Dans l’historiographie gréco-latine, la pensée de la dégénérescence des civilisations est omniprésente (Le Blay, 2015, p. 43). Dans l’exposé des évolutions des États et des cités, l’analogie biologique est récurrente, et constitue l’un des topoi les plus convenus de l’Antiquité. Mais le lecteur de Polybe sait que l’idée de déclin, imposé par une loi naturelle à tout État comme à tout être vivant, n’est pas la seule à exprimer l’idée de la mort inéluctable des civilisations : la chute peut aussi être brutale, liée à des catastrophes, qu’elles soient naturelles ou provoquées par la main de l’homme, guerres ou destructions1. Dans les sources antiques, le récit du sac des villes emblématiques, régulièrement associé à l’idée de chute, participe ainsi de la construction d’un imaginaire universel de la fin du monde. On sait quel traumatisme durable le sac de Rome par les Gaulois en 386 av. J.-C. a généré dans la mémoire des Romains, et quelle postérité son souvenir a laissé (Briquel, 2008 ; Roberto, 2015 ; Engerbeaud, 2017). Sans revenir sur les analyses qui en ont déjà été proposées, nous voudrions ici nous intéresser, dans cette perspective, à un épisode presque tout autant mémorable : la destruction de Carthage en 146 av. J.-C., qui constitue dans la mémoire collective des Romains un événement d’une portée considérable. Le sort définitif infligé à la cité punique aurait été à la mesure de la crainte qu’avaient éprouvée les élites romaines à l’idée de la renaissance de l’ennemi qu’elles avaient vaincu un demi-siècle auparavant (Harris, 1985, p. 266-267 ; Krings, 1989, p. 344). On trouve de cet épisode une multiplicité de sources littéraires, allant du simple récit factuel aux récits tragiques, qui s’échelonnent entre l’époque contemporaine des faits et la fin de l’Antiquité, témoignant de la prégnance du thème. Peu d’épisodes, en dehors des sacs de Rome elle-même, ont bénéficié d’une telle mémoire collective dans l’historiographie antique2 ; la bibliographie, sur la réalité historique du sac aussi bien que sur son traitement littéraire, est déjà considérable, mais il ne semble pas inutile toutefois de s’intéresser à la manière dont l’épisode a été transmis, dont il s’est enrichi successivement dans la tradition historiographique pour participer, sous l’Empire, à une nouvelle lecture de la fin des Empires. La mise en perspective de ce cas particulier avec d’autres sacs emblématiques, comme ceux de Rome, nous paraît susceptible de révéler la manière dont ces récits s’articulent aux conceptions antiques de fin du monde.
1. Le contexte historique
On sait qu’au terme d’une troisième confrontation entre les deux rivales méditerranéennes déclarée en 149 av. J.-C, et à la suite d’un siège de deux ans, Carthage fut prise et livrée aux flammes dans un gigantesque incendie qui dura dix jours. La population fut anéantie et une commission sénatoriale imposa la destruction totale de la ville et voua le sol –au moins le centre de l’agglomération, sur la colline de Byrsa– aux dieux infernaux, ce qui consacrait l’interdiction de reconstruire la ville3. Cet événement survint la même année que la destruction intégrale de Corinthe, consécutive à la guerre d’Achaïe, sur ordre du sénat ou du consul L. Mummius, même si dans ce dernier cas, aucune devotio ne frappa le sol de la cité vaincue4.
L’un comme l’autre site ne connurent aucune nouvelle ville pendant plus d’un siècle5, jusqu’à la décision prise par César en 44 av. J.-C. de fonder des colonies consécutivement à des lois agraires6 ; dès lors, et suite à de nouvelles déductions coloniales à l’époque augustéenne et à l’époque flavienne7, les deux villes connurent un nouvel épanouissement qui s’affirma au IIe siècle pour Carthage, et à l’époque sévérienne pour Corinthe8.
Dans tous les cas cependant, l’exagération des destructions par les sources littéraires est avérée : aussi bien à Rome, qu’à Carthage ou Corinthe, l’archéologie nuance l’ampleur des destructions9. Ce ne sont évidemment pas tant les faits eux-mêmes qui ont marqué les esprits que la portée politique et symbolique de ces destructions. Dans le cas de la chute de Carthage, on sait, par l’historien Polybe (36.9), que de vifs débats avaient vu le jour en Grèce sur la légitimité de la guerre10, une partie des Grecs accusant Rome d’impiété et de perfidie, d’autres trouvant la politique romaine nécessaire pour consolider l’empire et défendre l’hégémonie ; à Rome même, une vive opposition entre les partisans d’une guerre préventive, incarnée par le vénérable censeur Caton l’Ancien, et ceux, plus réticents, liant la cohésion romaine à la permanence du metus punicus, la peur d’un ennemi commun (Scipion Nasica), troublait les séances du sénat. Pour les détracteurs de la politique romaine, ce changement de politique allait même mener l’empire romain à sa ruine, comme l’avaient été celui des Athéniens ou des Spartiates auparavant. De fait, pour une partie de la tradition historiographique, grecque comme latine11, et à sa suite, de l’historiographie moderne, la chute de Carthage constitue une date-clé dans la lecture des cycles historiques, celle qui occasionna la rupture de l’équilibre et le déchaînement des ambitions dans une Rome désormais sans rivale.
Le sac de Carthage s’inscrivait donc dans un contexte politique agité, animé par des querelles de propagande, au sein de la classe dirigeante romaine mais également en Orient, où les conquêtes se jouaient aussi sur le terrain de l’idéologie (Engerbeaud, 2017, p. 325-326) ; les récits du sac, et son souvenir, témoignent très nettement de la portée politique et symbolique de l’événement.
2. Les récits du sac
L’épisode de la ruine de Carthage est relaté par une multiplicité de sources, depuis l’époque contemporaine des faits, jusqu’à l’Antiquité tardive ; parmi ces sources, il faut signaler que nous disposons d’un récit livré par un témoin oculaire de l’événement, celui de l’historien grec Polybe, arrivé à Rome comme otage après la défaite de la Macédoine devant Rome en 168, et devenu suffisamment proche de l’aristocratie romaine pour accompagner le consul Scipion Émilien en Afrique. Ce récit, conservé sous une forme très lacunaire dans ce qu’il reste du livre 38, issu des Excerpta constantiniens, est répété ensuite dans deux ouvrages, l’un d’époque tardo-républicaine : Diodore, 32. fr.25 (Exc. de Sent. 383), l’autre d’époque antonine : Appien d’Alexandrie (Le Livre Africain, 132), qui tous deux font référence à Polybe et permettent de compléter son texte. Il n’est pas surprenant que la tradition littéraire de l’épisode se fonde explicitement sur Polybe : on sait que l’historien jouissait d’une excellente réputation sous l’Empire parce qu’il avait été témoin oculaire des événements12 ; de fait les historiens postérieurs ne disposaient pas de source mieux informée que lui sur les sacs de Carthage et de Corinthe13, et il n’est guère étonnant qu’il ait servi de référence à ces historiens qui cherchaient à donner de l’authenticité à un récit qui relevait aussi de l’exercice rhétorique14, quelle qu’ait été la manière dont ils utilisaient son texte, soit directement soit par l’intermédiaire d’un abréviateur comme peut-être Rutilius Rufus, historien du début du Ier s. av. J.-C. (soit les deux)15. Mais il est intéressant de souligner que la valeur du témoignage de Polybe confère au récit sa prégnance, son authenticité et sa valeur universelle.
Nous ne reviendrons pas ici sur la totalité du récit, mais sur la réaction de l’imperator Scipion Emilien devant la ville en flammes, et sur la manière dont les auteurs l’analysent. Les trois textes, complémentaires, offrent des versions globalement similaires qui comportent toutefois des variantes. On peut les résumer comme suit : selon Polybe, devant Carthage en flammes, l’imperator éprouve une vive émotion et prend à témoin l’historien lui-même pour lui faire part de sa crainte qu’un sort semblable touche sa propre cité ; l’historien analyse cette réflexion de l’imperator comme le signe d’un grand homme, capable de prendre conscience de l’instabilité de la Fortune au regard du malheur des autres16 ; dans cette analyse, on retrouve une des qualités premières de l’homme d’État que Polybe avait également reconnue au père de Scipion, Paul Émile, au moment de la défaite du roi de Macédoine Persée en 16817 ; la réaction du fils illustre ici le principe général énoncé par le père, et l’épisode sert chez Polybe d’exemplum de sa philosophie politique.
Dans les deux sources postérieures qui citent toutes deux l’historien Polybe, l’idée générale de la versatilité de la Fortune est conservée, mais deux ornements supplémentaires viennent donner une dimension tragique à l’épisode : chez Diodore et Appien18, l’émotion de Scipion se traduit par des larmes, plus ou moins abondantes, et elle est accompagnée d’une citation extraite de l’Iliade, qui, en insérant les paroles prononcées par Agamemnon devant son frère blessé ou Hector redoutant le sort qui attend son épouse Andromaque, établit un parallèle entre la chute de Carthage et la chute de Troie, épisode devenu objet de littérature, avec la composition de l’opuscule consacré à la prise de Troie intitulé Iliou persis, et érigé au rang de référence universelle autant dans l’iconographie que dans la littérature grecque et latine19.
Qu’il s’agît là d’ajouts littéraires ou que ces éléments aient figuré dans le texte de Polybe mais n’aient pas été retenus par les excerpteurs byzantins qui ont transmis son texte est difficile à établir. Le thème des larmes du vainqueur à la vue de l’ennemi terrassé est un lieu commun littéraire dont l’origine remonte à l’Iliade20, et qui est présent ailleurs chez Polybe, ce qui laisse penser qu’il a pu l’évoquer pour Scipion également21. De même l’Iliade est une référence universelle de la littérature grecque, et on ne peut exclure que la citation du poème homérique ait déjà figuré dans le texte de Polybe, d’autant que d’autres références aux poèmes homériques figurent dans les Histoires et que la problématique des origines troyennes de Rome, revendiquées par l’aristocratie romaine et les conquérants de l’orient grec dans le premier quart du IIe s. av. J.-C., était particulièrement présente chez les historiens et philosophes grecs d’époque hellénistique (Ferrary, 1988, p. 223-226). Ce qui est sûr en revanche, c’est que la version d’Appien, sans doute formé par les meilleurs rhéteurs d’Alexandrie, fait de l’épisode un morceau d’anthologie bien différent de l’original, particulièrement soigné et cohérent avec la dimension tragique de tout le Livre Africain22 : l’historien alexandrin compose ici, à partir de la citation de Polybe, un texte dans lequel, au final, l’émotion et les larmes de Scipion servent moins la construction de l’idéal de l’homme politique, comme chez Polybe, que la coloration tragique d’un épisode dont le récit est renouvelé par son articulation au topos de la succession des empires. L’épisode est en effet précédé d’une réflexion plus générale sur la succession des empires, et Appien fait de Carthage le cinquième empire à disparaître après ceux de Troie, des Assyriens, des Perses et des Macédoniens, selon un schéma encore inédit23.
De fait, en dépit de l’état très lacunaire dans lequel les sources parallèles nous sont parvenues, la comparaison avec le traitement de l’épisode permet d’apprécier la richesse et l’originalité du texte d’Appien. Ni Polybe, qui connaissait cette théorie de la succession des empires24, ni Diodore, qui la connaissait aussi25, n’y font allusion au moment de la chute de Carthage ; certes ces deux textes sont lacunaires, et l’on pourrait objecter que la partie a pu ne pas être conservée, mais cette coïncidence est suspecte et nous incite à poser comme hypothèse qu’il s’agit d’un ajout d’Appien, d’autant, comme nous le verrons, que cet ajout est cohérent avec le schéma structurel exposé dans sa préface26. Rien de tel non plus dans les sources qui évoquent plus rapidement le sac : chez Tite-Live, même s’il faut garder une grande prudence au vu de l’état du résumé du livre 51, seul l’incendie est mentionné, et il ne s’agit pas d’amplifier la destruction de la ville mais d’évoquer le suicide par le feu de la femme du chef carthaginois Hasdrubal, et le vainqueur, loin d’éprouver une quelconque émotion, célèbre avec faste sa victoire27. De même chez Cassius Dion, historien de l’époque sévérienne, nulle trace d’une quelconque allusion à l’effondrement des empires dans le texte, lui aussi transmis par les abréviateurs byzantins pour ces événements28 .
Ce qui nous intéresse ici, ce n’est donc pas la dépendance (ou non) de l’historiographie tardo-républicaine ou impériale à l’égard de l’historien Polybe, ce n’est pas non plus la coloration tragique de l’épisode, indice de la technique narrative des auteurs imprégnés de rhétorique, ce sont plutôt les réécritures successives du sac de Carthage qui traduisent l’évolution des conceptions de fin du monde et, plus encore, la manière dont le topos de la fin des empires détermine l’écriture et la philosophie de l’histoire.
3. Sacs des villes, modèles historiographiques et conceptions de fin des empires
La théorie de la succession des empires trouve sa première expression littéraire chez l’historien Hérodote, au Ve siècle, et elle connaît un parallèle dans la littérature biblique, peut-être influencée par l’historiographie grecque29 : dans le livre de Daniel, écrit probablement dans le deuxième quart du IIe s. av. J.-C., en lien avec la révolte des Macchabées, le prophète voit sortir des eaux quatre bêtes qui symbolisent les empires qui ont successivement opprimé les Juifs (Assyriens/Babyloniens ; Mèdes, Perses et Macédoniens). Il faut mentionner également, depuis au moins les conquêtes orientales des Romains à partir du début du IIe s., la caisse de résonance que constituait pour ce thème toute la littérature prophétique30 et apocalyptique ressortissant à une propagande anti-romaine particulièrement virulente, et dont les traces, très fragmentaires, en ont notamment été conservées par l’affranchi de l’empereur Hadrien Phlégon de Tralles, dans le récit de la prophétie de Bouplagos, au lendemain de la victoire romaine sur le monarque syrien Antiochos III aux Thermopyles31. L’argument est encore exploité dans la propagande anti-romaine développée lors des guerres contre le roi du Pont Mithridate VI, notamment par l’historien du roi Métrodore de Scepsis, et le topos est clairement anti-romain dans la littérature apocalyptique du Ier siècle de l’Empire, d’origine juive, où Rome devient la quatrième bête à la place du royaume macédonien32.
Cette théorie se diffuse dans le monde romain peut-être dès le milieu du IIe s. av. J.-C., si l’on admet que l’évocation qu’en fait Polybe aux livres 1 et 29 ait pu pénétrer dans les cercles dirigeants romains dont il était proche, mais les attestations littéraires se trouvent principalement dans l’historiographie grecque de Rome de la fin de la République et du début de l’Empire, qui place ainsi Rome dans la lignée des grands empires orientaux33. La date d’apparition de cette théorie dans la littérature latine est plus difficile à établir : elle est avérée au plus tard à l’époque de l’empereur Tibère, voire dans les décennies qui précèdent, puisqu’une glose de l’historien Velleius Paterculus insère une citation d’un certain Aemilius Sura, autrement inconnu, auteur du De annis populi Romani, une chronographie d’époque républicaine, dans laquelle figurait la succession des empires34.
Dans la littérature gréco-romaine du Ier s. av. J.-C. et d’époque impériale35, et dans la littérature apocalyptique d’époque impériale hostile aux Romains, le topos s’impose et Rome devient le 4e/5e empire, celui qui succède aux Macédoniens ; la série canonique de l’époque tardo-républicaine et impériale, Assyriens, Mèdes, Perses, Macédoniens, connaît toutefois un certain nombre de variantes, avec l’intercalation selon les cas de Sparte, et d’Athènes, comme chez Diodore (1) ou Appien (praef.), mais c’est dans le récit du sac de Carthage par Appien que l’on trouve la série la plus riche, commençant par Troie et intercalant Carthage avant Rome36. Cette réécriture du topos par Appien, l’une des plus originales de la littérature gréco-romaine, si l’on admet, comme nous le soutenons, qu’elle ne figurait pas dans le texte de Polybe, n’est pas sans révéler une évolution significative non seulement de la manière d’écrire l’histoire, mais aussi de penser l’idée commune de dégénérescence et de déclin à l’époque antonine.
La place de l’épisode dans la structure des différents ouvrages permet de ce point de vue d’éclairer l’analyse des auteurs. Chez Polybe, la chute de Carthage (au livre 38) et la destruction de Corinthe (au livre 39) constituent le terme des Histoires, le livre 40 étant composé de tableaux chronologiques récapitulatifs dont il n’est rien parvenu ; il est bien connu que le projet de l’historien était de soumettre au lecteur les événements ayant conduit Rome à l’hégémonie méditerranéenne, pour lui permettre de réfléchir aux raisons –politiques selon lui- de la toute-puissance romaine, mais la décision de poursuivre jusqu’au terme de 146, comme Polybe le précise dès le livre 3 (4.1-8) mais aussi dans l’épilogue de l’œuvre au livre 39 (8 .6), pouvait inviter aussi à réfléchir sur les risques, pour l’hégémonie romaine, d’un impérialisme brutal37. L’épisode de la ruine de Carthage n’est pas explicitement rapproché de la théorie du déclin des empires, même s’il est évident qu’une telle conception imprègne le projet de l’historien,
Chez Diodore, le livre 32 est fragmentaire mais on peut constater qu’il donne davantage d’importance à la ruine de Corinthe qu’à celle de Carthage : dans le « prologue » du livre, la destruction de Corinthe ouvre la série des événements qui illustrent le durcissement de la politique romaine pour conserver l’empire par la force et la terreur, avec une inversion de l’ordre chronologique puisque l’épisode est mentionné avant même la défaite de la Macédoine, puis Carthage et enfin Numance en Celtibérie ; dans l’œuvre de Diodore, la chute de Carthage est pour ainsi dire déconnectée de la théorie de fin des empires et réduite, pour son récit, en quelque sorte à un pastiche de Polybe.
La conception d’Appien semble sensiblement différente de ses prédécesseurs : il axe clairement son προοίμιον sur l’empire de Rome et il débute par un état des lieux des territoires dominés par Rome, puis propose, comme Polybe, une comparaison avec les précédents empires, Grecs, Asiatique, Macédonien (8.29-10.42). L’empire carthaginois n’y est pas mentionné en tant que tel, mais la chute de Carthage occupe une place significative dans la structure de l’œuvre telle qu’elle est exposée à partir du chapitre 12 : l’auteur y explique comment il a organisé la matière par aires géographiques et précise qu’il a rassemblé les événements relatifs aux relations entre Carthage et Rome jusqu’à la chute de Carthage, et il ajoute : jusqu’à sa reconstruction par les Romains ; enfin, le plan de l’œuvre est annoncé, faisant apparaître une structuration par conflits militaires et par aires géographiques (13.49-52). Conformément au plan annoncé de l’ouvrage, dans le Livre Africain, le chapitre 136 conclut le livre en forme d’épilogue en rappelant le destin ultérieur du territoire de Carthage, comme le prologue l’avait annoncé : la tentative avortée de lotir le territoire sous les Gracques, puis la fondation d’une colonie projetée par César et accomplie par son fils Auguste ; la conclusion est sans appel et confirme la chute de l’empire carthaginois : 132. 648 : « Rome occupa ainsi la partie de l’Afrique qui avait été sous la domination des Carthaginois et détruisit Carthage de fond en comble avant d’y refonder une colonie, cent-deux ans après sa destruction ». La coïncidence avec le sort de Corinthe est absente : si Appien mentionne la fin de la guerre d’Achaïe, c’est uniquement pour indiquer une coïncidence chronologique entre le triomphe de Scipion Emilien et celui de L. Mummius, le vainqueur de Corinthe, « premier à triompher de la Grèce ».
Outre la cohérence du schéma historiographique de l’œuvre d’Appien, on discerne, comme l’a souligné P. Goukowsky, une conception téléologique de l’histoire tout entière, imprégnée de l’idée de dégénérescence naturelle et inéluctable de toute chose, que n’exprimaient pas Polybe, ni Diodore (Goukowsky, 2002, Notice, p. XCIII), lesquels insistaient sur la versatilité soudaine de la Fortune. C’est la raison pour laquelle Appien se distingue de Polybe, tout en s’en inspirant et en le citant : Polybe insérait la réflexion sur la fin des empires après la défaite de Persée et la soumission à Rome de la Macédoine, après l’évocation de la réflexion de Paul Emile citée plus haut, et l’excursus sur l’ouvrage de Démétrios de Phalère, Sur la Fortune, alertant les Macédoniens, au plus fort de leurs succès sur les Perses, de la possibilité d’un revers de Fortune et d’une semblable défaite. Pour Appien, la disparition de l’empire carthaginois était inéluctable : annoncée dès le prologue de son œuvre, elle intervient comme un exemple supplémentaire de la loi générale de la mort de toute chose. Mais en déplaçant la réflexion sur la succession des empires au moment du sac de Carthage, Appien se réapproprie ce lieu commun de la pensée gréco-romaine et l’exploite en fonction d’une autre périodisation et d’une autre lecture de l’histoire. Il prend soin en effet d’insérer des indications chronologiques sur la durée de l’empire carthaginois et lui attribue une période de 700 ans38, qui s’appuie très certainement sur des chronographies érudites dont on n’a conservé que des traces. On sait que dès le milieu du Ier s. av. J.-C., plusieurs ouvrages avaient élaboré des chronologies des royaumes et cités antiques, chronologies souvent discordantes d’ailleurs39 : l’empire carthaginois avait ainsi, pour Appien ou sa source, une durée de vie équivalente à la moitié de celle des grands empires, Troie et le royaume assyrien, calcul et périodisation historique que l’on retrouve plus tard chez Orose, pour qui l’empire carthaginois, comme l’empire macédonien, avaient tous deux eu une durée de vie équivalente à la moitié de celle des deux grands royaumes, Babylone et Rome, ce qui faisait de Carthage un des quatre empires de la série40. Chez Appien la série comprend désormais non plus quatre mais six empires, incluant Troie, dont la parenté avec Rome, ancrée dans la pensée collective des Romains, était célébrée avec une nouvelle vigueur dans la propagande monétaire des Antonins, et désormais Carthage.
La différence de traitement du sac des villes semble donc être à même de révéler une lecture historique propre à chaque auteur et, sans doute aussi, à chaque période historique dans laquelle il s’inscrit. Ce traitement différencié du sac de Carthage n’est pas sans rappeler celui des sacs de Rome, dont l’exploitation a également varié dans l’historiographie. Dans la tradition littéraire latine, le sac de Rome par les Gaulois en 386 av. J.-C. est associé à un traumatisme majeur, celui du risque de disparition auquel la ville a échappé de peu. Mais il sert aussi d’exemple de la capacité de la ville à renaître, et le mythe de la catastrophe contribue au mythe de la Rome éternelle41. Après l’épisode traumatique de l’incendie de Rome en 64 survenu, par une étrange coïncidence qui n’a pas échappé aux Anciens, le même jour (18 juillet) que la destruction de la ville par les Gaulois42, l’archétype du sac de Rome sert inévitablement de référence. La plupart des sources rappellent le parallèle entre les deux catastrophes, ajoutant l’allusion à la ruine de Troie, l’ancêtre de Rome selon l’idéologie et la propagande développée par les poètes augustéens, et, comme on l’a vu, le prototype du sac de ville. À l’époque impériale, la valeur universelle de la ruine de Troie dans l’imaginaire romain s’est imposée, de même que la valeur universelle et emblématique de la destruction par les flammes, qui occasionne la mise en série des incendies de villes (Guilhembet, 2012, p. 71)43. L’attitude de Néron face à l’incendie de Rome en 64, chantant la ruine de Troie, n’était d’ailleurs pas sans rappeler celle de Scipion citant l’Iliade devant Carthage en flammes, même si bien sûr leur émotion était de nature radicalement différente44.
Si le sac de Rome dans l’imaginaire républicain et impérial fut associé à l’idée de renaissance, de nouveau cycle, et finalement d’aeternitas, celui de 410 a été en revanche diversement interprété dans la littérature chrétienne tardive, où il devient le symbole de la fin de l’empire, synonyme de fin du monde.
Le 24 août 410, Rome fut de nouveau prise après plusieurs jours de siège, cette fois par les Goths d’Alaric, et comme en 386 av. J.-C., les Romains furent contraints d’acheter leur salut par le paiement d’une rançon. L’épisode fait l’objet d’interprétations divergentes qui s’articulent à des conceptions historiographiques et historiques distinctes45. Chez l’historien chrétien Orose, qui compare plusieurs fois le sac de 410 à celui ordonné par le chef gaulois Brennus46, la mise en série permet de démontrer que la colère divine a frappé moins durement la cité chrétienne qu’autrefois le chef gaulois, tandis que chez Augustin et Jérôme, chez qui le passage de la fin de l’empire à la fin du monde anime sa correspondance depuis les troubles de l’empire de la fin IVe s.47, le récit du sac donne lieu à l’expression du catastrophisme de la pensée chrétienne, dans une évocation aux accents particulièrement tragiques. Le pathos avec lequel Augustin rapportait le sac fut même rapproché par un historien anonyme tardo-antique ou de la première époque byzantine, source du chroniqueur byzantin Georges Cédrènos, de l’émotion de Scipion Emilien devant le sac de Carthage (Roberto, 2013, p. 126) : les divers récits du sac, avec leurs interprétations divergentes, leurs échos et leurs réminiscences, illustrent à la fois la permanence des modèles jusqu’à l’époque byzantine, signe de leur universalité, mais aussi la manière particulière dont chaque auteur s’appropriait ces modèles.
4. Conclusions
L’épisode du sac de Carthage, et le mythe de la destruction des villes dans l’Antiquité, illustrent la pérennité, dans les mémoires antiques, des paradigmes de la chute et de la ruine des villes et la fluctuation de leurs interprétations. Ce qui a retenu notre attention, c’est la manière dont le topos de la destruction des villes a été exploité pour écrire l’histoire à Rome à l’époque impériale et la manière dont il s’articule aux conceptions antiques de fin du monde. S’il est sans doute banal de dire que les réécritures des récits de catastrophes sont influencées par les peurs et les angoisses contemporaines de leur auteur, force est de reconnaître qu’elles permettent aussi de saisir le poids et la signification de récits qui sont bien plus que de simples exercices de style destinés à faire la preuve de la culture et de la technique littéraire de leurs auteurs.
Chez Polybe, l’épisode s’inscrit à la fois dans le cadre d’une réflexion de philosophie politique et dans l’imaginaire de la fin des empires tel qu’il se forme au IIe s. av. J.-C. dans le monde grec. La réaction de Scipion devant la ruine de Carthage et l’analyse qu’elle suscite chez Polybe soulignent le rôle que l’historien concède à la Tychè dans le destin des cités et des États, rôle qu’avait défini peu auparavant Démétrios de Phalère dans son ouvrage Sur la Fortune48. Mais l’expansion de l’hégémonie romaine entre le IIIe et le IIe siècles av. J.-C. donne lieu aux premières réflexions sur l’impérialisme romain, dans un climat politique tendu. C’est ainsi que de cet épisode, Polybe tire aussi une leçon politique en soulignant, en Scipion, la nécessaire aptitude de l’homme d’État à tenir compte du caractère éphémère des succès et à en tirer modération dans l’exercice du pouvoir. Ce que traduit le récit de cet épisode chez Polybe, c’est la conscience, dans la pensée de l’élite politique, de la constitution d’un empire équivalent aux prédécesseurs, l’insertion de Rome dans la série gréco-orientale des empires et les prémisses d’une réflexion théorique sur les moyens politiques de conserver l’hégémonie, et d’éviter la chute sous les coups d’une Tychè/Fortuna que les Romains découvraient comme porteuse de malheurs49.
Chez Appien, la chute de Carthage offre à l’historien l’opportunité de réinventer la série canonique, en y insérant l’empire carthaginois avant Rome50. À l’époque impériale, il ne fait plus de doute que Rome s’inscrit dans la série des empires successifs, mais la perspective de l’historien d’Alexandrie, contrairement à la littérature apocalyptique anti-romaine, est résolument favorable51 ; l’histoire ayant fait raison de la crainte de Scipion Emilien, et l’idéologie du nouveau régime ayant, depuis Auguste, inscrit la refondation de Rome dans une éternité linéaire52, l’épisode prend valeur de témoignage de l’aeternitas de l’empire. La survie de Rome aux destructions successives, sac gaulois et incendie, ancrés dans l’imaginaire collectif, pouvait donner corps à la propagande impériale et au thème de l’aeternitas de la ville, affirmée par les émissions monétaires originales d’Hadrien à Roma Aeterna et honorée au temple de Vénus et Rome (Quet, 2004 ; Estrade, 2015)53. Elle pouvait fixer définitivement la place de Rome à la fin de la chaîne des empires successifs et confirmer l’éternité cyclique de la ville, jusqu’à ce que le sac de Rome en 410 ne conduise à une nouvelle lecture du paradigme de la fin des empires.
Au terme de cet aperçu, il a semblé intéressant de voir comment l’hybridation du topos du sac des villes par celui de la succession des empires participe de l’écriture de l’histoire à Rome et, au-delà, dans ses variations et recompositions, contribue à la construction polyphonique des conceptions antiques de fin du monde.