, et celle, enfin, de remettre les faits en perspective au moyen de témoignages génétiques de première main.
1. État des lieux éditorial
Un premier état de fait souvent posé comme évident et indiscutable est, dans le champ éditorial, la corrélation entre la mainmise allemande à partir de 1940 et le volume d’œuvres germaniques traduites et publiées sur le marché français. Suite à l’éviction d’un certain nombre d’auteurs étrangers indésirables, germaniques et anglo-saxons, et à la mise en place de différents dispositifs (les listes précitées, mais également les rencontres d’écrivains à Weimar, le Comité de traduction franco-allemand13 et les différentes succursales de l’Institut allemand), la littérature germanique se serait vu accorder une place de choix sur le marché français et le volume des traductions littéraires de l’allemand aurait bondi. La sociologue Isabelle Kalinowski revient toutefois sur ce constat si séduisant et le nuance, dans le domaine de la littérature toutefois :
Si cette politique [de l’occupant] fut peut-être à l'origine d'un projet de traduction des œuvres complètes de Goethe chez Gallimard (auquel s'associèrent Jean Tardieu et Bernard Groethuysen) et explique le grand nombre de traduction de classiques allemands publiés par les éditions Aubier à partir de 1942, si elle incita également d'autres éditeurs à traduire des ouvrages de propagande allemands, des auteurs contemporains comme Ernst Jünger (Gallimard) ou Friedrich Sieburg (Grasset), ou encore des romans de gare et des livres pour la jeunesse, on a déjà noté qu'en moyenne elle n'entraîna pas une augmentation significative du nombre de traductions par rapport à l'avant-guerre.14
La promotion de nouveaux auteurs en phase avec la nouvelle idéologie ou bien d’auteurs déjà sporadiquement traduits dans l’entre-deux-guerres et désormais lancés sur le devant de la scène (Jünger, Sieburg, Carossa, Seidel, Binding, Stehr, Grimm, etc.) compensèrent la disparition des titres de Zweig, des frères Mann, de Remarque, Döblin, Roth ou Feuchtwanger, sans pour autant surclasser de façon frappante les chiffres de l’entre-deux-guerres. Les raisons en furent sans doute la brièveté de l’Occupation (traduction et édition sont des processus de longue haleine), les conditions matérielles peu favorables (la pénurie et le contingentement du papier, peut-être aussi la défection de certains traducteurs de l’allemand qui redoutaient la compromission) et l’absence de politique coercitive systématique (l’occupant resta tributaire de la bonne volonté des éditeurs). La traduction et l’édition d’œuvres de Rilke dans une France sous tutelle corroborent largement la conclusion d’Isabelle Kalinowski, si l’on se base par exemple sur le présent recensement :
Année |
Titres |
1940 |
Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke (Émile-Paul) |
1941 |
Le Poète (Émile-Paul) Livre de la pauvreté et de la mort (Bonnard, Lausanne ; Charlot, Alger) Retirage de Vergers (NRF) et des Cahiers de Malte Laurids Brigge (Émile-Paul) |
1942 |
Le Paysage (Émile-Paul) Retirage du Cornette (Émile-Paul), de Vergers (NRF) et de Malte (Émile-Paul) |
1943 |
Élégies de Duino et Sonnets à Orphée (Aubier-Montaigne) Sonnets à Orphée (Yggdrasill) Retirage de Malte (Émile-Paul) |
1944 |
Les Amantes (Émile-Paul) Les Roses, poèmes français (Émile-Paul) Lettres sur Cézanne (Corrêa) Retirage de Malte (Les Écrits, Bruxelles) Fragments sur la guerre (Émile-Paul) |
Si l’on compare ce recensement à celui effectué pour la période de l’entre-deux-guerres15, il appert que la traduction et l’édition d’œuvres de Rilke, à raison de trois volumes par an, se maintiennent depuis le milieu des années 1920. Un recensement du nombre d’articles de périodiques consacrés à Rilke dans la période 1940-1944 abonderait dans ce sens : ce que l’on observe n’est ni une brusque recrudescence ni un soudain décrochement depuis le printemps 1940, mais une continuité. Cette absence de variation peut toutefois ne pas être innocente sur fond d’épuration littéraire, et l’on est en droit de se demander si cette continuité résulterait d’une inertie imputable à la popularité française de Rilke depuis 1925 ou si elle n’est pas au contraire la manifestation, sinon d’une stratégie de promotion, du moins d’une tolérance tactique de l’occupant à l’endroit de Rilke. Si les témoignages de l’autorité de censure ou d’éditeurs de l’époque attestant une volonté stratégique de maintenir Rilke sur les étals font défaut, il n’en demeure pas moins que les frères Emile-Paul, éditeurs de Rilke en France depuis 1925, signèrent le 1er février 1943 avec le nationaliste et antisémite Anton Kippenberg de l’Insel-Verlag un contrat16 pour l’achat et la traduction des treize volumes des Gesammelte Werke du poète. Malgré des difficultés de trésorerie chroniques, les deux frères éditeurs caressaient depuis plusieurs années le rêve de publier les œuvres complètes de leur fleuron germanique et profitèrent sans doute de la faveur dont semblait jouir Rilke auprès de l’occupant pour lancer ce projet d’envergure : les termes du contrat prévoyaient en effet la traduction et la publication des treize volumes sous douze ans, le 31 décembre 1955 au plus tard. Or cette faveur, précisément, ne recèle-t-elle pas une part de mirage ?
2. Ambiguïtés d’une réception
Rilke était une valeur à la fois aisée et malaisée à exploiter pour le national-socialisme : cette ambivalence se manifeste par la récurrence des publications en français sur le poète, mais aussi, réciproquement, par la rareté, voire la quasi-inexistence des écrits de falsification contre Rilke17, y compris dans les périodiques de sinistre réputation (La Gerbe ou Révolution nationale, par exemple). Pour tenter d’expliquer ce constat, il faut prendre en compte la réception de Rilke, aspect indispensable dès lors que le processus de traduction et d’édition de la littérature germanique sous l’Occupation se trouva désormais inféodé non plus à la politique ou à l’arbitre individuels des éditeurs, mais à un système de directives idéologiques destiné à gouverner et orienter la circulation et la promotion des œuvres. Et c’est en saisissant la façon dont les autorités allemandes de censure percevaient Rilke que l’on comprend mieux l’entreprise d’idéologisation, d’instrumentalisation dont avait pu être victime, quinze ans après sa mort, le poète. Au milieu des années 1970, l’universitaire Egon Schwarz, qui consacre un article de référence18 à la perception de Rilke sous le Troisième Reich, affirme que « l’Allemagne, même sous les nazis, ne constituait pas une unité monolithique »19, mais un État fondé sur une série d’intérêts particuliers souvent antagonistes selon les individualités. Cela vaut, poursuit-il, notamment pour la réception de Rilke, qui n’est pas une figure fédératrice chez les sympathisants des doctrines nazies : à un bout du spectre, les écrivaillons SA n’ont de cesse de vilipender Rilke20, tandis qu’à l’autre bout, des intellectuels convaincus de la valeur de Rilke et conscients de leur situation en porte-à-faux, tentent, par des démonstrations acrobatiques, de préserver la réputation du poète21 ; entre ces deux pôles se situe une zone grise, une masse difficile à quantifier de lecteurs trouvant dans la poésie de Rilke un lieu de consolation, d’exil intérieur, un ilot d’humanisme au sein de l’Allemagne barbare.
Rilke présentait un certain nombre de traits qui le rendaient pour ainsi dire impropre au détournement racial et ultranationaliste par les nazis. L’extrait du SA-Mann cité en annexes exprime bien le faisceau de soupçons qui faisaient du poète de Muzot « le type même de la décadence libérale, raciale et artistique ». Décadence raciale dans un premier temps, car « la presse SS et SA s’interrogeait sur les origines raciales douteuses de Rilke (slave, juive ou même négroïde […]) »22 et soulignait tant la physionomie rien moins qu’aryenne et brekerienne du poète (ses « lèvres de nègre charnues et renversées », écrivait l’auteur de l’article diffamatoire23) que sa constitution maladive, son enfance sous le signe de la féminité et sa réputation de poète pour dames qui achevait de lui ôter toute virilité. Dans sa conférence de janvier 1941 à l’Institut allemand, le lecteur d’allemand de la Sorbonne et de l’École Normale Supérieure Kaspar Pinette-Decker24 rappelle combien Rilke se démarquait du plus mâle Stefan George25 : il évoque en des termes confinant à l’eugénisme la constitution fragile voire débile de cet enfant né prématuré26 et son incapacité à s’intégrer à toute vie militaire27, en somme à mener l’authentique existence d’un homme (« er war kein Mann ! », déclarera à propos de Rilke un des chantres du national-socialisme, Hermann Claudius, dans une interview à Comoedia28). Ces préjugés de genre se doublaient d’une accusation d’ordre artistique : Rilke incarnait aux yeux de beaucoup, fascistes ou non, le précieux, l’« archi-esthète » (« Erz-Ästhet », selon Thomas Mann29), son art était fort éloigné des chants tapageurs de la littérature Blut und Boden et Rilke préférait exalter, dans une poésie jugée absconse ou trop raffinée par une partie des nazis, les puissances surnaturelles et spirituelles plutôt que le quotidien vulgaire, la réalité brute et populaire30. Rilke comptait en somme parmi ceux que le jeune germaniste collaborationniste André Meyer désignait par l’amalgame coutumier de la propagande national-socialiste comme « les esthètes décadents, les marchands de feuilletons, les freudiens voire même les agents de propagande bolchevique »31. La réputation d’apolitisme de Rilke, son renoncement escapiste emblématisé par la tour de Muzot — en « Suisse française », précise l’article du SA-Mann — et l’absence d’attache communautaire, de völkische Bindung, mais aussi le pacifisme intellectuel de Rilke souligné par Paul Valéry, achevaient de rendre Rilke indigeste aux nazis les plus intransigeants. Et par là, c’étaient sa nationalité et son absence d’appartenance nationale (son « caractère transnational » selon Gerald Stieg) qui constituaient l’obstacle majeur aux tentatives de récupération idéologique. Le nomadisme32 du poète, décrit dans les années précédentes par nombre de médiateurs français (Paul Valéry, Joseph-François Angelloz, Robert Pitrou, etc.) comme l’Européen cosmopolite et éclairé conciliant les pôles germanique, slave, latin et scandinave, n’était pas à proprement parler le critère rédhibitoire pour les falsificateurs du régime hitlérien. Le véritable écueil était la nationalité politique du citoyen Rilke et son rapport au peuple tchèque. Pour faire oublier le télégramme de sympathie que Rilke, fraîchement pourvu d’un passeport tchécoslovaque en 1919, avait adressé au premier président de la république Tomas Masaryk, lequel venait de refonder son pays sur le modèle français et défia à partir de 1933 l’Allemagne d’Hitler, les nazis s’évertuèrent à faire de Rilke un Volksdeutscher des Sudètes. C’est dans cette perspective qu’il convient d’interpréter le signe envoyé par Hitler lorsqu’il fit l’acquisition d’un buste de Rilke au sculpteur suisse Fritz Huf, dans ce sens également qu’on lit aujourd’hui les sentences catégoriques de Kaspar Pinette sur la relation de Rilke à Prague33. Et de même, quand la maison d’édition brêmoise Carl Schünemann34 exigea de Joseph-François Angelloz la modification de passages relatifs à Prague et à la Tchécoslovaquie dans sa thèse35 sur le point d’être publiée en traduction en Allemagne, les remaniements prévus auraient dû aller dans le sens d’une germanisation du poète, d’une manipulation donc. Le germaniste refusa, l’ouvrage ne vit jamais le jour. La seule composante qui en définitive apportait incontestablement la preuve de la germanité et de l’européanité de Rilke, concluait Kaspar Pinette, c’était… sa foi en Dieu36, argument propice à rallier au passage les courants français catholiques de la Révolution Nationale.
3. Les conjonctions trop évidentes
L’exemple d’un certain nombre de traductions de poèmes de Rilke dans les revues sous l’Occupation amène à s’interroger sur le risque de surinterprétation historique et la foi que peut placer le chercheur dans des conjonctions séduisantes entre la date de publication d’un texte et les circonstances historiques concomitantes. Une analyse plus approfondie de ces congruences peut révéler là encore des mirages.
C’est le cas de la traduction d’un Poème à la nuit intitulé Die große Nacht (janvier 1914), signée d’Armand Robin et parue dans la Nouvelle Revue Française le 1er septembre 193937, sur fond de déclaration de guerre. Le titre pathétique et personnel choisi par le traducteur, « Nuit sur la grandeur », évoque un crépuscule fondant sur l’Humanité tout à fait en accord avec le contexte : or la traduction ne sert que d’illustration à un article de Hans Carossa sur Rilke, le poème en soi ne contient aucune allusion guerrière ou historique, même cryptée, et le traducteur, qui s’acquitta de son travail en juillet 1939, vivait alors dans un repli existentiel focalisé sur la parution de son recueil Ma Vie sans moi — loin donc de la géopolitique européenne.
Il en va de même pour les quelques Elégies de Duino parues en français dans la revue Esprit et le Voltigeur, dans les premiers mois de 1940. La première Elégie, avec son incipit bien connu (« Qui si je criais… »), fut souvent tenue pour l’expression poétique du malaise existentiel, du silence transcendantal et de la crise anthropologique moderne et comptée au nombre des « œuvres-témoignages »38, pour reprendre la notion de Claude Mouchard. La parution des trois premières Elégies traduites par Armel Guerne — bientôt membre de la Résistance —, qui plus est dans une revue personnaliste s’interrogeant sur l’avenir de l’humanisme, sur fond de débâcle française et d’invasion allemande, ne pouvait qu’entrer en résonance avec le contexte dramatique, voire en être le fruit. Là encore pourtant, la rencontre au méridien entre ce texte investi d’une portée anthropologique et la situation historique fut parfaitement fortuite : Armel Guerne, qui, dans sa correspondance, exprime sa méfiance foncière vis-à-vis des anecdotes, des circonstances, et tient au contraire les œuvres pour des « actes spirituels vivants », affranchis des causalités accidentelles, annonçait en préambule à sa traduction des trois premières Elégies la prochaine parution des sept autres poèmes — preuve que le travail de traduction ne tenait pas aux circonstances historiques.
On peut enfin citer Thomas Berval, chroniqueur à la revue littéraire Pyrénées, qui note la présence hautement symbolique de Rilke au sommaire des premiers numéros de deux jeunes revues organes de la Résistance intellectuelle de la France libre, Confluences (Lyon) et Fontaine (Alger) — Berval décelant en ce « patronage » « une source infinie de consolation […] dans la crise douloureuse que nous vivons »39. Il s’agit ici aussi d’une surinterprétation sous le coup des circonstances et d’une volonté de manifester un signe de résistance. Confluences, par exemple, se contenta de publier des lettres inédites de Rilke (traduites par Joseph Rovan) qui ne présentaient aucune référence déchiffrable à la situation en 1940 et poursuivit ainsi une stratégie essentiellement éditoriale : publier un auteur germanique permettait de donner l’impression de passer sous les fourches caudines de Vichy, de faire croire à une allégeance afin d’obtenir l’imprimatur.
4. Pour un classement des traductions de Rilke sous l’occupation
Le risque de céder aux fausses évidences et de surinterpréter les faits invite donc à étoffer l’analyse, à prendre en compte des critères permettant de définir le contexte de traduction et de (ré-)impression des traductions d’œuvres de Rilke sous l’Occupation. Il est intéressant d’évaluer dans un premier temps à quels niveaux peut naître un soupçon de compromission.
Il y a bien entendu l’enjeu symbolique autour de l’allemand dans ces années sous tutelle allemande : pour certains comme Geneviève Bianquis, traduire depuis l’allemand peut signifier au grand public la disposition à collaborer, tandis que pour d’autres, traduire depuis la « langue du bourreau » est un moyen de distinguer deux langues allemandes, de poser une dichotomie entre l’innocence et l’humanisme d’un allemand « classique » et la perversion de la « LTI »40 du Troisième Reich.
A l’échelle des traductions, celles-ci se divisent entre celles à même de renvoyer symboliquement à un contexte, à être investies d’un contenu idéologique négatif (dans le cadre d’un processus de récupération, d’instrumentalisation) ou bien positif (traductions vectrices d’un engagement résistant, par exemple), et celles qui ne possèdent pas cette capacité (en raison de leur teneur). Il existe donc les traductions pour ainsi dire innocentes, qui ne tissent aucun lien idéologique (Les Amantes, Le Poète, Le Paysage, Lettres sur Cézanne, etc.), et celles, non pas « coupables » — le terme serait excessif et univoque —, mais qui furent effectivement reliées à la situation historique (Les Elégies de Duino, Les Sonnets à Orphée, Le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke, Le Livre de la pauvreté et de la mort, les lettres sur le pacifisme, etc.). Dans ce dernier ensemble, on distinguera les textes sans discours préfaciel d’autres traductions dotées d’un préambule dans lequel le préfacier (le traducteur ou une autre personnalité du milieu littéraire) s’évade du commentaire textimmanent pour livrer des allusions à la crise concomitante ou, sur le mode plus affectif de l’identification, à une expérience personnelle en prise directe avec l’actualité du moment (c’est le cas de Maurice Betz dans la préface du Cornette ou d’André Bellivier dans ses Sonnets à Orphée, qui évoquent respectivement l’épreuve du front et un épisode concentrationnaire).
Les traductions peuvent être enfin compromises par la seule position du traducteur ou de l’éditeur sous l’Occupation. Il convient alors de procéder avec prudence et d’analyser dans le détail les biographies des personnes impliquées : les cas de Joseph-François Angelloz, de Maurice Betz ou des frères Emile-Paul41 le prouvent, on ne peut faire preuve de manichéisme et juger d’une compromission à la seule tenue d’une conférence, à la seule parution d’une traduction ou à la seule attribution de contingents de papier, pour ne citer que ces exemples.
5. Enjeu des préfaces
Le pouvoir d’aiguillage qu’assument certaines préfaces en des circonstances extraordinaires n’est pas négligeable et l’emporte même parfois sur la teneur des œuvres dont elles sont l’escorte. Tel est le constat qui se fait jour à la lecture de plusieurs œuvres de Rilke parues sous l’Occupation (Le Livre de la pauvreté et de la mort, les Sonnets à Orphée, le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke), dont les préfaces — acte délibéré ou coïncidence — engagèrent l’œuvre originale tantôt sur la voie de la résistance, tantôt sur celle de la récupération.
La traduction du Livre de la pauvreté et de la mort accomplie par Arthur Adamov (avec l’aide de Denis de Rougemont) et publiée d’abord par Esprit en 1932, puis par la revue Fontaine en décembre 1940-janvier 1941 est un de ces textes dont la symbolique fut démultipliée par l’avertissement du traducteur et l’organe de publication. Adamov avait envisagé de retraduire ce volet du Livre d’heures en 1935 et mis « tout son espoir »42 professionnel dans ce projet, finalement publié en 1940, dans un contexte agité : le traducteur errait alors désargenté dans les environs de Marseille avant d’être arrêté et interné au camp d’Argelès-sur-Mer où il demeura six mois dans des conditions précaires. L’avertissement fourni par Adamov à Fontaine et daté du printemps 1940 propose une lecture anthropologique du volet le plus crépusculaire et franciscain du Livre d’heures : face au « malaise »43 civilisationnel grandissant, au « problème qui nous rend fous », au « mal qui nous tue : la mort des religions » et des « anciennes sagesses », le traducteur-exégète critique ce « monde avili où la mort en série est seule légale », dénonce la « hantise essentielle » et ces « temps d’horreur » livrés à l’individualisme et insiste, dans une optique franciscaine, sur la nécessité d’un « absolu dénuement » collectif. Ce constat du déclin spirituel dressé par Adamov ne comportait certes aucune référence explicite à la situation historique de 1940 : la « mort en série » demeurait équivoque et pouvait renvoyer aussi bien aux morts de la Grande Guerre, aux morts des hôpitaux parisiens célébrés par Rilke dans Malte qu’à l’extermination de masse dans le système concentrationnaire (ce n’eût été rien de plus qu’une prophétie, au printemps 1940) ; quant à la notion de « martyr », elle prenait, sous la plume d’Adamov, son acception originelle de « témoin », sans référence aux exactions qui seraient commis quelque temps plus tard sur certains civils et résistants. Toutefois, la publication dans Fontaine, quelques mois après le début de l’Occupation, prenait une autre coloration, si l’on en croit Max-Pol Fouchet, cofondateur de Fontaine, qui, remerciant René Daumal de lui avoir soumis la version d’Adamov, confirme la brûlante actualité du texte de Rilke, de l’avertissement d’Adamov et la pertinence d’une lecture identificatoire :
Quant à Adamov, il me semble que son “avertissement” prend ici une singulière valeur, tout autre que formelle, la valeur du “souviens-toi qu’il faut mourir” monacal. Ces lignes étaient à écrire à la face d’un monde qui meurt en masse, que l’on oblige à mourir, et qui ne sait pas mourir. Peu de textes sont aussi actuels que le poème de Rilke. Et sa portée en pourrait être redoutable. Quand j’ai reçu ces textes, je n’ai pas craint de démolir le numéro déjà composé pour les insérer.44
La portée du poème de Rilke pressentie par Max-Pol Fouchet se concrétisa quand Charles de Gaulle, lecteur du numéro 12 de Fontaine, cita un vers de Rilke — dans la version d’Adamov — en tête d’un bref message envoyé depuis la Grande-Bretagne aux compagnons de la France Libre, puis publié le 20 février 1942 dans les colonnes de la revue Volontaire pour la cité chrétienne : « Ô mon Dieu, donne à chacun sa propre mort, dit l’auteur du Livre de la pauvreté et de la mort. A ceux qui ont choisi de mourir pour la cause de la France, sans que nulle loi humaine ne les y contraignît, à ceux-là, Dieu a donné la mort qui leur était propre, la mort des martyrs ». La « mort en série » et la « mort des martyrs » commençaient alors à prendre un autre sens, une autre dimension.
Les Sonnets à Orphée, eux aussi, donnèrent lieu à une lecture et à une traduction circonstancielle, celle d’André Bellivier (1894-1971), professeur agrégé de mathématiques au lycée Condorcet qui connut l’incarcération dans différents oflags (cités en fin de préface) et débuta sa traduction dans ces conditions. Bellivier souligne dans son préambule la vertu de consolation, de fortification et de « talisman » des Sonnets à Orphée :
Le soir du Solstice, au pied de la colline de Sion, il me restait un Pascal, la frêle plaquette de l’Insel-Verlag, un coquillage ramassé par mon fils devant le ‘Cimetière Marin’. Mêlé au troupeau des captifs, je serrais ces talismans comme les fleurs d’une saison immobile : quand on est mort-vivant, le chagrin ne sourd plus que de soi et, dans l’ordre de l’amour, les plans s’ordonnent ; on peut presque vivre avec ses Dieux. J’avais acquis les Sonnets à Orphée depuis la découverte que je fis de la Petite Stèle élevée par M. Maurice Betz à la mémoire de Rainer Maria Rilke. Souvent je relisais certains sonnets, n’en respirant que le parfum au gré de moi-même et de ma nostalgie. Le loisir douloureux du captif m’a conduit, de proche en proche, jusqu’à la dure réalité et le passionnant désespoir de tenter la traduction d’un texte dense et sublime. Il n’est d’abord que d’aimer. Durant des jours − les uns passés non loin de Prague −, j’ai vécu à l’ombre de cette Ombre qui m’a fortifié, consolé et, sans doute, pardonné. Cet essai n’aurait pas été conduit à l’état où il se trouve sans les précieuses remarques qu’a bien voulu me prodiguer M. Georges Zink au cours de conversations pleines d’oubli de nos épreuves. Je l’en remercie en lui dédiant naturellement le travail.
Nüremberg, 1940 – Edelbach, 1941 – Issy-les-Moulineaux, 194245
Au-delà des analogies avec le mythe d’Orphée (la captivité, l’épreuve du royaume des ombres), la mention de la « colline de Sion » célébrée par Maurice Barrès dans La Colline inspirée (1913) pouvait être décryptée, au-delà de l’ordinaire ancrage géographique, comme l’emblème d’une Lorraine française regagnée sur le Reich annexionniste et partant comme un appel à la revanche. En 1989, plus de quarante ans après Bellivier, Charles Dobzynski livra à son tour sa lecture historique des Sonnets à Orphée à la lumière de l’Occupation46.
6. Des traductions compromises ?
Quelques traductions soulèvent la question de la compromission avec le régime et de l’instrumentalisation : la traduction du Cornette par Maurice Betz (Emile-Paul frères, 1940, retirage en 1942) ainsi que celle des Élégies de Duino et des Sonnets à Orphée (Aubier-Montaigne, 1943).
Achevé d’imprimer début janvier 1940 (le « jour des Rois » 1940, mentionne le graveur Daragnès dans le justificatif de tirage), le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke sortit en avril-mai 1940. Le retard ne fut pas dû à la situation politique, mais à des négociations juridiques avec les éditions du Sagittaire, détenteurs des droits d’édition du titre en français47. Cette retraduction du Cornette ne fut en rien une commande de l’occupant : une lettre inédite de Maurice Betz à Robert Emile-Paul mentionne clairement que l’initiative vint directement de l’éditeur, influencé par l’entrée en guerre fin août 193948. Maurice Betz, alors dans l’artillerie sur le front de la Sarre, effectua le travail de traduction en peu de temps et rédigea une préface de circonstance dans laquelle il évoque les thèmes qui lui sont chers (son journal intime en porte témoignage) et qu’il retrouve dans le Cornette : la vie dans la cagna, le compagnonnage viril, l’attente fiévreuse des combats, le dangereux voisinage avec la mort et la guerre perçue comme potentielle régénération. La publication ne comporterait jusque-là rien de compromettant si l’on n’avait en tête l’usage de propagande idéologique que les nationalistes allemands avaient fait du Cornette depuis la Première Guerre mondiale : le Cornette avait été un des fleurons de la Tornisterliteratur et côtoyé le Faust de Goethe et le Zarathoustra de Nietzsche dans le havresac des soldats. Épopée culte propulsée par des tirages élevés, ce « road-movie de guerre »49, premier volume de l’Insel-Bücherei, avait fasciné, édifié les jeunes hommes, attisé leur engagement et leur esprit de sacrifice en devenant l’emblème de la mort jeune et héroïque au combat. « Der Cornet im Tornister » circulait parmi les anciens soldats allemands de 14-18, mot d’ordre et signe de reconnaissance vecteur d’une foule de souvenirs du front : Walter Simon cite l’exemple du soldat Max Schönauer qui, après avoir eu le Cornette dans sa musette en 1914, croisa de nouveau pendant la Seconde Guerre mondiale le chemin de l’épopée rilkéenne, sous la forme non de la Feldpostausgabe éditée par l’Insel-Verlag en 1943, mais de la version française de Maurice Betz50. Sachant le passé du Cornette, cette nouvelle version française trouva nécessairement grâce aux yeux de l’occupant et la préface du traducteur y contribua, au corps défendant de Betz, trop imprudemment fasciné par la guerre et la vitalité effrénée de la vie militaire51. Car sa préface, non contente de rappeler à l’occupant l’état d’esprit de toute une génération, tendait également à viriliser une épopée que Betz tenait lui-même pour sentimentale52 — plus proche du Jugendstil donc que du réalisme et du nationalisme belliqueux de la propagande nazie. La mention du front de la Sarre en octobre 1939, sur laquelle Betz clôturait sa préface, rappelait enfin au lecteur français la défaite de 1940, de façon extrêmement opportune pour l’occupant qui s’entendait à remuer le couteau dans la plaie en diffusant nombre de livres de guerre53.
Le volume des Élégies de Duino et des Sonnets à Orphée54 paru aux éditions Montaigne de Fernand Aubier possédait pour sa part une visibilité éditoriale indéniable : Rilke, disparu en 1926, était un des très rares auteurs contemporains à faire son entrée dans la collection des bilingues étrangers réservée d’ordinaire aux classiques des siècles passés, et voisina, au sein de cette collection et, pire encore, dans ces années noires, avec deux figures accaparées par le national-socialisme : Stefan George et Friedrich Hölderlin55. La triade Hölderlin/George/Rilke, inscrite dans un faisceau de facteurs éditoriaux (la spécialisation d’Aubier dans la littérature germanique, l’accès privilégié de l’éditeur aux contingents de papier, la présence de Maurice Boucher56 à la direction de la collection germanique), pouvait susciter la suspicion et faire pressentir quelque obscure orchestration du Propaganda-Staffel. Dans le mémento qu’il rédigea pour sa défense devant la Commission d’épuration57, Maurice Boucher coupa court à cette hypothèse en mentionnant que la parution de sa traduction d’un choix de poèmes de Stefan George avait été prévue par contrat avant l’Occupation, la publication n’avait donc fait que suivre son cours. L’argument fut probablement vrai, y compris pour les traductions de Joseph-François Angelloz et de Geneviève Bianquis : comment sinon comprendre que deux germanistes au-dessus de tout soupçon58 et méfiants vis-à-vis du pouvoir falsificateur de l’occupant aient accepté de voir leur traduction publiée en pareil contexte et leur nom associé à des auteurs certes canoniques mais compromis ? Il entrait aussi en ligne de compte une certaine naïveté imprudente, un certain aveuglement visibles dans les justifications mêmes de Geneviève Bianquis au moment de demander sa réintégration à la Libération :
Je ne suis nullement l’ennemie de l’Allemagne et du génie allemand, et je pense l’avoir prouvé. Mais à aucune époque, je n’ai fait la moindre concession à la doctrine ni à la pratique hitlériennes, dans lesquelles je voyais le suprême danger pour l’Europe et pour les idées de liberté et de dignité humaine dont la France est par excellence la championne. […] Si j’ai, depuis, employé mes loisirs forcés à la publication de travaux sur la littérature allemande, c’est que c’est mon métier, et qu’en publiant des traductions préfacées et commentées de Goethe, de Hölderlin ou de Novalis, j’étais sûre de ne servir en rien l’influence ni le prestige de l’Allemagne que nous combattons. Une petite Histoire de la littérature allemande publiée chez A. Colin en 1936 et qui a eu un certain succès se trouvait épuisée en 1941. Malgré les instances de l’éditeur, j’ai refusé de la laisser rééditer, les corrections exigées par la censure allemande aboutissant à dénaturer et les faits et ma pensée. J’ai ainsi préféré, selon une règle immuable, le dommage matériel au dommage spirituel.59
Dans la conviction qu’ils s’en tenaient, en continuant de traduire, simplement à leur métier, et que ces publications, divergeant par leur pureté et leur vérité philologique des discours pervertis de la propagande, n’apportaient en rien de l’eau au moulin de l’occupant, ces germanistes traducteurs allaient au fond dans le sens de la tâche qu’Epting souhaitait assigner aux universitaires les moins accommodants : « rendre plus de services au rapprochement franco-allemand en consacrant toute [leur] activité à des traductions […]. »60
7. La traduction comme riposte Á l’occupant
En l’absence d’une préface engagée dans laquelle le préfacier (le traducteur) aurait pris position contre l’idéologie dominante, le choix d’une traduction philologique comme moyen de riposter au dévoiement intellectuel demeurait néanmoins peu lisible au-delà du cercle confidentiel de certains germanistes et amateurs de poésie eux aussi hostiles au régime. Une seule et unique traduction fut publiée, dont la préface autant que le contenu visait à corriger l’image de Rilke propagée par les nazis. En 1944, Maurice Betz traduisit des extraits de lettres pacifistes que Rilke avait rédigées au cours et au lendemain de la Première Guerre mondiale. Ces lettres parurent dans une plaquette tirée par Daragnès en janvier 1944, à 85 exemplaires, pour « quelques amis français de Rilke », comme l’indique la préface. Outre le contenu, la maquette extérieure, la dédicace et l’avant-propos du volume avaient été également pensés comme un défi à l’occupant : la couverture arborait en frontispice, sous le titre, un cœur surmonté d’une croix de Lorraine61 et, en quatrième de couverture, une gravure de Daragnès représentant l’emblème rilkéen, une rose rouge, parcouru par la chenille noire du national-socialisme ; la publication était dédiée à Daniel Decourdemanche (alias Jacques Decour), jeune agrégé d’allemand et traducteur qui avait été fusillé en mai 1942 pour faits de résistance et incarnait, parmi les jeunes germanistes trentenaires élèves de Maurice Boucher, l’exact inverse du maurrassien Pierre Velut ou du tout aussi pro-allemand André Meyer. L’avant-propos, l’œuvre de Maurice Betz à n’en pas douter, dénonçait la propagande faite sur le dos de Rilke, soulignait le rejet de la guerre par le poète et répondait aux tentatives récurrentes de le rattacher à la pure germanité, au détriment de la composante tchèque :
Destinés à montrer l’abus fait par la propagande allemande en France du nom de Rainer Maria Rilke, ces extraits de lettres rétablissent dans sa pureté et dans sa vérité la figure du grand poète pragois qui, après avoir souffert plus qu’aucun autre de la guerre de 1914 à 1918, avait, dès 1920, par son volontaire exil, et par un hommage formel au président Masaryk, protesté contre la vague montante du nationalisme allemand et contre les premières manifestations du national-socialisme menaçant.
L’alarmisme de l’avertissement était en vérité exagéré : le seul écrit de propagande en français sur Rilke avait été la superficielle conférence de Kaspar Pinette, bien peu apte à démontrer la germanité du poète face à la foule d’articles dépeignant dans l’entre-deux-guerres un Rilke européen et cosmopolite ; le poète n’avait jamais été non plus l’incarnation du bellicisme ou du nationalisme aux yeux du public français, qui n’avait pas eu connaissance de facettes moins consensuelles du poète62 ; quant aux protestations de Rilke contre « les premières manifestations du national-socialisme menaçant », la formule grandiloquente enjolivait une fois encore la réalité biographique en prêtant au poète un engagement qui lui était autant étranger qu’anachronique. Betz grossissait en somme le trait afin de laver la réputation de son poète de toute souillure et de lancer un signe clair en direction d’un lectorat français dérouté : la réimpression de la plaquette et de l’avertissement de Betz à quelque 1500 exemplaires fut d’autant plus bienvenue aux premiers jours de 1945 que s’enclenchait alors le processus d’épuration et que semblait s’installer pour un certain temps la méfiance générale à l’endroit des auteurs de langue allemande.
De l’analyse du « cas » Rilke sous l’Occupation se dégagent plusieurs conclusions. La première est qu’il convient, si l’on souhaite évaluer objectivement le degré de compromission ou d’engagement d’une traduction, de son traducteur ou de son éditeur, de ne pas céder à l’appât des fausses évidences ou de la surinterprétation : données bibliométriques et recensements quantitatifs doivent se doubler d’une méthode qui, à la façon de celle d’Antoine Berman pour l’analyse des traductions63 ou de la perspective microstoriale des sociologues de la traduction (Gisèle Sapiro, Blaise Wilfert, Isabelle Kalinowski), intègre un certain nombre de facteurs (re-)contextualisants et permette d’élaborer un horizon aussi objectif et exhaustif que faire se peut : établir la biographie du traducteur, analyser sa parole, examiner les organes de publication, la nature des éventuelles préfaces et interpréter leur positionnement idéologique, exploiter enfin les témoignages, si rares et lacunaires soient-ils, sur la genèse des traductions sont autant d’étapes qui permettent d’évaluer un degré d’engagement ou de discrédit. Le « cas » Rilke nous permet en outre de comprendre que la récupération, l’instrumentalisation de Rilke dans la France occupée ne furent pas les mêmes que pour Hölderlin, Goethe, Schiller ou Nietzsche. Rilke ne suscitait pas de consensus monolithique chez l’occupant, et son œuvre demeurait à la fois difficilement conciliable avec les idéaux nazis et difficilement manipulable auprès d’un public français déjà instruit du poète. Or ce dernier ne fut pas évincé des étals, bien au contraire, preuve qu’il offrait des commodités non négligeables : son renom, sa réputation auprès des Français, son implantation dans le terreau français64, son prénom parfois orthographié à la française et jusqu’à son rapport à Rodin, l’un des inspirateurs de Breker, étaient autant d’atouts propres à favoriser ce « climat qui permette un échange loyal et sincère entre la pensée française et la pensée allemande » et « une connaissance approfondie de l’Allemagne », pour reprendre l’antienne de Karl Epting65. L’occupant fit donc le pari de prendre pour cheval de Troie un poète à la germanité douteuse, mais disposant d’un solide rayonnement humaniste et cosmopolite à l’étranger, afin d’accomplir une « prise de contrôle » en douceur, « sans pression directe »66 et de favoriser, si ce n’est un mouvement d’enthousiasme germanophile voire d’acculturation dans la population française, du moins un « accommodement »67. Rilke servait de séduisant paravent destiné à maintenir l’illusion d’un continuum civilisationnel et d’une inoffensivité du national-socialisme. Récupérer Rilke, cela ne ressemblait-il pas à récupérer la rhétorique éclairée de la Société des Nations68, ses notions de « pont » entre les peuples, de « bourse des valeurs intellectuelles », pour mieux les noyauter in fine ? A partir de ce micro-exemple, on saisit tout l’opportunisme et la stratégie de captation insidieuse de l’occupant.