L’univers apocalyptique de Gérard de Nerval se manifeste bien dans une œuvre de ses dernières années : Aurélia. Mais il va de soi qu’il faut prendre garde de ne pas confondre les visions apocalyptiques de cette œuvre avec les visions délirantes de sa folie. Certes, ses contemporains se demandaient souvent si les visions fantastiques d’Aurélia provenaient de son expérience malheureuse. Par exemple, Maxime Du Camp a affirmé qu’il y avait un rapport étroit entre la valeur « exceptionnelle » d’Aurélia et la folie de Nerval :
Gérard de Nerval a beaucoup produit, avec les intermittences que lui imposait sa maladie ; mais dans ses œuvres il en est une qui a une valeur exceptionnelle, et cette valeur est exclusivement scientifique. Peu de temps avant de mourir, il a écrit une nouvelle intitulée : Aurélia, ou le Rêve et la Vie, qui est une sorte de testament léguée aux méditations des aliénistes. C’est la folie prise sur le fait, racontée par un fou dans un moment de lucidité […]1.
Mais Nerval était déjà conscient du caractère erroné d’un tel jugement. Le narrateur d’Aurélia raconte la motivation de ce récit :
Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m’arrêterais ici, et je n’essayerais pas de décrire ce que j’éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives…2
Le narrateur entend assumer sa mission d’un écrivain, tout en sachant que ses lecteurs peuvent considérer ses descriptions comme des « visions insensées ou maladives ». Il est clair que l’écrivain Nerval prévoyait d’avance une certaine prévention de ses lecteurs contemporains contre ses œuvres. Il se décide donc à classer ses visions désordonnées et à les rapporter aux rêves universels de l’humanité. Vers la fin d’Aurélia, le narrateur parle ainsi de sa tentative de dominer le rêve :
Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître le secret. — Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir ? N’est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison ? Le sommeil occupe le tiers de notre vie3.
Pour déchiffrer ses rêves, Nerval a recours à la mémoire livresque. Au début d’Aurélia, il cite les « modèles poétiques de ces études de l’âme humaine »4 : les Memorabilia de Swedenborg, L’Âne d’or d’Apulée, La Divine Comédie de Dante. L’auteur retrace la généalogie de la littérature visionnaire, et souligne l’authenticité littéraire de ses visions oniriques ; mais est-ce que la typologie des rêves lui permettra vraiment de « dompter cette chimère » ? En effet, le narrateur se demande s’il pourra affronter les sensations de ses rêves sans les subir. La manière que l’écrivain Nerval a adoptée là, ce n’est plus de percevoir les sensations des rêves, mais de les éprouver et d’en témoigner. Cette manière est différente de celle d’un psychotique qui raconte simplement ses visions oniriques. Le héros (narrateur) d’Aurélia pénètre lui-même dans la situation critique du hic et nunc, et de là, il témoigne de son état d’urgence. Cette narration du « témoin » est semblable à l’Apocalypse de saint Jean. En effet, on assiste au déroulement de visions eschatologiques dans Aurélia ; ainsi dans la première partie, l’Apocalypse de saint Jean servira de pilote pour le voyage dans le monde primitif de la Création. Selon Monique Moretti, la révélation apocalyptique justifiait l’urgence de l’appel à la conversion au moyen de deux types de communication avec l’au-delà : le rêve et la vision (Streiff Moretti, 1997, p. 193). Dans la phase la plus douloureuse de sa vie, Nerval s’est ainsi jeté dans le tourbillon des visions et des rêves.
Pour comprendre comment se sont formées les visions apocalyptiques dans l’imagination nervalienne, il faut pénétrer d’abord dans le domaine de son « au-delà », de son imaginaire.
1. L’émergence des visions apocalyptiques
Alors que la plupart des odelettes évoquent des incidents quotidiens, c’est dans une odelette des années 1830, intitulée « Le Réveil en voiture », qu’on assiste à cette émergence de visions singulières.
LE RÉVEIL EN VOITURE
Voici ce que je vis. — Les arbres sur ma route
Fuyaient mêlés, ainsi qu’une armée en déroute !
Et sous moi, comme ému par les vents soulevés
Le sol roulait des flots de glèbe et de pavés.
Des clochers conduisaient parmi les plaines vertes
Leurs hameaux aux maisons de plâtre, recouvertes
En tuiles, qui trottaient ainsi que des troupeaux
De moutons blancs, marqués en rouge sur le dos.
Et les monts enivrés chancelaient : la rivière
Comme un serpent boa, sur la vallée entière
Étendu, s’élançait pour les entortiller…
— J’étais en poste, moi, venant de m’éveiller !5
Dans ce poème, le « je » du sujet apparaît au premier, au troisième et au dernier vers. Ce sujet amorce le discours par « Voici ce que je vis » et termine sa narration par « J’étais en poste, moi, venant de m’éveiller ! ». À la fin du poème, il explique avec humour que ces visions en série étaient les images surgies de son demi-sommeil. Les détails du paysage volant sont substitués aux comparaisons engendrées dans la somnolence du sujet : « les arbres sur ma route […] ainsi qu’une armée en déroute », « […] hameaux aux maisons de plâtre […] ainsi que des troupeaux / de moutons blancs », « la rivière / Comme un serpent boa ». De plus, en utilisant successivement des verbes qui connotent le mouvement ou le développement (fuir, soulever, rouler, conduire, trotter, chanceler, étendre, s’élancer, entortiller), le poète exprime ingénieusement les transformations subites de ses visions. Dans cette odelette, les images métaphoriques sont efficaces pour produire les visions surréelles. Le sujet en somnolence, qui a perdu la conscience réflexive, voit le paysage se transformer en figures animales pour finir en serpent boa. Cette conscience physique se reflète nettement dans les césures irrégulières des alexandrins.
Ce poème ne nous rappelle-t-il pas les visions d’Aurélia ? Le sujet nervalien, en subissant l’influence de quelque chose de réel, soit visuel, soit auditif, voit se dérouler les visions singulières l’une après l’autre. Ensuite, il témoigne de son vécu ; en effet, il ouvre son poème par « Voici ce que je vis » à la manière de l’Apocalypse selon saint Jean. Cette figure du visionnaire-témoin évoque les conventions de la littérature apocalyptique, même si la période d’élaboration de cette odelette précède de neuf ans la première crise mentale de Nerval. C’est l’année 1841 qui verra le jaillissement des visions proprement apocalyptiques chez Nerval.
2. Les sonnets de 1841
En février 1841, Nerval fut frappé par sa première crise de folie. Aujourd’hui, on suppose que la plupart de ses premiers sonnets ont été écrits cette année-là. Justement, « cette folie a brisé les codes conventionnels de la poésie française » (Pichois & Brix, 1995, p. 202). Une lettre à son ami Victor Loubens, présumée écrite vers la fin de 1841, raconte avec éloquence l’éclosion des visions fantasmagoriques chez Nerval comme dans ce passage relatant les circonstances de l’internement dans la clinique.
On voit des esprits qui vous parlent en plein jour, des fantômes bien formés, bien exacts pendant la nuit, on croit se souvenir d’avoir vécu sous d’autres formes, on s’imagine grandir démesurément et porter la tête dans les étoiles, l’horizon de Saturne ou de Jupiter se développe devant vos yeux, des êtres bizarres se produisent à vous avec tous les caractères de la réalité, mais ce qu’il y a d’effrayant c’est que d’autres les voient comme vous ! […] Du reste en reprenant la santé, j’ai perdu cette illumination passagère qui me faisait comprendre mes compagnons d’infortune ; la plupart même de mes idées qui m’assaillaient en tout ont disparu avec la fièvre et ont emporté le peu de poésie qui s’était réveillé dans ma tête. Il faut vous dire que je parlais en vers toute la journée, et que ces vers étaient très beaux. Pour vous prouver du reste combien il y avait de lecture et d’imagination dans mon état, je vais vous écrire quelques sonnets que j’ai conservés, mais dont je ne me charge pas de vous expliquer aujourd’hui tout le sens ; ils ont été faits non au plus fort de ma maladie, mais au milieu même de mes hallucinations6.
On remarque au premier abord le nombre de termes visuels (qui rappelle un peu le récit d’Aurélia) : « on voit des esprits […] », « l’horizon […] se développe devant vos yeux », « […] d’autres les voient comme vous ! », « […] l’illumination passagère ». Ces expressions montrent bien que l’expérience singulière de cette période était avant tout celle d’un visionnaire.
Ce qui est encore remarquable, c’est la phrase suivante : « Il faut vous dire que je parlais en vers toute la journée, et que ces vers étaient très beaux ». Elle n’évoque pas seulement la beauté poétique dont fut étonné le poète lui-même. Elle témoigne aussi de la qualité de la voix scénique qui dominait les sonnets de 1841. Cette voix appartient aux acteurs présents sur une scène de théâtre : ils parlent en vers. Ainsi, un personnage (acteur) assiste à un événement extraordinaire, puis il voit là divers phénomènes anormaux, et enfin il en témoigne. Cette voix du témoin évoque un peu la narration apocalyptique.
À partir de là, on peut essayer de mettre en lumière la caractéristique des visions apocalyptiques des sonnets écrits dans cette période, dont six sonnets sont écrits sur le manuscrit Dumesnil de Gramont α, datable de la période « entre février et novembre 1841 » : « à Made Aguado », « à Made Ida-Dumas », « à Hélène de Mecklembourg », « à J-Y Colonna », « À Louise d’Or Reine », « à Made Sand ». Ensuite, il faut y ajouter quatre sonnets : le premier et le quatrième du « Christ aux oliviers », « Antéros » (avec des variantes) et « Tarascon » (autre version d’ « à Made Sand »), qui sont insérés dans la lettre de Nerval à son ami Loubens.
3. Visions du monde perdu
On peut d’abord saisir les visions d’un monde perdu dans la plupart de ces sonnets. Au début du sonnet « à Made Aguado », le sujet, par une incantation, invoque la réapparition de la figure divine :
Colonne de saphir, d’arabesques brodée,
Reparais ! Les ramiers s’envolent de leur nid,
De ton bandeau d’azur à ton pied de granit
Se déroule à longs plis la pourpre de Judée7.
Cette colonne semble représenter la beauté du corps féminin, à la fois dynamique et souple. Elle incarne d’un autre côté un royaume perdu, peut-être originaire de l’Orient.
Dans le sonnet « à Made Idas-Dumas », le « je » chanteur déplore que le Roi des rois endormi ; il va de soi que le sommeil est une métaphore de la mort. Ce narrateur est peut-être l’archange Raphaël parce que les deux autres archanges Michel et Gabriel sont déjà nommés dans le même sonnet. De là, on peut imaginer que le Roi des rois est un être divin comme le Dieu ou le Demi-Dieu. Le royaume oriental qu’on regrette d’avoir perdu aurait joui autrefois de la richesse suggérée par « sa couche éclatante ». Le monde perdu n’évoque pas seulement des souvenirs nostalgiques, mais aussi des souvenirs remplis d’amour et de chansons. Le sujet du sonnet « À J-y Colonna » invite Daphné à rappeler « cette chanson d’amour » qui remonte toujours du royaume perdu, encore endormi sous le monde souterrain :
La connais-tu, Daphné, cette vieille romance
Au pied du sycomore... ou sous les muriers blancs,
Sous l’olivier plaintif, ou les saules tremblants,
Cette chanson d’amour, qui toujours recommence8,
Les sonnets de 1841 ne décrivent pas toujours des scènes relevant du monde antique. On y retrouve plusieurs fois le nom de Napoléon. Il est notoire que le jeune Gérard avait écrit l’épopée napoléonienne ; ces poèmes furent publiés entre 1826 et 1827. Dans « Fontainebleau », un des poèmes napoléoniens, le poète désespéré demande aux lecteurs de ne plus « chercher aux cieux le héros que naguère le sort intronisa roi des rois de la terre »9. Il est probable que le « Roi des rois » du sonnet « à Made Idas-Dumas » désigne Napoléon, et que le nom d’Israël représente la chute de l’Empire. De fait, le transfert des cendres de Napoléon à Paris eut lieu à la fin de 1840. L’enthousiasme secret de Nerval pour Napoléon a alors atteint son point culminant : au neuvième vers du sonnet « À Louise d’Or Reine », la déesse égyptienne Isis s’adresse au nouveau dieu moderne ainsi : « L’aigle a déjà passé : Napoléon m’appelle. »10
4. Figure du témoin-visionnaire
Le « je » du sujet remplit le rôle du témoin dans la plupart des sonnets de 1841. Il témoigne de visions souvent fantasmagoriques, et parfois panoramiques. En effet, ce témoin se situe au milieu de ces spectacles. Ainsi le « je » du sonnet « à Made Ida-Dumas » chante son deuil près du roi mort ; puis il rapporte les paroles violentes des autres personnages. Le « je » du sonnet « à J-Y Connna » provoque l’éruption du volcan par sa puissance magique, et il en témoigne abondamment. Puis, le « je » du sonnet « à Made Aguado », en invoquant la réapparition de la figure divine, pénètre au plus profond du monde fantastique, et enfin il révèle son identité : « je suis vautour volant sur Patani ». Le « je » d’« Antéros » raconte son histoire conflictuelle héréditaire. Comme Nerval le mentionne dans la lettre à Loubens, le « je » d’« Antéros » vit le monde issu de la « mixture semi mythologique et semi chrétienne ». Le « je » des sonnets nervaliens plonge dans le monde onirique et témoigne de ce qu’il a vu.
Dans le sonnet « à Made Sand », le « je », en exposant le visage du poète Nerval, témoigne de l’affinité avec Du Bartas, poète du seizième siècle. De fait, le sonnet commence par citer le quatrain du sonnet de Du Bartas, qui est le premier quatrain du huitième sonnet du Dialogue des Neufs Muses Pyrénées présentées au roy de France11.
Ce roc voûté par art, chef-d'œuvre d'un autre âge,
Ce roc de Tarascon hébergeait autrefois
Les géants descendus des montagnes de Foix,
Dont tant d'os excessifs rendent sûr témoignage.
Ô seigneur Du Bartas! Je suis de ton lignage,
Moi qui soude mon vers à ton vers d'autrefois ;
Mais les vrais descendants des vieux Comtes de Foix
Ont besoin de témoins pour parler dans notre âge !
J'ai passé près Salzbourg sous des rochers tremblants ;
La Cigogne d'Autriche y nourrit les Milans,
Barberousse et Richard ont sacré ce refuge.
La neige règne au front de leurs pics infranchis
Et ce sont, m'a-t-on dit, les ossements blanchis ;
Des anciens monts rongés par la mer du Déluge12.
Du Bartas est né en Navarre. Agen, lieu originaire du père de Nerval, n’est pas loin de là. C’est pourquoi, dans l’imagination de Nerval, Du Bartas peut être un de ses ancêtres.
Le poète superpose sa voix à celle de Du Bartas. En racontant la lignée mythique de Navarre, il désire être le témoin qui puisse parler des vieux comtes de Foix. Le témoin moderne a besoin du témoignage du passé lointain : « tant d'os excessifs » des « géants ». Les vers du dernier tercet : « les ossements blanchis / Des anciens monts rongés par la mer du Déluge » rappellent encore une fois les os des géants ; le poète souligne les deux mots : « os » et « ossements », comme s’il existait la correspondance mystérieuse entre les deux catastrophes primitives. Dans l’imagination mythique de Nerval, les rocs des montagnes antiques dépassent la réalité géographique. Alors, de quoi donc les os des géants témoignent-ils ? La « mer du Déluge », derniers mots du sonnet, fait imaginer le monde antédiluvien ; l’imagination nervalienne se rend toujours vers le monde primordial. Nerval doit y rechercher son origine authentique. Cette « mer du Déluge » évoque un autre poème de Du Bartas. En 1830, Nerval donna au bureau de la Bibliothèque choisie le Choix des poésies de Ronsard […] avec une introduction13. Dans cette anthologie des poètes du XVIe siècle, on trouve un poème intitulé « Déluge » de Du Bartas. Ce poème est en fait une partie du Second jour de la Sepmaine ou Création du monde de Du Bartas, qui représente la séparation des eaux et du ciel, tableau du deuxième jour de la Création. Nerval lui donna un titre qui n’existe pas dans l’original : Déluge. Ce fragment du poème, qui montre dans un tableau baroque la métamorphose rapide du monde naissant, aurait beaucoup stimulé l’imagination de Nerval.
5. Beautés inexplicables, mais attrayantes
Nous avons envisagé des caractéristiques apocalyptiques dans les sonnets de 1841. Or, trois sonnets, « à Made Ida-Dumas », « à Hélène de Mecklembourg », « à Made Sand », ne furent pas publiés du vivant de Nerval. Le « Christ aux oliviers », « Antéros », « À Louise d’Or Reine » (version primitive de « Horus ») ont été modifiés ; sur « à Made Aguado », « à J-Y Colonna », on en a réutilisé une partie. De toute façon, personne n’a pu lire les sonnets nervaliens dans leur totalité jusqu’à la date de la publication des Chimères en 1854. Après sa première crise de folie, Nerval ne publia jamais de textes qui risquaient de donner lieu à une lecture pathologique. Certes, les sonnets de 1841 étaient pleins des visions si incompréhensibles que Nerval lui-même prétend ne pas pouvoir les expliquer. Le tout premier, il savait la difficulté à produire une explication. Dans la lettre à Loubens datée de la fin 1841, il écrit ainsi, avant de citer le sonnet « Antéros » :
En voici un autre que vous vous expliquerez plus difficilement peut-être : cela tient toujours à cette mixture semi-mythologique et semi-chrétienne qui se brassait dans mon cerveau14.
Les visions fantastiques des sonnets de 1841, surtout celles des sonnets non publiés, présentent bien la « mixture » de multiples mythes, y compris bien sûr le mythe napoléonien. En plus, la figure changeante et incohérente du « je » risque d’être considérée comme le propre du sujet délirant. Mais, bien que difficiles à expliquer, les sonnets de 1841 recèlent une beauté extraordinaire. Nerval s’en apercevait.
En décembre 1853, Alexandre Dumas inséra sans l’autorisation de Nerval le sonnet « El Desdichado » dans son journal Mousquetaire. Heureusement, grâce à cet acte imprudent de Dumas, nous pouvons lire aujourd’hui les sonnets des Chimères. Nerval explique dans la préface des Filles du feu que ces sonnets sont composés « dans cet état de rêverie supernaturaliste ». Il ajoute qu’ils « perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible ». Peut-être discernera-t-on la même beauté poétique dans les visions des sonnets de 1841 que dans l’épanouissement onirique des Chimères. Beauté inexplicable, d’autant plus merveilleuse. C’est ce que Nerval continuait à dissimuler sous le visage du prosateur médiocre jusqu’à ses dernières années ; c’est aussi ce que ses contemporains ne voulaient même pas comprendre peut-être.
6. Vers le conte fantastique
Après sa première crise de folie, la devise essentielle de l’écrivain Nerval, c’est d’abandonner ses rêves inexplicables. Il voyage en Orient en 1842-1843, afin de chercher quelques matières de roman et de théâtre. Mais ces matières doivent surtout être réelles pour ne jamais lui rappeler sa folie. Donc, la voie la plus sûre est d’écrire des articles du journal, des récits de voyage ou des biographies. Quand le narrateur du Voyage en Orient a vu de loin Pathmos en Grèce, il rapporte ainsi d’un ton flegmatique :
Je ne puis assez m’étonner des teintes roses qui revêtent le soir et le matin les hautes roches et les montagnes. – C’était ainsi qu’hier j’avais vu Pathmos, l’île de saint Jean, inondée de ces doux rayons.
Voilà pourquoi, peut-être, l’Apocalypse a parfois des descriptions si attrayantes… Le jour et la nuit, l’apôtre rêvait de monstres, de destructions et de guerres ; - le soir et le matin, il annonçait sous les couleurs riantes les merveilles du règne futur du Christ et de la nouvelle Jérusalem, étincelante de clartés15.
Ce que le voyageur met en relief, c’est l’île de Pathmos inondée de « ces doux rayons », ou l’apôtre « sous les couleurs riantes ». Il est loin de trouver des images eschatologiques du monde. Mais il ne tente jamais de parler de ce qu’il aurait imaginé au-delà du paysage lumineux. Or, avant la composition d’Aurélia, sans aucun camouflage, il y avait un moyen de présenter aux lecteurs ses rêves fantastiques : écrire une fiction où il n’y a rien d’autobiographique ; ce que lui permettait le genre du conte folklorique ou de la légende, dans lequel le narrateur est anonyme et l’intrigue provient de la tradition orale. Une de ces œuvres est l’Histoire de la reine du matin et de Soliman prince des génies, conte fantastique inséré dans le Voyage en Orient publié en 1850. Le héros de ce conte, Adoniram, est l’architecte-fondeur de la mer d’airain. Juste avant l’achèvement, cette mer d’airain en vient à s’effondrer par la trahison de ses ouvriers ;
Une détonation retentit ; la fonte rejaillit dans les airs en gerbes éclatantes à vingt coudées de hauteur; on croit voir s’ouvrir le cratère d’un volcan furieux. […] La terreur est au comble, chacun fuit; la crainte du danger précipite dans le feu ceux que le feu pourchasse… les campagnes, illuminées, éblouissantes et empourprées, rappellent cette nuit terrible où Gomorrhe et Sodome flamboyaient allumées par les foudres de Jéhovah16.
Voilà le spectacle apocalyptique de la ville enveloppée de feu comme Sodome et Gomorrhe. En fait, c’est aussi l’ouverture du royaume du feu qu’habitent les caïnites. Dans ce conte, ils protègent le feu de la création féconde sous le souterrain tout en subissant les persécutions de Jéhovah, dieu qui rend la terre stérile. Adoniram, descendant des caïnites, est le double de Nerval. Dans l’imagination de celui-ci, les caïnites ne représentent pas seulement la race injustement opprimée par Dieu, mais aussi les génies capables de contrôler le feu à leur guise. Nerval semblait parcourir les traditions préadamites pour écrire le drame de la reine de Saba pendant les années 1830. Le « je » du sonnet « Antéros » qui retourne ses dards contre le Dieu vainqueur, puis le « je » du sonnet « À J-Y Colonna » qui réveille le volcan par son pied agile, sont la même lignée qu’Adoniram. Chez Nerval, le feu possède le double aspect de la création et de la destruction. Les visions primordiales du feu représentent donc aussi bien celles de la fin du monde que celles de la régénération du monde.
À cette puissance privilégiée du feu correspond la force féconde de l’eau dans le mythe personnel de Nerval. En décembre 1850, Nerval présente un conte folklorique dans la Variété du journal National ; ce conte sera plus tard intitulé la Reine des poissons dans Chansons et Légendes du Valois, inséré à la fin de Sylvie. La scène de ce conte représente le milieu des bois de Villers-Cotterêts dans la province du Valois. Une petite fille (la reine des poissons) et un petit garçon (le roi des forêts) sont les héros de ce conte. Ils s’aident pour protéger les forêts et les rivières de Villers-Cotterêts contre l’abattage terrible du bûcheron Tord-Chêne, qui se transfigurera finalement « comme un fils d’Odin ». La petite fille va se jeter aux pieds de la Marne, de l’Oise et de l’Aisne pour arrêter la destruction de Tord-Chêne.
Les trois grandes rivières prirent là-dessus de tels arrangements, que le sol où Tord-Chêne, avec ses terribles bûcherons, travaillait à la destruction des arbres, — sans, toutefois, avoir pu atteindre encore le jeune prince des forêts, — fut entièrement noyé par une immense inondation, qui ne se retira qu’après la destruction entière des agresseurs17.
Si l’on se souvient du mythe d’Isis, déesse égyptienne, on se rendra compte que le déluge ne joue pas seulement le rôle du destructeur impitoyable : il rend aussi la terre fertile comme celle du Nil. Il va sans dire que la destruction totale par le déluge préfigure la régénération du monde. Ce n’est qu’en dissipant les perturbateurs de l’harmonie cosmique que le monde réussira à échapper au danger de la stérilité et du déclin.
7. Du réel au fantasme
Le regard de Nerval journaliste, tout en examinant l’apparence du réel, se plonge d’ailleurs au plus profond de ce dernier. En voyageant, en se promenant, Nerval s’acharne à chercher les indices des catastrophes passées de la Terre. Car il imaginait qu’il y avait une histoire inconnue des humains avant la Genèse ; que dans cette autre histoire, il pourrait découvrir sa véritable origine. C’est pour cela qu’il s’intéresse beaucoup au naturaliste Georges Cuvier. Ses œuvres paléontologiques doivent avoir réveillé la curiosité ancienne de Nerval pour le monde primitif. On sait bien que Cuvier publia en 1821 une œuvre qui s’intitulait Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes, précédées d'un discours sur les révolutions du globe. Montmartre était un quartier rempli des souvenirs des investigations de Cuvier. Dans la clinique de Montmartre, Nerval passa quelques mois en 1841. Dans Les Nuits d’octobre, un ami, qui sera considéré comme un double de Nerval, raconte le souvenir de Montmartre ainsi :
Ce n’est pas qu’il songe à coucher dans les carrières de Montmartre, mais il aura de longues conversations avec les chaufourniers. Il demandera aux carriers des renseignements sur les animaux antédiluviens, s’enquérant des anciens carriers qui furent les compagnons de Cuvier dans ses recherches géologiques18.
Nerval fixait toujours son regard sur ce qu’il y avait au-delà des découvertes paléontologiques et archéologiques de Cuvier : le monde antédiluvien, le monde préadamite, non écrit dans la Genèse. Il paraît que le nom de Cuvier évoquait toujours à Nerval l’image du Déluge ; le narrateur de Promenades et Souvenirs rapporte que les maisons nouvelles de Montmartre, comme « la mer diluvienne19», commencent à recouvrir les retraites des monstres informes reconnus par Cuvier. Mais Nerval se plaignait que Cuvier n’avait pas pu retrouver les traces géologiques de l’homme préadamite ; de même qu’il lui a reproché de ne point avoir poussé son hypothèse jusqu’aux races humaines, en expliquant que « ses idées religieuses le lui défendaient d’ailleurs […]20 ». Il est sûr que la conception du monde de Cuvier ne dépassait pas celle de la religion chrétienne conservatrice, comme Lynn Barber le signale dans son livre The Heyday of Natural History :
The Book of Genesis, Cuvier explained, was only concerned with the last of these Creations, the one in which man appeared. God had not bothered to reveal the previous Creations to Moses, because they did not concern man. Like all the other Creations, this last one was followed by a catastrophe – Noah’s flood – but, unlike all the others, had not necessitated a fresh creation because God, acting through Noah, had saved most of the species then alive (Barber, 1980, p. 217).
Si Nerval poursuit sur les terrains réels les empreintes des catastrophes que le globe a connues autrefois, c’est pour constater l’existence des mondes inconnus ; leur ouverture ferait entrevoir sans doute le rêve euphorique pour Nerval : des retrouvailles avec sa mère morte ou ses ancêtres.
En 1844, Nerval assista à la réouverture du Diorama qui représentait le Déluge. Les tableaux mouvants présentés par le Diorama parlent à l’imagination de Nerval. Il imagine ainsi la ville de Paris envahie par un Déluge renouvelé :
La situation était grave, et nous voudrions bien voir ce que diraient les premiers-Paris de demain si ce phénomène se renouvelait pour nous et si, comme les paisibles habitants de la ville d’Énoch, nous passions peu à peu de la sensation d’une pluie modérée aux averses croissantes et aux cataractes pluviales dont M.Bouton nous a offert le tableau21.
Dans le passage suivant, Nerval rend compte que « la ville d’Énoch, ou de Hénoch, ce Paris antédiluvien a été bâti par Caïn ». Dans le chapitre III de L’Histoire de la reine du matin et de Soliman, prince des génies, on entend des rumeurs sur la ville d’Énoch : la ville impie a été submergée par les eaux du déluge. Mais au fil du déroulement de ce conte, on arrive à deviner que la lignée de Caïn bannie par Jéhovah protège en fait le feu, source de la création pour l’humanité. Avant Aurélia, Nerval décrit la révolte des caïnites comme celle des créateurs maltraités, selon une interprétation toute personnelle. En se référant à la bibliothèque orientale d’Herbelot ou à l’Histoire des Préadamites de Lapeyrère22, il aurait inventé la lignée préadamite, l’histoire des génies Éloïms, la généalogie fantastique des caïnites.
Revenons à la description du Déluge du Diorama. La manière de narrer les détails du Déluge est très rapide ; des tableaux se succèdent sans arrêt en se transformant ; c’est la caractéristique de l’imagination nervalienne comme nous avons vu lors de l’analyse du « Réveil en voiture » :
Peu à peu, l’horizon se couvre, les nuages s’assombrissent et se revêtent d’un reflet rouge, la mer luit dans le fond des derniers feux du soleil qui pâlit, les murs ruissellent, les places et les rues s’emplissent d’une eau qui bouillonne fouettée par l’orage, les enceintes inondées répandent l’eau du haut de leurs murs, comme des vases trop pleins, la population se réfugie sur les toits, sur les tours et sur les montagnes, enfin tout disparaît dans l’épaisseur des nuées et des sombres colonnes d’eau qui traversent à grand bruit23.
On s’étonnera de la description précise et ruisselante de Nerval en lisant en même temps l’article sur le Déluge du même Diorama, paru six jours après, dans l’Illustration du 21 septembre. L’article de l’Illustration emploie une expression remarquable : « les cataractes du ciel sont ouvertes »24 qui rappelle une phrase d’Aurélia annonçant le commencement du Déluge quand « la constellation d’Orion » ouvre dans le ciel « les cataractes des eaux »25. En tout cas, la mémoire du Diorama semble exercer une influence sur la vision du Déluge d’Aurélia.
8. La première partie d’Aurélia
Le narrateur d’Aurélia commence à parler d’une série de visions cosmogoniques à partir de la fin du chapitre VII de la première partie ; il manifeste son intention de ne pas s’arrêter aux traditions modernes de la création, et de remonter encore au-delà. Chez Nerval, la Genèse serait en effet une des traditions modernes. Dans le chapitre suivant, le monde de la Genèse n’est pas figuré, si l’on excepte l’allusion au Déluge ; Nerval prétend utiliser un « système d’histoire, emprunté aux traditions orientales » 26. Or, la description évolutive de la planète est pleine d’images bizarres. Le spectacle primitif de la surface terrestre, les plantes et les monstres difformes comme premières apparitions, semblent procéder de la réminiscence des œuvres de Cuvier, dans lesquelles le processus évolutif des animaux était illustré par des planches. Ensuite, on voit la déesse guider l’évolution rapide des humains, mais sans évocation détaillée. Ce qui joue le principal rôle dans les visions primordiales de la Terre, ce sont les Éloïms, génies ou esprits des traditions orientales. Ensuite éclate la lutte sanglante entre eux, et elle se répète longtemps. Le « je » héros apparaît métamorphosé en monstre, et il prend part lui-même aux combats des monstres. Il devient témoin de l’histoire hideuse pleine de combats, gémissant longtemps en captivité au centre de l’Afrique. Ce témoin, plongé au milieu des spectacles changeants, n’est pas capable de devenir le héros actif ; il reste toujours passif comme le spectateur du Diorama. On dirait un homme somnolent, qui ne parvient pas à agir de son propre gré. Le fréquent emploi du verbe « voir » qui connote l’acte passif prouve la caractéristique du « je » visionnaire du chapitre VIII : « je vois…, j’ai vu… », etc. Cependant, il ne faut pas penser que le « je » témoin soit dominé par les visions oniriques, non maîtrisées. Car il n’est pas captif de ses rêves ; il ne décrit pas toujours le tableau mouvant de ses visions tel qu’il se déroule. Il évite ingénieusement de nommer les personnages de la Genèse (Adam, Ève, etc.) et de raconter l’histoire des Caïnites. Il ose présenter l’ensemble de l’évolution génésiaque comme un des phénomènes dont il faut saisir le sens. Lire le sens, c’est aussi bien le rôle du lecteur que celui de l’écrivain. C’est ainsi que les visions du chapitre VIII sont rejetées devant les yeux du lecteur.
Tout à coup un grand fléau comme le Déluge assaillit le monde pour le rajeunir : « La constellation d’Orion ouvrit au ciel les cataractes des eaux »27. C’est le seul passage qui rappelle la Genèse dans ce chapitre. On parle du Déluge ainsi :
[…] et les mers, surmontant leurs rivages, refluèrent sur les plateaux de l’Afrique et de l’Asie ; l’inondation pénétra les sables, remplit les tombeaux et les pyramides, et, pendant quarante jours, une arche mystérieuse se promena sur les mers portant l’espoir d’une création nouvelle28.
Le « je » témoigne de ce qu’il voit au milieu de cette inondation :
Seulement, je vois encore debout, sur un pic baigné des eaux, une femme abandonnée par eux, qui crie les cheveux épars, se débattant contre la mort. Ses accents plaintifs dominaient le bruit des eaux… Fut-elle sauvée ? je l’ignore. Les dieux, ses frères, l’avaient condamnée; mais au-dessus de sa tête brillait l’Étoile du soir, qui versait sur son front des rayons enflammés29.
D’où vient l’image de cette femme abandonnée qui n’apparaît peut-être ni dans l’histoire du Déluge ni dans l’Apocalypse de saint Jean ? Le regard du témoin saisit de près la figure d’une femme, dont la présence est d’ailleurs très imposante. L’image de la femme qui « crie les cheveux épars » n’évoque-t-elle pas une femme dépeinte dans l’Apocalypse, celle qui « criait, étant en travail et dans les douleurs de l’enfantement » ? La situation tendue du tableau est analogue à celle du chapitre XII de l’Apocalypse, où la femme enveloppée par le soleil porte « une couronne de douze étoiles » sur sa tête. La femme abandonnée d’Aurélia a aussi « l’Étoile du soir » « au-dessus de sa tête ». Cette étoile comme symbole de l’Espoir se trouve aussi dans le Manuscrit d’Aurélia, où le narrateur avait représenté la Reine du Midi, telle qu’elle a été dépeinte dans l’Apocalypse de l’apôtre saint Jean. La Reine du Midi, « couronnée d’étoiles »30, semble représenter la figure syncrétique de la Déesse et de la Vierge Marie. En tout cas, l’image de la femme abandonnée connote la mort d’un monde et sa renaissance à la fois et l’évocation de la femme hurlante montre la tension des visions apocalyptiques avec la vision du déluge.
Dans l’article du Diorama de 1844, Nerval imagine la ville de Paris envahie par le déluge ; dans cette imagination, la ville d’Énoch bâtie par Caïn est « ce Paris antédiluvien ». En fait, avant de voir le Déluge du Diorama, Nerval tournait ses pensées vers ce Paris antédiluvien. En se promenant sur la colline de Montmartre, il devait penser aux animaux de Cuvier et au Paris antédiluvien. Ce Paris antédiluvien, et ensuite diluvien, sera dépeint dans la deuxième partie d’Aurélia. Monique Moretti indique de ce point de vue un strict parallélisme entre la première et la deuxième partie :
La « vision » […] dont le héros s’efforce d’interpréter les tableaux présente une série d’éléments caractéristiques qui en font une apocalypse parisienne : […]. Elle aura une « suite » deux mois plus tard dans le déluge des Tuileries […]. (Streiff Moretti, 1997, p. 210)
9. La deuxième partie d’Aurélia
La figure du « je » narrateur d’Aurélia se transforme en celle du héros actif dans la deuxième partie. Le « je » passif, qui était témoin de l’histoire fantastique de la Création, devient le héros actif parcourant le Paris diluvien. C’est alors que le monde de la Genèse se superpose à l’espace réel de Paris ; l’histoire de la Création double l’histoire individuelle ; ainsi, le héros va remarquer un phénomène à travers lequel il peut éclaircir le sens de ses rêves. En arrivant sur la place de Concorde, il assiste à un phénomène extraordinaire :
Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncé dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries31.
Le phénomène synchronique entre les bougies de l’église et les étoiles du firmament suggère une correspondance entre le changement céleste et les incidents terrestres ; les aspects exceptionnels du ciel pourraient représenter la providence de Dieu. Alors, à la place du « je » témoin passif, le « je » interprète apparaît ; il déchiffre le sens du changement du firmament en employant fréquemment les verbes de jugement : je crus…, je pensai…, je me dis…, etc. Ainsi il présente son interprétation eschatologique sur la vision céleste : « nous touchions à la fin du monde annoncé dans l’Apocalypse de saint Jean ». Il a le pressentiment du Déluge en regardant les galeries d’ostéologie où sont renfermés les ossements des animaux antédiluviens de Cuvier. Alors, il lance l’anneau qu’il a acheté à l’église Saint-Eustache :
Puis, je me dis : Mais c’est plus encore ! c’était le véritable déluge qui commence. L’eau s’élevait dans les rues voisines ; je descendis en courant la rue Saint-Victor, et, dans l’idée d’arrêter ce que je croyais l’inondation universelle, je jetai à l’endroit le plus profond l’anneau que j’avais acheté à Saint-Eustache. Vers le même moment l’orage s’apaisa, et un rayon de soleil commença à briller32.
Le lancement de l’anneau semble remplir un rôle essentiel dans l’évolution du déluge. L’acte personnel du héros a une puissance magique dans la catastrophe universelle. Avant d’arriver à la scène pluviale, le héros avait visité l’église Saint-Eustache. Dans la deuxième partie, on trouve plusieurs fois le héros qui fréquentait les églises de Paris, et qui tournait sa pensée vers le Dieu chrétien. Dans le chapitre IV, il se rappelle son enfance :
[…] je dus à une de ses tantes quelques instructions qui me firent comprendre les beautés et les grandeurs du christianisme33.
Sur le manuscrit, la phrase suivante est biffée :
Cependant par un concours de circonstances singulières mon acte de baptême ne fut pas retrouvé34.
D’après Jean-Nicolas Illouz, cette phrase biffée « souligne le désarroi de Nerval vis-à-vis de la religion catholique »35. Le mariage religieux de ses parents fut célébré dans l’église Saint-Eustache en 1807. Il est probable que l’idée obsessionnelle du baptême s’associe avec l’image du Déluge. Mircea Eliade explique cette relation religieuse entre le baptême et le déluge ainsi :
Le « vieil homme » meurt par immersion dans l’eau et donne naissance à un être nouveau régénéré. […] Le déluge figure aussi bien la descente aux profondeurs marines que le baptême. (Eliade, 1956, p. 112-113)
Avant de voir le spectacle de l’inondation, le héros pleure en pensant à sa mère dans l’église Saint-Eustache :
[…] je m’agenouillai pieusement à l’autel de la Vierge en pensant à ma mère. Les pleurs que je versai détendirent mon âme, et, en sortant de l’église, j’achetai un anneau d’argent. De là j’allai rendre visite à mon père, chez lequel je laissai un bouquet de marguerites, car il était absent36.
Le mot de « marguerites » renvoie à un des prénoms de sa mère : Marie-Antoinette-Marguerite. Dans ce passage, l’absence paternelle est significative de la prépondérance maternelle, comme celle de la Vierge. Comme si l’absence du père et l’inondation étaient indispensables à la régénération du héros. Il va de soi que le narrateur d’Aurélia ne parle pas d’une telle interprétation. Mais il est certain que la pensée de l’écrivain se rapproche de plus en plus de son foyer, de la part pleine de souvenirs les plus intimes. Dans la deuxième partie, la description des visions catastrophiques est plus compréhensible, parce qu’elle est remplie d’indices réels sur les quartiers et les rues de Paris.
10. Conclusion
Nous avons parcouru les caractéristiques apocalyptiques dans l’œuvre de Nerval. Elles procèdent avant tout de la qualité originale de l’imagination nervalienne, jamais de la folie. Certes, celle-ci a déclenché le jaillissement explosif des visions. Mais comme on l’a déjà remarqué dans les analyses du poème « Le Réveil en voiture », le déroulement rapide des images est propre à l’imagination du sujet nervalien, placé entre la réalité et le rêve. C’est en 1841, année de la première crise, qu’on assiste au jaillissement des visions fantastiques. Elles ont une beauté poétique éblouissante, tout en conservant un sens difficile à expliquer. La caractéristique des visions nervaliennes consiste avant tout dans leur beauté poétique, et ensuite dans le déroulement rapide du tableau mouvant ; les visions ne cessent d’étendre le cercle de leurs associations d’idées.
Depuis l’année 1841, Nerval cherchait désespérément à dissimuler son écriture marquée par la folie. Cependant, Nerval se décide à publier de nouveau sa poésie gardée secrète. Cette décision est peut-être due à la publication de son sonnet « El Desdichado » sur le Mousquetaire du 10 décembre 1854. Mais c’est plutôt pour exposer la belle cristallisation de sa poésie que pour critiquer la publication du sonnet par Dumas. Alors, il entame les sonnets non publiés en travaillant la cohérence des visions poétiques. Dans Aurélia, il pense de même mettre en ordre les visions apocalyptiques ; personne ne s’étonnera de leur singularité après la lecture d’« El Desdichado ». D’abord, il fait le choix du « je » qui témoigne de l’expérience visionnaire ; la technique narrative du témoin situé au cœur du drame a été déjà employée dans les sonnets de 1841. Sa voix est efficace pour attribuer une authenticité aux visions apocalyptiques. Dans la deuxième partie d’Aurélia, les visions catastrophiques se déploient sur le ciel de Paris ; le « je » héros, à son tour, s’efforce de déchiffrer leur sens en les confrontant avec ses expériences personnelles. Tout en s’inscrivant dans l’espace réel, il réfléchit toujours sur la question de son origine : d’où viens-je ? Alors, il pénètre dans la nébuleuse des visions apocalyptiques transmettant les présages à la fois de la naissance et de la mort. C’est exactement l’itinéraire retracé dans Aurélia.