Il faudrait d’ailleurs n’avoir jamais écrit soi-même pour croire qu’il peut exister un achèvement absolu.
Michel Butor, « La critique et l’invention », Répertoire III, Éditions de Minuit, 1968, p. 111
De toutes les frontières, nombreuses, qui encadrent la Geste des Loherains, celles des textes eux-mêmes sont peut-être les plus délicates à définir. Si nos chansons n’ont pas le monopole de la complexité en termes de mise en cycle1, elles continuent cependant de poser à leurs lecteurs et éditeurs des problèmes de clôture et d’indépendance des œuvres. Pour comprendre ces problèmes, il faut, selon nous, garder en tête trois aspects primordiaux de cette Geste, prise dans son intégralité. Un premier aspect est son succès à l’aune de ce que nous pouvons en juger par sa tradition manuscrite, la plus importante de la production épique médiévale : une cinquantaine de témoins actuellement2 et nous ne sommes pas sans croire en la découverte de nouveaux fragments. Cette tradition, qui s’étale du XIIe au XIVe siècles pour les seules versions en décasyllabes, n’est pas sans poser d’évidentes difficultés liées aux différents remaniements ; en l’absence du texte original, nous ne pouvons que conjecturer des frontières initiales de l’œuvre. La deuxième complication, liée à la première, est de taille. Bien que limitée en nombre de chansons (six textes si nous prenons en compte les trois conclusions concurrentes), la Geste des Loherains compte plus de 70 000 vers3, avec pour les deux chansons initiales (Garin et Girbert4) un ensemble comptant à lui seul 30 000 vers5. Rappelons, en guise de comparaison, que la Chanson de Roland ne compte que 4 002 vers et que les chansons des premiers cycles de Guillaume font en moyenne 3 500 vers6. Nos textes étaient-ils si longs à l’origine, ou sont-ils le fruit des possibles remaniements évoqués plus haut ? Il ne faut pas oublier que les copies dont nous disposons représentent finalement les tombeaux d’œuvres qui, vivantes, étaient en continuelle métamorphose. Enfin, dernier problème, consécutif ou antérieur aux deux autres, comment clore un récit qui proclame son propre inachèvement en guise de projet narratif ? Qu’on se rappelle en effet le premier vers de Girbert de Metz : « Granz est la guerre qui ja ne prendra fin » (Gerbert, 1952, v. 2 471). D’un point de vue narratologique, la Geste ne cesse de contrarier l’arrivée du dénouement, notamment en renouvelant le personnel en présence, selon un principe généalogique (au Lorrain Garin succède Girbert, au Bordelais Fromont, Fromondin, etc.), ou en mettant à mal les situations de « réconciliation » (on ne compte plus les trahisons des deux camps en paix).
Quelles sont donc les frontières actuellement connues de la Geste ? Nous ne pouvons ici que renvoyer à la synthèse de Jean-Charles Herbin (2005). S’appuyant sur plus de vingt années de recherches et l’édition de six textes de la Geste, l’auteur oppose d’un côté la Geste des Loherains proprement dite, ou « Grand Cycle des Lorrains » (composé du cycle primitif Garin / Girbert et de ses expansions Hervis / Yonnet) à ce qu’il appelle la Pseudo-Geste des Loherains (qui comprend Anseÿs de Gascogne et la Vengeance Fromondin). L’hypothèse, ancienne, de l’existence d’un cycle primitif Garin-Girbert, est ici affinée : la chanson de Garin semble ainsi pouvoir être remontée à un noyau très ancien et non lorrain, La Mort Begon, qui a pu être remanié et intégré dans l’œuvre qu’on connaît au XIe ou XIIe siècle7. Ajoutons que deux manuscrits au moins, I et N, comprennent une conclusion remaniée de ce texte pour ce qui concerne la mort de Garin8. La chanson de Girbert, qui n’est finalement rattachée à la Lorraine que par la généalogie de son héros éponyme, peut, elle aussi, être reliée à un fond ancien9. Girbert de Metz a donc « pu coexister avec Garin avant qu’un remanieur (Jean de Flagy ?) ne travaille à relier les deux poèmes » (Herbin, 2005) qui constituent le cycle primitif. Or, tous les copistes de la Geste ont uni ces deux chansons d’origines diverses, sans marquer clairement la frontière entre les textes. Cette absence de séparation a posé problème aux premiers éditeurs du cycle avec des divergences importantes de contenu entre les éditions Vallerie (1947) et Iker-Gittleman (1996-97) pour Garin.
Le flottement relatif de cette première frontière montre que la notion d’achèvement et de dénouement n’est pas évidente pour la Geste des Loherains. Cette complexité tient probablement au fait que ce découpage en deux textes ne fut pas le seul envisagé au Moyen Âge. Herbin (1992) est revenu sur cette délicate question en montrant qu’à l’origine un autre découpage de la Geste a pu exister. Un témoignage décisif en faveur de cette hypothèse se trouve chez Philippe de Vigneulles dans sa mise en prose du cycle primitif10. Si le remanieur messin parle d’une seule histoire « c’on dit a Mets le Lorrain Guerrin », la division en trois livres qu’il propose peut correspondre à un état antérieur du cycle : origine de la guerre entre les Bordelais et les Lorrains jusqu’à la destruction de Bordeaux et la paix qui s’ensuivit pour le Garin I11 ; mort de Bégon pour le Garin II12 ; mort de Garin, guerre renouvelée par Girbert et Gerin jusqu’à la mort de Fromondin pour le Garin III13. Cette division en trois livres ne rompt pas, on le voit, l’unité narrative de l’œuvre autour des « merveilleux fais d’armes du Lorrain Guerrin de Mets, du duc Baigue de Bellin, son frere, et de toute leur lignie » (Yonnet de Mez, 2011, p. 123, l. 5 à 6). Elle permet cependant d’imaginer une autre généalogie du cycle primitif, par adjonction progressive de noyaux narratifs disparates autour du conflit entre Lorrains et Bordelais. Cette hypothèse de construction de la Geste14 nous conduit à envisager des frontières internes invisibles qui correspondent aux différentes clôtures des épisodes constitutifs de l’œuvre.
Or, comment voir l’invisible ? À quel endroit supposer l’existence de telle ou telle frontière ? Ces questions sont d’autant plus complexes que, comme le notait Félix Lecoy (1956), le travail des remanieurs de la Geste a été « d’atténuer, sinon de faire disparaître, les disparates trop criardes qui pouvaient résulter de la mise en série de poèmes différents » (p. 417). C’est au croisement de la codicologie, de la stylistique et de la narratologie que nous essaierons de retrouver les traces anciennes d’un autre découpage de Girbert de Metz. À la codicologie nous emprunterons les éléments physiques qui attestent de l’existence de frontières plus ou moins nettes (changement de main, utilisation de grandes majuscules...). Ces marqueurs correspondent-ils à des épisodes distincts ? Il serait présomptueux de l’assurer ; la concordance entre ces marqueurs et des indices stylistiques et narratologiques doit cependant nous conduire à nous interroger. Par style, nous entendons, dans le cadre restreint de notre étude, des phénomènes clairement identifiables tels que l’utilisation des assonances, la longueur des laisses, le recours à des motifs rhétoriques précis, la présence des césures épiques… Pour ce qui est des indices narratologiques, nous nous appuyons sur les synthèses récentes de Raphaël Baroni (2004) – et notamment de sa lecture des travaux de Boris Tomachevski et d’Umberto Eco – sur les structures narratives. Il est ainsi possible – même si ce n’était pas l’intention première des critiques cités précédemment – d’analyser la chanson de geste en tant que « mise en intrigue de la fable » selon la logique du « conflit ». Récit d’une opposition – la guerre entre les Lorrains et les Bordelais pour Girbert – la chanson de geste va développer son intrigue jusqu’à la « disparition du conflit [ou] la création de nouveaux conflits. Habituellement, la fin de la fable est représentée par une situation où les conflits sont supprimés et les intérêts sont réconciliés » (Tomachevski, 1965, p. 273). La conclusion de la chanson de geste, dans cette optique, doit réduire la « tension narrative » en mettant un terme à l’attente du lecteur quant à la résolution du conflit : « La situation de conflit suscite un mouvement dramatique parce qu’une coexistence prolongée de deux principes opposés n’est pas possible et que l’un des deux devra l’emporter. Au contraire, la situation de “réconciliation” n’entraîne pas un nouveau mouvement, n’éveille pas l’attente du lecteur ; c’est pourquoi une telle situation apparaît dans le final et elle s’appelle dénouement » (p. 273-74). Lorsque le contexte narratif et des marqueurs codicologiques apparaissent, il y a certainement une « frontière » textuelle, transgressée par les remanieurs qui ont combiné des textes d’origines différentes. Lorsqu’un seul de ces critères apparaît, la question reste ouverte mais mérite d’être posée car il témoigne probablement des frontières flottantes d’une œuvre vivante, toujours en mouvement.
1. La question des origines
« C’est à l’heure du commencement qu’il faut tout particulièrement veiller à ce que les équilibres soient précis » (Herbert, 1965/1970). C’est faute de cet équilibre que les premières éditions modernes de Garin et Girbert ont proposé un découpage « aberrant » de la Geste (Herbin, 2005). Josephine Elvira Vallerie arrête en effet son Garin au vers 16 617 du manuscrit qu’elle a choisi15, tandis que Pauline Taylor prenait le relais pour son Gerbert à partir du vers suivant. Les éditrices américaines considèrent ainsi que la première partie de l’œuvre s’achève à la mort de Garin16. Ce choix peut se comprendre dans l’histoire, puisqu’avec la disparition de Begon et de Garin, c’est un personnel narratif renouvelé qui occupe désormais la scène (Girbert, Gerin, Hernaut...). Cependant, Lecoy (1956) et Jean-Pierre Martin (1992) ont tous deux montré17 qu’il fallait en réalité commencer la lecture de Girbert au vers 2 471 de l’édition Taylor, les premiers vers de cette édition étant à adjoindre au Garin. Comment expliquer ce déplacement de frontière ? Si nous reprenons les critères proposés en introduction, nous constatons tout d’abord que la mort de Garin ne vient pas conclure le récit, mais qu’au contraire il ouvre une nouvelle série de péripéties, avec la vendetta menée par Girbert pour venger la mort de son père. La réconciliation est-elle alors plutôt actée au vers 2 470 ? Si le travail de jointure des remanieurs ne nous permet pas d’entrevoir précisément la nature de la conclusion originelle du texte, on assiste tout du moins à une défaite importante du camp bordelais, qui entraîne le départ d’une partie des personnages :
Ne demora c’un seul mois et demi
Que Audegonz du siecle departi.
Herviz se rent ; moines fu a Clugni.
Doon, son frere, a sa terre guerpi,
Lui et Fouchier, dunt voz avez oï.
Li dus Gerbers a sa jent departiz.
Droit en Borgoigne s’en reva Auberis.
(Gerbert, 1952, v. 2 452-58)
Ce motif de démobilisation, qui correspond parfaitement à la logique d’une conclusion (défaite des Bordelais, fuite de ces derniers, installation des Lorrains à Gironville) se trouve cependant contredit par la fin de la laisse :
Li quenz Fromons mena puis Gerbert si, Girbert de Mez Lui et Hernaut et son frere Gerin,
Toz lors chastiax lor a arz et bruïz
Fors Geronville, qu’il orent bien garni.
Gerbers guerroie con chevaliers gentil
Dedenz Gascongne, par verté le voz di.
De la grant terre, dont Fromons fu saisi,
Li dus Gerbers le retriboula si
Ne l’en remest vaillisant .i. espi.
Il le requiert au soir et al matin.
Sovent li fait crier dolerex cri
Dont maintes dames remessent sanz mari.
(Gerbert, 1952, v. 2 459-70)
S’il s’agit bien de la conclusion du texte, alors on doit parler de fin ouverte, et la chanson qui commence n’a qu’à suivre les prémisses ainsi offertes ; ce que fait effectivement Girbert de Metz en racontant le siège pour Gironville. Que nous soyons bien à la frontière d’un nouveau texte est cependant bien attesté par les manuscrits, qui marquent ici au moyen d’une grande majuscule18 le passage à un nouvel épisode de la Geste. Lecoy fait également remarquer que les manuscrits dits « lorrains » (EMPX) ainsi que FOQ « présentent à ce point frontière un accident tout à fait remarquable » (Lecoy, 1956) : en effet, ces manuscrits interpolent à la suite de cette dernière laisse de Garin, trois courtes laisses qui se trouvent répétées un peu plus loin dans Girbert. Cet accident témoigne certainement d’un état antérieur de l’œuvre, dont nous disposerions ici d’une version au brouillon, signée, pourrait-on dire de la main de l’artiste, puisque c’est à cet endroit du texte, juste avant le premier vers de Girbert que se trouve la célèbre note « Ci faut li chans de Jehan de Flagi ». À ce faisceau d’indices codicologiques, Martin (1992) ajoutera qu’au moins un manuscrit, BnF fr. 1461, D, est en réalité composite et que la partie consacrée à Girbert commence bien au vers « Granz fu la guerre qui ja ne prendra fin » (Gerbert, 1952, v. 2 471). Quant au style, dernier critère discriminant retenu dans cette étude, c’est une fois encore Lecoy (1956) qui, le premier, remarquait que la technique des assonances divergeait fortement entre ce qui précédait et ce qui suivait le vers 2 471 de l’édition Taylor, notamment avec une chute du nombre de laisses assonancées en -i et l’apparition des laisses féminines19. Ces équilibres rétablis pour le début, et de longue date, nous pouvons maintenant nous interroger sur l’autre frontière de l’œuvre, à savoir sa conclusion.
2. La conclusion-continuation de Girbert de Metz
La ligne de démarcation finale de l’œuvre pourrait paraître, à première vue, plus facile à établir puisque, si l’on excepte les quelques manuscrits qui comportent une des trois continuations concurrentes20 (Vengeance Fromondin, Anseÿs de Gascogne, Yonnet de Metz), la Vulgate des Lorrains s’arrête, pour 15 manuscrits, à la mort du dernier grand Bordelais, Fromondin, fils de Fromont. Est-ce cependant la première conclusion de l’œuvre ? Martin (2017) a, le premier, remarqué que la fin de Girbert (à partir de la mort de Fromont, et donc pour les trois mille derniers vers du texte) « témoigne d’une utilisation des motifs plus banale et conformiste, et donne l’impression que, sur la base d’un scénario commun intégrant l’ensemble de la chanson, l’œuvre d’un maître a été achevée par un médiocre continuateur » (p. 322)21. Sur le plan de la narration, la rupture entre le reste de la chanson et cette « continuation » est assez franche : avec la mort de Fromont le Bordelais (le grand seigneur de la famille et plus grand opposant du récit), la réconciliation entre les deux lignées semble inéluctable, accompagnée de son lot de symboles (enfants nés de l’union de Bordelais et des Lorrains, soumission du fils de Fromont, Fromondin, au lorrain Girbert, don de terres, etc.). Il faudra ce qui s’apparente à un véritable coup de théâtre (la trahison de Girbert dans l’épisode du crâne de Fromont22) pour que la machine infernale de la vendetta se remette en marche. La transgression de cette frontière narrative, s’accompagne d’ailleurs d’un déplacement géographique notable, l’action se concluant dans le Sud de la France, et notamment en Septimanie, terre par ailleurs inconnue du reste de l’œuvre. Sur un plan stylistique, nous avons pu établir qu’en plus d’une utilisation différente des motifs rhétoriques, le poète à l’origine des trois mille derniers vers recourait à un système d’assonance qui n’est pas celui du début du texte. En effet, l’assonance en -i, si caractéristique de la Geste, est désormais en concurrence directe avec le timbre -é. De plus, lorsqu’on regarde la longueur des laisses, on s’aperçoit que les laisses longues se multiplient, tandis que les laisses très courtes disparaissent tout à fait. Mais ce qui nous convainc plus encore de l’existence de cette frontière interne à l’œuvre, ce sont les divergences de la tradition manuscrite pour ce passage23. En effet, au moins un manuscrit (F, BnF fr. 1582) arrête définitivement la chanson peu après la mort de Fromont avec un explicit dûment signalé : « Ci fenist la chançons / De Girbert le fil Garin / Et d’Ernaut et de Gerin » qui marque clairement la fin de l’œuvre. D’autres manuscrits sont plus ambigus. C’est le cas de C par exemple (BnF fr. 1443), qui conclut son folio 167c par la formule « Ici faut l’estoire des Loorens / Tresq’a la mort de Fromondin », suivie d’une colonne blanche. Si le récit reprend bien au folio suivant, c’est écrit par une autre main et avec la présence remarquable d’une miniature. Le manuscrit W (Bancroft Library UCB 140), quant à lui, possède une particularité significative, puisque le f°223 (qui correspond au même f°167 de C) s’achève par sept vers ajoutés dans la marge inférieure par une nouvelle main24, qui prendra en charge les trois mille derniers vers du récit, avec une grande initiale au f°224. La présence de ces marqueurs codicologiques dans trois témoins de familles différentes25 témoigne bien, selon nous, d’une frontière interne au texte, ou plutôt, de marches internes, tant les contours de ces limites sont mal définis. Où s’arrête précisément le premier texte de Girbert ? Où commence le travail du remanieur ? À la mort de Fromont, annoncée comme un élément clé du récit dès le début de Garin le Lorrain, quelques 20 000 vers auparavant ?26 Au premier mariage de Girbert, qui vient en quelque sorte couronner le parcours du personnage ? En l’absence de manuscrits plus anciens, ces questions restent pour l’heure en suspens. Il est possible que la fin du texte, telle que nous la connaissons, ait fait partie du projet initial du poète ; il est plus que probable, comme l’avait déjà remarqué Martin (2017), qu’il n’en est pas le rédacteur, tant le style diverge dans les trois mille derniers vers du texte27. Quant aux motivations qui ont pu commander à l’écriture de cette conclusion du texte, malgré la réconciliation entre les deux lignées, elles sont certainement à chercher dans la logique même de la « guerre qui ja ne prendra fin » ; du moins, tant qu’il restera des combattants… Nous voilà donc avec un début et deux fins possibles à l’œuvre ; cette hypothèse de composition par ajouts successifs de noyaux narratifs plus ou moins indépendants nous amène naturellement à interroger les autres épisodes de la chanson à la recherche d’autres potentielles frontières internes.
3. Gironville comme frontière
La plupart des lignes de démarcation de la Geste se trouvent, nous l’avons déjà signalé, après une trêve. Cependant, les réconciliations citées contiennent les germes des conflits à venir. En d’autres termes, le lecteur sait, avant même que la paix ne s’installe, que le dénouement n’est pas venu. Nous avons ainsi relevé sept trêves dans tout le cycle primitif, dont quatre dans Garin28 et trois dans Girbert29. L’une d’entre elles, en particulier, semble d’importance sur le plan de la narration après la bataille sur le chemin de Gironville, qui voit la mort de la plupart des grands Bordelais, tandis que Fromondin est fait prisonnier et que Fromont s’enfuit chez les Sarrasins (laisse 167). Fromondin demande alors grâce au roi Pépin, et offre de nombreuses réparations, dont la main de sa sœur Ludie au Lorrain Hernaut. Une paix de quatre ans commence alors, jusqu’à la fête tragique de Saint Seurin où le meurtre de Doon, père du Lorrain Mauvoisin, va relancer les hostilités entre les deux lignées30. Peut-on envisager une vraie démarcation interne à l’œuvre dans ce passage ? La mort de la plupart des antagonistes bordelais doit nous interroger. Il faut en effet rappeler que l’énumération pathétique du roi Pépin sur le champ de bataille de Gironville (dont le planctus regrette « Et dant Guilliaume, le conte de Monclin, / Huon de Troies et son frere Gaudin / Et dant Renier des Tors de Valentin /Et dant Tiebaut d’Aspremont, le flori, / Et dant Bernart, le conte de Naisil. » Gerbert, 1952, v. 7 394-9831) reprend, presque mot pour mot, celle du prologue de Girbert : « Dont puis fist guerre Fromont le posteïf, / Et a Aliaume et l’orguillox Garin / Et dant Garnier des Torz de Valentin, / De la Vaudone le chastelain Landri, / Huon de Troies et le preu Jocelin / Et dant Bernart, le conte de Naisil » (Gerbert, 1952, v. 2 483-88). On doit de plus remarquer la composition originale de la suite de cet épisode qui abandonne les Lorrains, blessés mais victorieux, pour raconter les aventures en terre sarrasine de Fromont après sa fuite, avant de revenir à la proclamation de la paix entre Girbert et Fromondin. Proclamation subite s’il en est, d’ailleurs, et quelque peu surprenante : il n’est plus question pour les Lorrains ou pour la reine de demander la mort de Fromondin comme ailleurs dans le texte (v. 7 793 et suivants)32. Le mariage du lorrain Hernaut et de la bordelaise Ludie, vient alors consacrer cette trêve, avant le départ des personnages : « Va s’en Pepins… » (v. 7 857). Cependant, comme ailleurs dans le texte, le ver est dans le fruit, puisque l’épisode de Fromont se termine par une courte prolepse annonçant le retour du personnage :
Jusqu’a la mer les enchaucierent si Girbert de Mez
Mal du paien qui en poïst fuïr
Dieus, quel eschec l’amirans i conquist
De muls, de mul[e]s, de chevax autresi !
Por ce revint Fromons en molt haut pris.
Puis remena l’esfort des Sarrasins
Parmi Geronde, la ou Hernaus asist.
Bien l’entendez, si con la chançons dist.
(Gerbert, 1952, v. 7 785-7 792)
De plus, une autre prolepse funeste vient conclure la laisse racontant le mariage d’Hernaut et Ludie :
Or cuide avoir la guerre traite a fin.
Oï l’ai dire, ce set on bien de fi,
Que de felon ne doit avoir merci
Nus gentilz hom ; ançois le doit honnir.
Fel fu li peres et pires fu li fiz ;
Et chacun arbres retrait a sa raïz ;
Sel conparront cil qui encor sunt vif
Et cil meïmes qu’encor sunt a venir.
(Gerbert, 1952, v. 7 849-7 856)
En elle-même, cette « réconciliation » n’a donc que peu de chance d’aboutir à une paix véritable qui viendrait achever l’œuvre. Il faut cependant garder à l’esprit, une fois encore, que nous ne disposons que d’une version remaniée du texte, corrigée pour correspondre à un plan plus grand que l’originel. Si nous regardons la suite de la chanson, on remarque tout d’abord que la relance des hostilités n’est pas tant le fait de la félonie habituelle des Bordelais qu’à un concours malheureux de circonstances (à savoir la mort accidentelle de Doon, tué par deux larrons, et la réaction démesurée des personnages des deux camps). Autrement dit, Fromondin n’avait aucune envie, a priori, de partir de nouveau en guerre contre les Lorrains et il faudra l’intervention d’un mauvais conseiller, personnage qui n’était encore jamais apparu dans le texte, pour le convaincre de profiter de l’accident et de se montrer le « digne » fils de son père.
Cette frontière narrative que semble constituer l’épisode de la fête de Saint Seurin est-elle appuyée par d’autres indices stylistiques ou codicologiques ? Sur la dizaine de manuscrits transcrits pour l’instant, seul le manuscrit, récent, Bruxelles 9 630, Q, indique au moyen d’une très grande initiale une borne formelle au vers 7 889 de l’édition Taylor, c’est-à-dire au début de l’épisode de Saint Seurin. Isolée, cette marque serait peu pertinente33, si l’on ne constatait pas dans l’ensemble de la tradition un changement de style assez marqué. Nous avons pour cette étude, et dans l’attente de l’établissement complet de la tradition, procédé à des relevés dans plusieurs manuscrits représentatifs, selon nous, de la Vulgate (à savoir D2FW pour la famille « excellente », E pour la famille « lorraine ») et dans le manuscrit isolé A34. Il s’avère qu’à partir de l’épisode de la fuite de Fromont chez les Sarrasins, qui précède la fête de Saint Seurin, jusqu’à la fin de l’œuvre35 des signes de divergences assez fortes apparaissent. Si l’on regarde à la longueur des laisses, on s’aperçoit en premier lieu de la multiplication des laisses longues, de plus de cent vers, qui sont relativement rares au début de la chanson. C’est également à partir de l’épisode de Fromont chez les Sarrasins que vont disparaître les laisses féminines si caractéristiques du début de l’œuvre, et qui le distinguaient de Garin. On compte ainsi, en moyenne sur les manuscrits étudiés, 25 % de laisses à l’assonance ou à la rime féminine, qui représentent 15 % des vers, avant le vers 7 495. Entre ce vers et la mort de Fromont36, on ne trouve plus que 9 % de laisses féminines qui ne représentent que 4 % des vers du passage37. On remarquera également, pour les assonances masculines, que le -i typique des Loherains va perdre de sa superbe dans toute la fin du texte38 puisque nous passons d’une moyenne de 35 % de vers pour la première partie à 28 % pour la seconde (avec, cependant, une relative stabilité du nombre des laisses assonancées en -i : 21 % et 20 % pour les deux parties). On remarquera, a contrario, une augmentation des laisses assonancées en -é et -ié : on passe ainsi de 10 % de vers assonancés en -é à 23 %, et de 5 % de vers en -ié à 21 %39. Il apparaît enfin, en ce qui concerne les césures épiques, que la moyenne des césures épiques est inférieure de manière constante à la fin du texte, alors qu’elle semble plus élevée de parfois 10 % dans la première partie40.
Peut-on imaginer une rédaction de Girbert de Metz en trois phases ? Une première partie irait de la reprise des hostilités avec le siège de Gironville jusqu’à la défaite des Bordelais devant cette même ville ; cette première partie aurait assurément une certaine unité dramatique malgré l’intermède de Cologne41. Une deuxième partie irait de la fuite de Fromont jusqu’à sa mort, avant la continuation, troisième et dernière partie, qui conduirait à la mort de Fromondin42. Séduisante, cette hypothèse se heurte à l’absence de témoin marquant clairement une rupture43. Reste un point que la transcription définitive de la tradition viendra éclaircir et que nous aimerions signaler ici : de la laisse 29 de l’édition Taylor à la laisse 166, nous avons remarqué l’isolement de la leçon de A par rapport à la tradition sur plus de 90 laisses (que ce soit par la longueur, le découpage ou l’assonance) alors que de la laisse 167 à 261, nous n’avons compté qu’une dizaine de laisses réellement isolées. De plus, les cent dernières laisses du texte semblent marquées par plus de divergences dans la tradition (notamment par leur longueur).
4. D’une frontière à l’autre, d’un épisode à l’autre
Si nos travaux sur Girbert de Metz ne font que commencer, des axes semblent se dégager, qui viennent remettre en question les frontières habituellement considérées pour un texte dont les contours sont flottants, complexes, et, pour les mêmes raisons, passionnants. Notre étude qui s’appuie sur une transcription encore incomplète de la tradition, nous permet d’envisager un texte beaucoup plus morcelé que ne le laisse penser l’imposante taille du récit. Encore n’avons-nous considéré ici que les possibles remaniements les plus importants du texte : d’autres frontières codicologiques, narratologiques et stylistiques posent question.
Ainsi, au vers 5 889 de l’édition Taylor, 8 manuscrits indiquent une grande majuscule qui peut surprendre de prime abord puisque la narration ne semble pas interrompue. La guerre entre les Lorrains et les Bordelais avait repris toute son intensité depuis la bataille à la cour de Laon, et le siège de Gironville que menait Fromont était depuis longtemps installé. L’arrivée de Girbert et des hommes du roi Pépin pour sauver Hernaut, pris dans Gironville, est cependant marquée par le motif de la reverdie (Gerbert, 1952, v. 5 889-91), qui avait disparu du texte depuis le prologue, et, donc, par une grande majuscule commune aux familles « ancienne » (C), « excellente » (D2W), « lorraine » (EOP) et « incertaine » (JL). Il est en fait possible de considérer deux épisodes : le siège de Gironville à proprement parler (des laisses 123 à 141) puis la bataille de Gironville (jusqu’à la laisse 161). Sur un plan narratologique, la distinction entre ces deux épisodes peut se comprendre ainsi : de la laisse 123 à la laisse 141, on assiste à la lutte de Fromont et Fromondin contre Hernaut réfugié dans Gironville, jusqu’à l’importante victoire tactique du Lorrain qui capture Fromondin et Ludie (les deux enfants de Fromont) ; à la laisse 142, on assiste à un renouvellement du personnel narratif avec le retour de Pépin et de Girbert, qui mène une bataille rangée contre les Bordelais devant Gironville, jusqu’à la défaite déjà évoquée de Fromont et la mort de la plupart des chefs de sa lignée. Si les deux épisodes semblent constituer un ensemble relativement homogène, leur différence n’est pas à sous-estimer, notamment avec le marqueur codicologique du vers 5 889. Peut-on parler de frontière interne ? L’étude stylistique penche en faveur de cette hypothèse, puisque nous avons pour le premier épisode, des laisses plutôt courtes (en moyenne, 35 vers), avec une présence forte des assonances féminines (avec près de 50 % des laisses et 40 % des vers du passage) ainsi qu’une quasi absence, exceptionnelle remarquons-le, de l’assonance en -i (1 seule laisse de 11 vers sur 665 vers), remplacée par l’assonance en -é (plus de 20 % des laisses et des vers du passage). Le second épisode, composé de laisses beaucoup plus longues (70 vers en moyenne), voit le retour de l’assonance reine en -i (plus de 50 % des vers !) et la raréfaction des laisses féminines (un peu plus de 10 %)44. Une frontière stylistique existe bien, suffisante du moins pour s’interroger, une fois de plus, sur la place de cet épisode dans la version primitive du texte.
Si les autres grandes majuscules que nous pouvons relever dans l’ensemble de la tradition nous semblent moins pertinentes (car cantonnées à des manuscrits uniques), d’autres frontières narratives et stylistiques sont à signaler pour le début de l’œuvre :
-
le premier siège de Gironville est ainsi marqué par une absence remarquable de laisses féminines, après un prologue qui comptait pourtant 60 % de laisses de ce type et avant l’épisode de Cologne qui en compte 23 %. De plus, on remarque une taille des laisses importantes (jusqu’à plus de 200 vers par laisse, situation exceptionnelle dans l’œuvre) ;
-
l’épisode de Cologne, qui constitue une pause dans la narration avec un éloignement des enjeux de la Geste, l’introduction de nouveaux personnages, est quant à lui remarquable par la taille relativement courte de ses laisses (une trentaine de vers) et surtout le nombre peu élevé de césures épiques (à peu près 20 % contre plus de 30 par exemple pour le siège de Gironville qui précédait).
Les 6 000 premiers vers de Girbert sont ainsi caractérisés par leur diversité, qui peuvent être l’œuvre d’un poète unique, comme ils peuvent être le fruit de remaniements successifs (avec des épisodes enchâssés). Les 4 000 vers de la deuxième partie (sans la conclusion donc), semblent former un ensemble plus homogène, avec la raréfaction de l’assonance en -i et des laisses féminines, ainsi que des césures épiques en moindre nombre. On peut cependant remarquer, à une plus petite échelle, quelques frontières internes :
-
les deux épisodes de Fromont chez les Sarrasins et d’Hernaut poursuivi à l’Église Saint-Martin semblent relativement autonomes, avec deux groupes de trois laisses, qui se chargent de narrations annexes au récit principal (on quitte l’enjeu narratologique premier dans les deux cas, avec des épisodes qui constituent des pauses dans l’histoire de la guerre entre les deux lignées). Ces deux groupes sont marqués par l’utilisation de laisses longues (plus de cent vers en moyenne) en majorité assonancées en -i et -é, sans assonance féminine :
-
lors de la seconde reddition de Fromondin, après la bataille de Cologne, on constate sur les deux cents vers de cette scène une baisse très sensible des césures épiques (un peu plus de 15 % des vers contre plus de 25 % pour le reste de l’épisode). On remarquera que cette reddition est en fait une reprise d’une scène déjà présente après la bataille de Gironville. La frontière stylistique est peut-être le signe d’une réécriture, même si cela demeure hypothétique pour l’heure ;
-
notons enfin pour le remaniement que les mêmes césures épiques présentent une variation assez importante dans les 500 derniers vers du texte (au moment de la seconde bataille de Narbonne), puisque les 2 500 premiers vers de la continuation ont une moyenne de 25 % de césures épiques contre plus de 30 % pour la fin. Ces chiffres demandent bien sûr à être confirmés sur l’ensemble de la tradition.
À la manière des frontières de notre texte, notre connaissance du découpage premier de l’œuvre reste donc floue. Mais si l’on se plaint souvent des méandres d’un récit décidément complexe, regrettant la disparition des témoins primitifs de nos chansons de geste, on se plait tout autant finalement dans cet exercice d’errance à la recherche des vestiges des frontières épiques.